ACTUALITÉ PSY MAI 2/09/02 15:17 Page 154 mise au point Mise au point Place de la demi-vie dans le rapport bénéfice/risque des antidépresseurs M. Girard* Nonobstant ces interrogations essentiellement epuis peu, un faux débat s’est constitué sur le risque de méthodologiques, le “syndrome d’interruption brutale“ sous inhibiteurs de médecin peut s’interrola recapture de la sérotonine (IRS). D’un point de vue d’eviger sur l’importance de dence-based medicine, aucune preuve sérieuse n’a été ce “syndrome” à chaque lancel’échelle de sa pratique citée à l’appui de ce concept ; il est flagrant, au contraire, Quoique ment d’une spécialité quotidienne : “Plutôt que la plupart des propos sur la question proviennent s’accompagne d’allégaque de consacrer leur d’éditoriaux ou d’articles parus dans des suppléments de tions contraires, dont la énergie à des symprevues – toutes sources dont les faiblesses méthodologiques durée de vie est proportômes d’inter r uption rares, mineurs et transont connues. De plus, et en se plaçant cette fois d’un point tionnelle à l’habileté de l’équipe de marketing sitoires, les cliniciens de vue pharmaco-épidémiologique, des biais majeurs ont concernée, aucun antidéseraient mieux inspirés été négligés dans la perception différentielle du risque inhé- presseur ne peut, à l’heure de se concentrer sur les rent aux divers antidépresseurs actuellement sur le marché ; actuelle, se voir imputer problèmes bien plus importants de l’efficail est évident, par exemple, que, les choix de prescription un avantage cliniquement dans la précocité, de la tolérance et étant fortement déterminés par le niveau d’anxiété du significatif cité de la réponse ; nous ne du devenir du patient” déprimé (5), il existe un facteur de confusion important saurions trop recomman(11). Pour ne se limiter entre l’antidépresseur choisi et le risque d’une résurgence der au lecteur incertain sur qu’au seul paramètre de la demi-vie, quels de symptômes anxieux à l’arrêt du traitement : or, la plu- ce point de se reporter présont donc “les propart des manifestations cliniques citées à l’appui du cisément aux études cliniques censées justifier les blèmes bien plus concept de “syndrome” d’interruption brutale ressemblent allégations contraires et importants” que à des symptômes anxieux… d’en apprécier tant la valid’éventuelles réactions dité méthodologique que mineures à l’interrupl’extrapolabilité… S’il est tion de traitement, et donc illusoire d’imaginer que les propriémalheureusement peu documentés en dont il n’a jamais été démontré rigoutés pharmacodynamiques intrinsèques dépit de leur importance : certes, ils reusement qu’elles étaient plus frédonnent au prescripteur une marge de ont suscité d’innombrables éditoriaux quentes sous un agent que sous un manœuvre pour choisir un produit censé ou articles d’opinion mais fort peu autre ? d’études cliniques ou d’investigations être plus rapidement actif que d’autres, il En fait, nombre de ces problèmes épidémiologiques f iables. Malgré reste néanmoins des paramètres à prendre (prévision de la réponse, durée de la cette rareté des données solides, le en compte qui jouent, au moins indirecterémission, rechute, récidive) sont prescripteur dispose cependant d’une ment, sur la précocité de la réponse. certaine marge d’action sur certains La facilité d’ajustement posologique paramètres importants de la maladie Avec un produit à longue demi-vie, l’imdépressive, eux-mêmes plus ou moins pact d’une modification de dose sur la liés à la demi-vie des antidépresseurs réponse du patient n’est que lentement : précocité de la réponse thérapeutique, par exemple, ou sécurité du déchiffrable. Il est encore plus incertain, patient, ou encore observance. si l’apparition progressive d’un métabolite * Versailles. Obtenir une réponse le plus rapidement possible D Act. Méd. Int. - Psychiatrie (17) n° 5, mai 2000 154 ACTUALITÉ PSY MAI 2/09/02 15:17 Page 155 mise au point Mise au point actif de demi-vie plus prolongée vient compliquer le tableau : “Une complication spécifique à la fluoxétine tient à sa demi-vie extrêmement longue […]. Cela est vrai pour les interactions non seulement pharmacocinétiques, mais encore pharmacodynamiques” (15 ; c’est moi qui souligne). La situation devient quasiment inextricable lorsque le métabolite actif est supposé exercer un effet inhibiteur sur la molécule mère (2, 6). Les difficultés qui en résultent pour ajuster les posologies d’un antidépresseur à longue demi-vie sont bien connues des cliniciens (14). La facilité de substitution Dans une pathologie où l’on s’attend, en moyenne, à une réponse insuffisante chez quelque 30 % des patients, envisager dès la première prescription une