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Les transformations contemporaines de la souveraineté
Jean L. Cohen
La souveraineté est désormais un « concept contesté dans son
essence » (Gallie, 1962). Le caractère supranational des « risques », des
problèmes écologiques au terrorisme, souligne combien l’Etat-nation moderne
peine apparemment à contrôler son propre territoire, ses frontières, et les dangers
que courent ses citoyens. Des décisions politiques et juridiques essentielles sont
prises hors du cadre des législatures nationales. Des organisations
supranationales variées, des « autorités mondiales privées » transnationales, des
réseaux transgouvernementaux sont impliqués dans la régulation et l’édiction de
lois, et évincent l’état pour formuler des lois contraignantes (hard law) ou
souples (soft law). Avec l’Union Européenne a surgi une nouvelle forme d’entité
politique régionale dont les juridictions empiètent sur celles de l’état territorial,
ont la suprématie, et prennent directement effet dans les états membres. La loi
semble se détacher de l’état territorial à plusieurs niveaux de gouvernance, ce qui
suggère que ce dernier a perdu la souveraineté aussi bien politique que juridique.
En outre, l’importance croissante de la législation sur les droits de l’homme et la
volonté de l’appuyer sur des sanctions fortes, y compris l’intervention militaire,
pour protéger les droits fondamentaux des citoyens contre leur propre état
(intervention humanitaire), suggère que l’autorité de l’état (et pas seulement son
contrôle) sur ses affaires intérieures est devenue problématique, et dépend de
jugements extérieurs fondés sur des principes internationaux. Enfin et surtout, la
renaissance du concept d’empire fait signe vers ce qui apparaît comme un projet
impérialiste qui invoque l’idée d’un droit mondial qu’aurait une superpuissance
pour assurer la paix mondiale et la sécurité contre des formes jugées
anachroniques du droit international et des institutions internationales
impuissantes. De ce point de vue également, le concept d’état souverain et le
principe de l’égalité de souveraineté reconnue aux différents états semblent être
devenus obsolètes.
Et pourtant, malgré ces défis nouveaux, la souveraineté demeure un
concept fréquemment invoqué aussi bien pour l’état que pour le peuple
(souveraineté populaire). Ce discours de la souveraineté a-t-il encore un sens
dans le contexte de la mondialisation ? L’état a-t-il perdu tout contrôle intérieur
réel et toute autorité légitime sur sa population ? Les juridictions nouvelles qui
viennent empiéter sur un territoire marquent-elles la fin de la souveraineté ? Estce qu’à la société des états (Bull, The Anarchical Society, 1977) se substitue une
« société mondiale » et un ordre juridique et politique international (Teubner,
« Global Bukowina : Legal Pluralism in World Society », 1997 ; Held,
Democracy and the Global Order, 1995 ; Archibugi et Held, Cosmopolitan
Democracy, 1995) ou un empire mondial (Hart and Negri, Empire, 2000) ? La
question que nous étudions est la suivante : le XXIe siècle est-il le témoin de la
fin du concept de souveraineté, ou bien les transformations et mutations actuelles
impliquent-elles au contraire le passage d’un régime de souveraineté à un autre ?
1. Contexte historique et conceptuel
Le discours moderne de la souveraineté est lié à deux évolutions : la
naissance de la monarchie absolue et la formation de l’état moderne. De ces deux
points de vue, affirmer la souveraineté revient à revendiquer l’autorité suprême et
le contrôle sur un territoire donné. Ce discours a trouvé sa signification moderne
avec la naissance du droit et de la puissance publics, c'est-à-dire avec le
gouvernement comme pratique autonome exercée à l’intérieur d’un territoire. Il
faut donc distinguer la souveraineté de la suzeraineté, qui désigne l’autorité et le
contrôle qu’exerce un seigneur féodal, un roi, ou un empereur au sommet de la
hiérarchie féodale, et qui en fait l’autorité suprême sur certains pouvoirs
particuliers, le suzerain des suzerains (de Jouvenel, De la Souveraineté, à la
recherche du bien politique, 1955). Partie prenante du projet absolutiste royal,
l’affirmation de plénitude des pouvoirs impliquait davantage que la volonté d’être
le premier parmi ses pairs, le sommet d’une hiérarchie personnelle de
commandement et d’obéissance. Ce qui faisait la nouveauté et la modernité de
cette revendication de souveraineté, c’était qu’elle affirmait également un pouvoir
direct sur les gouvernés. Cela impliquait la destruction de tous les pouvoirs
autonomes ou des autorités qui pouvaient gouverner indépendamment du roi ou
édicter leur propre loi. La souveraineté est devenu le mot pour désigner la
cohérence et l’unité de l’autorité qui gouverne une communauté politique sur un
territoire donné. La souveraineté intérieure du gouvernant se comprenait comme
une suprématie qui mêlait le vieux concept de juridiction personnelle avec la
revendication de juridiction territoriale. La souveraineté intérieure en vint à
signifier une autorité unifiée, complète, suprême, exclusive et directe dans les
limites d’un territoire sur tous ses habitants qui devenaient ainsi membres d’une
entité politique, c'est-à-dire sujets.
Cette conception de la souveraineté intérieure (suprématie) avait
nécessairement son pendant extérieur : elle impliquait une revendication
d’autonomie vis-à-vis des puissances extérieures. La souveraineté extérieure prit
alors la forme de l’indépendance à l’égard de toute puissance étrangère, d’une
imperméabilité du territoire à toute juridiction émanant d’une autorité extérieure.
La naissance de la souveraineté moderne s’est donc manifestée comme un double
processus : l’affirmation de l’autorité royale contre l’ordre médiéval (constitué de
puissances féodales locales et autonomes) et les revendications universalistes de
l’empereur et de l’Église sont allées de pair avec le processus de formation de
l’état. Ce dernier entraînait la consolidation du principe de territorialité, des
entités politiques autonomes limitées par des frontières, la naissance d’un
système d’états et enfin, ce qu’on allait baptiser la société internationale.
La souveraineté désigne donc une manière d’organiser le pouvoir politique,
et le droit public (juridiction et autorité). Outre ces aspects intérieur et extérieur,
les revendications de souveraineté permettent d’articuler le pouvoir et le droit. Il
est donc utile de distinguer les dimensions politique et juridique du concept. En
tant que concept politique, le discours sur la souveraineté était lié à l’affirmation
du pouvoir royal dans le contexte de la lutte pour le contrôle politique contre des
puissances intérieures et extérieures. Cependant, la déclaration de suprématie et
d’indépendance impliquait également des revendications qui tenaient à la
juridiction et à l’autorité légale (suprématie) d’un certain type de législateur et de
la loi elle-même, sur les droits et pouvoirs traditionnels et les sources ou
revendications légales extérieures. C’est dire que la souveraineté ne se réduit pas
à un pouvoir, contrôle ou force de facto, mais est également un concept juridique
qui implique la capacité à délivrer des ordres légitimes qui font autorité (loi). La
souveraineté est donc toujours une question de relation entre la loi et le pouvoir.
Comme nous le verrons, ces relations varient en fonction des régimes de
souveraineté.
