Conséquences nutritionnelles des cancers digestifs Nutritional consequences of digestive cancers D

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Conséquences nutritionnelles des cancers digestifs
Nutritional consequences of digestive cancers
● S. Lecleire, P. Déchelotte*
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■ Une anorexie est présente chez 64 % des malades porteurs
d’un cancer digestif, tous types et tous stades confondus.
■ L’évaluation nutritionnelle des malades porteurs d’un cancer digestif doit être réalisée régulièrement en utilisant des
outils simples comme le poids, l’albuminémie et l’évaluation subjective globale.
■ En l’absence de syndrome occlusif ou de malabsorption
sévère, la nutrition entérale doit être préférée à la nutrition
parentérale.
■ Chez un malade dénutri, qui doit subir un acte de chirurgie digestive majeure pour cancer, une assistance nutritive
(entérale ou parentérale) de 8 à 10 jours diminue les complications post-opératoires et est recommandée.
■ Chez des malades non ou modérément dénutris, qui doivent subir un acte de chirurgie digestive majeure pour cancer, une immunonutrition orale pré-opératoire de 7 jours est
associée à une réduction des complications infectieuses postopératoires.
L
es malades atteints de cancers digestifs sont à haut
risque de dénutrition. Cette dénutrition conduit à un
amaigrissement majeur puis à la cachexie, et peut
représenter le premier signe d’appel amenant au diagnostic de
cancer digestif. La dénutrition liée aux cancers digestifs est d’origine multifactorielle et ses conséquences sont multiples. Une évaluation nutritionnelle régulière doit donc faire partie intégrante
de la prise en charge des patients cancéreux. La correction complète de la dénutrition cancéreuse reste souvent dépendante de
l’éradication de la tumeur. Cependant, la stratégie nutritionnelle
au cours des cancers digestifs a connu de profondes modifications ces dernières années, notamment avec l’émergence de l’immunonutrition.
PHYSIOPATHOLOGIE DE LA DÉNUTRITION CANCÉREUSE
C’est un phénomène complexe, résultant de la combinaison d’une
réduction des apports nutritionnels et de multiples perturbations
métaboliques, aboutissant à une inadéquation entre apports et
dépenses énergétiques.
Anorexie
Elle est présente dans 64 % des cancers digestifs, tous types et
tous stades confondus. Son origine est loin d’être univoque (1).
Plusieurs mécanismes identifiés en rendent compte (2) :
– près de 50 % des patients cancéreux souffrent de troubles olfactifs et/ou gustatifs plus ou moins prononcés. Ces anomalies gustatives touchent préférentiellement le sucré. Les modifications du
goût et de l’odorat ont été corrélées à la diminution des apports
énergétiques par plusieurs études ;
– l’importance de la dénutrition protéique peut faciliter la survenue de troubles moteurs, en particulier d’un ralentissement de la
vidange gastrique, avec une sensation de satiété précoce amenant
le malade à réduire ses apports alimentaires. L’atrophie intestinale proprement dite est rare, et conduit exceptionnellement à des
troubles de l’absorption intestinale ;
– le syndrome inflammatoire qui accompagne le cancer peut aussi
contribuer à l’anorexie par le biais des effets centraux de certaines
cytokines pro-inflammatoires telles que l’interleukine-1 et le
TNFα ;
– un syndrome anxio-dépressif est très fréquent au cours du cancer, contribuant pour une large part à l’anorexie ;
–enfin, les thérapies anti-cancéreuses, telles que la chimiothérapie
ou la radiothérapie, peuvent participer à l’anorexie par leurs effets
secondaires : ulcérations buccales, mucites, entéropathie radique…
Anomalies métaboliques
* Unité de nutrition et groupe ADEN, IFR 23, CHU de Rouen.
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Elles sont multiples, résultant du syndrome inflammatoire et des
modifications hormonales (élévation du cortisol, réduction du rapLa lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 3 - vol. VI - mai-juin 2003
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port insuline/glucagon) provoqués par le cancer digestif (1, 2). Il
est important de souligner que le tissu tumoral continue à se développer quel que soit le niveau de dénutrition et d’anorexie, maintenant un haut niveau d’activité métabolique aux dépens des tissus
normaux et réalisant une véritable compétition hôte-tumeur (3). Le
tissu tumoral échappe, en effet, à tous les mécanismes habituels de
contrôle métabolique. Ainsi, afin de favoriser sa croissance, le tissu
tumoral entraîne de profondes modifications du métabolisme.
– Dépense énergétique. Les dépenses énergétiques de repos
(DER) sont augmentées chez le malade cancéreux de 5 à 15 %
(1). Cette augmentation des DER chez le malade cancéreux
dépend étroitement du degré d’inflammation présent au cours du
cancer (4).
