Les transformations contemporaines de la souveraineté
Jean L. Cohen
La souveraineté est désormais un « concept contesté dans son
essence » (Gallie, 1962). Le caractère supranational des « risques », des
problèmes écologiques au terrorisme, souligne combien l’Etat-nation moderne
peine apparemment à contrôler son propre territoire, ses frontières, et les dangers
que courent ses citoyens. Des décisions politiques et juridiques essentielles sont
prises hors du cadre des législatures nationales. Des organisations
supranationales variées, des « autorités mondiales privées » transnationales, des
réseaux transgouvernementaux sont impliqués dans la gulation et l’édiction de
lois, et évincent l’état pour formuler des lois contraignantes (hard law) ou
souples (soft law). Avec l’Union Européenne a surgi une nouvelle forme d’entité
politique régionale dont les juridictions empiètent sur celles de l’état territorial,
ont la suprématie, et prennent directement effet dans les états membres. La loi
semble se détacher de l’état territorial à plusieurs niveaux de gouvernance, ce qui
suggère que ce dernier a perdu la souveraine aussi bien politique que juridique.
En outre, l’importance croissante de la législation sur les droits de l’homme et la
volon de l’appuyer sur des sanctions fortes, y compris l’intervention militaire,
pour protéger les droits fondamentaux des citoyens contre leur propre état
(intervention humanitaire), suggère que l’autorité de l’état (et pas seulement son
contrôle) sur ses affaires intérieures est devenue problématique, et dépend de
jugements extérieurs fondés sur des principes internationaux. Enfin et surtout, la
renaissance du concept d’empire fait signe vers ce qui apparaît comme un projet
impérialiste qui invoque l’idée d’un droit mondial qu’aurait une superpuissance
pour assurer la paix mondiale et la sécurité contre des formes jugées
anachroniques du droit international et des institutions internationales
impuissantes. De ce point de vue également, le concept d’état souverain et le
principe de l’égalité de souveraineté reconnue aux différents états semblent être
devenus obsolètes.
Et pourtant, malgré ces fis nouveaux, la souveraineté demeure un
concept fréquemment invoqué aussi bien pour l’état que pour le peuple
(souveraineté populaire). Ce discours de la souveraineté a-t-il encore un sens
dans le contexte de la mondialisation ? L’état a-t-il perdu tout contrôle intérieur
el et toute autorité légitime sur sa population ? Les juridictions nouvelles qui
viennent empiéter sur un territoire marquent-elles la fin de la souveraineté ? Est-
ce qu’à la société des états (Bull, The Anarchical Society, 1977) se substitue une
« société mondiale » et un ordre juridique et politique international (Teubner,
« Global Bukowina : Legal Pluralism in World Society », 1997 ; Held,
Democracy and the Global Order, 1995 ; Archibugi et Held, Cosmopolitan
Democracy, 1995) ou un empire mondial (Hart and Negri, Empire, 2000) ? La
question que nous étudions est la suivante : le XXIe siècle est-il le témoin de la
fin du concept de souveraineté, ou bien les transformations et mutations actuelles
impliquent-elles au contraire le passage d’un régime de souveraineté à un autre ?
1. Contexte historique et conceptuel
Le discours moderne de la souveraineté est lié à deux évolutions : la
naissance de la monarchie absolue et la formation de l’état moderne. De ces deux
points de vue, affirmer la souverainerevient à revendiquer l’autorité suprême et
le contrôle sur un territoire donné. Ce discours a trouvé sa signification moderne
avec la naissance du droit et de la puissance publics, c'est-à-dire avec le
gouvernement comme pratique autonome exercée à l’intérieur d’un territoire. Il
faut donc distinguer la souveraineté de la suzeraineté, qui désigne l’autorité et le
contrôle qu’exerce un seigneur féodal, un roi, ou un empereur au sommet de la
hiérarchie féodale, et qui en fait l’autorité suprême sur certains pouvoirs
particuliers, le suzerain des suzerains (de Jouvenel, De la Souveraineté, à la
recherche du bien politique, 1955). Partie prenante du projet absolutiste royal,
l’affirmation de plénitude des pouvoirs impliquait davantage que la volond’être
le premier parmi ses pairs, le sommet d’une hiérarchie personnelle de
commandement et d’obéissance. Ce qui faisait la nouveauté et la modernité de
cette revendication de souveraineté, c’était qu’elle affirmait également un pouvoir
direct sur les gouvernés. Cela impliquait la destruction de tous les pouvoirs
autonomes ou des autorités qui pouvaient gouverner indépendamment du roi ou
édicter leur propre loi. La souveraineté est devenu le mot pour désigner la
cohérence et l’unité de l’autorité qui gouverne une communauté politique sur un
territoire donné. La souveraineté intérieure du gouvernant se comprenait comme
une suprématie qui mêlait le vieux concept de juridiction personnelle avec la
revendication de juridiction territoriale. La souveraineté intérieure en vint à
signifier une autorité unifiée, complète, suprême, exclusive et directe dans les
limites d’un territoire sur tous ses habitants qui devenaient ainsi membres d’une
entité politique, c'est-à-dire sujets.
Cette conception de la souveraineté intérieure (suprématie) avait
nécessairement son pendant extérieur : elle impliquait une revendication
d’autonomie vis-à-vis des puissances extérieures. La souveraineté extérieure prit
alors la forme de l’indépendance à l’égard de toute puissance étrangère, d’une
imperméabilité du territoire à toute juridiction émanant d’une autorité extérieure.