2. La souveraineté moderne comme souveraineté absolue : la souveraineté
intérieure
A. Le modèle absolutiste
Les dimensions politique et juridique de la souveraineté, et ses aspects
intérieur et extérieur se mêlent sans difficulté apparente dans la conception
absolutiste de la souveraineté moderne. C’est tout à fait clair dans les œuvres des
deux théoriciens modernes de la souveraineté les plus importants : Jean Bodin
(1529-1597) et Thomas Hobbes (1588-1679). Même si De la République (1576)
de Bodin et le Léviathan (1651) de Hobbes ont été publiées à presque un siècle
d’écart, les deux œuvres ont été écrites dans le contexte de guerres de religion
dévastatrices et les deux auteurs cherchaient un argument en faveur de la
légitimité d’un unique lieu décisif d’autorité pour la prise de décision politique et
la formulation de la loi. Tous les deux trouvèrent cet argument dans une doctrine
systématique de la souveraineté dont l’idée phare était que les gouvernants et les
gouvernés devaient être regroupés en un seul corps politique unifié. Cette
doctrine de la souveraineté était avancée contre le concept de gouvernement mixte
et le modèle médiéval sous-jacent d’une société d’ordres. Pour résoudre le
problème du désordre civil, la souveraineté – tel était l’argument – devait être
incarnée dans un seul corps suprême de gouvernement, qui pouvait être soit un
seul (le roi), soit le petit nombre (l’aristocratie), soit l’assemblée du plus grand
nombre (le peuple). Mais Bodin comme Hobbes penchait nettement en faveur de
la souveraineté royale qu’il tenait pour la forme la plus achevée, parce qu’elle
signifiait qu’une seule personne pouvait exprimer à la fois l’unité de l’entité
politique et résoudre tous les désaccords en son sein.
Deux aspects de la théorie de la souveraineté de Bodin la distinguent des
conceptions antérieures et en font la modernité. Premièrement, au lieu de dresser
une liste des prérogatives du souverain et de lui opposer les prérogatives des
autres puissances autonomes, Bodin analyse le concept de souveraineté en luimême et recherche ses fonctions essentielles et ses caractéristiques.
Deuxièmement, Bodin modifie la signification juridique de la souveraineté en la
distinguant de l’idée médiévale d’une loi découverte et interprétée, d’une
souveraineté juridique qui serait affaire de juridiction et de résolution de litiges.
Au contraire, influencé en cela par la renaissance des conceptions romanistes de
la loi, il affirme que la loi est faite par des êtres humains, et fait de la souveraineté
juridique la législation d’une instance politique. En conséquence, exercer la
souveraineté ne consiste plus tant à rendre la justice qu’à faire la loi et la volonté
souveraine devient l’unique source de la loi dans le corps politique. Cela signifie
que l’ordre juridique tout entier, y compris les puissances subordonnées
détenues par d’autres personnes ou groupes « publics », dérive de la volonté du
souverain.
Les traits essentiels de la doctrine moderne de la souveraineté tirent leur
origine de ce monopole de la fonction législative : la souveraineté est absolue,
indivisible, compétente dans tous les domaines. Il est vrai que Bodin rappelle
que, même si le souverain est la seule source de la loi humaine, il reste lié par la
loi naturelle aussi bien que divine. Il pense aussi qu’il est sage que le souverain
respecte les droits de propriété et les droits coutumiers. Après tout, la société sur
laquelle s’exerce ce pouvoir souverain n’est pas, comme chez Hobbes, une
société civile d’individus mais cette société d’ordres désormais constituée en un
corps politique. Néanmoins, il n’y a pas de cours d’appel humaine supérieure à
ce commandement du souverain, qui puisse juger s’il viole effectivement ou non
la loi naturelle ou divine. Les lois édictées par le souverain ne dépendent pas de
la délibération ou du consentement d’assemblées constituées par des puissances
subordonnées. En ce sens, la souveraineté intérieure est absolue – legibus
solutus.
L’indivisibilité de la souveraineté trouve son origine dans la doctrine qui
fait de la volonté souveraine la source de la loi : dans le cadre de cette théorie de
la nature publique et unifiée du pouvoir législatif souverain, il est inconcevable
que la souveraineté puisse être divisée. Ce qui est en cause ici n’est pas tant
l’arbitraire d’un gouvernement personnel, que l’unité d’un corps politique en tant
qu’association légale, où la loi du souverain est désormais tout à la fois publique
et suprême. Ces clauses d’unité, indivisibilité et compétence absolue (le
souverain décide de tout ce dont il peut décider) assurent la cohérence et l’unité
de la loi publique et de l’état, et pas seulement la suprématie de la volonté du
souverain.
Thomas Hobbes souligne également que la souveraineté implique un
pouvoir unifié, absolu, perpétuel et public, même s’il le fait pour des raisons
légèrement différentes de celles de son prédécesseur. Le contrat qui crée et donne
autorité au souverain se noue, dans cette théorie, entre des individus d’égal statut
qui érigent un pouvoir commun au-dessus d’eux de sorte qu’un seul homme ou
une seule assemblée puisse réunir toutes les volontés en une seule (Hobbes,
Léviathan). La société à laquelle se rapporte cette théorie de la souveraineté est
une société individualisée de sujets. En outre, Hobbes développe une théorie de
la souveraineté et de la loi séculière de part en part, en se défaisant de l’autre
affirmation centrale de la théorie bodinienne : le souverain n’est plus restreint par
la loi naturelle, divine ou coutumière. La seule loi qui existe est la loi positive,
édictée par le souverain. Le caractère unitaire, absolu et indivisible de la
souveraineté est la conséquence du but que remplit cette institution : garantir la
paix et la sécurité. Cependant, tout en éliminant ce qu’il considérait comme la
cause de la guerre civile (le gouvernement mixte et une société d’ordres), et en
raison de sa conception sécularisée de la loi et de la politique, Hobbes rencontre
le problème de la contingence radicale de l’unité de la société et du corps
politique. La souveraineté unifiée est censée maintenir une société atomistique
constituée d’individus. Le souverain devient « le représentant souverain »,
l’incarnation de l’unité sociale, de l’identité même et de la cohérence du corps
politique. Hobbes affirme que c’est seulement par la représentation qu’une
multitude peut devenir une seule personne (publique). Le représentant souverain
ne symbolise pas uniquement l’unité, il l’incarne et la produit. Ce modèle de la
représentation comme incarnation est au cœur du modèle absolutiste de la
souveraineté. En conséquence, la souveraineté ne peut pas être divisée parce qu’il
ne peut pas y avoir plus d’un « représentant souverain » d’un même peuple sans
créer d’empire dans l’empire. L’existence d’une autre source de loi ou de
pouvoir autonome raviverait le spectre de la dislocation, de la fragmentation du
corps politique, et de la guerre civile.
Le modèle absolutiste dessine donc le concept de la souveraineté d’un état
unifié (un système public cohérent de loi et une communauté politique unifiée) en
se fondant sur l’idée que seule une instance de gouvernement unique peut et doit
incarner cette souveraineté et exercer ses prérogatives juridiques et politiques. Il
ne peut pas y avoir de gouvernement mixte au sens classique, mais il ne peut y
avoir non plus quelque séparation des pouvoirs que ce soit. Le gouvernement
politique centralisé doit contrôler toutes les fonctions principales du
gouvernement, incarner (re-présenter) l’unité du tout, et devenir la seule source
extra-juridique de la loi (the command theory of law).
B. Alternatives au modèle absolutiste
Au fil des siècles, la conception absolutiste de la souveraineté s’est vue
attaquée sur plusieurs fronts. Dès le XVIIe siècle, les théoriciens de la
constitution comme James Harrington et John Locke rejettent l’idée que l’unité
politique de l’état doit être intimement liée à la ou les personnes qui le dirigent.
