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Jusqu’à présent, les tabacologues
avaient surtout souligné le rôle
des états dépressifs comme fac-
teurs importants dans la genèse et
la persistance de la dépendance
tabagique (4). Or, la chronologie
des faits montre bien que la pho-
bie sociale, affection qui a un
lourd retentissement social (11),
peut être le trouble psychique ini-
tial : ces sujets expliquent très
clairement qu’ils ont utilisé le
tabac et l’alcool comme une aide
dans toutes les situations rendues
difficiles par leur anxiété sociale
et leur manque de confiance en
eux-mêmes. Ainsi, ce trouble
anxieux peut favoriser le tabagisme,
tout comme il favorise la consom-
mation d’alcool (8).
Le tabac et l’alcool
pour affronter des
situations difficiles
Au Centre de tabacologie de
Créteil, depuis plusieurs années,
nous pratiquons chez les fumeurs
les plus dépendants (score de
Fagerström 6) un inventaire
psychologique systématique fondé
sur deux auto-questionnaires : le
HAD (Hospital Anxiety and
Depression) et le test de Beck
(BDI) dans sa forme abrégée en 13
questions. Ces questionnaires sont
complétés par un entretien psy-
chologique fondé sur les critères
du DSM IV, le mini-interview
structuré : des troubles psychopa-
thologiques sont retrouvés dans
34 % des cas. Sur une série de 90
fumeurs dépendants avec troubles
anxieux et dépressifs, les troubles
anxieux apparaissent prédomi-
nants et chronologiquement les
premiers en date (tableau).
Ces résultats démontrent bien
l’importance d’un trouble anxieux
bien défini : la phobie sociale.
Les troubles anxieux sont les plus
fréquents. Ils sont le plus souvent
associés entre eux et, en particu-
lier, sous la forme d’anxiété géné-
ralisée et de phobie sociale, celle-ci
étant présente dans la moitié des
cas et constituant la première
manifestation de la vulnérabilité
psychologique. Les comorbidités
sont très fréquentes : les troubles dé-
pressifs sont présents dans la moitié
des cas (6, 7, 9 ). La chronologie des
faits montre bien que la phobie
sociale peut être le trouble psy-
chique initial, le sujet recourant alors
au tabac et à l’alcool pour affronter
les situations qu’il a du mal à sur-
monter, précisément en raison de
son anxiété sociale et de son
manque de confiance en lui-même.
Les épisodes dépressifs émaillent
l’évolution, à l’occasion d’événe-
ments divers de la vie (double
dépression) (6).
Une forme d’anxiété
très fréquente : deux
femmes pour un homme
La fréquence de cette forme
d’anxiété est de 5 à 10 %, observée
plus souvent chez la femme (2
femmes pour 1 homme). Elle se
manifeste tôt dans la vie, dans
l’adolescence parfois même dans la
première enfance. Elle se complique
ensuite, dans plus de trois cas sur
quatre, de divers troubles anxieux
(anxiété généralisée, panique, pho-
bies) et d’épisodes dépressifs. Elle
est souvent à l’origine de consom-
mations abusives d’alcool et de
tabac (8, 11).
Une enquête de H. Sonntag, por-
tant sur 3 000 sujets âgés de 14 à
24 ans, a confirmé la fréquence
de ce trouble en population géné-
rale : 7,2 % de phobies sociales et
27 % de phobies simples. Les liens
avec le tabagisme sont bien établis :
À âge égal, dans les groupes
“phobie sociale simple” et “phobie
sociale complète”, la dépendance
tabagique est deux fois plus fré-
quente : respectivement 26 % et
31 % versus 15 % dans le groupe
indemne de ces troubles (10).
Le nombre moyen de cigarettes
fumées par les sujets atteints de pho-
bie ou de peur sociale est significati-
vement plus élevé que celui des
fumeurs normaux. La dépendance
est deux fois plus fréquente (11).
Avec un recul de trois ans,
Le Courrier des addictions (5), n° 3, juillet/août/septembre 2003
Phobie sociale et dépendance
tabagique
G. Lagrue, C. Mautrait, C. Béhar, S. Cormier, S. Pélissolo*
Lorsque l’on doit traiter un fumeur très dépendant, il
faut systématiquement rechercher l’existence d’une
phobie sociale (1), affection très invalidante, car elle
provoque une souffrance psychologique avec un
retentissement social et affectif important.
64 femmes – 26 hommes
Troubles dépressifs isolés 12
Troubles anxieux isolés 16
Troubles anxieux
+ dépressifs 62
Antécédents épisodes
dépressifs 54
EDM actuel 3
Dysthymies 30
Formes bipolaires 3
Troubles anxieux
– Anxiété généralisée 54
– Phobies sociales 46
– Trouble panique 12
– Agoraphobie 8
– TOC 6
Tableau. Répartition des trou-
bles anxieux et dépressifs chez
90 fumeurs dépendants avec
troubles anxieux et dépressifs
(Créteil, 1999).
*Hôpital Albert-Chenne-
vier, Créteil.
(1) Lors de ses dernières
réunions, l’APA a modifié la
terminologie, en rempla-
çant “phobie sociale” par
“anxiété sociale” (complète
ou simple, selon le nombre
de situations anxiogènes).
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l’existence initiale d’une peur ou
d’une phobie sociale multiplie
par deux à trois le risque de deve-
nir un fumeur dépendant (10).
Les adolescents,
particulièrement
vulnérables
La notion de phobie sociale a des
conséquences importantes aux
différentes phases de l’évolution
de la dépendance tabagique.
Chez les adolescents, à la phase
d’installation de la dépendance, ce
trouble psychologique constitue
indiscutablement un facteur de vul-
nérabilité favorisant l’installation
rapide d’une consommation impor-
tante avec, en quelques semaines ou
mois, la perte du contrôle de la
consommation (3). Il est donc
important de dépister chez l’adoles-
cent cette vulnérabilité psycholo-
gique qui est souvent associée à des
affects négatifs, avec diverses mani-
festations de neuroticisme : pessi-
misme, hyperémotivité, fragilité
psychologique. Il faut rechercher
ces états chez les adolescents qui se
disent stressés, timides, avec des
difficultés d’affirmation de soi. Ce
sont, en effet, des facteurs impor-
tants, à la fois pour l’utilisation du
tabac et aussi pour celle du cannabis
et de l’alcool de façon aiguë. Des
difficultés scolaires et des troubles
des conduites sont souvent associés.
De nouvelles stratégies de préven-
tion sont donc indispensables chez
les adolescents. Elles doivent être
fondées sur le dépistage et le traite-
ment spécifique de ces troubles, en
particulier par l’utilisation large des
stratégies comportementales et
cognitives. Malheureusement, jus-
qu’alors, “l’art d’être à l’aise avec
les autres n’est pas enseigné à
l’école” (1).
Dépister et traiter ces
troubles anxieux
Chez le fumeur adulte, ces troubles
anxieux doivent donc être systéma-
tiquement dépistés principalement
chez ceux qui ont échoué dans de
multiples tentatives de sevrage, a
fortiori si une consommation d’al-
cool est associée. Ce dépistage est
d’autant plus indispensable qu’il
existe un traitement efficace. Celui-
ci repose sur l’association des inhi-
biteurs de recapture de la sérotonine
(IRS) et des thérapies comporte-
mentales et cognitives (TCC) (2, 5).
Lors du sevrage tabagique, à la sub-
stitution nicotinique présente, à
dose et pour une durée suffisantes,
il convient donc d’associer les IRS
ou les IR sérotonine noradrénaline,
dont certains ont la phobie sociale
comme indication dans leur autori-
sation de mise sur le marché (2). En
effet, il est fréquent que les antécé-
dents anxio-dépressifs d’avant le
sevrage s’accentuent, que les syn-
dromes de sevrage soient très
intenses, et que des épisodes
dépressifs apparaissent…
Ce traitement pharmacologique ne
doit pas être systématique pour tous
les fumeurs dépendants : il peut être
proposé lorsque des troubles
anxieux et dépressifs existent, ce
qui, bien évidemment, ne représen-
te pas la majorité des fumeurs !
Mais si l’on considère le groupe des
fumeurs dépendants, les divers
troubles anxieux sont présents dans
environ un tiers des cas.
Pour la prévention des rechutes, les
TCC sont indispensables pour
apprendre à ces sujets la gestion du
stress, l’affirmation de soi et pour
les aider à la restructuration cogniti-
ve. Cela peut être fait dans des
séances de postcure, en groupes de
8 à 10 personnes, sur une durée de
trois mois. Un tel programme est
maintenant réalisé au Centre de
tabacologie de l’hôpital Albert-
Chenevier, à Créteil. Les bénéfices
sont essentiels : confirmation de
l’arrêt du tabac et, parallèlement,
amélioration de la qualité de vie
psychologique.
Références
bibliographiques
1. André C, Légeron P. La peur des
autres (1 vol). Ed. Odile Jacob.
2. André C, Légeron P. La prise
en charge de terrain du patient
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190 : 41-4.
3. Di Frenza J, Rigotti N, Mc Neill
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4. Lagrue G. La nicotine est-elle
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des addictions 1999 ; 1 : 100-2.
5. Lagrue G, Dupont P, Fakhfakh R
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nicotinique dix ans après. La Presse
Médicale 2002 ; 31 : 291-5.
6. Lagrue G, Dupont P, Fakhfakh
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9. Pélissolo A, André C,
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phobia in the communauty : rela-
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Psychiatry 2000 ; 15 : 25-8.
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11. Wittchen HU, Fuetsch M,
Sonntag H et al. Disability and
quality of live in pure and comor-
bid social phobia. Findings from
a controlled study. European
Psychiatry 2000 ; 15 : 46-58.
Définition
La phobie sociale est un concept récent, introduit dans les
années 1970 par les psychiatres américains. C’est un des
troubles anxieux dans la classification américaine du DSM-
IV. Quatre critères principaux caractérisent cette affection :
la peur du regard et du jugement des autres, ainsi que des
situations où la performance est importante (examens, vie
professionnelle…) ;
l’anxiété anticipatoire (“j’ai peur d’avoir peur de…”) ;
la conscience du caractère exagéré, déraisonnable de la
crainte ;
l’évitement des situations générant ces craintes.
En fonction de l’importance des troubles, on parlera soit
d’anxiété sociale, soit de phobie sociale simple ou complète
(4 critères présents) (2, 7, 9 ).
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