éventuelle substitution après quelques semaines ne traduit pas, chez le prescripteur, une névrose d’échec mais un réflexe sain de bon usage. Or, il est évident que l’arrêt d’un composé à très longue demivie, avec des métabolites actifs dont l’élimination peut prendre plusieurs semaines, est susceptible de conduire à des problèmes aigus en pratique clinique – surtout si le potentiel d’interactions de ce composé interdit, durant toute cette durée, l’introduction d’un autre antidépresseur : c’est précisément le cas de la fluoxétine, dont l’élimination peut prendre jusqu’à cinq semaines (9, 15), et dont les interactions, potentiellement graves avec les tricycliques et les inhibiteurs de la monoamine oxydase – fussent-ils sélectifs –, sont parfaitement documentées (4) (voir ci-dessous). Diverses publications ont illustré les situations dramatiques auxquelles peut conduire la longue demi-vie d’un antidépresseur (1, 10). Devant une telle abondance de données fondamentales et cliniques validées, on s’étonne que tant d’attention ait été accordée récemment au rôle de la demi- vie dans le problème mineur et médicalement peu significatif du “syndrome” d’interruption brutale, tandis qu’en parallèle, on se soit si rarement préoccupé d’examiner si la demi-vie d’un antidépresseur ne devrait pas, en pratique, constituer un paramètre clé dans le choix d’un traitement de première intention… Gérer les risques Avec un médicament, il est sécurisant de savoir que le traitement pourra être arrêté facilement en cas de nécessité. Cette exigence tout à fait banale, eu égard au risque d’effets indésirables ou de pathologie intercurrente, se trouve encore accrue dans une pathologie comme la dépression, dont les thérapeutiques ont également le potentiel de provoquer des réponses paradoxales. Il va de soi qu’il est d’autant plus facile d’arrêter un traitement en cas d’urgence que sa demi-vie est brève. La perspective d’un arrêt motivé par une complication urgente évoque les traitements correcteurs, rappelant de nouveau l’hypothèque des interactions : éliminée beaucoup plus lentement que les autres inhibiteurs de la recapture de la sérotonine (IRS) et réputée être l’IRS qui expose le plus aux interactions cliniquement significatives, la fluoxétine maximise le risque de réaction nocive à l’introduction d’un éventuel traitement correcteur (14). Les difficultés susmentionnées d’ajustement posologique soulèvent la question d’une éventuelle liaison entre la dose administrée et la fréquence ou la gravité des problèmes de tolérance. Bien que nous n’ayons pas connaissance d’une investigation systématique sur cette corrélation, on notera que, lors des essais cliniques entrepris avec les IRS, le taux de sorties d’essai semble généralement lié à la dose (12). 155 Qu’elle complique l’interruption de traitement ou qu’elle brouille l’ajustement posologique, une demi-vie longue tendra plus à compliquer la tâche du prescripteur qu’à la faciliter. Minimiser les interactions La lecture des revues consacrées à la pharmacocinétique des IRS est parfois trompeuse en ceci qu’elles se concentrent souvent sur le potentiel d’inhibition des divers composés de la classe avec le système du cytochrome P450. Or, d’une part, ces données in vitro ne disent pas grand-chose des phénomènes observables in vivo, qui dépendent aussi des métabolites, et moins encore des taux systémiques effectifs. D’autre part, en thérapeutique, d’innombrables interactions ont pu être identifiées, qui se limitent généralement à de simples fluctuations pharmacocinétiques sans traduction clinique évidente : avec les antidépresseurs – comme avec bien d’autres médicaments – le véritable problème des interactions tient aux effets indésirables documentés qui en résultent. Il n’est que de consulter n’importe quelle base de données pour constater que la fluoxétine apparaît, et de loin, comme l’IRS ayant suscité le plus grand nombre de publications rapportant des interactions médicamenteuses médicalement significatives. Sans prétendre en faire ici l’inventaire systématique, mentionnons que des interactions cliniquement symptomatiques – certaines graves, voire fatales – ont été rapportées avec les tricycliques, les IMAO, le bupropion, le lithium, la carbamazépine et d’autres antiépileptiques, la buspirone, les benzodiazépines, l’halopéridol et d’autres neuroleptiques, les bêtabloquants, les antih i s t a m i n i q u e s , l a wa r f a r i n e , l e sumatriptan… (nous renvoyons le lecteur à la base de données Reactions pour une sélection de références bibliographiques ACTUALITÉ PSY MAI 2/09/02 15:17 Page 156 mise au point Mise au point sur le sujet ; voir également le Tableau cicontre). La portée pharmacoépidémiologique