La naissance de la souverainemoderne s’est donc manifestée comme un double
processus : l’affirmation de l’autorité royale contre l’ordre médval (constitué de
puissances féodales locales et autonomes) et les revendications universalistes de
l’empereur et de l’Église sont allées de pair avec le processus de formation de
l’état. Ce dernier entraînait la consolidation du principe de territorialité, des
entités politiques autonomes limitées par des frontières, la naissance d’un
système d’états et enfin, ce qu’on allait baptiser la socté internationale.
La souverainedésigne donc une manière d’organiser le pouvoir politique,
et le droit public (juridiction et autorité). Outre ces aspects intérieur et extérieur,
les revendications de souveraineté permettent d’articuler le pouvoir et le droit. Il
est donc utile de distinguer les dimensions politique et juridique du concept. En
tant que concept politique, le discours sur la souveraineté était lié à l’affirmation
du pouvoir royal dans le contexte de la lutte pour le contrôle politique contre des
puissances inrieures et extérieures. Cependant, la déclaration de suprématie et
d’indépendance impliquait également des revendications qui tenaient à la
juridiction et à l’autorité légale (suprématie) d’un certain type de législateur et de
la loi elle-même, sur les droits et pouvoirs traditionnels et les sources ou
revendications légales extérieures. C’est dire que la souveraineté ne se réduit pas
à un pouvoir, contrôle ou force de facto, mais est également un concept juridique
qui implique la capacité à délivrer des ordres légitimes qui font autorité (loi). La
souveraineté est donc toujours une question de relation entre la loi et le pouvoir.
Comme nous le verrons, ces relations varient en fonction des régimes de
souveraineté.
2. La souveraineté moderne comme souveraineté absolue : la souveraineté
intérieure
A. Le modèle absolutiste
Les dimensions politique et juridique de la souveraineté, et ses aspects
intérieur et extérieur se mêlent sans difficulté apparente dans la conception
absolutiste de la souveraineté moderne. C’est tout à fait clair dans les œuvres des
deux théoriciens modernes de la souveraineté les plus importants : Jean Bodin
(1529-1597) et Thomas Hobbes (1588-1679). Même si De la République (1576)
de Bodin et le Léviathan (1651) de Hobbes ont été publiées à presque un siècle
d’écart, les deux œuvres ont été écrites dans le contexte de guerres de religion
dévastatrices et les deux auteurs cherchaient un argument en faveur de la
légitimité d’un unique lieu décisif d’autorité pour la prise de décision politique et
la formulation de la loi. Tous les deux trouvèrent cet argument dans une doctrine
systématique de la souveraineté dont l’idée phare était que les gouvernants et les
gouvernés devaient être regroupés en un seul corps politique unifié. Cette
doctrine de la souveraineétait avancée contre le concept de gouvernement mixte
et le modèle diéval sous-jacent d’une société d’ordres. Pour résoudre le
problème du désordre civil, la souveraineté tel était l’argument devait être
incarnée dans un seul corps suprême de gouvernement, qui pouvait être soit un
seul (le roi), soit le petit nombre (l’aristocratie), soit l’assemblée du plus grand
nombre (le peuple). Mais Bodin comme Hobbes penchait nettement en faveur de
la souveraineté royale qu’il tenait pour la forme la plus achevée, parce qu’elle
signifiait qu’une seule personne pouvait exprimer à la fois l’unité de l’entité
politique et résoudre tous les désaccords en son sein.
Deux aspects de la théorie de la souveraineté de Bodin la distinguent des
conceptions antérieures et en font la modernité. Premièrement, au lieu de dresser
une liste des prérogatives du souverain et de lui opposer les prérogatives des
autres puissances autonomes, Bodin analyse le concept de souveraineté en lui-
même et recherche ses fonctions essentielles et ses caractéristiques.
Deuxièmement, Bodin modifie la signification juridique de la souveraineté en la
distinguant de l’idée médiévale d’une loi découverte et interprétée, d’une
souveraineté juridique qui serait affaire de juridiction et de résolution de litiges.
Au contraire, influencé en cela par la renaissance des conceptions romanistes de
la loi, il affirme que la loi est faite par des êtres humains, et fait de la souveraineté
juridique la législation d’une instance politique. En conséquence, exercer la
souveraineté ne consiste plus tant à rendre la justice qu’à faire la loi et la volonté
souveraine devient l’unique source de la loi dans le corps politique. Cela signifie
que l’ordre juridique tout entier, y compris les puissances subordonnées
détenues par d’autres personnes ou groupes « publics », dérive de la volonté du
souverain.
Les traits essentiels de la doctrine moderne de la souveraineté tirent leur
origine de ce monopole de la fonction législative : la souveraineté est absolue,
indivisible, comtente dans tous les domaines. Il est vrai que Bodin rappelle
que, même si le souverain est la seule source de la loi humaine, il reste lié par la
loi naturelle aussi bien que divine. Il pense aussi qu’il est sage que le souverain
respecte les droits de propriété et les droits coutumiers. Après tout, la société sur
laquelle s’exerce ce pouvoir souverain n’est pas, comme chez Hobbes, une
société civile d’individus mais cette société d’ordres désormais constituée en un
corps politique. Néanmoins, il n’y a pas de cours d’appel humaine supérieure à
1 / 30 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !