- La Houille Blanche

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Energie marémotrice et environnement aquatique
Ch. Rétière
Laboratoire maritime - Muséum d'histoire naturelle - Dinard
Le bassin de La Rance sur la côte nord de Bretagne constitue l'unique site où a été évalué en vraie
grandeur et après 20 années de fonctionnement l'impact écologique d'un aménagement marémoteur. La
période d'isolement de l'estuaire durant la construction fut particulièrement dommageable pour l'environnement. Progressivement, après la mise en service, une flore et une faune, de plus en plus diversifiées,
se sont établies. Leurs modes de répartition, de groupements en unités cénotiques et la nature des relations
qu'elles entretiennent entre elles, témoignent, à des degrés divers, d'un ajustement biologique aux
nouvelles conditions environnementales. L'ouvrage marémoteur dont la perméabilité biologique a permis
la recolonisation du bassin laisse également passer, à travers vannes et turbines, les organismes
migrateurs. Le nouvel équilibre écologique, instauré au terme d'une dizaine d'années, demeure cependant
fragile; lié à la stabilité des conditions abiotiques, il dépend pour une large part du mode d'exploitation
de l'usine.
1. Introduction
L'idée d'exploiter l'énergie des marées est fort ancienne.
Dès le Il e siècle on utilisait des moulins à marées sur les
côtes atlantiques de France, d'Espagne et de GrandeBretagne. L'énergie récupérée suffisait à faire marcher des
pompes et à moudre le blé.
De nos jours pour songer raisonnablement à exploiter ce
type d'énergie la condition première est de disposer de sites
où l'amplitude de la marée est forte; à l'échelle planétaire
ils sont au nombre d'une vingtaine soumis à un marnage
qui avoisine ou dépasse 10 mètres.
Aussi des projets marémoteurs se sont-ils faits jour à
travers le monde: golfe de Gambay en Inde, baie de
Garolim en Corée du Sud, baie de Fundy au Canada,
estuaire de La Severn en Grande-Bretagne ...
Devant l'ampleur des aménagements envisagés, certains
chercheurs ont tenté d'en prévoir les effets sur l'environnement marin (MARTIN, 1970; GORDON et LONGHURST,
1979; SHAW, 1980; LARSEN et TOPINKA, 1984...). Mais à
cet égard le bassin de La Rance, sur les côtes armoricaines
de La Manche, constitue l'unique site où peut être évalué
en vraie grandeur et au terme de vingt années de fonctionnement l'impact écologique d'un aménagement marémoteur.
Tidal power and the aquatic environment
The Rance basin on 'the northern coast of Brittany is the only site where afull-scale evaluation
of the ecological impact of a tidal power scheme has been made, after 20 years of operation.
The period of isolation of the estuary during the construction phase was particularly damaging
for the environment. Gradually, after the scheme was put into service, an increasingly diverse
flora and fauna became established. The patterns of distribution of this flora and fauna, their
groupings into cenotic units and the nature of their inter-relationships, indicate a variable degree
of biological adjustment to the new environmental conditions. The tidal power scheme, whose
biological permeability has enabled re-colonisation of the basin to take place, also allows
migratory organisms to pass via sluice gates and turbines. Ho we ver, the new ecological
equilibrium established in the space of 10 years remains fragile and, being linked to the stability
of abiotic conditions, depends to a large extent on the operating conditions of the tidal power
scheme.
LA HOUILLE BLANCHE/N" 2-1989
Article published by SHF and available at http://www.shf-lhb.org or http://dx.doi.org/10.1051/lhb/1989009
134
CH. RÉTIÈRE
Dinard
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NORM N-BRETON
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1.
Le golfe normand-breton et l'estuaire de la Rance.
SEA
/oIOVABLE 6
GATE DAM
24 UNIT POWER PLANT
m
332.50
BASIN
2.
Le barrage et l'usine marémotrice.
Lock : Ecluse/24 Unit Power Plant: Usine proprement dite avec ses 24 groupes « bulbe »/Movable 6 Gate Dam: Barrage mobile formé
de 6 vannes/Sea : Mer/Basin: Bassin.
LA HOUILLE BLANCHE/N° 2-1989
135
ENERGIE MARÉMOTRICE ET ENVIRONNEMENT AQUATIQUE
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Turbine
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~
"18
21
DOUBLE ACTION
SWGLEACTKWATDRAINAGE
3.
Courbes de marée comparées avec les variations de niveau du plan d'eau à l'intérieur du bassin (simple et double effets). (D'aprés Electricité
de France.)
With pumping: avec pompage/Phases: phases/Hours: heures/Filling: remplissage/Waiting time: allente/Pumping: pompage/Turbine
action: turbinage/Emptying: vidage/Basin Ievel: niveau bassin/Sea level: niveau mer/Double action: double effet/Single action at
drainage: simple effet au vidage.
Parmi les mers du nord-ouest de l'Europe, La Manche
se singularise par le caractère mégatidal de ses marées,
spécialement dans sa partie occidentale: l'amplitude en
vive-eau d'équinoxe atteint 15,50 m en Baie du Mont
Saint-Michel et 13,50 m à l'embouchure de La Rance.
La Rance est une rivière modeste, longue de 100 km
environ, à faible débit (7 m 3 /sec. en moyenne). L'estuaire
qui sur le plan morphologique se présente comme une
succession de goulets étroits et de larges bassins, s'étend sur
une vingtaine de kilomètres.
C'est au débouché de ce petit fleuve entre les villes de
Dinard et Saint-Malo que fut établie l'usine marémotrice.
