DOSSIER THÉMATIQUE Carbapénémases Diagnostic des carbapénémases : détection et caractérisation Diagnostic of carbapenemases: detection and characterisation L. Poirel*,**, L. Dortet*, P. Nordmann*,** Quels sont les besoins ? L. Poirel * Inserm U914 “Emerging Resistance to Antibiotics” ; service de bactériologie-virologie, hôpital Bicêtre, Le Kremlin-Bicêtre. ** Unité de microbiologie médicale et moléculaire, département de médecine, faculté de science, université de Fribourg, Suisse. L’émergence des entérobactéries productrices de carbapénémases (EPC) à laquelle nous sommes actuellement confrontés impose une prise en charge énergique et volontariste (1). Pour cela, il est essentiel de disposer d’outils efficaces de diagnostic, élément clé pour le dépistage et/ou le diagnostic rapide des EPC, mais aussi pour un meilleur contrôle de leur dissémination. Certaines régions du monde sont actuellement considérées comme zones d’endémie (Inde, Grèce, Italie, etc.), alors que d’autres ne sont confrontées pour l’instant qu’à des cas sporadiques et éventuellement à des bouffées épidémiques, lorsque le cas index n’a pas été suffisamment bien contrôlé (2). Dans toutes ces configurations épidémiologiques, le repérage précoce et l’identification des EPC sont cruciaux. En ce qui concerne les pays confrontés à une situation endémique, il s’agit de tenter d’enrayer le caractère exponentiel de la diffusion, et, dans les autres pays, de prévenir autant que possible toute dissémination qui pourrait conduire à atteindre là aussi un niveau endémique. De surcroît, il s’agit au sein des institutions hospitalières de prévenir tout développement d’épidémies. Les gènes codant pour les carbapénémases les plus répandues sont le plus souvent localisés sur des plasmides pouvant être transférés de souches à souches, mais aussi en 2 espèces proches (2). C’est pourquoi il est essentiel d’identifier les souches hébergeant ce type de mécanismes transférables, non seulement parce qu’elles s'avèrent plus difficiles à éradiquer avec les traitements antibiotiques disponibles lorsqu’elles sont impliquées dans un processus 128 | La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXVIII - no 4 - juillet-août 2013 infectieux, mais aussi en raison du danger potentiel qu’elles représentent en tant que sources, réservoirs, et véhicules de gènes de carbapénémases. Il est ainsi possible d’observer chez certains patients des souches appartenant à des espèces d’entérobactéries différentes et produisant la même carbapénémase, probablement en raison d’un transfert de plasmides entre les 2 espèces dans le tube digestif de l’hôte. Pourquoi détecter les bactéries productrices de carbapénémases ? Dans la mesure où la perspective à court terme de commercialisation de nouveaux antibiotiques est particulièrement limitée, il est indispensable d’être capable d’identifier le plus rapidement possible ces souches productrices de carbapénémases pour : ➤➤ adapter au mieux la thérapeutique chez les patients infectés ; ➤➤ limiter leur diffusion, tout particulièrement en milieu hospitalier. C’est pourquoi une directive de la Direction générale de la santé en France, émise dès la fin de l’année 2010, recommande l’identification des patients porteurs. La détection de patients infectés par de telles souches repose sur un premier dépistage basé sur l’analyse des profils de résistance aux bêtalactamines, et plus particulièrement aux carbapénèmes des souches infectantes (3). De nombreuses techniques phénotypiques ont été proposées et utilisées pour identifier les EPC. Le délai d’obtention des résultats est important (48-72 h), avec une sensibilité et une spécificité variables ; la lourdeur des tests utilisés Résumé Différentes techniques de dépistage et de détection ont été développées afin de répondre au besoin d’iden­ tification des bactéries productrices de carbapénémases. Plusieurs milieux gélosés sélectifs permettent tout d’abord d’isoler les germes suspects de produire ce type d’enzyme, dans le cas d’infections mais surtout dans le cas de colonisations. Une fois la colonie bactérienne suspecte isolée, plusieurs stratégies peuvent être envisagées, qui vont de l’analyse phénotypique à l’analyse biochimique, en passant par l’analyse moléculaire. Ces techniques présentent des niveaux de spécificité, de sensibilité, de rapidité, et de coût extrêmement variables. Leurs avantages et inconvénients, exposés dans cette revue, doivent guider les microbiologistes dans leur utilisation. jusque-là implique un temps technique important. Les techniques moléculaires d’identification des gènes de carbapénémases présentent, quant à elles, une excellente spécificité et une excellente sensibilité mais