DOSSIER THÉMATIQUE Carbapénémases Épidémiologie des carbapénémases Current epidemiology of carbapenemases L. Poirel*,**, L. Dortet*, P. Nordmann*,** L. Poirel L a plupart des régions du monde sont actuellement confrontées à l’isolement de plus en plus fréquent de bactéries multirésistantes aux antibiotiques. Le phénomène le plus préoccupant dans le domaine de l’antibiorésistance est l’actuelle émergence et dissémination des entérobactéries productrices de carbapénémases (EPC). Ce phénomène est tout particulièrement observé au sein des principales espèces de bacilles à Gram négatif que sont les entérobactéries (Escherichia coli, Klebsiella pneumoniae, Enterobacter spp.) [1]. Dans quels contextes identifie-t-on les bactéries productrices de carbapénémases acquises ? * Inserm U914, service de bactériologie-virologie, hôpital Bicêtre, Le Kremlin-Bicêtre. ** Unité de microbiologie médicale et moléculaire, département de médecine, faculté de science, université de Fribourg, Suisse. Les espèces bactériennes citées plus haut peuvent être présentes chez l’hôte, en tant que simples colonisants, sans déclencher nécessairement de processus infectieux ; elles peuvent également et fréquemment être responsables d’infections chez leur hôte. L’espèce K. pneumoniae est principalement la source d’infections nosocomiales, alors que l’espèce E. coli est à la fois responsable d’infections nosocomiales et d’infections communautaires (2). Alors que le contrôle des épidémies de souches multirésistantes, bien que difficile, peut être envisagé et peut réussir au sein des structures de soins, celui des souches dites “communautaires” (ou de ville) est par essence bien plus difficile et plus aléatoire. Parmi les mécanismes de multirésistance, celui de la résistance aux carbapénèmes est le problème majeur auquel nous sommes aujourd’hui confrontés chez les entérobactéries (3). 124 | La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXVIII - no 4 - juillet-août 2013 Carbapénèmes et carbapénémases Les carbapénèmes sont les molécules développées les plus avancées au sein de la famille des bêtalactamines, possédant le spectre d’activité le plus large. Les molécules de cette famille d’antibiotiques commercialisées en France sont l’imipénem, le méropénem, l’ertapénem et le doripénem. Les carbapénèmes sont limités à un usage hospitalier et prescrits en grande majorité dans le cadre du traitement d’infections nosocomiales. Leur excellente activité antibiotique est liée à la rapidité avec laquelle ils pénètrent la membrane externe et à leur stabilité vis-à-vis de la plupart des bêtalactamases naturelles ou acquises. Cependant, une émergence de la résistance aux carbapénèmes est actuellement observée ; elle est liée principalement à 2 mécanismes (1). Le premier associe la production à haut niveau d’une céphalo­sporinase chromosomique ou plasmidique ou bien d’une bêtalactamase à spectre élargi (BLSE) [ces 2 groupes d’enzymes hydrolysent très faiblement les carbapénèmes] à une diminution de la perméabilité membranaire de la souche bactérienne, cette combinaison affectant finalement de façon importante la concentration minimale inhibitrice (CMI) et conduisant à la résistance. Le second mécanisme est directement lié à l’expression de bêtalactamases particulières hydrolysant de manière très significative les carbapénèmes, ces enzymes étant de ce fait appelées “carbapénémases”. C’est ce dernier mécanisme qui est le plus préoccuppant, car il est très souvent identifié au sein de souches multirésistantes, en raison de l’association à d’autres mécanismes de résistance tels que la production d’autres enzymes hydrolysant ou modifiant de nombreuses autres familles d’anti- Résumé Les carbapénèmes étant des antibiotiques de dernier recours, le phénomène de la dissémination des entéro­ bactéries productrices de carbapénémases est aujourd’hui extrêmement préoccupant. Toutes les espèces d’entérobactéries sont susceptibles d’acquérir des gènes codant pour des carbapénémases, eux-mêmes étant très souvent associés à de nombreux autres gènes de résistance à d’autres familles d’antibiotiques, générant des souches multi- voire panrésistantes. Les carbapénémases appartiennent à 3 classes : A, B, et D. Les carbapénémases de classe A regroupent les enzymes de type KPC et l’enzyme