Débutée en 1963 sa construction, achevée en 1966, aboutit
à la création d'un réservoir de 184 millions de m 3 utiles
occupant une surface de 2 200 hectares à la cote + 13,50 m
(fig· 1).
dans les deux sens d'écoulement de l'eau, l'énergie peut être
produite tant au remplissage qu'au vidage du bassin: ce
type de fonctionnement est qualifié de cycle à double effet
(fig. 3).
A la lumière de cette description très sommaire de l'ouvrage il apparaît clairement que les échanges d'eau se
réalisent à travers l'ensemble « turbines + vannes» de la
mer vers le bassin et par l'intermédiaire des seules turbines
en sens 1I1verse.
3. Les effets sur l'environnement
De ce point de vue il convient de distinguer les conséquences de la construction de l'ouvrage de celles dues au
fonctionnement de l'usine.
2. L'ouvrage marémoteur
3.J. Les effets de la construction
D'une longueur de 750 m il est ancré sur des fonds granitiques à 13 m au-dessous du 0 des cartes marines. Supportant une route à grande circulation il comprend d'ouest en
est, une écluse, l'usine proprement dite avec ses 24 groupes
bulbes, une digue morte et enfin un barrage mobile large
de 115 m formé de 6 vannes qui peuvent assurer le passage
d'un débit total de 9 600 m 3 /sec. sous une dénivellation de
5 mètres (fig. 2).
Chaque groupe bulbe inclut, outre un alternateur de
10 MW, une turbine horizontale à 4 pales tournant à
94 tours/minute et capable d'absorber un débit de
275 m 3 /sec. Grâce à ces bulbes qui autorisent le turbinage
La construction fut réalisée à sec à l'intérieur de trois
enceintes de batardeaux. A l'exception de vidanges bihebdomadaires de faible amplitude (1 m), à caractère sanitaire, l'estuaire fut isolé de la mer ouverte durant trois
années, de 1963 à 1966 (ROUVILLOIS, 1967).
Pendant toute cette période le niveau du plan d'eau fut
stabilisé à la cote + 8,50 m. Il s'ensuivit d'importantes
fluctuations de la salinité des eaux du bassin dont les
valeurs s'abaissèrent jusqu'à 10%0 à proximité du barrage
et un accroissement considérable du taux de sédimentation
des particules fines. La transformation d'un estuaire à fort
marnage en un bassin à niveau constant provoqua la
LA HOUILLE BLA CHE/ • 2-1989
136
CH. RÉTIÈRE
disparition quasi totale de la flore et de la faune marines;
en contrepartie quelques populations d'espèces d'invertébrés et de poissons très euryèces se développèrent abondamment.
o
marine waters
_
brackish waters
3.2. Les effets du fonctionnement sur le milieu
Les contraintes d'exploitation de l'usine impriment aux
eaux du bassin un régime « de marée » bien particulier. Il
se démarque de celui observé en mer ouverte par la réduction du marnage qui oscille entre 4 et 5,50 m selon que les
bulbes turbinent ou non dans les deux sens d'écoulement
des eaux, par la remontée du niveau moyen (2,50 m environ) et la durée d'immobilisation des masses d'eau spécialement longue aux niveaux hauts.
La réduction du marnage a pour corollaire celle de la
superficie du domaine intertidal. Evaluée, avant l'aménagement et en marée de vive-eau, à 70 % de la surface totale
du bassin, la zone découvrante n'en représente plus aujourd'hui que 50 % dans le cas d'un fonctionnement normal
(simple effet en vive-eau et double effet en morte-eau).
li
4.
Extension des zones estuariennes avant (A) et après (B) la
construction du barrage. (D'après RÉTIÉRE et RICHARD, 1980).
Marine waters: eaux marines.
Brackish waters: eaux estuariennes.
Avant l'aménagement La Rance correspondait du point
de vue hydrologique à une ria à stratification haline peu
marquée le long de laquelle les auteurs reconnaissaient un
secteur aval maritime suivi de deux sections, la première à
salinité forte caractérisée par deux régimes saisonniers
relayée par une seconde à salinité faible (FISCHER, 1929,
1931,1933; MARIE, 1938; PRIOU, 1947). Aujourd'hui deux
parties seulement peuvent être individualisées, le réservoir
marin dont la salinité des eaux de fond reste supérieure à
30 %0, et le véritable estuaire en amont (RÉTIÈRE 1979;
RÉTIÈRE et RICHARD, 1980). La création d'un bassin aux
variations de niveaux d'amplitude modeste a entraîné le
recul et la réduction de la superficie de la zone estuarienne
et atténué les fluctuations saisonnières de la salinité des
eaux (fig. 4).
Les violents courants de vannage et de turbinage ont
modifié la distribution des sédiments dont l'origine, la
nature, la texture et la répartition avaient été bien étudiées
entre 1954 et 1959 (BERTHOIS et BERTHOIS, 1954 et 1955;
BOURCART et ROA MORALES, 1957; BOURCART, 1959). En
effet dès 1971 RÈTIÈRE constate qu'à proximité du barrage
certains fonds ont été érodés, des bancs de sable déplacés
et que des sédiments « ventilés » ont plus ou moins recouvert les fonds de cailloutis qui occupent le lit de La Rance
dans sa partie avale (RÉTIÈRE, 1979). Alors que l'intensité
de l'hydrodynamisme a surtout remanié la distribution des
sédiments grossiers, les longues durées d'étale ont au
contraire favorisé le dépôt des particules fines dans les
anses et les baies (RÉTIÈRE et RICHARD, 1981). Cependant
le bilan sédimentaire semble traduire une évolution naturelle de l'estuaire probablement liée à l'absence de réservoir
important de matériel en suspension dans les eaux côtières
près de ('embouchure de La Rance (HAN, 1982). Ces changements, d'ampleur somme toute limitée (L.C.H.F., 1982)
se sont d'ailleurs plus nettement manifestés au cours des
premières années qui ont suivi la mise en service de l'ouvrage (fig. 5).