ont un coût très élevé et nécessitent un personnel additionnel formé aux techniques de biologie moléculaire ; leurs résultats sont obtenus là encore relativement tardivement (3). Quand et comment repérer le problème ? La détection des porteurs sains est particulièrement importante pour prévenir le développement d’épidémies à EPC en milieu hospitalier (4). Elle s’adresse essentiellement à 2 types de patients : les patients transférés de tout hôpital étranger et les patients des unités à risque (réanimation, chirurgie lourde, immunodéprimés, greffés). Ce dépistage repose actuellement sur un dépistage réalisé à partir des selles des patients avec l’utilisation de géloses sélectives permettant d’identifier des souches suspectes, résistantes aux carbapénèmes (5). Après cette étape de criblage (24 heures), la confirmation des suspicions d’EPC peut se faire par l’utilisation des tests phénotypiques ou moléculaires développés ci-dessous (3). Étant donné que le réservoir majeur des entérobactéries est constitué par le tube digestif, l’analyse des selles ou d’écouvillons rectaux correspond aux besoins diagnostiques. Plusieurs milieux de culture sélectifs sont commercialisés, mais ils sont dans leur majorité dédiés à l’identification des germes résistants aux carbapénèmes (combinaison céphalosporinase hyperproduite + imperméabilité ou carbapénémase) plutôt qu’aux seuls germes producteurs de carbapénémases (6). Ce sont effectivement souvent les mêmes espèces bactériennes ; cependant, de nombreux isolats producteurs de carbapénémases conservent une sensibilité significative aux carbapénèmes, avec des concentrations minimales inhibitrices (CMI) faiblement impactées et se situant donc juste au-dessus ou en dessous des concentrations critiques en fonction des carbapénèmes (l’ertapénem est classiquement la première touchée). Dans ce contexte, l’utilisation d’un milieu trop sélectif pourrait conduire à des résultats faussement négatifs. Le premier milieu commercialisé a été le CHROMagar™ KPC (CHROMagar, Paris), qui justement ne détecte que les hauts niveaux de résistance. Certains producteurs de métallobêtalactamase (MBL), et de nombreux producteurs d’OXA-48 ne correspondent cependant pas à ce critère et sont donc mal ou pas détectés. Le milieu Brilliance™ CRE (Thermo Fisher, Royaume-Uni) contient également un carbapénème et détecte la majorité des producteurs de carbapénémases (à l’exception de certains producteurs d’OXA‑48). Le milieu de culture sélectif SUPERCARBA (non commercialisé à ce jour) contenant de la cloxacilline, du zinc et de l’ertapénem, a une sensibilité et une spécificité excellentes, y compris pour les producteurs d’OXA-48 présentant une faible CMI aux carbapénèmes (6). Techniques phénotypiques habituellement utilisées Il existe 3 classes distinctes de carbapénémases : A, B, et D (cf. “Épidémiologie des carbapénémases”), chacune avec des propriétés biochimiques singulières, et il existe par conséquent plusieurs approches phénotypiques permettant leur détection, certaines de ces approches étant spécifiques d’une seule et même classe. D’autre part, il existe bien entendu des approches moléculaires qui, elles, ne vont pas prendre en compte les caractères biochimiques des enzymes mais bien la génétique du déterminant de la résistance. L’une des techniques phénotypiques classiquement utilisées est le test de Hodge modifié, qui permet la mise en évidence d’une synergie d’activité enzymatique entre souche productrice de carbapénémases (souche à tester) et souches sauvages de référence sensibles (figure 1, p. 130). Cependant, ce test manque de spécificité (nombreux faux positifs) mais également de sensibilité (faux négatifs fréquents avec certains types d’enzyme, et en particulier les carbapénémases de type NDM). Étant donné que l’activité des bêtalactamases de classe A est partiellement inactivée par des inhibiteurs tels que l’acide clavulanique ou encore le tazobactam, des tests de synergie in vitro et en milieu solide sont possibles en rapprochant un disque Mots-clés Carbapénémase Épidémiologie OXA-48 Dépistage Échecs thérapeutiques Summary Different screening and detection techniques have been developed in order to screen for carbapenemase-producing bacteria. Several selective media are used to isolate isolates possibly producing those types of enzymes, and are used either for screening of colonisation or for samples recovered from infections. Once the suspiscious bacteria recovered, several strategies can be used, including phenotypical, biochemical, and molecular analyses. Those techniques and their shortcomings are presented here. They must be widely explained and recommended in order to provide efficient tools for microbiologists. Keywords Carbapenemases Epidemiology OXA-48 Screening Therapeutical failures La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXVIII - no 4 - juillet-août 2013 | 129 DOSSIER THÉMATIQUE Carbapénémases Diagnostic des carbapénémases : détection et caractérisation enfin, l’extrait enzymatique est testé en présence du substrat de carbapénème. En cas d’hydrolyse, la diminution d’absorbance observée traduira une hydrolyse du substrat et donc la présence d’une carbapénémase. Cette technique est très sensible et très spécifique, mais nécessite un personnel entraîné et qualifié (8). 