Ils adoptent l’état moderne, tout en dissociant le pouvoir public, le droit public et
les formes absolutistes de gouvernement. Ce geste se fait à deux niveaux.
Premièrement, ils étudient l’idée d’un agencement des institutions en différentes
formes de corps législatif et exécutif (l’exécutif comprenant le judiciaire) au sein
d’un état souverain unifié. Conséquemment, les tâches et prérogatives du
gouvernement ne doivent pas nécessairement se trouver dans les mêmes mains :
elles peuvent être différentiées fonctionnellement et, ce qui a aussi son
importance, distinguées conceptuellement du siège de la souveraineté politique.
Deuxièmement, l’idée de loi constitutionnelle met à mal l’idée que le souverain,
qui est à la tête du gouvernement, est la source de la loi, mais n’est pas lui-même
soumis à la loi. La théorie de la constitution reconnaît la nécessité d’un seul
système juridique cohérent, qui articule et régule la séparation politique des
pouvoirs. Mais le constitutionnalisme implique l’idée d’une prééminence du droit
(rule of law) : aucune instance politique, pas même les membres de la législature
suprême « souveraine », ne peut être au-dessus de la loi. En un mot, il est
possible de décomposer la souveraineté politique, c'est-à-dire les fonctions
gouvernementales, tout en maîtrisant la souveraineté juridique. L’auteur de la loi
(le législateur) peut y être soumis.
Les révolutions démocratiques du XVIIIe siècle ont lié ces évolutions de la
relation du pouvoir et de la loi au sein de l’état avec un changement du détenteur
de la souveraineté. Rousseau avait d’ores et déjà transféré la souveraineté des
mains du roi dans celles du peuple, mais il fallut les grands événements et les
théoriciens de ces révolutions, en particulier Thomas Paine et Emmanuel de
Sieyès, pour lier l’idée de souveraineté populaire à une nouvelle conception du
gouvernement représentatif et constitutionnel. Paine et Sieyès ont tout deux
affirmé qu’une constitution n’est pas un acte du gouvernement, mais du peuple
qui se donne à lui-même un gouvernement. Ce qui implique un changement de
statut et d’assise de la souveraineté intérieure. L’attribution de la souveraineté au
peuple lui donne le rôle de pouvoir constituant : seule source politique de
légitimité constitutionnelle et législateur ultime. Cela signifie également que le
peuple n’est pas directement impliqué dans le pouvoir constitué ou dans les
fonctions courantes du gouvernement. Les pouvoirs constitués – législatif,
exécutif et juridique – doivent être exercés par des fonctionnaires qui sont les
représentants du peuple souverain. En conséquence, le pouvoir des représentants
politiques n’est pas personnel mais public, et les membres du gouvernement ne
peuvent ni être au-dessus de la loi, ni irresponsables devant le peuple souverain.
Le discours de la souveraineté populaire et son concept jumeau, le
gouvernement représentatif, impliquent donc une rupture radicale avec le modèle
absolutiste de la représentation comme « incarnation ». C'est-à-dire qu’aucune
instance du gouvernement ne peut prétendre être souveraine. En conséquence, la
représentation politique dans une démocratie constitutionnelle comprend un jeu
complexe de médiations entre la partie et le tout, la présence et l’absence : les
représentants doivent toujours prétendre représenter le peuple comme un tout,
mais ils doivent également représenter les intérêts particuliers des constituants
(Rosanvallon, Le Peuple introuvable, histoire de la représentation démocratique
en France, 1998). Le peuple souverain est absent du gouvernement et mais
pourtant présent puisqu’il est le référent dynamique de la représentation. C’est
dans ce contexte qu’il faut entendre l’institution moderne des élections. Sous un
gouvernement constitutionnel, les élections régulières donnent mandat aux
représentants, mais ces derniers, au moins en principe, ne peuvent jamais
« incarner » la souveraineté populaire parce que leur pouvoir et leur droit sont un
pouvoir délégué.
L’idée de pouvoir constituant semble cependant impliquer que le peuple
lui-même peut en quelque sorte incarner la souveraineté populaire à travers
certaines formes directes d’expression politique : convention, référendum,
plébiscite. C’est Carl Schmitt, le théoricien de la souveraineté le plus sulfureux
du XXe siècle, qui a montré jusqu’où cette idée peut conduire. Dans sa théorie
de la dictature souveraine, Schmitt relie le concept de pouvoir constituant du
peuple et les expressions démocratiques plébiscitaires de la volonté populaire, au
modèle de la représentation comme incarnation et au modèle absolutiste de la
souveraineté (Schmitt, Théologie politique, 1988 ; Théorie de la constitution,
1993 ; Légalité, légitimité, 1936). C'est-à-dire qu’un leader élu, comme un
Président (donc un pouvoir constitué) pourrait, s’il recueille l’assentiment
populaire, incarner et accomplir la volonté du pouvoir constituant et, en
endossant le rôle de dictateur souverain, abroger une « constitution morte » pour
en instituer une nouvelle. Encore une fois, l’unité du « représentant souverain »
est soulignée, cette fois dans le contexte d’« urgence », pour forger et protéger
l’unité (l’homogénéité) du corps politique contre ses ennemis intérieurs et
extérieurs (Schmitt, Légalité, légitimité). Cette théorie de la « dictature
souveraine » inspirée en partie par la théorie marxiste-léniniste de la dictature
révolutionnaire du prolétariat, a conduit des théoriciens de la démocratie comme
Hannah Arendt (Essai sur la révolution, 1985) à abandonner complètement les
concepts de souveraineté populaire et de pouvoir constituant, et à affirmer que la
démocratie constitutionnelle la plus stable et couronnée de succès, les États-Unis,
en avait fait l’économie dès le départ.
Les théoriciens de la démocratie de la fin du XXe siècle et du XXIe ont été
plus circonspects dans leur réponse au spectre de la dictature invoquant le
discours de la souveraineté populaire pour suspendre ou réécrire les constitutions
démocratico-libérales. L’important travail de Bruce Ackerman (Au nom du
peuple, 1998) sur le constitutionnalisme américain réfute la thèse d’Arendt en
montrant que les Américains se sont fortement appuyés sur le concept de
souveraineté, et l’idée de pouvoir constituant. Ils n’ont pas abandonné le
discours de la souveraineté populaire, mais l’idée que, dans des circonstances
ordinaires, elle puisse être incarnée par quelque pouvoir gouvernemental que ce
soit ou même par le peuple lui-même. Les expressions démocratiques directes de
la volonté populaire, par exemple par référendum, peuvent compléter, mais non
remplacer, la représentation politique. Le modèle de la représentation et de la
séparation constitutionnelle des pouvoirs que présente Ackerman est un modèle
« anti-incarnation » et semble retrouver l’idée habermassienne, développée
comme une alternative à Schmitt, de souveraineté populaire procédurale
(Habermas, Droit et Démocratie, 1997). On peut exprimer la même idée en
disant que le modèle de la relation entre le peuple et ses représentants comme
« incarnation » se voit remplacé par un modèle relationnel dans les démocraties
constitutionnelles où la souveraineté circule mais ne peut pas être fixée dans un
corps unique.