R
SEDIMENTARY
MODIFICATIONS
lIII!!IIIIlI A
Œm B
t:EI c
E3 D
E!Sl E
C33 F
5.
Modifications sédimentaires. (D'après RÉTlÉRE et RICHARD,
1980.)
A : fonds érodés. B : cailloutis localement ennoyés dans des sables
grossiers. C : banc de sable déplacé. D: zones de dépôt de sédiments fins. E: sables propres hétérogénes. F: dépôts vaseux.
LA HOUILLE BLA CHE/N· 2-1989
137
E ERGIE MARÉMOTRICE ET ENVIRONNEMENT AQUATIQUE
........ _ Li tlorina Joxatilis
HML:hlgh mean IByel
o- _ _ littorino littorolis
___._.Gibbulo umbilicalis
LML: low mean leve!
m
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'" Ascaphyllum nada,um
• Fucus vesiculoSous
o f.
serratus
... F.
spirolis
o Pelvelia canaliculata
B:barrage
6. Distribution verticale de 5 espèces d'algues brunes (Ascophyllul1l nodosum, Fucus vesiculosus, Fucus serratus, Fucus ~piralis et Pelvetia
canaliculata) et de trois espèces de mollusques gastèropodes (Lil/orina saxatilis, Lil/orina Iil/oralis, Gibbula umbilicalis) en aval et en amont
du barrage jusqu'à l'écluse du Chatelier. (D'aprés LANG, 1986.)
3.3. Les conséquences écologiques du fOllctiollllement
3.3.1. Distribution des espèces et des communautés
En préalable à l'exposé des résultats concernant la distribution des espèces, la structure des communautés et les
modalités de leur installation, il convient au travers des
données relatives à certains groupes zoologiques inventoriés avec une particulière attention ou ayant fait l'objet de
recherches à caractère écologique de souligner la richesse
spécifique du bassin après 20 années de fonctionnement de
l'usine. Ainsi ne' dénombre-t-on pas moins de 110 espèces
d'annélides polychètes (RÉTIÈRE, 1979; LECHAPT, 1983;
LA G, 1986),47 espèces de crustacés décapodes - contre
44 avant l'implantation du barrage - (LE CALVEZ, 1986)
et environ 70 espéces de poissons constituant des peuplements dont la composition et la diversité sont comparables
à celles de leurs homologues de Manche occidentale (LE
MAO, 1985). Nous illustrerons les types de répartition des
espèces sur Ics deux exemples de la faune des substrats durs
de la zone artificiellement découvrante qualifiée « d'inter
niveaux» et de celle peuplant les fonds meubles non exondables.
Distribution des espèces des substrats durs de « l'inter
niveaux»
Récemment LA G a montré (1986) que les végétaux qui
marquent la zonation du domaine intertidal sont présents
dans le bassin (Lichens, Fucales, Laminaires); toutefois
leur extension verticale reste limitée (5 à 6 mètres au lieu
de 13). Les algues qui occupent le long du littoral les
niveaux bas de la zone de balancement des marées voient
leur limite supérieure de répartition remonter considérablement dans le bassin. li en est d'ailleurs de même pour
les invertébrés (gastéropodes principalement) vivant
normalement parmi ces algues. La succession des niveaux
supérieurs atteints par l'ensemble des organismes étudiés
pourrait laisser croire à leur étagement. Pourtant dès lors
que l'on prend en compte l'amplitude totale de leur distribution verticale il n'est plus possible de reconnaître une
réelle zonation (fig. 6). Cette apparente dualité trouve son
explication dans l'analyse comparée des rythmes de variations du niveau du plan d'eau du bassin et des hautes et
basses mers à l'extérieur dc l'estuaire. De fait, dans le
bassin les variations des niveaux hauts et bas, irrégulières,
souvent hachées et susceptibles d'amples fluctuations d'un
LA HOUILLE BLANCHE/N° 2-1989
m
14
®
7.
Courbes de marée (A) et de variations de niveaux hauts et
bas dans le bassin (B) respectivement entre janvier-avril 1980 et
février-juin 1981. (D'aprés LANG, 1986.)
8. Carte des peuplements benthiques.
A : Peuplement des sables grossiers à Spisula elleptica - Spisula
ovalis . Saccocirrus papillocercus.
B: Peuplement des sables fins vaseux à Abra alba - Melinna
palmata.
C: Faciès appauvri du peuplement à Abra alba
Melinna
palmata.
0: Peuplement des fonds durs à épibiose sessile.
E: Peuplement des sables propres à Nephtys cirrosa.
(D'aprés RÉTlÉRE, 1979.)
Comparaison des cartes de distribution de Melinna palmata en
1971 et 1976 montrant la stabilité de la limite de pénétration de
l'espèce dans la partie amont du bassin. (D'après RÉTlÈRE et
RtCHARD, 1980.)
9. Tendance évolutive du peuplement.
13
12
11
la
9
8
7
6
5
4
3
2
JanlJory 80 F.bruary 80 Horm 80 April 10
"REOUVERTURE"
DE L'ESTUAIRE
ISOLEMENT
DE L'ESTUAIRE
1
1
,
DEBUT DE
L'ECHANTILLONNAGE
j
1963
______________~S~T~AB~I~L~I;-;;T",E_H",Y~O::;R:;;O~L",O;;.GI",Q~U",E:.....l.(~S-,·/w.u."')
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ ....::S~T::AB~I~L~I~T.::Ec..::;ED~AP~H~I.::!Q::.UE:::.-
_
_
Stabilisation du nombre dl espèces princlpales et évolution
lente de la densité
Augmentation du nombre et
de la densité des espèces
principales
Equilibration de la hiérarchie des espèces principales
/
®
7.