de ces interactions tient au fait qu’un antidépresseur est souvent destiné au traitement d’un patient recevant d’autres thérapeutiques – et il suffit de penser aux déprimés avec une pathologie neuropsychiatrique sous-jacente (par exemple, Parkinson, épilepsie, suites d’accident vasculaire cérébral), ou aux sujets gériatriques chez lesquels, comme chacun sait, la prévalence de la dépression est élevée. Bien que loin d’être exhaustive, la base de données Reactions (1983-1999) ne représente qu’une sélection des articles les plus significatifs concernant la tolérance, parus dans la littérature internationale. En dépit du fait que la recherche par mots clés n’est pas d’une discrimination parfaite, certains médicaments peuvent être simplement cités à l’occasion d’une complication imputable à une autre cause. L’interrogation de cette base permet un intéressant pointage, toutes choses égales par ailleurs. Les résultats de cette interrogation appliquée à divers agents de la classe des IRS sont fournis dans le Tableau cicontre. Certes, il convient d’être très prudent avant d’en induire une fréquence plus élevée sur la base de publications plus fréquentes : certains produits ont été plus consommés que d’autres, l’expérience après commercialisation est plus longue pour certains que pour d’autres, il existe, enfin, des biais de publication plus ou moins subtils. En d’autres termes, ce n’est pas nécessairement parce que la fluoxétine a suscité le plus grand nombre de publications sur le problème des interactions qu’elle expose effectivement davantage à ce risque. Toutefois, deux remarques s’imposent à l’esprit lorsque l’on cherche à apprécier la pertinence des publications sur le sujet à l’échelle des populations : – dans une classe, bien souvent, ce ne sont pas les composés les plus anciens qui sont les plus exposés au biais de surnotification, mais plutôt les plus récents ; Act. Méd. Int. - Psychiatrie (17) n° 5, mai 2000 Tableau. Réactions indésirables et interactions médicamenteuses dans la classe des IRS : interrogation de la base de données Reactions (1983-1999). Nombre total Mots clés Médicament de citations adverse-reactions drug-interactions fluoxétine fluvoxamine paroxétine sertraline citalopram 615 173 201 237 42 230 63 81 91 11 94 36 21 22 6 – la portée pharmacoépidémiologique d’une plus grande fréquence d’interactions rapportées se renforce tout de même lorsque cette plus grande fréquence observée en clinique, est en accord avec les prévisions qui pouvaient être faites sur la base des données fondamentales (demi-vie, inhibition du cytochrome, métabolites). Quoi qu’il en soit, et ce sera notre conclusion sur ce thème, le nombre d’observations publiées sur les effets cliniquement significatifs de la fluoxétine et de cette substance seule (plusieurs centaines) dépasse le nombre d’observations publiées de “syndromes” d’interruption brutale pour l’ensemble des IRS (probablement pas plus d’une trentaine), lesquels ne font état que d’effets généralement mineurs, voire bénins et systématiquement régressifs. C’est une illustration frappante du propos de Pollock, que nous avons cité en introduction sur “les problèmes bien plus importants”, en pratique, que les réactions d’interprétation problématique parfois liées à l’arrêt d’un IRS. Optimiser l’observance Et, puisque nous en sommes à réfléchir sur les questions de signification clinique, qu’on nous permette de relever une étonnante incohérence du raisonnement qui entend faire du “syndrome” d’interruption brutale un important paramètre d’inobser- 156 vance et d’échec du traitement antidépresseur. L’espace d’un raisonnement par l’absurde, admettons que les composés à demivie brève exposent significativement plus souvent à ce type de “syndrome” que les composés à demi-vie longue. De deux situations cliniques antagonistes – un patient qui arrête indûment son traitement et qui s’en trouve mal, et un autre qui s’en trouve bien – laquelle verra, le plus probablement, le patient reprendre son médicament ? La portée de ce raisonnement par l’absurde est encore renforcée dans le cadre d’une indication comme la dépression. Une analyse récente (8), en effet, identifie les déterminants suivants de l’observance : précocité de la réponse, fréquence des effets indésirables, désir de vérifier, après quelques mois, la nécessité du traitement chez les patients qui ont correctement répondu et qui tendent à faire une “interruption test”. Confortée par l’expérience clinique, la constatation que nombre des déprimés améliorés par leur traitement tentent une interruption après quelques mois afin de vérifier s’ils peuvent se passer de médicament va diamétralement à l’encontre du beau fantasme