Propositions pour une médecine de l’incurable Santé Éducation

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Santé Éducation
UN PEU DE RECUL
Propositions pour une médecine de l’incurable
Jean-Christophe Mino*, Marie-Odile Frattini*, Emmanuel Fournier**
Associer médecine et incurabilité pourrait paraître provocateur tant la médecine est définie avant tout comme une activité curatrice, ce qu’il est hors de question de nier ici. Néanmoins,
l’accent mis sur les traitements peut faire oublier que l’action “curative” ne débouche pas
forcément sur la guérison. Les maladies chroniques, en particulier, associent traitement
au long cours et incurabilité, soit par impossibilité de guérir in fine le malade, soit par
absence totale de médicament efficace sur la maladie. Ce texte propose de se pencher sur
les conséquences de ce fait, en particulier sur les réagencements de conception de l’activité médicale qu’il occasionne.
A
ujourd’hui, nous concevons la médecine comme
une activité avant tout curative. Souvent associé à la
guérison, le terme désigne les traitements s’attaquant au processus morbide avec une efficacité variable,
définitive ou momentanée. Or, cette conception curative
dominante atteint aujourd’hui ses limites et il ne suffit
pas d’attendre la fin de vie pour être confronté à l’incurabilité. C’est le cas de nombreuses maladies, notamment en phase avancée : maladies chroniques, maladies
dégénératives ou systémiques, cancers non maîtrisés,
maladies génétiques, handicap sévère et soins palliatifs, toutes ces situations touchent, faut-il le rappeler,
plusieurs millions de personnes. Or la notion de faire
“contre la maladie” domine la logique curative, ainsi
que le suggèrent de nombreuses expressions archétypales (“il faut se battre”, “la lutte”, “l’arsenal thérapeutique”…). Si elle est fortement mobilisatrice, cette
conception combative peut légitimer certaines interventions médicales sans toujours les contrebalancer par des
considérations d’inconfort ou de répercussions néfastes.
Elle ne les inscrit pas forcément dans une perspective
permettant de mettre en regard les objectifs médicaux
et les enjeux existentiels.
* Médecins chercheurs
et directeurs
du Centre national
de ressources
Soin palliatif.
** Professeur à la
faculté de médecine
Pierre-et-Marie-Curie
(Paris-VI), responsable du département universitaire
“Éthique, douleur,
soins palliatifs”.
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La métaphore belliciste oublie ainsi que les personnes
ne se contentent pas de lutter “contre” leur maladie,
mais doivent avant tout “vivre avec”. Nous pensons que
la médecine doit alors endosser une autre fonction, celle
d’un secours pour mieux, ou moins mal, vivre, pour “faire
face” et “faire avec” le mal, et pas seulement pour faire
contre lui. Une telle façon d’envisager et d’exercer la
médecine existe déjà sur le terrain, notamment dans
les champs de la médecine générale, de la prise en
charge des maladies chroniques (diabète et mucoviscidose, par exemple), de la gériatrie, du handicap, ou
des soins palliatifs. Mais, si de très nombreux professionnels transforment ainsi leurs pratiques pour faire
face aux problèmes qu’ils rencontrent, c’est d’une façon
cachée, parfois honteuse, en tout cas peu reconnue par la
médecine officielle. En retournant le stigmate de “l’incurable” en une pratique efficace et utile, nécessaire pour
les personnes malades et leurs proches, nous jugeons
indispensable la formalisation d’un modèle médical que
l’on pourrait nommer, pour provoquer la réflexion, une
“médecine de l’incurable”.
Santé Éducation - 01 - Octobre-Novembre-Décembre 2013
Lorsque l’on s’intéresse aux pratiques quotidiennes, une
telle médecine présente 3 lignes de force principales :
clinique, éthique et organisationnelle. Une médecine de
l’incurable est une pratique clinique efficace qui cherche
sciemment à articuler le traitement de la maladie avec
la qualité de vie du malade. Les gestes, les discours et
les décisions des professionnels renvoient à un enjeu
prioritaire : concilier la prise en charge médicale avec
le traitement de l’inconfort et la vie quotidienne. Tout
en dispensant les soins, il s’agit donc de permettre aux
personnes de vivre les sensations les moins douloureuses
possibles et ainsi d’entretenir un rapport quelque peu
pacifié avec leur corps et les soins. Au même titre que
traiter une pathologie, lutter contre la douleur et tous les
autres symptômes de souffrance physique est une activité qui s’ancre dans la pratique médicale moderne. C’est
une tâche qui requiert l’utilisation de médicaments, de
dispositifs techniques et de soins infirmiers, diététiques,
de kinésithérapie, d’ergothérapie, dont le mode d’administration s’appuie sur un corpus de connaissances et
de savoir-faire cliniques complets, sur des compétences
techniques certaines.
Cette approche est indispensable pour la personne malade.