F.bruary 1. Harth 81
April 81
May
81
Jun.
ETABLISSEMENT DU PEUPLEMENT
SOUS LE CONTROLE DE LA
PERTURBATION INITIALE
/
8'
9.
/
EVOLUTION NATURELLE
DU PEUPLEMENT CONTROLEE
ESSENTIELLEMENT PAR LE
JEU DES RELATIONS INTERET INTRA-SPECIFIQUES
;1
pa/mata
Benlhic communilies
in the marilim basin
of the RANCE
U»11
8.
1975
E ERGIE MARÉMOTRICE ET ENVIRONNEMENT AQUATIQUE
jour à l'autre ne sont pas toujours synchrones. En outre la
durée des niveaux hauts peut être longue et atteindre
8 heures par cycle de fonctionnement (fig. 7). Il résulte de
cette instabilité des conditions d'émersion-immersion,
l'installation dans l'interniveau d'un peuplement unique au
sein duquel ne se manifeste pas clairement la zonation des
ceintures décrite en domaine intertidal.
Les espèces et les communautés des fonds non exondables
Dès 1971 RÉTIÈRE a identifié en Rance quatre communautés benthiques à savoir: le peuplement des sédiments
fins plus ou moins envasés à Abra alba - Corbula gibba,
ceux des sables fins à moyens propres à Nephtys cirrosa et
des sables grossiers à Spisula ovalis - Spisula elliptica Saccocirus papillocarcus et enfin celui des cailloutis et fonds
durs à épibiose sessile (fig.8).
Cinq années ont donc été un délai suffisant pour que
s'établisse sous une forme, certes encore peu diversifiée, et
sur certains fonds peuplés auparavant par une faune intertidale, des communautés subtidales présentes à la périphérie du golfe normand-breton (RÉTIÈRE, 1975 et 1979).
La répartition longitudinale des espèces appartenant aux
peuplements estuariens ou à leurs faciès est sous la dépendance conjointe des facteurs édaphiques et hydrologiques.
De ce point de vue il est intéressant de remarquer que le
recul du secteur à salinité variable a coïncidé avec celui de
la zone de raréfaction des espèces marines (FISCHER, 1929
et 1931 ; RÉTIÈRE et RICHARD, 1981).
Enfin, de la comparaison de cartes de distribution d'espèces établies à cinq années d'intervalle (1971-1976) il
ressort nettement qu'à la stabilité des facteurs abiotiques
répond celle de la répartition spatiale des organismes (RÉTlÈRE et RICHARD, 1981 ; LECHAPT, 1983).
Des études floro-faunistiques et écologiques à caractère
exclusivement descriptif se dégagent des enseignements
majeurs:
- la flore et la faune se sont réintroduites dans le bassin
après qu'il ait été défauné pendant la phase d'isolement de
l'estuaire;
- la faune est actuellement très diversifiée;
- les schémas de distribution longitudinale et verticale
des espèces illustrent l'ajustement biologique aux nouvelles
conditions de l'environnement.
L'ouvrage marémoteur se caractérise donc par sa
perméabilité biologique qui a permis la recolonisation du
bassin à partir de la mer ouverte.
3.3.2. Les modalités de recolonisation du bassin
De 1972 à 1982 le suivi des principales composantes endogées du faciès à Melinna palmata du peuplement à Abra
alba - Corbula gibba révèle qu'à une phase d'accroissement
de la richesse spécifique et de la densité (s'étendant
jusqu'en 1976) succède une période de stabilisation (CLAVIER et al., 1982). Or, pendant toute la durée d'observation, six populations d'annélides polychètes représentent à
elles seules 80 % de l'abondance de l'endofaune et 90 % de
sa biomasse contrôlant ainsi largement la dynamique du
139
peuplement. Leur étude (RÉTIÈRE, 1976 et 1979; CLAVIER,
1981 ; RIVAIN, 1983; LECHAPT, 1983) a bien fait apparaître
que la recolonisation s'est réalisée aux dépens des populations les plus proches de l'estuaire et susceptibles d'occuper le biotope, indépendamment de la durée de vie des
espèces et de la longueur de la phase pélagique de leur
cycle; le transport passif d'adultes a pu également contribuer de manière non négligeable à leur installation dans le
bassin de La Rance.
Malgré une stabilisation rapide des conditions environnementales après la mise en service de l'ouvrage, dix années
ont donc été nécessaires à l'établissement d'un nouvel
équilibre du peuplement (1966-1976) qui a ensuite évolué
par le jeu naturel des relations intra et interspécifiques sans
relation avec la perturbation initiale, les espèces à durée de
vie longue imprimant la tendance générale (fig. 9).
3.3.3. La biologie des espèces
De l'ensemble des connaissances acquises sur la biologie
des organismes nous extraierons, à titre d'exemple celles
ayant trait à la reproduction et la croissance d'un invertébré, le mollusque gastéropode Haliotis tuberculata et des
poissons peuplant ou fréquentant les eaux du bassin.
L'ormeau Haliotis tuberculata est présent en forte
densité sur les côtes nord de Bretagne (GAILLARD, 1958).
Selon CLAVIER et RICHARD (1985) il habite, dans la région
de Saint-Malo, les anfractuosités sur fonds durs ou de forte
granulométrie. Ces auteurs ont été conduits, dans le cadre
de leurs recherches, à comparer des populations vivant sur
le littoral et dans le bassin de La Rance: il s'avère que si
dans ce dernier site la période de ponte est légèrement plus
étalée, la croissance n'y est pas significativement différente.
