Energie marémotrice et environnement aquatique
Ch. Rétière
Laboratoire maritime -Muséum d'histoire naturelle -Dinard
Le
bassin de
La
Rance sur la côte
nord
de Bretagne constitue l'unique site aété évalué en vraie
grandeur et après 20 années de fonctionnement l'impact écologique d'un aménagement marémoteur.
La
période d'isolement de l'estuaire durant la construction
fut
particulièrement dommageable pour l'envi-
ronnement. Progressivement, après la mise en service, uneflore
et
une faune, de plus en plus diversifiées,
se sont établies. Leurs
modes
de répartition, de groupements en unités cénotiques
et
la nature des relations
qu'elles entretiennent entre elles, témoignent, àdes degrés divers, d'un ajustement biologique
aux
nouvelles conditions environnementales. L'ouvrage
marémoteur
dont la perméabilité biologique a
permis
la recolonisation du bassin laisse également passer, àtravers vannes
et
turbines, les organismes
migrateurs.
Le
nouvel équilibre écologique, instauré au terme d'une dizaine d'années, demeure cependant
fragile;
lié àla stabilité des conditions abiotiques, il dépend pour une large
part
du
mode
d'exploitation
de l'usine.
1.
Introduction
L'idée d'exploiter l'énergie des marées est fort ancienne.
Dès
le
Il
esiècle on utilisait des moulins àmarées
sur
les
côtes atlantiques de France,
d'Espagne
et de
Grande-
Bretagne. L'énergie récupérée suffisait àfaire marcher des
pompes
et àmoudre
le
blé.
De nos
jours
pour
songer raisonnablement àexploiter ce
type d'énergie la condition première est de disposer de sites
l'amplitude de
la
marée est
forte;
àl'échelle planétaire
ils
sont
au
nombre
d'une
vingtaine soumis àun
marnage
qui avoisine ou dépasse
10
mètres.
Aussi des projets marémoteurs se sont-ils faits
jour
à
travers
le
monde:
golfe de
Gambay
en Inde, baie de
Garolim en Corée
du
Sud, baie de
Fundy
au
Canada,
estuaire de La Severn en Grande-Bretagne...
Devant
l'ampleur
des aménagements envisagés, certains
chercheurs
ont
tenté
d'en
prévoir
les
effets sur l'environ-
nement marin
(MARTIN,
1970;
GORDON
et
LONGHURST,
1979;
SHAW,
1980;
LARSEN
et
TOPINKA,
1984...
).
Mais à
cet égard
le
bassin de
La
Rance, sur les côtes armoricaines
de La Manche, constitue l'unique site
peut être évalué
en vraie
grandeur
et
au
terme de vingt années de fonc-
tionnement l'impact écologique
d'un
aménagement
maré-
moteur.
Tidal power
and
the aquatic environment
The Rance basin on 'the northern coast
of
Brittany
is the only site where
afull-scale
evaluation
of
the ecological
impact
of
atidal power scheme has been made,
after
20 years
of
operation.
The
period
of
isolation
of
the estuary during the construction
phase
was particularly damaging
for
the environment. Gradually, after the scheme was
put
into service, an increasingly diverse
flora
and
fauna became established. The
patterns
of
distribution
of
this flora
and
fauna,
their
groupings into cenotic units
and
the nature
of
their inter-relationships, indicate avariable degree
of
biological adjustment to the new environmental conditions. The tidal power scheme, whose
biological permeability has enabled re-colonisation
of
the basin to
take
place, also allows
migra
tory organisms to pass via sluice
gates
and
turbines.
Ho
wever, the new ecological
equilibrium established in the space
of
10
years
remainsfragile and, being
linked
to the stability
of
abiotic conditions, depends to alarge
extent
on the operating conditions
of
the tidal power
scheme.
LA
HOUILLE
BLANCHE/N"
2-1989
Article published by SHF and available at http://www.shf-lhb.org or http://dx.doi.org/10.1051/lhb/1989009
134 CH.
RÉTIÈRE
r-----r.,J-:------1-~t_---_149°
, m
NORM
N-BRETON
t----t""-""'-"lc!...F-.-----'I-
-....lY--l
ë.$1
Dinard
N
t
1. Le golfe normand-breton et l'estuaire
de
la
Rance.