2 3 1 4 Figure 1. Principe du test de Hodge modifié. 1. Souche d’Escherichia coli sensible à l’ertapénem. 2. Souche d’E. coli OXA-48. 3. Souche d’E. coli productrice de BLSE (bêtalactamase à spectre élargi). 4. Souche d’Enterobacter cloacae hyperproductrice de céphalosporinase. contenant le substrat (un carbapénème) d’un autre disque contenant l’inhibiteur (par exemple l’association amoxicilline-acide clavulanique). Cependant, ces tests montrent une efficacité très modérée avec les enzymes de type KPC (Klebsiella Pneumoniae Carbapenemase), connues pour n’être que faiblement inhibées par les inhibiteurs de bêtalactamases (3). En ce qui concerne les souches productrices de MBL comme les enzymes des familles VIM et IMP, on peut mettre en évidence la production en utilisant la propriété d’inhibition par l’EDTA (acide éthylène diamine tétraacétique) [3]. En effet, celui-ci chélate les ions zinc indispensables à l’activité hydrolytique des enzymes de la famille des métalloenzymes dont font partie les MBL. Les E-test MBL, qui associent d’un côté de la bandelette l’imipénem seul et de l’autre côté l’imipénem-EDTA, sont largement utilisés aujourd’hui. Le différentiel pouvant être observé en termes de CMI permet la mise en évidence éventuelle de la production de MBL. Cependant, cette technique pose des problèmes de sensibilité lorsque la CMI à l’imipénem est trop basse, ainsi que des problèmes de spécificité avec certaines souches, en particulier Acinetobacter baumannii (7). Il est également possible de détecter la production de carbapénémases de tout type par l’utilisation de la spectrophotométrie UV, une technique relativement répandue au sein des laboratoires de microbiologie (8). Une préculture de la bactérie à tester doit être réalisée, puis un extrait enzymatique est récupéré après sonication du culot bactérien ; 130 | La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXVIII - no 4 - juillet-août 2013 Techniques biochimiques récentes recommandées Deux techniques, répondant de manière parfaite aux besoins actuels présentés, ont été mises au point récemment (9, 10). La première correspond à la recherche d’une modification du spectre d’un carbapénème sous l’effet d’une carbapénémase. Il s’agit d’une application de la technique de spectrométrie de masse (MALDI-TOF) [9]. Cette technique nécessite une mise au point fine, du personnel particulièrement entraîné et un spectromètre de masse, appareil très onéreux, dans le laboratoire. La seconde technique de diagnostic rapide est le Carba NP® test (10). Le principe de ce test repose sur la mise en évidence d’une acidification du milieu en cas d’hydrolyse de l’imipénem par une carbapénémase. L’indicateur de pH change de couleur (du rouge au jaune) lorsque le milieu devient acide, traduisant la présence d’une carbapénémase (figure 2). Cette technique est particulièrement rapide (de 30 à 120 mn), ne nécessite qu’un matériel peu coûteux et ne requiert pas de personnel spécialisé. Elle est sensible et spécifique (100 %). Tout comme la technique de spectrométrie de masse, l’un de ses avantages est de mettre en évidence la production de n’importe quel type de carbapénémase (classes A, B, ou D), et de pouvoir même détecter la production d’une potentielle carbapénémase jusque-là inconnue (figure 2). Le Carba NP® test peut être réalisé à partir de souches isolées mais également directement à partir de prélèvements cliniques tels que les hémocultures. Plus d’une cinquantaine de laboratoires dans le monde utilisent désormais de manière régulière le Carba NP® test. Il devrait être commercialisé dans le courant de l’année 2014. Techniques moléculaires En parallèle des techniques actuellement utilisées pour la détection phénotypique et biochimique de la production de carbapénémases, il existe bien entendu la possibilité d’utiliser les techniques de DOSSIER THÉMATIQUE Diminution de la sensibilité aux carbapénèmes Carba NP® test – <2h + Mesures d’hygiène renforcées Absence de carbapénémase Production d’une carbapénémase Déclaration aux ARS Biologie moléculaire (PCR simplex/multiplex, micropuce à ADN, etc.) : recherche des gènes de carbapénémases fréquentes : blaKPC, blaVIM, blaNDM, blaOXA-48-like 3-5 h + 99,9 % 0,01 % – Biologie moléculaire : recherche des gènes de carbapénémases rares : blaIMI blaSME, blaSFC-1, blaGIM , blaAIM, blaKHM 24-48 h + 99,9 % 24-48 h ARS : agences régionales de santé ; PCR : réaction en chaîne par polymérase (Polymerase Chain Reaction). 