L'étude des stades de maturité des gonades couplée à
celle de l'ichtyoplancton et à l'observation des pontes fixées
conduit LE MAO (1985) à affirmer que sur les 70 espèces
de poissons qui peuplent les divers fonds de La Rance ou
en occupent le domaine pélagique pas moins de 30 s'y
reproduisent de façon certaine. Profondément transformée
La Rance continue donc de jouer un rôle essentiel dans le
cycle de vie de nombreuses espèces servant de frayères pour
certaines (Clupea harengus) et (ou) de nurseries pour d'autres (Pollachius pollachius). Beaucoup de petits poissons
littoraux y réalisent la totalité de leur cycle bien que leurs
populations puissent bénéficier d'un fort recrutement en
larves ou juvéniles venant de la mer ouverte (Ciliata mustela, Spinachia spinachia) ou voir leurs effectifs reproducteurs s'accroître par l'arrivée de géniteurs (Atherina presbyter). Enfin La Rance assure envers les espèces
catadromes (Anguilla anguilla, Conger conger) la fonction
de tout estuaire laissant pénétrer les stades larvaires et
ressortir les géniteurs. En règle générale la croissance
linéaire des poissons étudiés par LE MAO (1985) ne semble
guère perturbée. Les bars Dicentrarchus labrax ont une
croissance, certes lente, mais très comparable à celle observée en Irlande et au Pays-de-Galles c'est-à-dire en limite
nord de l'aire d'abondance de cette espèce méditerranéolusitanienne. Il en est de même de la croissance de la
daurade, Liza aurata qui reste proche de celle signalée en
d'autres secteurs de Bretagne. Pour le hareng, Clupea
LA HOUILLE BLANCHE/N° 2-1989
140
CH. RÉTlÈRE
Tableau 1
Vasières exondables
Sables vaseux non exondables
La Rance
Rivière de Morlaix
8,5 (1)
15,0-18,0 (2)
9,5 (3)
2
Biomasse moyenne annuelle (g/m ) des espèces d'endofaune des communautès des sables vaseux dans deux estuaires bretons: La Rance
et La Rivière de Morlaix.
(1) 1979-1980: CLAVIER, 1981.
(2) 1972-1973: RETIERE, 1979 (en deux sites différents).
(3) 1977-1978: DAUVIN, 1984.
Tableau 2
P
La Rance
River Lyhner
A
N
A
N
Vasières exondables
P/B
1,5- 9,0
2,5-6,0 (1)
0,1-12,5
6,0- 2,8
4,0-5,2 (2)
1,4-0,8 (3)
Sables vaseux non exondables
P
P/B
6,0
1,2 (4)
Production exprimée en g/m 2 /an de Ampharete acutitrol1s (A) et Nephtys hombergii (N) dans deux estuaires: La Rance (France) et la
River Lyhner (Grande-Bretagne).
(1) 1979-1980: CLAVIER, 1981 (en deux sites différents).
(2) et (3) 1972-1977: WARWICK and PRICE (1980).
(4) 1972-1973: RETIERE (1979).
harengus le bassin de La Rance se révèle même un milieu
particulièrement favorable. L'interprétation des résultats
relatifs à la croissance pondérale est rendue délicate par le
très petit nombre d'espèce prises en compte et l'insuffisance
de données de références: alors que la croissance du bar
Dicentrachus labrax est voisine en Rance et sur la côte
Atlantique française celle de la daurade Uza aurata est
moins bonne. Ces enseignements auxquels il convient
d'ajouter ceux concernant d'autres invertébrés, en particulier des annélides polychètes, convergent pour laisser
penser que la reproduction et la croissance des organismes
ne sont pas affectées par les nouvelles conditions écologiques du bassin de La Rance.
3.3.4. Le fonctionnement de l'écosystème
3.3.4.1. La production primaire
Dans le contexte de leurs recherches sur la réalisation de
pollutions expérimentales à grande échelle dans le bassin
de La Rance, LACAZE et al. (1972) ont mis en évidence une
augmentation importante de la production primaire d'aval
en amont. Ce gradient peu marqué en hiver s'affirme nettement au printemps, les eaux de surface demeurant toujours
les plus productives. Les valeurs correspondant au secteur
marin sont supérieures à celles des eaux de la baie jouxtant
l'estuaire et deux à quatre fois plus fortes que celles observées plus à l'ouest, en mer ouverte, sur le littoral breton,
dans les parages de Roscoff (GRALL, 1972). Les mouvements d'eau sont probablement responsables du maintien
à un niveau élevé de la productivité du bassin sans qu'apparaissent d'eutrophisations excessives ou de variations
soudaines de la production primaire.
3.3.4.2. Biomasse et production macrozoobenthique
Les biomasses et production sont susceptibles de fluctuer
d'une année à l'autre. Cette réserve exprimée, il n'en
demeure pas moins que les valeurs de biomasse moyenne
annuelle relatives au peuplement à Abra alba - COI'bula
gibba des sables vaseux non exondables de La Rance
(RÉTIÉRE, 1979) sont approximativement doubles de celles
se rapportant d'une part à la faune endogée des vasières
découvrantes (CLAVIER, 1981) et d'autre part à la communauté subtidale établie dans des sédiments de texture très
voisine à l'embouchure de la rivière de Morlaix, près de
Roscoff, sur la côte armoricaine (Utbl. 1). L'amplitude des
variations, selon les sites et les années, des valeurs de
production et des rapports PI B de deux populations annélidiennes, Nephtys hombergii et Ampharete acutiji-ons
étudiées en Rance (RÉTIÈRE, 1979; CLAVIER, 1981) et dans
la rivière Lyhner en Grande-Bretagne (WARWICK et PRICE,
1980) est également du même ordre de grandeur (!abl. 2).