Néanmoins, la théorie du dualisme constitutionnel proposée par Ackerman
ne rompt pas entièrement avec l’idée schmittienne que le peuple lui-même peut
apparaître directement sur la scène politique dans des cas extraordinaires :
lorsque de profonds changements constitutionnels (des amendements irréguliers)
ou l’élaboration d’une nouvelle constitution sont en jeu. Le souverain assoupi
éveille dans ces moments cruciaux, sous la forme de processus répétés de
délibération et de discussion, un mouvement social et une participation accrue
pour les élections essentielles, pour faire connaître sa volonté et approuver le
représentant politique qui l’exprime le plus adéquatement dans ces moments
extraordinaires de transformation constitutionnelle.
L’idée que le peuple sous la forme du pouvoir constituant puisse
effectivement incarner et exprimer directement la souveraineté populaire en ce
sens, qu’il soit antérieur à et au-dessus de la loi, a été contestée par la théorie et la
pratique récentes de l’élaboration constitutionnelle dans de nombreux pays. La
théorie « post-souveraine » de la formation de constitution proposée par Andrew
Arato (Civil Society, Constitution and Legitimacy, 2002) dédramatise le pouvoir
constituant et le moment « révolutionnaire » entre les constitutions. Il fait
l’économie du mythe qui veut qu’une convention constitutionnelle implique
directement la souveraineté populaire dans le processus extraordinaire
d’établissement de la loi. En abandonnant le dernier refuge du modèle de
l’incarnation, cette analyse applique un modèle relationnel de la souveraineté à
l’idée du pouvoir constituant. Des exemples couronnés de succès
d’établissement de constitution au cours des vingt dernières années montrent
qu’il s’agit souvent d’un processus en deux étapes. La première étape comprend
idéalement des représentants de tous les principaux groupes sociaux dans les
négociations, compromis et délibérations qui visent à produire une constitution
temporaire ou intérimaire. Le second moment implique l’esquisse d’une
constitution « définitive » qui tire profit de l’important travail d’élaboration
qu’ont mené les représentants du pouvoir « constituant » de la première phase.
La participation du « peuple » par la ratification est évidemment un moment
important du processus. Mais il faut bien voir que même à ce niveau, on ne peut
pas échapper au cercle de la représentation et ce qui importe est une relation
dynamique et compréhensive entre les représentants et les représentés. Au lieu
d’édifier mythiquement le peuple souverain en corps constituant extérieur à la loi,
et qui crée la loi, cette approche souligne les principes qui sont nécessaires pour
légitimer un processus effectif de rédaction de constitution. Il plaide aussi en
faveur de l’importance de la « fiction » de la continuité juridique au sein d’un
contexte de discontinuité entre les ordres constitutionnels. Même dans ce
contexte, le pouvoir constituant peut et doit être conçu comme « toujours soumis
à la loi ». Une telle visée de la part des acteurs principaux doit aider à prévenir la
violence dans des contextes de transition ou des épisodes révolutionnaires.
Même si la théorie de ce processus est présentée comme une façon « postsouveraine » de faire les constitutions, le discours de la souveraineté populaire
demeure vivant et séduisant, même s’il prend une nouvelle forme. La
souveraineté populaire demeure une idée régulatrice, un principe de légitimité, et,
dans le modèle relationnel, une importante source de dynamisme au cours de
l’établissement de la constitution et pendant la politique ordinaire. Elle demeure
une référence indispensable pour tenter d’établir des mécanismes qui assurent le
zèle et la responsabilité des représentants, et de construire une démocratie
constitutionnelle plus complète et démocratique, non seulement pendant les
périodes extraordinaires d’établissement de la constitution, de changement
constitutionnel, mais aussi pendant les périodes de gestion politique courante.
3. La souveraineté moderne : la souveraineté extérieure
Le développement, la transformation et les critiques de l’idée de
souveraineté extérieure suivent un cheminement parallèle à l’émergence et la
contestation du modèle absolutiste de la souveraineté intérieure. Il faut rappeler
que la revendication de souveraineté extérieure était dirigée contre les puissances
qui se situaient hors du territoire où se formait l’état. Cette revendication s’est
trouvée liée avec une conception particulière de la relation entre loi et pouvoir
entre les états souverains qu’on connaît sous le nom de modèle classique ou
westphalien.
L’histoire du système international des états souverains commence en
Europe. Le Traité de Westphalie, en 1648, est souvent pris comme son point
d’origine, même si les spécialistes débattent de la question, parce que le
processus de formation des états se déroule sur le long terme. Néanmoins, la
paix de Westphalie qui mettait fin à la guerre de Trente ans est devenue le signe
de l’émergence du système d’états souverains en Europe pour deux raisons.
Premièrement, même si le principe cujus regio, eius religio, qui permettait aux
princes allemands d’établir leur propre confession sur leur territoire avait été
défini à la Paix d’Augsburg, presque cent ans auparavant (1555), cette paix était
instable. Le traité de Westphalie a permis d’établir effectivement l’autorité
religieuse des princes dans leur territoire, et mis fin aux efforts des souverains
pour intervenir dans le domaine les uns des autres et affecter la confession
religieuse. Deuxièmement, le traité de Westphalie marque la fin de l’autorité du
Saint Empire romain germanique sur les états européens quant à la politique
étrangère, à la diplomatie et à la capacité à passer des traités. Ces derniers
devinrent la seule forme d’autorité constitutionnelle à travers l’Europe, sans être
plus longtemps concurrencés par le pouvoir temporel de l’Église, ou le pouvoir
impérial.
Comment la souveraineté extérieure a-t-elle été conçue au sein du système
d’états souverains qui se développa sur ce fondement ?
A. Le modèle westphalien classique
La souveraineté extérieure de l’état impliquait une indépendance politique
et la protection juridique du corps politique vis-à-vis des pouvoirs étrangers.
Tout comme la souveraineté intérieure, elle a également été conçue au départ en
termes de volonté et de droit unifiés, sujette à nul autre volonté ou législateur
plus haut placé. Cette volonté était attribuée à l’état comme tel, et personnifiée par
son souverain. L’indépendance politique signifiait qu’un pouvoir souverain
n’obéit pas à une autorité supérieure et que ses affaires intérieures sont hors de
portée des autres pouvoirs souverains. Le pouvoir souverain ne peut pas être
exercé à l’intérieur des frontières d’un état étranger. Les structures d’autorité
intérieures excluent tout acteur étranger. C’est ce qu’on a appelé le principe
politique de non-intervention. L’imperméabilité exprimait l’idée légale de
juridiction intérieure : aucune autorité juridique extérieure ne peut avoir de
revendication juridique sur un état souverain. La souveraineté extérieure signifiait
ainsi une juridiction complète et exclusive de l’état sur son territoire et sa
population. Dès lors, la souveraineté extérieure était affaire de pouvoir (contrôle
interne nécessaire à l’indépendance) et de droit (autonomie juridictionnelle).
Les deux dimensions essentielles de la souveraineté extérieure impliquent
l’existence d’une pluralité d’états souverains, et d’une société internationale qui
reconnaît ces principes et les attribue de façon cohérente aux entités politiques.
