C’est quoi, un nombre complexe ? page 2 de 3
absolu de multiplication, mais parce qu’il prolonge de mani`ere coh´erente ce qu’on appe-
lait avant une multiplication (et qui avait un sens concret). Et ce prolongement r´esulte
d’une volont´e : on a fait expr`es de chercher un nouveau proc´ed´e pour qu’il prolonge
l’ancien.
Mais quand on prolonge, comment invente-t-on de nouveaux objets ? D’o`u sortent les id´ees
qui font qu’on dit : tiens, il serait int´eressant d’inventer ¸ca ?
Question redoutable, qui touche au fonctionnement de l’intelligence humaine. On com-
mence par ´etudier des mod`eles de situations fabriqu´ees avec les concepts anciens : par
exemple avec les nombres rationnels, on a sans doute d’abord consid´er´e le mod`ele des
parts de tarte ou quelque chose comme ¸ca avant d’introduire des «nombres rationnels».
Je coupe une tarte en quatre, j’en prends trois parts, j’appelle ¸ca trois quarts. Puis on
se familiarise avec ces situations, on se pose des probl`emes `a leur sujet (comment faire
diff´erentes sortes de r´epartitions de parts, etc.) on invente des proc´ed´es pour r´esoudre
ces probl`emes, et finalement on d´ecide de les officialiser en en faisant des concepts qui
portent un nom (nombres rationnels, addition, multiplication).
Par exemple un probl`eme qui a motiv´e le passage de N`a Qest le suivant : l’´equation
ax =bn’a pas toujours de solution xdans N(par exemple 3x= 4). On a alors cherch´e
`a inventer un ensemble dans lequel cette ´equation aurait des solutions. On a invent´e Q
et on a pu dire alors : il y a une solution, c’est x=b
a(si a /=0).
Et quelles sont les situations qui ont conduit `a inventer et officialiser les nombres complexes ?
Historiquement, c’est la r´esolution des ´equations du troisi`eme degr´e, comme x3= 15x+4
(Bombelli, 16`eme si`ecle), qui a pos´e le probl`eme de r´esoudre x2=−1 (qui n’a pas de
solution dans R). Mais comme tu me demandes un point de vue concret, je vais faire
comme si c’´etait le point de vue g´eom´etrique (Argand, Gauss, Cauchy, 19`eme si`ecle),
qui a pos´e le probl`eme de «faire de la g´eom´etrie avec des nombres ».
300 ans pour trouver une interpr´etation concr`ete ? Mais je croyais qu’on partait d’abord du
concret pour aller ensuite vers l’abstrait. Ici on dirait que c’est l’inverse !
Oui, les id´ees math´ematiques peuvent demander beaucoup de temps pour ˆetre mises
au point, et elles peuvent parfois partir d’autres id´ees abstraites et revenir au concret
seulement plus tard.
Et alors, ces nombres complexes vus comme des points ?
Pour que cette vision prolonge les nombres r´eels, il faut d’abord d´ecider quels points du
plan peuvent jouer le rˆole de nombres r´eels. L’id´ee est que les nombres r´eels peuvent se
repr´esenter comme les points d’une droite gradu´ee. 0 correspond `a l’origine, 1 au point
unit´e, etc. Or dans le plan, on a choisi un rep`ere, donc deux axes gradu´es. D´ecidons que
l’un d’entre eux va repr´esenter les nombres r´eels. Par exemple, l’axe des abscisses :
Le point de coordonn´ees (x; 0) repr´esente le nombre r´eel x
Il faut ensuite inventer un proc´ed´e pour combiner deux points de mani`ere `a prolonger
l’addition, et un autre proc´ed´e de mani`ere `a prolonger la multiplication.
Pour l’addition, c’est assez simple :
A+Bsera le point Ctel que AOBC soit un parall´elogramme (O´etant l’origine du
rep`ere).
Cela prolonge bien l’addition habituelle car si Aet Bont pour coordonn´ees (a; 0) et
(b; 0), alors les calculs de coordonn´ees prouvent que Ca pour coordonn´ees (a+b; 0).
Et pour la multiplication ?
C’est un peu plus compliqu´e. Voici une fa¸con possible de la d´ecrire (qui n’est pas tout
`a fait la premi`ere d´efinition historique) :
On commence par faire tourner Ade 90˚autour de O. On obtient A0.
A×Bsera le point Cqui a dans le rep`ere O;−→
OA, −−→
OA0les mˆemes coordonn´ees que
Bdans le rep`ere initial.
Par exemple, si Ba pour coordonn´ees (1; 1), Csera le quatri`eme sommet du carr´e
AOA0C.
On peut montrer que, quand on applique ce proc´ed´e aux points de l’axe des abscisses,
on retrouve la multiplication des r´eels : si Aet Bont pour coordonn´ees (a; 0) et (b; 0),
alors Ca pour coordonn´ees (ab; 0).
Tr`es bien, mais quel int´erˆet ?
Eh bien , on va pouvoir trouver un «nombre»(c’est-`a-dire ici un point) dont le «carr´e»
(obtenu ici par une construction g´eom´etrique) va ˆetre ´egal `a «−1»(c’est-`a-dire au point
(−1; 0)).
Ah, c’est le fameux i! O`u se trouve-t-il ?
Exactement, c’est i, et tu as bien formul´e ta question, mieux qu’au d´ebut. Tu as de-
mand´e «o`u»il se trouve et non plus «combien»il vaut. Dans cette vision en effet, les
nombres complexes ne sont pas des quantit´es, mais des positions, et la bonne question
est effectivement «o`u ?».
On peut explorer la situation avec un logiciel de g´eom´etrie dynamique : on part d’un
point Aquelconque, on effectue la construction g´eom´etrique qui d´efinit son «carr´e»
(construction pas tout `a fait ´evidente mais possible avec le th´eor`eme de Thal`es), puis
on fait bouger Ajusqu’`a ce que son carr´e soit le point (−1; 0).
On trouve que la bonne position est (0; 1).
Donc iserait le point (0; 1) ! Finalement c’est un peu d´ecevant, ¸ca n’a rien de tr`es myst´erieux.
C’est un point comme les autres !
Oui, ce n’est pas sa nature (un point) ou sa position (coordonn´ees (0; 1)) qui sont
sp´eciales, c’est sa propri´et´e par rapport `a la «multiplication»et au «nombre»−1. Cela
permet d’´enoncer la phrase : «i est un nombre dont le carr´e vaut −1».
Mais quand mˆeme, cela reste incompatible avec la fameuse r`egle : tout carr´e est positif
C’est l`a qu’il faut se demander ce que signifie cette r`egle et d’o`u elle vient. En fait, elle
s’´enonce : le carr´e de tout nombre r´eel est positif. Donc d´ej`a, ce n’est plus forc´ement
incompatible. Puisque le point correspondant `a in’est pas sur l’axe des abscisses, ce
n’est pas un nombre r´eel, il n’est donc pas forc´e d’ob´eir `a cette r`egle.
D’accord, mais on avait dit qu’on prolongeait les op´erations habituelles de mani`ere coh´erente.
Il y a l`a une incoh´erence !
Pas vraiment. On a bien prolong´e les op´erations (addition et multiplication) de mani`ere
coh´erente, mais on n’a pas prolong´e tous les concepts et propri´et´es de R. En particulier,