GES-5, la classe B, les enzymes IMP, VIM, et NDM principalement. Enfin, la classe D inclut l’enzyme OXA-48 et ses variants. Alors que les classes A et B hydrolysent pratiquement toutes les bêtalactamines, OXA-48 n’hydrolyse pas ou peu les céphalosporines à large spectre. Plusieurs régions du monde sont confrontées à l’endémicité de certaines de ces enzymes, et, en France, ce sont les souches OXA-48 qui prédominent. biotiques, ou l’imperméabilité (perte de porine, efflux, etc.). Ainsi, au spectre d’activité des carbapénémases déjà extrêmement large (la plupart des bêta­ lactamines étant hydrolysées), s’ajoutent souvent des mécanismes de résistance aux antibiotiques des autres familles (aminosides, fluoroquinolones, etc.), donnant naissance à des souches dites multirésistantes ou panrésistantes à l’origine d’impasses thérapeutiques (2, 3). Les gènes les plus répandus codant pour des carbapénémases sont, dans leur grande majorité, localisés sur des plasmides et peuvent donc se transmettre de souche à souche mais également entre différentes espèces d’entérobactéries (2), ce qui renforce encore le danger représenté par ces mécanismes et les souches qui les hébergent. Ainsi on observe chez certains patients des souches appartenant à des espèces d’entérobactéries différentes et produisant la même carbapénémase, résultant d’un transfert plasmidique chez l’hôte. Caractéristiques des carbapénémases Les carbapénémases décrites chez les entérobactéries appartiennent à 3 grandes classes de bêtalacta- mases : la classe A, avec en particulier les enzymes de type KPC (Klebsiella pneumoniae carbapenemase), la classe B regroupant les métallo-β-lactamases (MBL), et la classe D incluant les enzymes de type OXA-48 (4). Les carbapénémases de type KPC hydrolysent toutes les bêtalactamines (à l’exception des céphamycines) et ont d’abord été identifiées aux États-Unis avant de l’être dans de nombreux pays dont la France (5). Ces enzymes sont peu inhibées par l’acide clavulanique ou le tazobactam. Les souches productrices de KPC appartiennent essentiellement à l’espèce K. pneumoniae et sont principalement identifiées chez les patients hospitalisés (5). La diffusion des enzymes KPC est internationale, et il existe des foyers endémiques bien identifiés tels que les États-Unis et les pays d’Amérique du Sud, mais également, pour l’Europe, la Grèce et l’Italie (figure 1) [5]. Les souches productrices de KPC isolées en France restent pour l’instant relativement rares, et la plupart du temps identifiées chez des patients ayant été hospitalisés en Italie ou en Grèce [5]. En plus de KPC, d’autres carbapénémases de classe A ont été identifiées, telles que IMI (imipenemase) ou NMC-A (nonmetallocarbapenemase-A), décrites chez Enterobacter spp., ou encore des variants de l’enzyme SME (Serratia marcescens enzyme) décrits chez Serratia marcescens (1). La prévalence de ces enzymes reste Mots-clés Carbapénémases Épidémiologie OXA-48 Dépistage Impasses thérapeutiques Summary Carbapenems are last-resort antibiotics, and the current dissemination of carbapenemaseproducing Enterobacteriaceae is extremely worrisome. All enterobacterial species may acquire genes coding for carbapenemases, being themselves often associated to many other genes encoding resistance to other antibiotic families, generating multidrug or even panresistant isolates. Carbapenemases belong to three classes: A, B, and D. Class A carbapenemases include KPC-type and GES-5 enzymes, and class B include mainly IMP, VIM, and NDM. Lastly, class D carbapenemases correspond to OXA-48 and its variants. While classes A and B hydrolyze almost all beta-lactams, OXA-48 do not (or only weakly) hydrolyze broad-spectrum cephalosporins. In several parts of the world, an endemicity of some types of carbapenemases is known, and in France OXA-48 producers are predominating. Keywords ? Carbapenemases Epidemiology OXA-48 Screening Therapeutical failures ? KPC NDM VIM IMP OXA-48 Figure 1. Zones d’endémie pour les entérobactéries productrices de carbapénémases en fonction du type d’enzyme. La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXVIII - no 4 - juillet-août 2013 | 125 DOSSIER THÉMATIQUE Carbapénémases KPC (2 %) Épidémiologie des carbapénémases KPC (16 %) NDM (17 %) NDM VIM (4 %) (2 %) OXA-48 (81 %) OXA-48 (77 %) E. coli NDM (15 %) K. pneumoniae VIM IMI (3 %) (6 %) KPC (3 %) NDM (10 %) OXA-48 (53 %) OXA-48 (76 %) Enterobacter spp. VIM (33 %) Autres espèces Figure 2. Répartition des différents types de carbapénémases par espèce bactérienne en France en 2012 (863 souches collectées entre juin 2011 et juin 2012). cependant très faible. En parallèle de ce que l’on pourrait appeler ces “vraies” carbapénémases, il existe l’enzyme GES-5, qui a été identifiée chez Enterobacter cloacae (6). En fait, cette enzyme est un variant de l’enzyme GES-1 connue pour être une BLSE “classique”, mais dont le spectre d’hydrolyse est étendu aux carbapénèmes par mutation et modification conformationnelle induite. À ce jour, un seul isolat a été identifié au Canada ; cependant, de nombreuses souches de Pseudomonas aeruginosa produisant GES-5 ont été identifiées en Amérique du Sud, ce qui suggère une capacité de dissémination importante du gène blaGES-5. Les MBL hydrolysent, elles, toutes les bêtalactamines à l’exception de l’aztréonam. Elles sont totalement résistantes à l’action des inhibiteurs “classiques” de bêtalactamases tels que l’acide clavulanique ou le tazobactam. Parmi ces enzymes, celles de type IMP et VIM ont une distribution mondiale, mais leur prévalence reste relativement faible, excepté en Grèce, où les souches productrices de VIM-1 sont 126 | La Lettre de l’Infectiologue • Tome XXVIII - no 4 - juillet-août 2013 considérées comme endémiques (figure 1, p. 125). En France, ces enzymes sont rarement identifiées au sein des entérobactéries (en revanche, elles sont plus fréquentes chez P. aeruginosa). Parmi les MBL, les enzymes du type NDM sont émergentes et ont été rapportées un peu partout dans le monde (3). Un des réservoirs avérés des souches productrices de NDM est constitué par le sous-continent indien (Inde, Pakistan, Bangladesh) [figure 1, p. 125], mais on les trouve également très vraisemblablement dans certains pays des Balkans, du Moyen-Orient et possiblement d’Afrique du Nord (où les souches d’Acinetobacter baumannii NDM positives sont très répandues). Les premiers cas de souches produisant des enzymes du type NDM ont été rapportés dès 2009. La diffusion extensive de ces souches a ensuite été confirmée par de nombreuses études. Ces souches sont la plupart du temps multirésistantes, et appartiennent à une grande variété d’espèces d’entérobactéries, les plus fréquentes étant E. coli et K. pneumoniae. De manière inquiétante, les isolats identifiés pouvaient avoir une origine nosocomiale, mais également communautaire. Les cas rapportés en France trouvaient dans leur grande majorité leur origine dans le sous-continent indien ; cependant, au moins 1 cas autochtone a été rapporté (7). Le dernier groupe de carbapénémases identifié chez les entérobactéries est celui constitué par les enzymes de type OXA-48 (4). Ces bêtalactamases ont un spectre d’hydrolyse plus limité que celui des 2 autres groupes de carbapénémases, puisqu’elles hydrolysent les pénicillines et les carbapénèmes, les céphalosporines de troisième génération étant notamment, de façon suprenante, épargnées. Tout comme les MBL, elles ne sont pas du tout inhibées par les inhibiteurs classiques de bêtalactamases. L’analyse des profils de résistance de ces souches et l’évaluation de l’implication exacte des carbapénémases sont compliquées par la combinaison possible de nombreuses enzymes de type bêta­lactamases chez une même souche. En l’absence de coproduction de BLSE (moins de 20 % des souches), les souches d’E. coli ou de K. pneumoniae productrices d’OXA-48 demeurent sensibles aux céphalosporines, notamment celles dites “de troisième génération” (céfotaxime, ceftazidime). La première souche productrice d’OXA-48 a été isolée en Turquie (figure 1, p. 125) [4], et ce pays est à ce jour considéré comme une zone d’endémie pour l’OXA-48. Cependant, les souches productrices d’OXA-48 se sont aujourd’hui largement répandues, notamment en Afrique du Nord (figure 1, p. 125) [4]. En France, l’OXA-48 est désormais la carbapénémase le plus souvent identifiée (plus de 250 souches, fin DOSSIER THÉMATIQUE 2012) [figure 2], probablement en raison des flux de population importants que connaît notre pays avec l’Afrique du Nord. L’OXA-48 est fréquemment identifiée chez les souches