C’est vrai également d’une troisième idée constitutive de la souveraineté
extérieure, l’égalité des états souverains quant à leur statut légal et leurs droits
fondamentaux. Une souveraineté égale n’était pas seulement une condition
essentielle de coexistence au sein du système des états ; c’était un principe qui
rendait possible la pratique d’une reconnaissance mutuelle et d’une régulation
des interactions au sein des états souverains. En conséquence, une société
internationale d’états conscients de certains intérêts communs (et peut-être de
valeurs communes), liés par un ensemble commun de principes qui régissent
leurs interrelations comme le respect pour l’indépendance de chacun et
l’observation des accords, et la coopération au sein des institutions communes
comme la machine diplomatique, les technique d’équilibre des pouvoirs et
certaines procédures légales, devint le cadre dans lequel une reconnaissance de
l’égale souveraineté extérieure (indépendance et imperméabilité) peut fonctionner
comme un principe de coordination des relations et du droit internationaux
(Hedley Bull, The Anarchical Society, 1977).
Dans le modèle westphalien, la souveraineté extérieure était assignée
exclusivement aux états sur le fondement d’un principe d’efficacité (un contrôle
interne réel des puissances intérieures). Parmi les prérogatives politiques de la
souveraineté westphalienne se trouvaient le droit de faire des traités qui soient
respectés, et le non moins important droit de faire la guerre. Les états souverains,
et eux seuls, avaient ce droit de faire la guerre, désormais compris davantage
comme un conflit politique que comme une croisade morale. La question de la
justesse de la cause de la guerre (théorie de la guerre juste) était bannie du droit
international comme ne pouvant être tranchée par une société internationale qui
ne possède pas d’instance centralisée susceptible de rendre un jugement
impartial. Il semblait donc que le droit de faire la guerre, le droit de décider si ses
droits et intérêts nationaux avaient été violés ou menacés, et le droit de désigner
l’ennemi étaient inhérents au concept même de souveraineté. Néanmoins, cette
conception de la souveraineté n’excluait pas des pratiques diplomatiques telles
que les conférences internationales entre puissances souveraines pour tenter
d’éviter la guerre ou d’atténuer ses conséquences fâcheuses. En outre, des règles
limitant la conduite en temps de guerre (jus in bellum) étaient formulées et
appliquées aux belligérants. Elles incluaient le concept de neutralité, nouvel outil
pour limiter l’expansion géographique de la guerre, qui requiert l’impartialité à
l’égard des deux adversaires.
Dans le modèle westphalien de la souveraineté, les seuls sujets et sources
de droit international sont les états, et les états sont liés par ces règles auxquelles
ils ont consenti soit par des traités, soit par une longue pratique (coutume). Les
individus ne pouvaient pas avoir le statut de sujets devant le droit international.
Ce qui implique un autre sens de l’imperméabilité de l’état souverain : celui-ci se
voyait protégé contre des interventions politiques et juridiques non seulement
d’autres états, mais aussi du droit international. Le droit international ne pouvait
avoir aucun effet direct sur les individus ou sur l’ordre juridique intérieur, à
moins d’être intégré par l’état lui-même (principe de consentement) dans son
propre système juridique par les autorités et procédures adéquates.
Conséquemment, le droit international était un corpus de normes destiné
exclusivement à régler les relations entre états souverains (Fassbinder,
« Sovereignty and Constitutionalism in National Law », 2003).
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le système d’états souverains, la société
internationale dans laquelle il s’inscrivait, et le droit international qu’il exprimait
étaient exclusivement européens. La conception de la souveraineté sur laquelle il
s’appuyait était en partie un arrangement juridique, « Jus Publicum
Europaeum », qui n’attribuait la souveraineté « westphalienne » et une
reconnaissance égale qu’aux seuls états européens, en donnant à ceux-ci le droit
d’acquérir des colonies, et de déclarer la guerre pour n’importe quel motif
(Schmitt, Le Nomos de la terre, 2001). Les principes de non-intervention et de
juridiction intérieure, le droit de la guerre et l’obligation de respecter les traités ne
s’appliquaient qu’aux états membres européens, et non pas à leurs relations avec
le reste du monde – dans ce dernier cas, aucune norme de non-intervention ne
s’appliquait pour des entités politiques non européennes auxquelles n’était pas
reconnue l’égalité de souveraineté.
Ce n’est pas avant la seconde moitié du XIXe siècle, cependant, que la
souveraineté est apparue comme une revendication de pouvoir entièrement
dégagée de toute contrainte juridique en Europe aussi bien qu’hors d’Europe.
Dès que les idées de souveraineté, d’état nation et d’impérialisme eurent été
rapprochées, une féroce compétition entre les états souverains vint saper les
mécanismes de coopération rudimentaires et le concert des nations au sein de la
société internationale européenne. La souveraineté de l’état devint synonyme de
politique de puissance. Parallèlement, les grandes puissances non européennes –
Turquie, Japon, Etats-Unis – étaient reçues au sein de la société internationale, et
on leur reconnaissait la souveraineté. Ces deux évolutions marquèrent le début de
la fin de la société internationale européenne et du jus publicum europeanum.
Leur conjugaison eut pour résultat que la souveraineté dans les affaires
internationales tout comme le « modèle westphalien de la souveraineté » se sont
depuis lors confondus avec une politique de puissance arbitraire et avide.
B. Alternatives au modèle westphalien
Trois évolutions au cours des XXe et XXIe siècles ont fait de la
souveraineté un concept contesté. Discrédité pour sa contribution aux
comportements qui ont conduit à deux guerres mondiales, le « modèle
westphalien » est entré en crise dès les années vingt et a finalement cédé la place
au système issu de la Charte des Nations Unies en 1945. En dépit de ses
ambiguïtés, l’organisation supranationale établie par cette Charte aspire à faire
passer les relations internationales de la concurrence à la coopération et à ranimer
le droit international. Le développement du système international des droits de
l’homme appuyé par des procédures judiciaires et des institutions vigoureuses
(des tribunaux ad hoc, la Cour Pénale Internationale) et une coercition militaire –
intervention humanitaire – depuis les années quatre-vingt-dix, tout comme la
naissance d’une société civile mondiale et des réseaux de gouvernance
transnationale, constituent un deuxième défi adressé au modèle westphalien de la
souveraineté nationale. Enfin, la naissance d’une nouvelle forme d’entité
supranationale, l’Union Européenne, a conduit à d’importants débats sur la
pertinence de la souveraineté aussi bien intérieure qu’extérieure dans un monde
de gouvernance mondiale et étagée en plusieurs niveaux. La question est
désormais de savoir si ces évolutions rendent le concept de souveraineté obsolète
ou si nous assistons au passage d’une forme de souveraineté donnée à une autre.
La souveraineté est-elle toujours un élément constitutif du système international,
ou les changements liés à la mondialisation ont-ils remplacé l’international par
une société mondiale cosmopolitique, qui rend le discours de la souveraineté
anachronique ?
1. Le système issu de la Charte des Nations Unies
Le système issu de la Charte des Nations Unies en 1945 présente à cet
égard un modèle ambigu de gouvernance internationale. D’un côté, la Charte
abolit ce qu’on considérait comme les prérogatives essentielles des états
souverains et les remplace par les principes de sécurité collective, de coopération
internationale et par un nouveau modèle de droit international. Les états
souverains ont perdu leur droit de faire la guerre et la guerre d’agression est
devenue illégale. La Charte autorise un corps politique collectif, le Conseil de
Sécurité, à décider s’il y a menace à la paix ou agression, et quelles mesures il
convient de prendre pour restaurer la paix et la sécurité. En un mot, la sécurité
collective vient remplacer l’autoassistance des états souverains en banissant plus
fortement l’agression. La Cour Internationale de Justice établie par la Charte
interprète et applique le droit international. En outre, la nouvelle organisation
internationale établie par la Charte a acquis un droit à l’autorité législative, en
devenant elle-même une source d’obligations et de droit international fondé sur le
principe de consensus. La formation de la loi par consensus passe outre à la
volonté contraire d’une minorité d’états, et les contraint malgré leur opposition.