SEA
24
UNIT POWER
PLANT
m
332.50
BASIN
/oIOVABLE
6
GATE
DAM
2. Le barrage et l'usine marémotrice.
Lock :Ecluse/24 Unit Power
Plant:
Usine proprement dite avec ses
24
groupes «bulbe »/Movable 6
Gate
Dam:
Barrage mobile formé
de 6vannes/Sea :
Mer/Basin:
Bassin.
LA
HOUILLE
BLANCHE/N°
2-1989
ENERGIE
MARÉMOTRICE
ET
ENVIRONNEMENT
AQUATIQUE
135
with pumpi1g
waiting
-t----t-timeor-l-----+-----+
Phases Filling purrping Turbineaction
Filling
Hours
....::..3
__
~6
__
--'9~
_
__!..1~2
__
~15~_....:..:::.._._....::..:._
SWGLEACTKWATDRAINAGE
with
IXJrrping
c:
.2
'0
III
wailing
Ol
~
Ol Ol
.~
~
~
timeor
Turbine
Phases
~
~
~
purping cion "-
Hours 36912 18
21
DOUBLE
ACTION
3. Courbes de marée comparées avec les variations de niveau du plan d'eau àl'intérieur du bassin (simple et double
effets).
(D'aprés
Electricité
de France.)
With
pumping:
avec
pompage/Phases:
phases/Hours:
heures/Filling: remplissage/Waiting
time:
allente/Pumping:
pompage/Turbine
action:
turbinage/Emptying:
vidage/Basin Ievel: niveau bassin/Sea level: niveau
mer/Double
action:
double
effet/Single action
at
drainage:
simple effet
au
vidage.
Parmi
les mers du
nord-ouest
de l'Europe, La
Manche
se singularise
par
le
caractère
mégatidal de ses marées,
spécialement dans sa partie
occidentale:
l'amplitude
en
vive-eau d'équinoxe
atteint
15,50 men Baie
du
Mont
Saint-Michel
et
13,50 m à
l'embouchure
de La Rance.
La Rance est une rivière modeste, longue de 100 km
environ, àfaible débit
(7
m3/sec. en moyenne). L'estuaire
qui
sur
le
plan
morphologique
se présente
comme
une
succession de goulets étroits et
de
larges bassins, s'étend
sur
une vingtaine de kilomètres.
C'est
au débouché de ce petit fleuve
entre
les villes de
Dinard
et Saint-Malo
que
fut établie l'usine marémotrice.
Débutée
en 1963 sa
construction,
achevée en 1966,
aboutit
àla création
d'un
réservoir de 184 millions de m3utiles
occupant
une surface de 2200 hectares àla cote +13,50 m
(fig· 1).
2.
L'ouvrage marémoteur
D'une
longueur de 750 m
il
est ancré
sur
des fonds grani-
tiques à
13
mau-dessous
du
0des cartes marines.
Suppor-
tant
une
route
àgrande circulation
il
comprend
d'ouest
en
est, une écluse, l'usine
proprement
dite avec ses 24
groupes
bulbes, une digue
morte
et
enfin un
barrage
mobile large
de
115
mformé de 6vannes qui peuvent assurer
le
passage
d'un
débit total de 9600 m3/sec. sous une dénivellation de
5mètres (fig. 2).
Chaque
groupe bulbe inclut,
outre
un
alternateur
de
10
MW,
une turbine horizontale à 4 pales
tournant
à
94
tours/minute
et
capable
d'absorber
un débit de
275 m3/sec.
Grâce
àces bulbes qui
autorisent
le
turbinage
dans
les deux sens
d'écoulement
de
l'eau, l'énergie
peut
être
produite
tant
au
remplissage
qu'au
vidage
du
bassin:
ce
type de fonctionnement est qualifié de cycle à
double
effet
(fig.
3).
Ala lumière de cette description très
sommaire
de l'ou-
vrage
il
apparaît
clairement
que
les échanges
d'eau
se
réalisent àtravers l'ensemble «turbines +
vannes»
de la
mer vers
le
bassin et
par
l'intermédiaire des seules turbines
en sens
1I1verse.
3. Les effets sur l'environnement
De
ce
point
de vue
il
convient de distinguer les consé-
quences de la
construction
de l'ouvrage de celles dues
au
fonctionnement de l'usine.
3.J. Les effets
de
la
construction
La
construction
fut réalisée àsec àl'intérieur de trois
enceintes de
batardeaux.
Al'exception de vidanges bi-
hebdomadaires
de faible
amplitude
(1
m), àcaractère sani-
taire, l'estuaire fut isolé de la mer ouverte
durant
trois
années, de 1963 à1966
(ROUVILLOIS,
1967).