– Métabolisme protéique. Les modifications du métabolisme
protéique chez le malade cancéreux sont nombreuses :
● activation de la néoglucogenèse aux dépens des protéines musculaires, avec disparition des mécanismes adaptatifs présents chez
le sujet sain (2). Cette situation contribue à une déplétion protéique importante, réalisant chez certains malades une véritable
amyotrophie ou sarcopénie ;
● bilan azoté constamment négatif, en raison de l’excès du catabolisme protéique par rapport à la synthèse protéique, en particulier post-prandiale ;
● synthèse préférentielle par le foie des protéines de l’inflammation ou acute phase proteins, telles que la C-reactive-protein, aux
dépens des protéines de l’anabolisme telles que l’albumine et la
transthyrétine ;
● accélération du renouvellement protéique au profit du catabolisme protéique, notamment musculaire. Cette protéolyse
musculaire est médiée principalement par le système du protéasome ATP-ubiquitine dépendant, dont l’activation excessive
au cours de la cachexie cancéreuse a été mise en évidence
récemment (1).
– Métabolisme lipidique. La mobilisation excessive des réserves
énergétiques lipidiques, ou lipolyse, constitue l’anomalie métabolique la plus constante chez les malades cancéreux. L’oxydation des acides gras provenant des réserves adipocytaires est également augmentée, entraînant plus ou moins rapidement une fonte
des réserves lipidiques (2).
– Métabolisme glucidique. Les modifications du métabolisme glucidique chez le malade cancéreux sont dominées par
l’augmentation de la néoglucogenèse et la diminution de la
sensibilité à l’insuline (insulino-résistance périphérique)
conduisant à un hypercatabolisme et à une diminution de
l’anabolisme (2). Comme on l’a vu, l’augmentation de la néoglucogenèse se fait principalement aux dépens des protéines
musculaires.
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ÉVALUATION DE L’ÉTAT NUTRITIONNEL
La prévalence de la dénutrition en cancérologie digestive est fonction de la localisation tumorale et de son extension. En particulier, l’atteinte du tube digestif haut expose particulièrement au
risque de dénutrition (5). Ainsi, les cancers de l’œsophage et de
l’estomac, d’une part, et le cancer du pancréas, d’autre part, sont
les cancers digestifs qui s’accompagnent de la dénutrition la plus
importante (6), alors que la dénutrition est plus limitée au cours
des cancers coliques ou hépatiques.
L’évaluation nutritionnelle doit être une préoccupation constante
chez les malades atteints de cancer digestif. Elle doit être effectuée dès le stade du diagnostic, et renouvelée régulièrement.
Cette évaluation peut être réalisée simplement :
–Sur la clinique. La pesée des malades permet de comparer leur
poids actuel au poids habituel, ou poids de forme, des patients. Un
amaigrissement de plus de 10% traduit une dénutrition sévère; une
perte de poids comprise entre 5 et 10 % définit une dénutrition
modérée et a déjà une valeur pronostique négative (1, 3). La présence d’œdèmes, d’une fonte musculaire ou graisseuse sont autant
de signes cliniques de dénutrition. Des mesures anthropométriques
simples comme la mesure du pli tricipital peuvent aussi être réalisées en consultation. Les valeurs normales du PCT sont de 11,5 ±
1,5 mm chez l’homme, 17,5 ± 1,5 mm chez la femme.
– Sur un dosage d’albumine et de préalbumine. Une albuminémie inférieure à 30 g/l traduit une dénutrition sévère (1, 3),
une dénutrition modérée est suspectée pour une albuminémie
comprise entre 30 et 35 g/l. Du fait de sa demi-vie courte (2 jours),
la préalbumine ou transthyrétine sera utile surtout pour le suivi
de la réponse à la renutrition.
L’utilisation de la grille d’évaluation subjective globale
(tableau) permet, en quelques questions d’anamnèse et d’examen clinique, de repérer efficacement les patients modérément
ou sévèrement dénutris.
MODALITÉS DE PRISE EN CHARGE NUTRITIONNELLE
Dans ce paragraphe, les spécificités en termes de mécanismes de
la dénutrition et de prise en charge nutritionnelle sont envisagées
de façon intégrée pour les différentes localisations des cancers
digestifs. Les conséquences spécifiques de la chirurgie sont
détaillées dans un autre chapitre de cette monographie.
Cancer de l’œsophage
La dysphagie progressive qui l’accompagne conduit le malade à
adapter puis à diminuer, voire à stopper ses apports alimentaires
au stade d’aphagie. La dénutrition avant traitement est présente
chez deux tiers des patients (7). La dysphagie associée aux modifications métaboliques présentes chez tout malade cancéreux fait
du cancer de l’œsophage l’un des cancers les plus cachectisants.
De plus, la radio-chimiothérapie, qui représente l’un des traite111
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Tableau. Évaluation de l’état nutritionnel selon la grille d’Évaluation Subjective Globale (ESG). L’observateur interroge le patient sur les différents
items, recueille quelques signes cliniques et conclue selon son impression clinique globale. L’ensemble de l’évaluation peut-être effectuée en 3 à
4 minutes.