de K. pneumoniae infectant ou colonisant des patients transférés et préalablement hospitalisés dans des pays d’Afrique du Nord. Cependant, cette enzyme est actuellement fréquemment identifiée en France parmi des patients de ville (infection communautaire), dont le lien avec l’Afrique du Nord n’est pas systématique. Cela suggère que ces cas autochtones correspondent à une diffusion endémique des souches productrices d’OXA-48 en France. Conclusion La diffusion actuelle des souches productrices de carbapénémases est extrêmement préoccupante, car non seulement elle concerne le monde dans son ensemble, mais son évolution apparaît malheureusement difficilement contrôlable. Celle-ci se fait en parallèle d’autres paramètres qui ajoutent à la difficulté. Tout d’abord, il est fort improbable que nous soyons témoins dans les 5 prochaines années de la mise sur le marché de nouveaux antibiotiques efficaces sur des entérobactéries productrices de Nos éditions tous types de carbapénémases. D’autre part, nous assistons actuellement à un accroissement considérable des migrations de population à travers le monde (voyages, immigration), et, en particulier, à partir de zones géographiques qui constituent d’importants réservoirs d’entérobactéries productrices de carbapénémases, ce qui pose la question de la gestion du flux des patients porteurs, colonisés. Face à ces phénomènes préoccupants et aux difficultés de la gestion de la diffusion communautaire, il est crucial de mettre en place un diagnostic rapide de ces souches multirésistantes afin d’enrayer leur expansion et d’éviter en particulier le développement d’épidémies hospitalières rapidement incontrôlables. En France, le problème majeur est actuellement lié aux souches productrices d’OXA-48. La plupart des souches identifiées comme productrices de carbapénémases produisent en effet cette enzyme. Étant donné que les phénotypes de résistance des souches productrices de cette enzyme peuvent être inhabituels (CMI des carbapénèmes basses ou à la limite des concentrations critiques, sensibilité aux céphalosporines à large spectre conservée), il est vraisemblable que la prévalence de ces souches est largement sous-estimée. n Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts. Références bibliographiques 1. Nordmann P, Dortet L, Poirel L. Carbapenem resistance in Enterobacteriaceae: here is the storm! Trends Mol Med 2012;18(5):263-72. 2. Nordmann P, Poirel L, Walsh TR, Livermore DM. The emerging NDM carbapenemases. Trends Microbiol 2011;19(12):588-95. 3. Schwaber MJ, Carmeli Y. Carbapenem-resistant Enterobacteriaceae: a potential threat. JAMA 2008;300(24):2911-3. 4. Poirel L, Potron A, Nordmann P. OXA-48-like carbapenemases: the phantom menace. J Antimicrob Chemother 2012;67(7):1597-606. 5. Nordmann P, Cuzon G, Naas T. The real threat of Klebsiella pneumoniae carbapenemase-producing bacteria. Lancet Infect Dis 2009;9(4):228-36. 6. Poirel L, Carrër A, Pitout JD, Nordmann P. Integron mobilization unit as a source of mobility of antibiotic resistance genes. Antimicrob Agents Chemother 2009;53(6):2492-8. 7. Nordmann P, Couard JP, Sansot D, Poirel L. Emergence of an autochtonous and community-acquired NDM-1-producing Klebsiella pneumoniae in Europe. Clin Infect Dis 2012;54(1):150-1. vous proposent : Acheter et régler en ligne NOS OUVRAGES Bulletin à découper et à renvoyer complété et accompagné du règlement à : EDIMARK SAS – Éditions – 2, rue Sainte-Marie – 92418 Courbevoie Cedex B ON D E COMMAND E Je souhaite recevoir Nombre d’exemplaires Total en euros M O D E D E PA I E M E N T Carte bancaire VISA, EUROCARD/MASTERCARD L'annonce de la maladie : une parole qui engage (29 €) N° I I I I I I I I I I I I I I I I I Relation médecin-malade : enjeux, pièges et opportunités (29 €) Date d’expiration I I I I I N° C V V I I I I (Trois derniers chiffres au dos de votre carte bancaire) soit un total de 3,80 € € Date : Signature : (obligatoire) Chèque à l’ordre de "EDIMARK" Virement bancaire à réception de facture (réservé aux collectivités) Merci d’écrire nom et adresse en lettres majuscules Dr, M., Mme, Mlle ............................................................................................................................................ 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