0,01 % – Clonage (Nouvelle carbapénémase) Séquençage Figure 2. Stratégie d’identification des entérobactéries productrices de carbapénémases. biologie moléculaire, qui ciblent les gènes codant pour les carbapénémases. Ces techniques reposent sur l’utilisation de la réaction en chaîne par polymérase (PCR), complétée ou non par le séquençage de l’ADN amplifié (utile uniquement à des fins épidémiologiques) [figure 2]. Il est possible de rechercher chaque gène de carbapénémase de manière spécifique (utile dans un contexte d’épidémie, ou bien lorsqu’on sait qu’un seul type de carbapénémase est présent dans la zone géographique), ou bien d’utiliser un système multiplex incluant plusieurs paires d’amorces et permettant dans ce cas de rechercher en une seule réaction plusieurs de ces gènes cibles. À partir d’une colonie suspecte, on peut en 4 à 6 heures obtenir un résultat qui est très spécifique et très sensible, mais ces techniques restent onéreuses. La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXVIII - no 4 - juillet-août 2013 | 131 DOSSIER THÉMATIQUE Carbapénémases Diagnostic des carbapénémases : détection et caractérisation De plus, elles ne permettent pas la mise en évidence d’un nouveau mécanisme qui serait lié à l’acquisition d’un gène inconnu. Les laboratoires de référence ayant à réaliser de nombreux tests de dépistage ou de confirmation sont les plus à même d’utiliser ces techniques rapides et spécifiques. Depuis peu sont également disponibles sur le marché des kits de détection des gènes de carbapénémases basés sur l’utilisation de puces à ADN (11). Ces derniers sont encore plus onéreux, nécessitent un appareil dédié, et demandent une certaine expertise. Là encore, ils sont plutôt appropriés aux laboratoires de référence. Conclusion Au vu de l’émergence et de la dissémination actuelle des souches d’EPC, le criblage, l’identification ainsi que le diagnostic rapide de ces bactéries multirésistantes et des mécanismes correspondants sont cruciaux et constituent un enjeu de santé publique. Seul un diagnostic rapide, spécifique, sensible et, si possible, peu onéreux peut permettre de retarder leur diffusion et d’éviter en particulier le développement d’épidémies hospitalières rapidement incontrôlables. Fort heureusement, des outils diagnostiques existent, et leur développement est en pleine expansion. À chaque laboratoire de décider, selon ses capacités financières, ses infrastructures matérielles, l’expertise de ses personnels, mais également selon les données épidémiologiques et la fréquence de suspicion de tels isolats, quelles sont les techniques les plus appropriées. Reste que la disponibilité aisée de ces différentes techniques doit rendre obligatoire leur utilisation, sachant qu’il est encore temps d’agir mais qu’il y a urgence à bloquer le processus de dissémination extensif. ■ Liens d’intérêts. Les auteurs déclarent être les co-inventeurs du Carba NP® test. Un brevet international correspondant au Carba NP® test a été pris au nom de Inserm Transfert, organisme tutellaire de l’unité Inserm 914. Références bibliographiques 1. Spellberg B, Blaser M, Guidos RJ ; Infectious Diseases Society of America. Combating antimicrobial resistance: policy recommendations to save lives. Clin Infect Dis 2011;52 Suppl 5:S397-428. 2. Nordmann P, Dortet L, Poirel L. Carbapenem resistance in Enterobacteriaceae: here is the storm! Trends Mol Med 2012;18(5):263-72. 3. Nordmann P, Gniadkowski M, Giske CG et al ; European Network on Carbapenemases. Identification and screening of carbapenemase-producing Enterobacteriaceae. Clin Microbiol Infect 2012;18(5):432-8. 4. 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Carbapenemase activity detection by matrix-assisted laser desorption ionization-time of flight mass spectrometry. J Clin Microbiol 2011;49(9):3222-7. 10. Nordmann P, Poirel L, Dortet L. Rapid detection of carbapenemase-producing Enterobacteriaceae. Emerg Infect Dis 2012;18(9):1503-7. 11. Cuzon G, Naas T, Bogaerts P, Glupczynski Y, Nordmann P. Evaluation of a DNA microarray for the rapid detection of extended-spectrum β-lactamases (TEM, SHV and CTX-M), plasmid-mediated cephalosporinases (CMY-2-like, DHA, FOX, ACC-1, ACT/MIR and CMY-1-like/MOX) and carbapenemases (KPC, OXA-48, VIM, IMP and NDM). J Antimicrob Chemother 2012;67(8):1865-9.