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Le Courrier des addictions (7), n° 3, juillet-août-septembre 2005
On sait bien que dans les maladies psychia-
triques connues, le tabagisme est très fré-
quent : il est présent dans 60 à 80 % des cas
de schizophrénies, de dépressions graves,
de troubles bipolaires type I ou II. Ces
fumeurs ont le plus souvent une consom-
mation importante avec forte dépendance
(1).
On sait moins que, derrière le tabagisme à
forte dépendance, se cachent des troubles
psychopathologiques dans près de 50 %
des cas, et que ce sont les facteurs essen-
tiels d’échecs et de rechutes. Les tabaco-
logues ont tout d’abord mis en évidence le
rôle des états dépressifs (3). Des troubles
anxieux à évolution chronique peuvent éga-
lement être associés. Ils sont le plus sou-
vent les premiers en date : par exemple, la
phobie sociale et l’anxiété généralisée
(4). Plus récemment, l’importance des
troubles bipolaires à symptomatologie
atténuée, subsyndromique, a été soulignée
(5, 6).
Ces manifestations sont généralement
anciennes et méconnues dans leur réalité,
considérées par le sujet comme faisant par-
tie de son caractère, n’ayant pas fait l’objet
d’une demande de soins, et n’étant ni dia-
gnostiquées ni traitées. Elles sont souvent
associées entre elles, avec des consé-
quences sur la vie personnelle, affective et
sociale. Un épisode dépressif majeur
(EDM) passé ou actuel existe souvent, soit
à la suite d’un événement de vie, soit après
l’arrêt du tabac (2).
Le poids des troubles bipolaires
En population générale, la prévalence des
BP type I est de 0,7 à 1 % et celle des BP
type II de 1 à 2 %. Parmi les EDM, il y
aurait 5 à 10 % de dépressions bipolaires
types I et II. La prévalence des BP de type
IIa, de type III et des BP atténuées serait de
10 à 15 % en population générale ; 40 à
50 % des états dépressifs seraient en fait
des formes bipolaires (7, 8). Il est impor-
tant de les reconnaître en raison de leur
retentissement sur la vie de tous les jours :
risque suicidaire important, vie sociale et
personnelle perturbée conduisant au divorce,
aux changements de travail fréquents,
caractère excessif des comportements quo-
tidiens concernant les achats, les projets, la
sexualité... Dans les diverses formes de
bipolarité, la consommation de substances
psychoactives apparaît très fréquente (50 à
70 % des cas de BP de type I ou type II). Ce
sont principalement l’alcool, le cannabis.
Très curieusement, le tabac a été peu étudié :
le tabagisme est certainement important
étant donné l’association habituelle du
tabac à l’alcool et au cannabis.
Les troubles de l’humeur isolés ou associés à
des troubles anxieux sont retrouvés dans 25 à
40 % des cas chez les fumeurs avec dépen-
dance tabagique venant consulter en tabaco-
logie. L’état dépressif est l’élément le plus
apparent du tableau clinique, et le caractère
bipolaire du trouble est souvent ignoré. Dans
le concept de Angst et de Akiskal, une bipo-
larité atténuée serait présente dans près de
50 % des troubles dépressifs et, en particu-
lier, en cas de dysthymie.
Au centre de tabacologie
de Créteil
Dans l’expérience du centre de tabacologie
de Créteil, ces troubles anxio-dépressifs
méconnus sont présents dans près de 50 %
des cas chez les fumeurs dépendants.
Certaines caractéristiques de l’histoire de
ces sujets peuvent conduire à évoquer une
dépression bipolaire, en particulier de type
II avec hypomanie de type IIa avec cyclo-
thymie et encore plus souvent une bipolarité
atténuée (DM) :
•Aspect clinique d’une dépression
“mixte”, avec perte de contrôle du compor-
tement : agressivité, colère, logorrhée, agi-
tation, hyperactivité émotionnelle (9).
•Existence de phases où ces sujets se sen-
tent très bien pendant de brèves périodes
alternant avec des phases dépressives, sans
qu’il y ait le nombre de symptômes et les
quatre jours exigés dans le DSM IV pour le
diagnostic de troubles bipolaires.
•Amélioration inhabituellement rapide de
l’humeur sous antidépresseur, avec une
sensation excessive de bien-être, pouvant
évoquer un virage maniaque.
•Association à un trouble anxieux (phobie
sociale, agoraphobie, paniques) observée
dans plus d’un tiers des cas (10).
•Rechutes fréquentes, accompagnées de
variations rapides de l’humeur : la surve-
nue de trois ou plus d’EDM au cours de la
vie entière serait indicatif d’un trouble
bipolaire.
•Une histoire familiale riche en troubles
Dépressions bipolaires et dépendance
tabagique
G. Lagrue*, S. Cormier*, C. Mautrait*
En consultation de tabacologie, les caractéristiques des fumeurs
demandeurs d’aide se sont progressivement modifiées depuis
dix ans. À la suite de la pression sociale croissante et de
l’introduction des substituts nicotiniques, les petits fumeurs les
moins dépendants ont réussi à arrêter, les autres ont échoué.
Il s’est ainsi constitué peu à peu un noyau dur de consultants
fumeurs très dépendants.
Il y a 13 millions de fumeurs réguliers en France, dont 20 à
25 % avec forte dépendance, c’est-à-dire 2,5 à 3 millions de
sujets ; 40 à 50 % d’entre eux sont atteints de troubles anxieux
et dépressifs méconnus, soit 1,5 millions, dont la majorité ne
reçoit pas, actuellement, les traitements nécessaires. Y a-t-il
réellement prescription excessive de psychotropes ?
*Centre de tabacologie, hôpital Albert-
Chenevier, 94000 Créteil.