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La Lettre du Pharmacologue - Volume 14 - n
os
9-10 - novembre-décembre 2000
DOSSIER
BIAIS D’OBNUBILATION
Autre biais notable, qui contribue à l’émergence de séries
impressionnantes et à la généralisation des “histoires de chasse” :
après avoir observé un phénomène éventuellement évocateur
chez un patient donné, un clinicien se met à retrouver les
mêmes problèmes chez tous ses patients, en surinterprétant
des événements mineurs et médicalement peu significatifs.
C’est ce type de biais qui explique qu’un prescripteur collige,
à lui tout seul, des séries de plusieurs patients sur des pro-
blèmes de tolérance réputés ne concerner, au pire, qu’une infi-
me fraction des sujets exposés : six patients suicidaires sous
fluoxétine pour un seul prescripteur, par exemple, avec un
produit pour lequel on disposait déjà d’un recul chez des mil-
lions de patients et qui n’avait jamais attiré l’attention de qui-
conque sur ce point (17)…
Il semble bien que ce soit le type de biais qui permette à Fava
et Grandi (10) de présenter à eux seuls quatre syndromes d’in-
terruption, allant d’un cas – peut-être d’une certaine significa-
tivité médicale, caractérisé surtout par un vertige “sévère” et
des troubles visuels qualifiés d’hallucinations – à des obser-
vations bien plus problématiques, comme celle d’une jeune
femme se plaignant à l’arrêt de “fatigue, agitation, rhinorrhée,
myalgies, insomnie modérée” – tous “symptômes” dont on se
dit qu’ils pourraient bien arriver à n’importe qui à la suite du
plus banal des refroidissements. Même remarque à propos de
cette déprimée se plaignant d’une “sensation électrique dans
le corps”, de cauchemars, de tremblements et d’étourdisse-
ments (9),ou encore de cet obsessionnel compulsif dont
le “syndrome” se limite à une sensation de tête vide, avec
étourdissements (18). Problématique également cette autre
observation de la série de Fava et Grandi (10) qui concerne
une jeune femme psychotique, recevant entre autres de l’ha-
lopéridol, et qui aurait développé divers symptômes à l’arrêt
d’un traitement, pourtant inefficace, par la paroxétine : ainsi
prolixes sur les symptômes présumés “d’interruption”, les
auteurs ont seulement omis de décrire les manifestations
pathologiques graves qui justifiaient la mise en route du trai-
tement et qui lui ont résisté, empêchant par là même le lecteur
de se faire son idée sur la portée clinique réelle du tableau
dans son ensemble…
C’est l’occasion de noter que pas moins de 51 symptômes
différents auraient été rapportés à une interruption d’IRS
(19) : c’est vraiment beaucoup pour un simple “syndrome” et
cela peut faire suggérer, par conséquent, que, sous l’influen-
ce du biais d’alerte susmentionné, d’innombrables coïnci-
dences ont été abusivement rapportées à une interruption de
traitement au seul motif d’une survenue chronologiquement
compatible. Et, parmi les étiologies largement susceptibles
d’expliquer une poussée symptomatique à l’arrêt du traite-
ment, on citera la pathologie traitée, tant il est vrai que dans
les publications citées, pour justifier l’existence d’un risque
de “syndrome d’interruption” plus élevé avec la paroxétine,
on trouve une majorité de patients psychotiques (10) ou pré-
sentant un trouble obsessionnel-compulsif grave (20, 9, 11,
18) – tous sujets, par conséquent, peu susceptibles de se
retrouver “asymptomatiques” à l’arrêt de leur traitement.
Notre argument, ici, vaudrait moins si un “syndrome d’inter-
ruption” avait été clairement défini sur la base de deux ou
trois symptômes nettement identifiés : mais l’imputabilité
n’a plus de sens dans un invraisemblable bric-à-brac sémio-
logique qui va des hallucinations aux rhinorrhées en passant
par les vertiges, les insomnies, les gastralgies et autres
akathisies…
Le contre-exemple de ce biais d’obnubilation est fourni par
ceux des investigateurs qui ne recherchent pas, de parti pris,
un “syndrome” d’interruption : on a déjà noté que sur une
popu
lation de près de 15 000 patients, Inman et al. (3)
n’avaient rien détecté de très spécifique en ce qui concerne la
paroxétine
. À une autre échelle numérique, mais dans un
registre plus finement qualitatif, il peut être intéressant de
mentionner une investigation de Rothschild (21) comparant
les effets de fenêtres thérapeutiques chez 30 patients souf-
frant de troubles sexuels sous fluoxétine, paroxétine ou ser-
traline : l’auteur, faut-il le préciser, ne mentionne pas le
moindre symptôme négatif au cours de quatre séquences suc-
cessives d’interruption (un week-end par semaine durant
quatre semaines)…
BIAIS DE PRESCRIPTION
Tous les sujets qui se sont plaints à l’arrêt de leur antidépres-
seur n’ayant pas été psychotiques, on ne manque pas d’être
frappé par la parenté évidente entre leur profusion sympto-
matologique (paresthésies, vertiges, insomnie, gastralgies…)
et les cortèges fonctionnels bruyants des pathologies
anxieuses.
Or, il est évident que, toutes choses égales par
ailleurs là encore,
les plus anxieux des déprimés se voient
prescrire bien davantage de la paroxétine que de la fluoxé-
tine ! Il y a là un énorme biais de prescription susceptible, à
lui seul, de rendre compte d’une différence de fréquences –
pour autant que celle-ci soit démontrée, ce qui n’est pas le
cas, on l’a dit. Ce biais de prescription est d’ailleurs parfaite-
ment attesté par l’étude de Coupland et al. (22), fréquemment
invoquée pour démontrer que les “syndromes d’interruption”
seraient plus fréquents sous paroxétine, alors que son schéma
rétrospectif non contrôlé en invalide la portée à cet égard,
tandis que l’analyse des données brutes atteste ce point,
jusqu’à présent inaperçu, que 69 % des patients qui se sont
vu prescrire de la paroxétine avaient un trouble anxieux asso-
cié, contre seulement 25 % chez ceux qui ont reçu de la
fluoxétine.
Dans le même ordre d’idées, il aurait suffit de se reporter à la
rubrique Effets indésirables du Vidal®ou, plus globalement, à
n’importe quelle revue sur la tolérance comparée des IRS
pour anticiper que l’arrêt d’un antidépresseur plutôt sédatif
(“somnolence, asthénie”) est plus susceptible de laisser cours
à des phénomènes opposés [agitation, nervosité (23)] qu’un
antidépresseur par lui-même réputé occasionner des symp-
tômes à type d’excitation (“nervosité, manifestations paroxys-
tiques d’angoisse”).