C’est un exercice complexe, très éloigné d’une médecine
qui baisserait les bras, bien au contraire. En passant du
contrôle de la maladie à la lutte contre l’inconfort, le
médecin n’ajuste plus seulement son action à des éléments
“objectifs” apportés par la biologie, l’imagerie médicale
ou les explorations fonctionnelles, mais aussi principalement aux souhaits et aux dires du patient, ce en quoi
la tâche est authentiquement “clinique”. Ainsi, si l’évolution du travail clinique d’une logique avant tout curative
à une logique de qualité de vie est d’ordre technique, un
tel travail se caractérise aussi par une exigence couplant
pragmatisme et éthique.
Faute de pouvoir traiter rapidement, le médecin doit s’appuyer au long cours sur la personne et tenir compte de
son avis. Cette reconnaissance va de pair avec la nécessité d’échanger en permanence sur la prise en charge.
Cela suppose de lui donner la parole, de la considérer
comme un sujet capable de déterminer son propre bien.
On le voit, la médecine de l’incurable exige par son objet
même une relation soignant-soigné renouvelée. En restant
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attentif au point de vue du malade, on cherche à repérer
et à évaluer la charge physique, cognitive, psychique
que la maladie et les soins lui demandent, en vue de les
diminuer. Il s’agit alors, à côté du soulagement de symptômes, de faciliter l’important “travail” pour vivre avec la
maladie et les soins.
dans la prise en charge, des objectifs de lutte contre
l’inconfort, d’écoute, de soutien relationnel et social, et
de continuité. Son développement appelle une stratégie
créative d’élaboration de nouveaux outils, de pratiques
innovantes, de modes d’organisation et de financement
destinés à promouvoir la qualité de vie.
Le fil directeur d’une telle médecine n’est donc pas tant
à rechercher dans le type d’actes opérés que dans le but,
les modalités et la logique pratique qui président à l’arbitrage des choix. Elle concerne tout à la fois les objectifs
des pratiques professionnelles, la manière de collaborer et
de se mettre d’accord sur les raisons au nom desquelles
on intervient, la façon de prendre les décisions. Ce qui
spécifie cette logique est d’ordonner un ensemble d’actions
(traitements curatifs, interventions contre le mal-être,
support à la vie quotidienne…), selon un double objectif
de maintien de l’état de santé et de diminution de l’inconfort ou, pourrait-on dire, de la charge que représente la
maladie. En permettant de réagencer la place des traitements curatifs dans la prise en charge, ce modèle ne
se situe pas en opposition aux moyens curatifs. Il permet
plutôt de réorienter les moyens et les fins de l’intervention thérapeutique.
Une telle médecine exige aussi de compléter le rapport
actuel au savoir. Elle nécessite notamment que les recommandations professionnelles ne soient pas centrées
uniquement sur les références à la médecine fondée
sur les preuves (Evidence-Based Medicine) telle qu’elle
s’est développée jusqu’à aujourd’hui. La reconnaissance
de la normalité de l’inobservance dans le cas de maladies chroniques, l’attention à porter au travail de soins
afin d’en diminuer la charge pour le malade, les questions posées par les situations de décision dans l’incertitude, le soutien au changement de logique des soins, etc.,
doivent tout autant faire l’objet de travaux et de réflexions
professionnelles et institutionnelles. En mettant en avant
la qualité de vie et l’expérience du patient, formaliser de
telles pratiques professionnelles qui, nous le répétons,
existent souvent déjà sur le terrain sans être (re)connues,
nous semble indispensable pour aider les personnes à
mieux vivre avec la maladie.
Afin de pouvoir s’inscrire dans le fonctionnement même
des structures et de l’exercice médical, ce modèle
demande des politiques d’organisation adaptées. La
médecine s’exerce aujourd’hui comme une immense
chaîne de travail reliant des dizaines d’acteurs dans un
véritable travail en équipe pluridisciplinaire. Promouvoir
une médecine de l’incurable nécessite que les relations
au sein des établissements et entre les établissements
et les secteurs institutionnels (hôpital, médecine de ville,
structures médicosociales) évitent autant que possible les
incohérences de prise en charge. Cette médecine devra
s’appuyer sur un soutien des responsables politiques et
des gestionnaires, au moment où la valorisation économique et les visions en termes de productivité et de rentabilité encouragent essentiellement les actes techniques.
Ainsi, une médecine de l’incurable ne peut que s’appuyer
sur une organisation des soins intégrant explicitement,
Tout ceci nécessite donc d’expliciter, d’inventer et de
diffuser des pratiques ne se limitant pas à l’idée d’un
“combat”, mais concevant aussi l’action médicale comme
une aide à composer avec la maladie, une protection active
à l’égard de certaines souffrances, un exercice de soulagement et de soutien. On pourrait alors développer et
enseigner ce nouveau modèle épistémologique et éthique
d’intervention médicale et soignante. Face aux évolutions
et aux défis liés au vieillissement de la population et à
la multiplication des maladies graves de longue durée,
il serait délétère que la médecine ne soit vue, selon l’expression du philosophe Michel Foucault, que comme une
immense “machine à guérir”. Un champ de pratiques et
de recherches innovantes doit donc s’ouvrir, qui permette
à notre médecine de s’adapter sciemment à ces bouleversements, et en l’assumant ouvertement.
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