Pendant
toute
cette période
le
niveau
du
plan
d'eau
fut
stabilisé àla cote +8,50 m.
Il
s'ensuivit
d'importantes
fluctuations de la salinité des eaux
du
bassin
dont
les
valeurs
s'abaissèrent
jusqu'à
10%0 àproximité
du
barrage
et
un accroissement considérable
du
taux de sédimentation
des particules fines. La
transformation
d'un
estuaire àfort
marnage
en un bassin àniveau
constant
provoqua
la
LA
HOUILLE
BLA
CHE/
2-1989
136
CH.
RÉTIÈRE
4. Extension des zones estuariennes avant
(A)
et après
(B)
la
construction
du
barrage. (D'après
RÉTIÉRE
et
RICHARD,
1980).
Marine
waters:
eaux marines.
Brackish waters: eaux estuariennes.
5. Modifications sédimentaires. (D'après
RÉTlÉRE
et
RICHARD,
1980.)
A : fonds érodés. B : cailloutis localement ennoyés dans des sables
grossiers. C : banc de sable déplacé.
D:
zones de dépôt de sédi-
ments
fins.
E:
sables propres hétérogénes.
F:
dépôts vaseux.
o
marine
waters
_
brackish
waters
R
SEDIMENTARY
MODIFICATIONS
li
lIII!!IIIIlI
A
Œm
B
t:EI
c
E3
D
E!Sl E
C33
F
3.2.
Les
effets du fonctionnement sur le milieu
disparition quasi totale de la flore
et
de la faune
marines;
en contrepartie quelques populations d'espèces d'inverté-
brés et de poissons très euryèces se développèrent
abon-
damment.
Les contraintes d'exploitation de l'usine impriment aux
eaux
du
bassin un régime «de marée »bien particulier. Il
se
démarque de celui observé en mer ouverte
par
la réduc-
tion
du
marnage qui oscille entre 4et 5,50 mselon que les
bulbes turbinent
ou
non
dans
les deux sens d'écoulement
des eaux,
par
la remontée
du
niveau moyen (2,50 menvi-
ron)
et
la durée d'immobilisation des masses
d'eau
spécia-
lement longue
aux
niveaux hauts.
La réduction
du
marnage a
pour
corollaire celle de la
superficie
du
domaine
intertidal. Evaluée,
avant
l'aména-
gement et
en
marée de vive-eau, à70 %de la surface totale
du bassin, la zone découvrante n'en représente plus aujour-
d'hui que
50
%
dans
le
cas
d'un
fonctionnement normal
(simple effet en vive-eau
et
double effet en morte-eau).
Avant
l'aménagement La Rance correspondait
du
point
de vue hydrologique àune ria àstratification haline peu
marquée
le
long de laquelle les auteurs reconnaissaient
un
secteur aval maritime suivi de deux sections, la première à
salinité forte caractérisée
par
deux régimes saisonniers
relayée
par
une seconde àsalinité faible
(FISCHER,
1929,
1931,1933;
MARIE,
1938;
PRIOU,
1947).
Aujourd'hui
deux
parties seulement peuvent être individualisées,
le
réservoir
marin
dont
la salinité des eaux de fond reste supérieure à
30
%0,
et
le
véritable estuaire en
amont
(RÉTIÈRE
1979;
RÉTIÈRE
et
RICHARD,
1980). La création
d'un
bassin aux
variations de niveaux
d'amplitude
modeste aentraîné
le
recul
et
la réduction de la superficie de la zone estuarienne
et atténué les fluctuations saisonnières de la salinité des
eaux (fig.
4).
Les violents
courants
de vannage
et
de turbinage
ont
modifié la distribution des sédiments
dont
l'origine, la
nature, la texture et la répartition avaient été bien étudiées
entre 1954
et
1959
(BERTHOIS
et
BERTHOIS,
1954 et 1955;
BOURCART
et
ROA
MORALES,
1957;
BOURCART,
1959). En
effet dès
1971
RÈTIÈRE
constate
qu'à
proximité
du
barrage
certains fonds
ont
été érodés, des bancs de sable déplacés
et
que
des sédiments «ventilés »
ont
plus
ou
moins recou-
vert les fonds de cailloutis qui occupent
le
lit de La Rance
dans
sa partie avale
(RÉTIÈRE,
1979). Alors que l'intensité
de l'hydrodynamisme a
surtout
remanié la distribution des
sédiments grossiers, les longues durées d'étale
ont
au
contraire favorisé
le
dépôt
des particules fines
dans
les
anses
et
les baies
(RÉTIÈRE
et
RICHARD,
1981).
