nous avons voulu représenter sur le plateau, c’est le conflit, l’antagonisme à jamais irrésolu :
l’homme est un loup pour l’homme. Et, dans cette situation, la seule réaction possible est d’essayer
de retrouver nos origines communes qui se situent quelque part à la limite du règne animal,
de retrouver la vérité de la jungle ou celle de la terre. Nous voulons établir un dialogue avec les
spectateurs sur ces situations d’antagonisme.
On dit de David Lurie, le héros du roman de J. M. Coetzee, qu’il est un professeur un peu perdu
dans ce nouveau monde post-apartheid. Comment le voyez-vous ?
Je crois surtout qu’il ne voit que lui-même, qu’il ne pense qu’à posséder les autres et qu’il n’arrive
pas à dépasser ses propres limites. C’est un homme d’esprit, prisonnier de son propre sentiment
de supériorité. Lorsqu’il réalise sa petite révolte personnelle et se fait virer de l’université, il part
à la campagne où il comprend que tout son savoir ne lui sert plus à rien. Et au milieu de son désert
personnel, il doit faire face à une vie, à une vérité, à une hiérarchie de forces tout à fait différente
de celle qu’il a connue jusque-là. Je crois que la prise de conscience, même lorsqu’elle se fait dans
la peine, dans la douleur, est toujours une bonne chose.
Dans votre travail, les corps des acteurs sont très présents, avec parfois une grande violence
dans leurs rapports. Traitez-vous la violence au théâtre et au cinéma de la même façon ?
On ne peut pas faire la même chose au cinéma et au théâtre, bien sûr. Les deux genres sont différents
et se contredisent souvent. Mes travaux théâtraux sont plus stylisés, plus ludiques, plus sarcastiques,
plus débridés d’un point de vue générique que mes projets cinématographiques. Car sur le plateau
de théâtre, nous jouons avec une réalité à laquelle on ne croit pas. Au cinéma, grâce au réalisme
photographique, tout doit être interprété comme réel, ce qui rend les limites plus strictes.
Travaillez-vous toujours en improvisation avec vos acteurs ?
Je ne dirais pas qu’il s’agit d’une vraie technique d’improvisation. Dans un premier temps, nous faisons
ensemble des lectures de textes et discutons des personnages et des rapports qu’ils entretiennent
les uns aux autres, nous analysons les significations possibles. Nous avons, par exemple, passé
des semaines à regarder des films documentaires sur l’Afrique du Sud, avant et après l’apartheid.
Puis, très vite, les acteurs travaillent sans moi en s’appuyant sur un canevas écrit qui comprend
aussi quelques dialogues qu’ils peuvent compléter à leur gré. Ensuite, au moment où nous nous
retrouvons de nouveau, nous procédons ensemble à l’élaboration des scènes.
Dans vos créations théâtrales, les spectateurs sont des partenaires privilégiés.
Comment concevez-vous ce rapport entre scène et public ?
Je n’attends pas de participation active de la part du public, mais je désire qu’il soit présent
au cœur des événements représentés. Il faut dire que j’aime créer des situations complexes,
souvent politiquement incorrectes, devant lesquelles il n’est pas facile d’avoir un avis tranché,
une réponse immédiate et toute faite. L’art humaniste et consensuel est pour moi un grand
et dangereux mensonge. D’ailleurs, on le rencontre plus souvent au cinéma qu’au théâtre.
Dans le roman, le phénomène de la peur est très présent. Le théâtre est-il pour vous un moyen
de faire entendre les peurs ?
Si l’art qui se vante de pouvoir présenter des solutions à ce genre de problèmes se ment à
lui-même et est résolument inefficace, il peut, en revanche, provoquer la réflexion et mener à une
sorte de consolation par l’intermédiaire de la reconnaissance des faits. L’art peut donner de l’espoir,
même en représentant le mal, la brutalité ou le meurtre. C’est ce qui est à la base de la tragédie,
depuis qu’elle existe.
Propos recueillis par Jean-François Perrier