Enfin, les états souverains acceptent d’être tenus par les principes des droits de
l’homme, exprimés par la Charte des Nations Unies et les Déclarations et
Conventions qui lui sont attachées, renonçant de ce fait à l’imperméabilité vis-àvis du droit international dans ce domaine, et en affaiblissant potentiellement la
juridiction intérieure dans certains domaines.
D’un autre côté, et sous les auspices des Nations Unies, l’expansion
mondiale des états souverains comme forme du pouvoir politique public non
seulement en Europe, mais dans le monde entier, est devenu un fait établi.
L’impérialisme et l’empire sont discrédités, et à la fin des années soixante, le
colonialisme a été démantelé et considéré comme une violation du nouveau
principe d’autodétermination. Même si ce dernier mettait à mal la
« souveraineté » des empires, il le faisait au nom de la souveraineté des états
nations. En effet le principe d’égalité de souveraineté des états membres
(désormais, tous les états) est au cœur du système issu de la Charte es Nations
Unies. Les principes connexes de non-intervention et de juridiction intérieure
s’appliquent à présent à tous les états. De plus, la Charte établit explicitement que
rien en elle n’autorise les Nations Unies à intervenir dans des domaines qui
relèvent essentiellement de la juridiction intérieure de chaque état. Les restrictions
qui prohibent la menace ou l’usage de la force contre l’intégrité territoriale ou
l’indépendance politique de quelque état que ce soit protègent la souveraineté
nationale plutôt qu’elles ne l’abolissent.
Ces dispositions apparemment contradictoires ont ouvert un débat sur le
statut et la signification de la souveraineté au sein du système issu de la Charte
des Nations Unies. Pour certains, la Charte est menacée par l’interaction
destructrice entre le modèle westphalien de l’ordre international qui attribue
toujours la souveraineté aux états membres, et un modèle international qui
ébranle profondément le concept même de souveraineté nationale en faveur d’une
société mondiale coopérative soumise à une constitution mondiale (Falk, « The
Interplay of Westphalia and Charter Conception of International Order », 1969).
Pour d’autres, la Charte représente le « moment constitutionnel » d’un ordre
international nouveau et cohérent qui remplace entièrement le modèle westphalien
de souveraineté égale (equal sovereignty) par un concept juridique nouveau et
tout à fait différent : « égalité de souveraineté » (sovereign equality). Ce dernier
fait dépendre la souveraineté de l’appartenance à une communauté juridique
internationale. En renversant la conception westphalienne, elle fait également
dépendre les différentes prérogatives de la souveraineté (indépendance,
juridiction intérieure) des règles exprimées par la communauté légale
internationale et non du concept de souveraineté lui-même (Fassbinder,
« Sovereignty and Constitutionalism in International Law », 2003). Une
troisième position consiste à soutenir que le système issu de la Charte des
Nations Unies établit un ordre mondial duel, dans lequel la souveraineté
nationale telle qu’on vient de la décrire est un principe constitutif de la société
internationale. Cet aspect entre en tension avec le principe cosmopolitique des
droits de l’homme exprimé par la Charte des Nations Unies et les
développements ultérieurs de la législation relative aux droits de l’homme qui
placent l’individu aux côtés de l’état comme sujet du droit international (Cohen,
« Whose Sovereignty : Empire vs International Law », 2004). Mais au lieu de
voir cette tension entre la souveraineté de l’état et les droits de l’homme comme
le signe d’un malaise, cette approche la considère comme féconde. Le régime
dualiste de la souveraineté exige effectivement de choisir entre la société civile
internationale sur le modèle westphalien et un ordre cosmopolitique complet qui
abandonne l’égalité de souveraineté. Au contraire, le nouveau régime de la
souveraineté édifie une société internationale cosmopolitique dans laquelle des
ajustements réguliers entre ses différentes composantes devront être faits
(notamment entre les droits et la revendication de souveraineté). Il plaide en
faveur de réformes juridiques fondées sur un dualisme qui protègerait à la fois la
souveraineté et les droits de l’homme tout en atténuant la tension qu’il y a entre
eux.
2. Droits de l’homme, intervention humanitaire et gouvernance mondiale
Pour nombre de théoriciens des droits de l’homme, cependant, les droits de
l’homme entrent en conflit profond et irréductible avec la souveraineté (selon les
termes de Henkin). Selon eux, la souveraineté, sous quelque forme que ce soit,
implique l’imperméabilité de l’état à l’égard d’une intervention extérieure morale,
juridique ou politique. Le discours des droits de l’homme de l’après-guerre a
ouvert la boîte noire de l’état, en déclarant que des principes moraux universels
peuvent réduire le champ d’action de l’état sur ses propres citoyens et que la loi
internationale doit établir des limites appropriées. Et cela exige que le discours de
la souveraineté soit purement et simplement abandonné.
Même si l’idée des droits de l’homme remonte au XVIIIe siècle, c’est
l’Holocauste qui l’a mise au centre de la politique internationale. En 1948, une
grande majorité d’états se sont engagés à respecter quelques trente droits
individuels en signant la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Même
si cette déclaration n’est pas contraignante juridiquement, on estime qu’elle est
une importante expression de l’« opinion publique mondiale ». La convention de
1948 sur les génocides engage ses signataires à réprimer et punir le crime de
génocide. La convention européenne de 1950 de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales institue des mécanismes d’arbitrage et
apparaît comme l’une des conventions en faveur des droits de l’homme les plus
solides. Dans les années soixante, le pacte international relatif aux droits civils et
politiques et le pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et
culturels engagent légalement les états à respecter les droits de l’homme de leurs
propres citoyens. Même si tous ces documents comportent des restrictions
concernant la souveraineté et manquent de mécanismes d’application, ils sont le
signe d’un important changement à l’égard de ce qui est ou doit être sous la
« juridiction intérieure » des états.
Les acteurs de la société civile mondiale sont apparus dans les années
quatre-vingt et quatre-vingt-dix pour contraindre les états à respecter les droits de
l’homme de leurs citoyens au nom de l’« opinion publique mondiale » en rendant
publiques les violations aux droits de l’homme. Le succès de l’« effet
boomerang » (Keck et Sikkink, Activists beyond Borders : Advocacy Networks
in International Politics, 1998) rencontré par ces militants par-delà les frontières
a suscité l’émergence de nouveaux acteurs mondiaux toujours plus influents : les
ONG. C’est également le signe d’un important changement dans la manière dont
l’« opinion publique mondiale » comprend les prérogatives de l’état souverain.
Cependant, il fallut attendre que les principes des droits de l’homme soient
défendus par ce qu’on appelle l’« intervention humanitaire » – l’intervention de
la force militaire dans un état donné, sans son consentement, pour protéger sa
population contre des violations graves et massives des droits – pour que la
souveraineté soit véritablement menacée. De telles interventions dans les affaires
intérieures d’un état en l’absence d’agression contre un autre état semblent violer
le principe de non-intervention établi dans la Charte des Nations Unies. Tandis
que certaines interventions ont eu le soutien du Conseil de Sécurité, d’autres,
comme l’intervention de l’OTAN au Kosovo ou le bombardement de l’Irak par
les Etats-Unis en décembre 1999 n’ont pas obtenu ce soutien. Les désaccords au
sujet de l’« intervention humanitaire » vont sans doute persister, mais également
l’exigence que le « monde » ne reste pas les bras croisés alors que des violations
des droits de l’homme massives se produisent sous ses yeux – comme le
génocide au Rwanda ou les « crimes contre l’humanité » dans le Darfour.