sur la longue demi-vie pour garantir “l’interruption sans risque” : il est évident, en effet, que plus une interruption de traitement sera asymptomatique, plus elle encouragera le patient à l’inobservance. N’est-ce pas précisément la symptomatologie à l’arrêt qui est généralement invoquée pour expliquer la difficulté qu’éprouvent les anxieux à interrompre ACTUALITÉ PSY MAI 2/09/02 15:17 Page 157 mise au point Mise au point leur benzodiazépine ? Dans sa naïveté résolument coupée des réalités cliniques, l’histoire du “syndrome” d’interruption brutale a été mal construite : il aurait fallu prétendre que les phénomènes d’interruption brutale exposaient les patients sous IRS de demi-vie brève au risque d’une véritable dépendance ! Mais la cohérence du raisonnement physiopathologique en aurait dénoncé plus crûment encore la discordance d’avec la réalité clinique ou épidémiologique… Conclusion Au terme de la présente analyse et avec le recul de plusieurs années supplémentaires, on ne peut que souscrire à un jugement déjà émis voici longtemps dans le contexte a priori peu commercial des revues publiées par le prestigieux New England Journal of Medicine : “Les données publiées sur l’effet antidépresseur de la fluoxétine ne [suffisent] pas à expliquer sa popularité.” (7). L’état d’esprit du présent article, toutefois, n’est pas celui de la publicité comparative : aux antipodes des controverses souvent indigentes alimentées par le marketing des fabricants, nous sommes surtout intéressé par l’élargissement de l’éventail thérapeutique mis à la disposition des prescripteurs. Contrairement à ce qui s’est dit trop longtemps, le développement du premier IRS n’a pas débouché sur un antidépresseur “miracle” mais a permis – pour la première fois depuis longtemps dans cette indication thérapeutique – un très important élargissement des options thérapeutiques notamment pour ce qui concernait la tolérance : contrairement, là encore, à ce qui s’est trop longtemps dit, la fluoxétine n’est pas un antidépresseur globalement “mieux” toléré que ses comparateurs plus anciens, mais cette substance offrait, pour la première fois, un profil de tolérance radicalement différent, qui élargissait fort significativement la marge de manœuvre des prescripteurs en matière de bénéfices ou de risques attendus avec leur traitement. Comme classe thérapeutique, ensuite, et par rapport à ce qu’il est usuel d’observer en pharmacologie, les IRS témoignent d’une notable hétérogénéité, et la plus grande part de cette hétérogénéité est en rapport, précisément, avec les caractéristiques pharmacocinétiques très différentes des membres de la classe (12) : elle contribue, là encore, à la liberté de choix en matière de prescription – et il convient de s’en féliciter. Le trouble surgit quand, sous des pressions commerciales par trop évidentes, certains leaders d’opinion se mettent en tête d’inventer des supériorités supposées sur la base d’arguments peut-être brillants en surface, mais dont la validité expérimentale et, parfois même, la logique ne résistent pas à un examen approfondi. Cet article, qui n’avait pas la prétention d’apporter des données fondamentales ou cliniques nouvelles, s’est présenté comme un simple travail de réflexion, dans le cadre d’une controverse récente dont l’émergence même semble aberrante au terme d’un siècle dont la seconde moitié a été consacrée à définir des principes rigoureux pour la recherche clinique, dans un contexte désormais marqué par les exigences de l’evidence-based medicine et l’épistémologie critique de la pharmacoépidémiologie. Certains lecteurs trouveront dans les lignes qui précèdent des motifs de réflexion utiles pour leur pratique. Quant à ceux qui jugeraient que l’auteur “y est allé fort” ou qu’il a “poussé le bouchon un peu loin”, ils y auront au moins compris que la recherche clinique opère le plus souvent sur des “données molles” (3), et qu’avec un peu d’imagination – sinon de perversité –, on peut leur faire dire bien des choses : qu’ils acceptent de s’en souvenir lors de la prochaine controverse sans aucun intérêt pour la pratique clinique ou la santé publique… 157 Références 1. Coplan J.D., Gorman J.M. Detectable levels of fluoxetine metabolites after discontinuation : an unexpected serotonin syndrome. Am J Psychiatry 1993 ; 150 : 837. 2. Fava M., Rappe S.M., Pava J.A. et coll. Relapse in patients on long-term fluoxetine treatment : response to increased fluoxetine dose. J Clin Psychiatry 1995 ; 56 : 52-5 3. Feinstein A.R. Clinical biostatistics. II. Statistics versus science in the design of experiments. Clin Pharmacol Ther 1970; 11: 282-92. 4. Finley P.R. 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