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ENERGIE MARÉMOTRICE ET ENVIRON EME T AQUATIQUE
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142
CH. RÉTIÈRE
3.3.4.3. Déplacements et migrations
En règle générale les estuaires, zones de transition entre les
eaux côtières et dulçaquicoles, sont des voies de passage
essentielles pour de nombreuses espèces; les mouvements
qui les animent sont d'amplitude variée et affectent une ou
plusieurs phases de leur cycle de vie. Une question primordiale se pose donc: la présence du barrage et le fonctionnement des turbines entravent-ils leurs déplacements? Ce
problème a été finement analysé par LE MAO (1984 et
1985) qui s'est intéressé, outre à la faune piscicole, au cas
de deux invertébrés d'intérêt économique, l'un marcheur,
l'araignée de mer Maia squinado, l'autre nageur, la seiche,
Sepia officinalis.
L'araignée de mer Maia squinado
Parmi les espèces de crustacés d'intérêt halieutique, l'araignée de mer est sans conteste la plus abondante. Alors que
les immatures occupent le bassin tout au long de l'année
en densité cependant plus faible en hiver, les adultes manifestent un vrai comportement migrateur (DE KERGARIOU,
1971). Au printemps, leur arrivée régulière qui donne d'ailleurs lieu à exploitation pendant toute la période de
présence des individus reproducteurs dans le bassin est la
preuve que le barrage ne constitue pas pour ce migrateur
« marcheur» un véritable obstacle.
La seiche Sepia officinalis
La seiche est un mollusque céphalopode dont les habitudes
migratoires sont fort complexes. Dans la baie de SaintMalo les adultes apparaissent au début du mois d'avril
suivis des immatures qui deviennent abondants à partir de
juin. Le départ de la majorité de ces seiches se produit au
cours du mois d'octobre, quelques individus demeurant à
la côte jusqu'à la fin novembre. Les juvéniles issus de la
ponte estivale échelonnent leur départ d'octobre à fin
novembre. Bien que leurs zones d'hivernage soient encore
imprécises il est raisonnable, compte tenu des caractéristiques thermiques des eaux, de les situer à l'ouest de La
Manche et en Mer Celtique (fig. 10).
Malgré son aspect saisonnier la pêche de la seiche en
Rance est une activité halieutique primordiale. En 1982,
d'avril à juin, LE MAO (1985) estime la production entre
25 et 35 tonnes, celle-ci pouvant même atteindre, les
bonnes années et de part et d'autre du barrage, 40 tonnes.
Le succès de la reproduction dans le bassin joint à la pêche
intensive qui s'y exerce et les fortes quantités capturées
témoignent de la perméabilité de l'ouvrage marémoteur à
ces céphalopodes de grande taille.
La faune piscicole
La présence en Rance d'espèces à cycle complexe exigeant
un séjour au large implique nécessairement des migrations
et des mouvements erratiques entre le bassin et la mer
ouverte: en ce domaine il convient de faire la part des
vannes et des turbines dans ces échanges. Pour tenter de
répondre à cette question LE MAO (1985) a prélevé
mensuellement de septembre 1983 à août 1984 des échantillons de part et d'autre des groupes bulbes, dans les
perthuis de batardeaux: quarante-quatre espèces ont ainsi
été récoltées. Elles appartiennent à trois catégories: les
formes pélagiques dominent largement le groupe des poissons bentho-démersaux et celui des espèces associées aux
algues en épave. Mais il est à noter que dans tous les cas
les maxima d'abondance dans les perthuis coïncident avec
les périodes de reproduction ou de concentration trophique
au voisinage du barrage: le passage par les turbines est
donc effectif et se produit à la faveur des mouvements
migratoires.
De l'étude des blessures des poissons et céphalopodes
pêchés dans les perthuis et capturés de part et d'autre du
barrage LE MAO conclut que le passage de ces organismes
au travers des turbines semble se réaliser sans problèmes
majeurs en raison des caractéristiques des groupes bulbes
(grand diamètre et faible vitesse de rotation). Une mortalité indirecte sans doute négligeable au regard du nombre
considérable de poissons transitant par les turbines est
cependant décelable. La traversée de ces structures désorganise en effet les bancs favorisant alors la prédation par
les oiseaux piscivores. (Laridés mais également cormorans
Phalacrocorax carbo et P. ariSlolelis et pingoins Alca
torda.)
S
MER
1
1
======i':===-~==--Ba(fage
1
1
1
BASSIN
1O.
Cycle biologique de la seiche Sepia officinalis dans le bassin de La Rance. (D'après LE
LA HOUILLE BLANCHE/N· 2-1989
MAO,
1985.)
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LA HOUILLE BLANCHE/N° 2-1989
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Tableau 3
Cerastoderma sp. juv.
avril
mai
juin
juillet
août
Solea vulgaris
Pleuronectes platessa
Pomatoschistus minutus
Callionymus Iyra
---
---
0
0
0
0
191 *
109*
2
---
---
105
2
2
0
0
628
0
2
Solea vulgaris
Pleuronectes platessa
Pomatoschistus minutus
Callionymus Iyra
---
---
33*
155*
121*
138*
---
---
Ampharete acuti{rons
0*
71*
34*
105*
6
1
104*
13
488*
62*
53
254*
17
Les astérisques soulignent les cas réels de compétition trophiques selon les critéres définis par GODFRIAUX et QUINIOU.
Valeur mensuelle de l'index de RICHARD calculé pour les poissons prédateurs dominants et les deux espéces principales de proies
Ampharete acuti/rons et juvéniles de Cerastoderma sp. (d'aprés LE MAO, 1986).
3.3.4.4. Relations trophiques
Nature des relations trophiques
Après avoir défini les peuplements de poissons et céphalopodes du bassin de La Rance LE MAO (1985) a mis en
évidence les relations d'ordre alimentaire qu'ils entretiennent avec les autres composantes floro-faunistiques de
l'écosystème.