Cependant
le
bilan sédimentaire semble traduire une évolution natu-
relle de l'estuaire probablement liée àl'absence de réservoir
important
de matériel en suspension
dans
les eaux côtières
près de ('embouchure de La Rance (HAN, 1982). Ces chan-
gements,
d'ampleur
somme toute limitée
(L.C.H.F.,
1982)
se
sont
d'ailleurs plus nettement manifestés
au
cours des
premières années qui
ont
suivi la mise en service de l'ou-
vrage (fig.
5).
LA
HOUILLE
BLA
CHE/N·
2-1989
E
ERGIE
MARÉMOTRICE
ET
ENVIRONNEMENT
AQUATIQUE
137
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Ascaphyllum
nada,um
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...
F.
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o
Pelvelia
canaliculata
B:barrage
........_
Li
tlorina
Joxatilis
o-
__
littorino
littorolis
___._.Gibbulo
umbilicalis
m
Il
,a
6. Distribution verticale
de
5espèces d'algues brunes (Ascophyllul1l nodosum, Fucus vesiculosus, Fucus serratus, Fucus
~piralis
et Pelvetia
canaliculata) et
de
trois espèces
de
mollusques gastèropodes (Lil/orina saxatilis, Lil/orina Iil/oralis, Gibbula umbilicalis)
en
aval et
en
amont
du
barrage jusqu'à l'écluse
du
Chatelier. (D'aprés
LANG,
1986.)
3.3.
Les
conséquences écologiques du fOllctiollllement
Distribution
des espèces des
substrats
durs
de «
l'inter
niveaux»
3.3.1. Distribution des espèces et des communautés
En préalable àl'exposé des résultats
concernant
la distri-
bution
des espèces, la
structure
des
communautés
et les
modalités de leur installation,
il
convient
au
travers des
données
relatives àcertains
groupes
zoologiques invento-
riés avec une particulière
attention
ou
ayant
fait
l'objet
de
recherches àcaractère écologique de souligner la richesse
spécifique
du
bassin après 20 années de fonctionnement de
l'usine. Ainsi ne'
dénombre-t-on
pas
moins de 110 espèces
d'annélides
polychètes
(RÉTIÈRE,
1979;
LECHAPT,
1983;
LA
G,
1986),47
espèces de crustacés décapodes -
contre
44
avant
l'implantation
du
barrage
-(LE
CALVEZ,
1986)
et environ 70 espéces de poissons
constituant
des peuple-
ments
dont
la
composition
et
la diversité
sont
comparables
àcelles de leurs homologues de
Manche
occidentale (LE
MAO,
1985).
Nous
illustrerons les types de répartition des
espèces
sur
Ics
deux exemples de la faune des
substrats
durs
de la zone artificiellement
découvrante
qualifiée «
d'inter
niveaux»
et de celle
peuplant
les fonds meubles non exon-
dables.
Récemment
LA
Ga
montré
(1986)
que
les végétaux qui
marquent
la
zonation
du
domaine
intertidal
sont
présents
dans
le
bassin (Lichens, Fucales,
Laminaires);
toutefois
leur extension verticale reste limitée (5 à6mètres
au
lieu
de 13). Les algues qui
occupent
le long
du
littoral les
niveaux bas de la zone de
balancement
des marées voient
leur limite supérieure de répartition
remonter
considéra-
blement
dans
le
bassin.
li
en est d'ailleurs de même
pour
les invertébrés (gastéropodes principalement) vivant
normalement
parmi ces algues. La succession des niveaux
supérieurs atteints
par
l'ensemble des organismes étudiés
pourrait
laisser croire àleur étagement.
Pourtant
dès lors
que
l'on
prend
en
compte
l'amplitude
totale de leur distri-
bution
verticale
il
n'est plus possible de reconnaître une
réelle
zonation
(fig.
6).
Cette
apparente
dualité trouve son
explication
dans
l'analyse
comparée
des rythmes de varia-
tions
du
niveau
du
plan
d'eau
du
bassin
et
des
hautes
et
basses mers àl'extérieur dc l'estuaire. De fait,
dans
le
bassin les variations des niveaux
hauts
et bas, irrégulières,
souvent
hachées
et
susceptibles
d'amples
fluctuations
d'un
LA
HOUILLE
BLANCHE/N°
2-1989
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