La question de savoir comme « appliquer » les droits de l’homme a conduit
à discuter la valeur de la souveraineté dans le droit international et à multiplier les
propositions de réforme. Est-ce que les interventions humanitaires appuyées par
les Nations Unies signalent l’abandon de facto de l’idée d’égalité de souveraineté
et du droit de la Charte ? Serait-ce souhaitable ? Plusieurs défenseurs du
cosmopolisme moral soulignent que la justice – et pas seulement la paix – sont
désormais un but essentiel de l’organisation et de la gouvernance supranationale
(Buchanan, Justice, Legitimacy and Self-Determination : Moral Foundations for
International Law, 2004). En conséquence, la position par défaut en matière de
souveraineté et de non-intervention dans le droit international doit être
abandonné : d’où l’urgence à établir une nouvelle norme fondamentale pour
l’ordre international (Ignatieff, « Human Rights as Politics », 2001). Parmi les
candidats : le droit humain fondamental à la sécurité, un droit fondamental à la
protection, un principe d’inviolabilité civile, et même un droit à la souveraineté
populaire. Considérant que les Nations Unies sont une organisation fondée sur le
pouvoir qui n’est pas susceptible d’être réformée, certains proposent la
construction d’une nouvelle coalition d’états démocratiques dotée de son propre
« droit » et de ses règles d’intervention comme la meilleure alternative à l’action
unilatérale (Buchanan, 2004). D’autres soulignent que toute réforme juridique
qui exprime les règles de l’intervention humanitaire risque de voir proliférer les
actions intéressées de la part d’états puissants contre des états moins puissants,
en réintroduisant de ce fait l’inégalité dans le système international. Il vaut bien
mieux que l’intervention humanitaire demeure illégale, comme elle l’est selon les
règles des Nations Unies (en particulier lorsqu’elle est unilatérale ou défendue
par des coalitions non autorisées de volontaires) que d’essayer de la légaliser
(Byers et Chesterman, « Changing the Rules about Rules ? Unilateral
Humanitarian Intervention and the Future of International Law », 2003). La
charge de la preuve revient alors aux partisans d’une intervention. Mais même
cette position de statu quo fait fond sur des « règles de désobéissance »
implicites qui permettraient à la communauté internationale de légitimer de telles
actions après coup (Walzer, Guerres justes et injustes, 1999). Une troisième
position insiste sur l’aval des Nations Unies tout en plaidant pour une réforme de
la Charte des Nations Unies de manière à répondre aux nouvelles formes de
violence et de guerre du XXIe siècle. Mais aucune des récentes propositions de
réforme des Nations Unies qui vont dans ce sens ne songent à abandonner le
principe d’égalité souveraine.
La création d’une Cour pénale internationale est intéressante de ce point de
vue, parce qu’elle semble respecter la juridiction intérieure de l’état souverain en
reconnaissant son « droit » à juger ses propres citoyens devant ses propres
tribunaux si ils sont accusés de crimes internationaux. Mais les individus qui
sont jugés dans ce cas sont accusés de violations des principes mondiaux de
justice (droits de l’homme) qui « pénètrent » la boîte noire de l’état (Slaughter, A
New World Order, 2004). Il est donc difficile d’évaluer les conséquences de
cette évolution pour la souveraineté. C’est le cas aussi de la prolifération de
tribunaux ad hoc pour juger les individus de violations criminelles du droit
international, sans parler des idées de juridiction universelle. Les théoriciens du
cosmopolitisme soutiennent que ces tribunaux sont partie prenante du
phénomène naissant de gouvernance transnationale qui appelle à repenser de
manière cosmopolitique l’ordre international politique et juridique. La
prolifération de réseaux transnationaux de tribunaux et de régulations (Slaughter
2004, Allard et Garapon, Les juges de la mondialisation : la nouvelle révolution
du droit, 2005) ou d’autorités mondiales privées et transnationales (Teubner,
« Global Bukowina : Legal Pluralism in World Society ? », 1997) et de la société
civile mondiale conduit à affirmer que le monde assiste à un mouvement vers un
système politique et juridique cosmopolitique dans lequel les individus sont
sujets au droit international et acquièrent le nouveau statut de citoyens du monde
(Held, Democracy and the Global Order, 1995). Le débat se joue ici entre
modèles centralisé et décentralisé du cosmopolitisme. Des deux côtés, cependant,
le discours de la souveraineté est jugé obsolète. D’autre part, il y a bien sûr une
grande résistance à la Cour pénale internationale, tout particulièrement de la part
des Etats-Unis, et précisément au nom de la souveraineté.
Le principe d’égalité de souveraineté est clairement en jeu dans ces débats
et évolutions. Les années quatre-vingt-dix ont provoqué une discussion pour
savoir si le système mondial est en train de vivre un nouveau moment
constitutionnel. La question théorique et pratique est de savoir si l’effort pour
dépasser une conception particulière de la souveraineté comme imperméabilité et
de l’intervention intérieure comme nécessairement complète, signifie l’abandon
du discours de la souveraineté tout court. Le défi est de concilier le principe
d’égalité de souveraineté avec la défense des principes des droits de l’homme et
une nouvelle constellation du pouvoir au XXIe siècle. Sans cela, les principes de
justice cosmopolitique pourraient bien conduire à de nouvelles formes d’inégalité
et d’injustice.
3. L’Union Européenne : la fin de la souveraineté nationale ?
Cette problématique est manifeste dans une autre évolution majeure de la
souveraineté : l’approfondissement de l’intégration européenne depuis le Traité
de Maastricht en 1991. Comme nous l’avons vu, dans le modèle westphalien, la
revendication d’autonomie est intimement liée à la revendication d’exclusivité :
l’état souverain territorial dans le système des états ne saurait souffrir
d’ingérence dans ses « affaires intérieures ». Le système des états souverains se
concevait comme une juxtaposition de juridictions territoriales complètes et
mutuellement exclusives. Ce qui impliquait qu’une autorité non-exclusive était
nécessairement dépendante, c'est-à-dire n’était pas une entité souveraine, comme
une colonie par exemple. Mais depuis 1991, l’Union Européenne a vu ses
pouvoirs accrus de manière frappante. Cette entité est clairement passée d’un
statut d’organisation internationale parmi les autres à celui de nouvelle forme
d’entité politique régionale dont les juridictions empiètent sur celles des états
territoriaux et qui a suprématie et effet direct sur les états membres. Le Conseil
des Ministres, composé des ministres des affaires étrangères de chaque état,
établi pour diriger la CECA du traité de Paris de 1950, a été complétée au fil du
temps par une institution judiciaire, la Cour Européenne de Justice, et un corps
législatif, un Parlement Européen élu au suffrage universel direct.