Au sein du peuplement pélagique cet auteur distingue
deux catégories principales d'organismes:
- les planctonophages dont l'alimentation est dominée
soit par les crustacés copépodes et les larves de décapodes
(Sprallus spra/lus, Sardina pilchardus, Atherina presbyter)
soit par l'ichthyoplancton (C1upea harengus) ;
- les prédateurs pourchassant activement les poissons
planctonophages; il s'agit principalement des céphalopodes Loligo vulgaris, Lo/igo forbesi et des poissons Scomber
scombrus et Trachurus trachurus. Quand des relations se
développent entre des représentants pélagiques et benthiques elles se réalisent généralement au profit des seconds.
La structure trophique des peuplements des substrats
durs inclut outre des poissons phytophages (Spondyliosoma cantharus juvénile, Blennius ga/lorugine... ), des espèces s'attaquant au zoobenthos sessile (Blennius pholis...)
ou vagile (Ciliata mustela, Trisopterus luscus, Symphodus
melops.. .) et des espèces piscivores consommant aussi des
crustacés décapodes (Pollachius pollachius. Dicentrarchus
labrax, Enophrys bubalis).
Sur les fonds meubles quelques espèces se nourrissent
préférentiellement aux dépens du méiobenthos permanent
(Gobius niger) ou temporaire (juvéniles de Solea vulgaris
et Pleuronectes platessa) , d'autres telles la plie Pleuronectes
platessa adulte ou Callionymus Iyra consommant plutôt le
macrobenthos endogé. Toutefois les crustacés décapodes
vagi les constituent des proies intervenant pour une part
non négligeable dans le régime alimentaire du bar Dicentrarchus labrax, de l'anguille Anguilla anguilla ou du flet
Platichthys jfesus... La seiche Sepia officinalis, prédateur
puissant, occupe le sommet de la pyramide alimentaire du
peuplement des fonds meubles apparemment plus hiérarchisée en secteur maritime qu'estuarien où crustacés et
poissons benthiques occupent le même niveau trophique.
En conclusion trois enseignements majeurs se dégagent
de cette étude:
- les chaînes alimentaires pélagiques sont typiques de
zones côtières en l'absence de prédateurs océaniques de
haut niveau (sélacien, grands scombridés, cétacés) ;
- la nature des relations trophiques entre poissons et
céphalopodes d'une part et la faune des sédiments meubles
d'autre part est conforme au schéma opposant classiquement, de ce point de vue, le domaine côtier marin et les
zones estuariennes;
- enfin la mise en place de chaînes alimentaires complexes
semble assurer une exploitation satisfaisante par les poissons et céphalopodes des ressources trophiques du bassin
de La Rance.
Fragilité des relations trophiques
Il importe de savoir si les liens tissés entre les différents
compartiments écologiques du bassin de La Rance peuvent
être affectés par les modalités d'exploitation de l'usine
marémotrice. Or, il est admis que l'interprétation des
mécanismes fonctionnels de tout système biologique est
d'autant plus aisée que celui-ci est simple, c'est-à-dire que
le nombre de ses composantes est faible. Dans cet esprit
LE MAO (1986) a analysé les relations entre la faune
piscicole et celle des sédiments meubles du secteur estuarien, zone de nurserie pour de nombreuses espèces de
LA HOUILLE BLANCHE/N° 2-1989
ENERGIE MARÉMOTRICE ET ENVIRONNEMENT AQUATIQUE
poissons pélagiques et bentho-démersaux qui ne constituent pas une communauté bien établie sa composition
variant au rythme des périodes de recrutement et de migration. De fait, seules les espèces Pomatoschistus minutus,
Pleuronectes platessa et Anguilla anguilla en sont les hôtes
permanents; encore convient-il de remarquer que les
densités des deux dernières espèces chutent fortement au
cours des mois d'hiver. Dès lors 90 % des espèces benthiques capturées sont représentées par la plie Pleuronectes
platessa, la sole Solea vulgaris, le gobie PomalOschistus
minutus et Callyonimus lyra.
La compétition trophique qui existe entre les différentes
espèces de poissons benthiques s'alimentant sur les
communautés estuariennes oligospécifiques est généralement très intense. En Rance LE MAO a montré qu'une
réelle compétition se manifeste entre la plie et la sole envers
deux espèces d'invertébrés, l'annélide polychète Ampharete
acutifrons et le mollusque bivalve CeraslOderma sp. En effet
les juvéniles de Cerastoderma sp. sont intensément exploités par les jeunes soles dès le mois de juin; en juillet les plies
du groupe 0 entrent en active compétition pour cette
ressource et en août elles en demeurent les seuls consommateurs. Ampharete acutifrons qui devient alors une proie
majeure dans l'alimentation des soles tout en restant l'enjeu d'une compétition intense entre les autres prédateurs
d'avril à août apparaît donc comme une ressource primordiale pour les poissons benthiques (tab!. 3). Mais en Rance
les deux espèces Cerastoderma sp. et Ampharete acutifrons
ont une durée de vie brève. L'équilibre trophique est donc
fragile et dépend du succès de leur recrutement que des
variations brutales des conditions abiotiques, elles-mêmes
fonction du rythme de fonctionnement de l'usine marémotrice, peuvent profondément affecter.
A cet égard les conséquences des variations soudaines de
niveaux enregistrées en juin 1983 lors du passage d'un
fonctionnement «simple effet» à un fonctionnement
«double effet» se traduisant par l'exondation périodique
de vasières constamment immergées sont très révélatrices.
