
26 Santé Éducation - 01 - Octobre-Novembre-Décembre 2013
Santé Éducation
UN PEU DE RECUL
Propositions pour une médecine de l’incurable
Jean-Christophe Mino*, Marie-Odile Frattini*, Emmanuel Fournier**
* Médecins chercheurs
et directeurs
du Centre national
de ressources
Soin palliatif.
** Professeur à la
faculté de médecine
Pierre-et-Marie-Curie
(Paris-VI), respon-
sable du départe-
ment universitaire
“Éthique, douleur,
soins palliatifs”.
Associer médecine et incurabilité pourrait paraître provocateur tant la médecine est défi -
nie avant tout comme une activité curatrice, ce qu’il est hors de question de nier ici. Néanmoins,
l’accent mis sur les traitements peut faire oublier que l’action “curative” ne débouche pas
forcément sur la guérison. Les maladies chroniques, en particulier, associent traitement
au long cours et incurabilité, soit par impossibilité de guérir in fi ne le malade, soit par
absence totale de médicament effi cace sur la maladie. Ce texte propose de se pencher sur
les conséquences de ce fait, en particulier sur les réagencements de conception de l’acti-
vité médicale qu’il occasionne.
A
ujourd’hui, nous concevons la médecine comme
une activité avant tout curative. Souvent associé à la
guérison, le terme désigne les traitements s’atta-
quant au processus morbide avec une effi cacité variable,
défi nitive ou momentanée. Or, cette conception curative
dominante atteint aujourd’hui ses limites et il ne suffi t
pas d’attendre la fi n de vie pour être confronté à l’incu-
rabilité. C’est le cas de nombreuses maladies, notam-
ment en phase avancée : maladies chroniques, maladies
dégénératives ou systémiques, cancers non maîtrisés,
maladies génétiques, handicap sévère et soins pallia-
tifs, toutes ces situations touchent, faut-il le rappeler,
plusieurs millions de personnes. Or la notion de faire
“contre la maladie” domine la logique curative, ainsi
que le suggèrent de nombreuses expressions arché-
typales (“il faut se battre”, “la lutte”, “l’arsenal théra-
peutique”…). Si elle est fortement mobilisatrice, cette
conception combative peut légitimer certaines interven-
tions médicales sans toujours les contrebalancer par des
considérations d’inconfort ou de répercussions néfastes.
Elle ne les inscrit pas forcément dans une perspective
permettant de mettre en regard les objectifs médicaux
et les enjeux existentiels.
La métaphore belliciste oublie ainsi que les personnes
ne se contentent pas de lutter “contre” leur maladie,
mais doivent avant tout “vivre avec”. Nous pensons que
la médecine doit alors endosser une autre fonction, celle
d’un secours pour mieux, ou moins mal, vivre, pour “faire
face” et “faire avec” le mal, et pas seulement pour faire
contre lui. Une telle façon d’envisager et d’exercer la
médecine existe déjà sur le terrain, notamment dans
les champs de la médecine générale, de la prise en
charge des maladies chroniques (diabète et mucovis-
cidose, par exemple), de la gériatrie, du handicap, ou
des soins palliatifs. Mais, si de très nombreux profes-
sionnels transforment ainsi leurs pratiques pour faire
face aux problèmes qu’ils rencontrent, c’est d’une façon
cachée, parfois honteuse, en tout cas peu reconnue par la
médecine offi cielle. En retournant le stigmate de “l’incu-
rable” en une pratique effi cace et utile, nécessaire pour
les personnes malades et leurs proches, nous jugeons
indispensable la formalisation d’un modèle médical que
l’on pourrait nommer, pour provoquer la réfl exion, une
“médecine de l’incurable”.
Lorsque l’on s’intéresse aux pratiques quotidiennes, une
telle médecine présente 3 lignes de force principales :
clinique, éthique et organisationnelle. Une médecine de
l’incurable est une pratique clinique effi cace qui cherche
sciemment à articuler le traitement de la maladie avec
la qualité de vie du malade. Les gestes, les discours et
les décisions des professionnels renvoient à un enjeu
prioritaire : concilier la prise en charge médicale avec
le traitement de l’inconfort et la vie quotidienne. Tout
en dispensant les soins, il s’agit donc de permettre aux
personnes de vivre les sensations les moins douloureuses
possibles et ainsi d’entretenir un rapport quelque peu
pacifi é avec leur corps et les soins. Au même titre que
traiter une pathologie, lutter contre la douleur et tous les
autres symptômes de souffrance physique est une acti-
vité qui s’ancre dans la pratique médicale moderne. C’est
une tâche qui requiert l’utilisation de médicaments, de
dispositifs techniques et de soins infi rmiers, diététiques,
de kinésithérapie, d’ergo thérapie, dont le mode d’admi-
nistration s’appuie sur un corpus de connaissances et
de savoir-faire cliniques complets, sur des compétences
techniques certaines.
Cette approche est indispensable pour la personne malade.
C’est un exercice complexe, très éloigné d’une médecine
qui baisserait les bras, bien au contraire. En passant du
contrôle de la maladie à la lutte contre l’inconfort, le
médecin n’ajuste plus seulement son action à des éléments
“objectifs” apportés par la biologie, l’imagerie médicale
ou les explorations fonctionnelles, mais aussi principa-
lement aux souhaits et aux dires du patient, ce en quoi
la tâche est authentiquement “clinique”. Ainsi, si l’évolu-
tion du travail clinique d’une logique avant tout curative
à une logique de qualité de vie est d’ordre technique, un
tel travail se caractérise aussi par une exigence couplant
pragmatisme et éthique.
Faute de pouvoir traiter rapidement, le médecin doit s’ap-
puyer au long cours sur la personne et tenir compte de
son avis. Cette reconnaissance va de pair avec la néces-
sité d’échanger en permanence sur la prise en charge.
Cela suppose de lui donner la parole, de la considérer
comme un sujet capable de déterminer son propre bien.
On le voit, la médecine de l’incurable exige par son objet
même une relation soignant-soigné renouvelée. En restant