Ces évolutions montrent qu’il est possible de concevoir l’autonomie sans
exclusivité territoriale totale et d’imaginer un empiètement juridictionnel sans
soumission (Walker, « Late Sovereignty in the European Union », 2003). Les
états membres de l’Union Européenne jouissent du statut d’égalité de
souveraineté. Cela signifie que l’intégrité et l’autonomie d’une entité politique en
tant que telle n’est pas nécessairement mise à mal par la coexistence d’autres
juridictions, dont certaines ont même suprématie, sur un même espace territorial.
La simple existence de règles qui contraignent les états, ou de règles qui donnent
compétence à des entités politiques supranationales sur ce qui était autrefois
considéré comme les affaires intérieures, ne signifie pas que les états ne sont plus
souverains. De même, le développement de juridictions supranationales et
transnationales délimitées fonctionnellement peut compléter et venir se
superposer sans abolir l’autonomie d’états souverains territoriaux distincts les
uns des autres.
Ces évolutions ont déclenché un important débat sur le statut de la
souveraineté dans l’Union Européenne et sur le sens de ce terme. Certains
soutiennent que les états membres ont tout simplement perdu leur souveraineté et
que continuer à utiliser ce terme est dépourvu de sens (MacCormick,
Questioning Sovereignty, 1999). D’autres parlent de souveraineté partagée ou
mise en commun (de Witte, « Sovereignty and European Tradition : the Weight
of Tradition », 1998), quand un troisième camp souligne que les états membres
restent souverains dans leurs rapports avec leurs citoyens et dans des domaines
centraux de la vie nationale, même s’ils ont abandonné la juridiction dans
certaines domaines fonctionnels (Walker, « Late Sovereignty in the European
Union », 2003). Ils soutiennent en effet que ce qui permet à l’Union Européenne
de fonctionner est précisément la volonté d’ajourner en permanence la question
de savoir où réside la souveraineté, en permettant ainsi à des solutions novatrices
de se faire jour pour l’interaction de la démocratie nationale, des droits
fondamentaux et des régulations relatives à la communauté.
Ces débats sur la signification et la pertinence de la souveraineté sont
voués à se poursuivre. Ils englobent la question fondamentale de la relation entre
la puissance publique et le droit dans les affaires internationales dans un contexte
de mondialisation. Les questions sont pérennes même si tel type de souveraineté
particulière ne l’est pas.
Pour ma part, je pense que les transformations contemporaines de la
souveraineté n’en font pas un concept moins pertinent ni moins important, et que
les tenants du post-modernisme ou du cosmopolitisme se trompent lorsqu’ils en
dénoncent l’anachronisme. Nous vivons effectivement une période de transition
vers une nouvelle compréhension de la souveraineté aussi bien intérieure
qu’extérieure, mais je pense qu’il est plus opportun de comprendre ce
changement en termes de passage à un nouveau régime de souveraineté plutôt
que comme un saut brusque vers un ordre mondial décentralisé, déterritorialisé et
cosmopolitique. En ce qui concerne la « souveraineté intérieure », j’affirme qu’il
est crucial de conserver le concept de souveraineté parce qu’il est essentiellement
lié aux notions jumelles de droit public et de puissance publique, ainsi qu’au
concept même de gouvernement représentatif. Je pense qu’il est également
important de conserver le concept de souveraineté populaire comme idée
régulatrice. Il convient en effet d’articuler à nouveaux frais la relation entre le
discours de la souveraineté populaire et des formes publiques et démocratiques
de gouvernement représentatif. Il est tout à fait précipité de dire qu’il n’y a plus
désormais de frontière significative entre privé et public, entre gouvernement et
gouvernance, et qu’il faut abandonner le concept de « peuple » et de souveraineté
populaire. Je partage au contraire l’opinion de ceux qui essaient de repenser ces
concepts, et de dédramatiser l’idée de pouvoir constituant, en essayant de
repenser le constitutionalisme et la démocratie. L’idée centrale est ici que « le
peuple » ne peut être incarné par aucune instance gouvernementale constituée,
par aucune assemblée politique extraordinaire, ni par aucun groupe empirique.
Ce qui signifie qu’est déboutée toute prétention aux pleins pouvoirs présentée
par exemple par un gouvernant qui se pose en « dictateur souverain » incarnant
le pouvoir constituant sur le fondement d’une approbation populaire, ou par une
convention qui prétend se situer hors des pouvoirs constitués ordinaires et, par
conséquent, incarner de manière immédiate le peuple et sa volonté. Au lieu de
tenter de trouver ou situer le véritable pouvoir constituant dans les périodes de
transition (les époques révolutionnaires), l’idée est plutôt d’établir des
mécanismes concrets d’inclusion, de compromis et de responsabilité au cours
d’un processus d’établissement de la constitution qui promeut l’éducation
politique et la prééminence du droit (« rule of law »). Ce processus doit pourtant
être autonome, plutôt qu’imposé de l’extérieur pour qu’il puisse être compris
comme « nôtre » par les membres d’une communauté politique. Le discours de la
souveraineté populaire, du « nous le peuple », demeure alors important parce
qu’il est une idée régulatrice qui met en question la responsabilité, la réactivité, la
capacité d’inclusion du processus politique, ainsi que l’autonomie politique.
L’heure n’est pas encore venue d’abandonner de tels concepts, mais il est urgent
de les repenser. La souveraineté populaire comme idéal régulateur – les sujets de
la loi sont également ses auteurs – demeure importante et pertinente même si elle
doit comprendre de nombreuses médiations.
Le même raisonnement vaut pour la « souveraineté extérieure ». Nous
entrons en effet dans un nouveau régime de la souveraineté dans lequel les règles
de la souveraineté et les prérogatives des états souverains ont radicalement
changé. Peut-être la forme de société internationale qui émerge actuellement peutelle être comprise à travers le concept de « communauté internationale », qui fait
signe vers l’importance de buts communs (paix, sécurité, plus récemment
justice), processus coopératifs et même valeurs partagées, qui prennent pour
critère l’humanité plutôt que les intérêts des états particuliers. Ce serait pourtant
une grave erreur, d’un point de vue empirique et normatif, de prétendre que les
individus ont remplacé, ou doivent remplacer, les états comme sujets de la
nouvelle forme cosmopolite du droit international, ou qu’il faut abandonner le
principe d’égalité souveraine comme pierre angulaire de l’ordre international
établi par la Charte des Nations Unies. L’égalité souveraine comme concept
juridique ne peut pas effacer la signification politique de la souveraineté, qui
implique une relation entre un gouvernement et un peuple et le principe,
important entre tous, d’autonomie politique. Il ne faut pas surestimer le
« consensus » qu’est sensée partager la « communauté internationale » - qui est
concept tout à fait discutable en lui-même. Je préfère donc une compréhension
dualiste de l’ordre mondial contemporain à une compréhension téléologique qui
verrait un mouvement inexorable vers un système cosmopolitique. L’ordre
mondial international est toujours une société internationale, même si c’est sous
une nouvelle figure qui comprend des éléments cosmopolitiques tout à fait
significatifs. Le concept de communauté internationale, même s’il est contesté,
permet bien d’appréhender ces aspects du système. Je préfère néanmoins le
modèle dualiste parce qu’il permet d’aborder frontalement le problème suivant :
comment ajuster ces deux dimensions souvent conflictuelles de l’ordre mondial
actuel, notamment les revendications d’autonomie politique de la part de
communautés politiques (en tant que mmebres de la société internationale des
états) et les revendications des droits de l’homme (qui sont affirmées au moyen
des valeurs de la communauté internationale).
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