L'abondance des populations de jeunes plies Pleuronectes
platessa a chuté d'environ 80 % à une époque capitale
puisque le recrutement de l'espèce s'arrête au mois de
juillet. Cette diminution de la densité suivie rapidement
4. Conclusion
Pendant toute la durée de construction de l'ouvrage marémoteur l'estuaire à fort marnage a été transformé en un
bassin à niveau constant; les conditions hydrologiques et
sédimentaires en ont été profondément bouleversées. La
résultante biologique s'est manifestée par une disparition
quasi totale de la flore et de la faune marine et seules les
espèces les plus tolérantes aux fluctuations des facteurs
abiotiques se sont développées. Cette étape se révèle donc
extrêmement dommageable pour l'environnement aquatique. Le rythme des variations de niveau du plan d'eau,
145
d'une recolonisation par des gobies Pomatoschistus minutus, est due à un taux élevé de mortalité: de nombreux
individus se retrouvèrent à sec sur la vasière ou soumis à
une élévation de la température de l'eau des flaques dans
lesquelles ils s'étaient réfugiés, devenant dans tous les cas,
des proies faciles pour les oiseaux. LE MAO note également
un accroissement du coefficient de vacuité des individus
survivants qui ne peut être associé à une raréfaction des
proies puisque, dès le mois suivant, la fréquence du ver
Ampharete acuti!rons augmente dans les contenus digestifs
des gobies analysés.
La déstabilisation, même brève, des conditions environnementales par un changement du rythme d'exploitation
de l'usine est donc susceptible de perturber durablement le
fonctionnement de l'écosystème.
3.3.4.5. Utilisation du bassin par les oiseaux aquatiques
hivernants
Chaque année La Rance accueille plusieurs milliers d'oiseaux hivernants.
Les recensements effectués de novembre 1984 à mars
1985 par LE MAO et al. (1986) en complément des observations à caractère plus ponctuel de SCHRICKE et BOURGAULT (1982) et de celles qu'ils réalisèrent entre 1977 et
1984 révèlent tout d'abord que l'augmentation de la
surface du plan d'eau permanent a été favorable aux palmipèdes plongeurs: ainsi de fortes concentrations de grèbes,
en particulier Podiceps nigricollis, ont lieu au début de
l'hiver dans la ria.
n apparaît également que les densités de petits échassiers
sont élevées en comparaison de celles calculées pour des
zones côtières françaises ou anglaises. Tout se passe
comme si la production des peuplements des vasières
découvrantes aux dépens desquels s'alimentent ces populations aviennes, compensait la réduction des surfaces
exondables.
Enfin l'accroissement progressif, dès 1970, des effectifs
de nombreuses espèces hivernantes (Tadorna tadorna,
Branla bernicla.. .) , également enregistré en Baie du Mt
St-Michel, traduit les fortes potentialités d'accueil de la ria.
L'aménagement marémoteur de l'estuaire n'a donc pas
eu de conséquences néfastes sur l'avifaune.
déterminé par le mode d'exploitation de l'usine, a entraîné
une diminution de la superficie du domaine intertidal, créé
de nouvelles conditions hydrodynamiques et hydrologiques et abouti en quelques années à une redistribution des
sédiments meubles du bassin.
Progressivement une flore et une faune marine s'y sont
établies puis diversifiées; les modes de distribution et de
regroupement des espèces en unités cénotiques reflètent,
avec des nuances, un ajustement biologique aux nouvelles
conditions environnementales. La colonisation s'est réalisée, tout d'abord aux dépens des populations les plus
proches susceptibles d'occuper les différents biotopes par
LA HOUILLE BLANCHE/N° 2-1989
146
CH. RÉTIÈRE
l'intermédiaire des stades larvaires de dissémination mais
aussi de juvéniles et d'adultes entraînés passivement par les
violents courants de vannage.
La reproduction et la croissance des invertébrés et vertébrés étudiés semblent se dérouler identiquement dans le
réservoir et en mer ouverte. Les niveaux élevés de productions primaire et macrozoobenthique, la structure
complexe du réseau trophique, la libre circulation, par
passage à travers les vannes et les turbines des organismes
erratiques ou migrateurs témoignent de relations fonctionnelles normales au sein du nouvel écosystème et entre
celui-ci et les eaux côtières.
Les effets écologiques de 20 années de fonctionnement
de l'usine marémotrice de La Rance sont donc loin d'être
négatifs. Mais ils ne sont pas directement transposables à
d'autres sites dans le monde où ils seront évidemment
dépendants des caractéristiques propres à chacun d'eux.
Ainsi à titre d'exemple, le taux de sédimentation dépendra de la charge des eaux en particules en suspension et du
mode d'exploitation de l'usine; de même taille et fragilité
des organismes d'une part et vitesse de rotation des turbines d'autre part interviendront dans la détermination du
taux de mortalité lié au franchissement de l'ouvrage.
Pourtant des enseignements d'une portée scientifique
générale se dégagent de l'ensemble des recherches poursuivies sur le bassin maritime de La Rance:
- un aménagement marémoteur est, à des degrés divers,
biologiquement perméable: il autorise la recolonisation
d'un milieu modifié et les échanges entre estuaire et eaux
côtières;
- un nouvel équilibre est atteint au terme d'une dizaine
d'années; le système fonctionne alors par le jeu des relations intra et interspécifiques indépendamment de la
perturbation initiale;
- ce nouvel équilibre est totalement dépendant du mode
d'exploitation de l'usine: un rythme régulier stabilise les
conditions abiotiques;
- des variations brutales des facteurs environnementaux
(pour des raisons de production d'électricité ou d'entretien
des ouvrages), même brèves, peuvent avoir des effets écologiques sévères perceptibles à différentes échelles d'espace et
de temps (moyen et long terme).
En conclusion générale le succès d'un aménagement
marémoteur repose sur la bonne adéquation, possible à
définir, entre les contraintes d'exploitation et le respect des
équilibres biologiques.
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Adresse de l'auteur
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Tèl. : 9946/390.
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