Évaluation subjective globale (ESG)
Poids de forme :
kg
Poids actuel :
kg
Taille déclarée :
Historique
* Changement de poids :
– perte de poids dans les 6 derniers mois :
kg, soit en % du poids antérieur :
– modification du poids dans les 2 dernières semaines :
❏ gain de poids
❏ pas de changement
❏ perte de poids
* Changement des apports alimentaires :
❏ oui
❏ non
– si oui : depuis
semaines
– type de changement :
❏ alimentation solide insuffisante
❏ alimentation liquide exclusive
❏ apports liquides hypoénergétiques
❏ aucun apport oral
* Symptômes digestifs (d’une durée > 2 mois) : ❏ oui
❏ non
– si oui : ❏ nausées
❏ vomissements
❏ diarrhée
❏ anorexie ou dysphagie
* Modification de l’activité physique habituelle :
❏ oui
❏ non
- si oui, depuis
semaines
MALADIE :
* Diagnostic principal (préciser) :
– retentissement nutritionnel de la maladie :
❏ aucun
❏ léger
❏ modéré
* Constatations cliniques :
– perte de graisse sous-cutanée
❏ oui
– fonte musculaire
❏ oui
– œdème des chevilles
❏ oui
– œdème sacrum
❏ oui
– ascite
❏ oui
%
❏ sévère
❏
❏
❏
❏
❏
non
non
non
non
non
Conclusion : État nutritionnel
❏ normal (A)
❏ modérément dénutri (B)
ments de base du cancer œsophagien, que ce soit en néoadjuvant
ou à visée curative, peut encore aggraver le statut nutritionnel de
ces malades. La chimiothérapie peut en effet être responsable
d’atteintes muqueuses (mucites), de nausées, de vomissements,
de diarrhée conduisant à une réduction de la prise alimentaire. La
radiothérapie peut, quant à elle, entraîner des troubles sensitivomoteurs, et éventuellement une sténose radique pouvant conduire
à une dysphagie secondaire (8). Enfin, les conséquences nutritionnelles des œsophagectomies, associées ou non à la confection d’une plastie, traitement classique des cancers de l’œsophage,
sont loin d’être négligeables : près de 60 % des malades ayant
bénéficié d’une œsophagectomie développent des complications
pouvant compromettre leur statut nutritionnel : dysphagie sur sténose de l’anastomose, dumping syndrome (9).
112
❏ sévèrement dénutri (C)
Plusieurs techniques d’abord nutritionnel permettant d’améliorer le statut nutritionnel de ces malades sont disponibles, et souvent encore insuffisamment utilisées ou trop tardivement mises
en œuvre. Les compléments nutritionnels liquides hyperénergétiques et hyperprotidiques permettent de limiter partiellement la
dégradation de l’état général dans l’attente d’un geste d’intervention nutritionnelle plus efficace. La dilatation œsophagienne
par bougies ou ballonnet permet de reperméabiliser transitoirement la lumière œsophagienne, dans l’attente d’un geste complémentaire (sonde, prothèse, gastrostomie) ; en cas de tumeur
volumineuse, elle peut être impossible ou se compliquer de fistulisation secondaire. Dans un contexte palliatif, les prothèses
œsophagiennes permettent aux malades de retrouver provisoirement une alimentation orale subnormale ; la préférence va actuelLa lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 3 - vol. VI - mai-juin 2003
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lement aux prothèses autoexpansives couvertes, qui limitent la
protrusion des bourgeons tumoraux dans la lumière œsophagienne. Au cours du cancer de l’œsophage, la pose d’une gastrostomie percutanée est un geste le plus souvent palliatif, qui ne
doit être réalisé que si une chirurgie est récusée. La pose endoscopique peut être impossible en cas de sténose non franchissable
par l’endoscope ou la collerette de la sonde de gastrostomie ; dans
ce cas, la pose par technique radiologique, sous anesthésie locale,
est une alternative intéressante. Dans les cancers de l’œsophage
en période de prise en charge oncologique active, la technique de
référence est la nutrition entérale par sonde naso-gastrique, complétant les apports alimentaires per os insuffisants. Le plus souvent, une sonde en polyuréthane de faible calibre (8F) peut être
mise en place sans dilatation, au besoin sous contrôle visuel endoscopique. La bonne position doit être vérifiée par contrôle radiologique, d’autant plus que le trajet sténotique est long et anfractueux. En dehors de la phase périopératoire (lire infra : Nutrition
péri-opératoire et place de l’immunonutrition), les apports nutritionnels peuvent être réalisés par des produits polymériques standard (isoénergétiques à 1 kcal/ml ou hyperénergétiques
1,3-1,5 kcal/ml), administrés si possible de façon cyclique nocturne à l’aide d’une pompe, de façon à ménager une prise alimentaire diurne de confort. Les apports énergétiques totaux (voies
orale et entérale) doivent atteindre au moins 30 à 35 kcal/kg/j.
Ces différents moyens de rétablir un apport nutritionnel correct
doivent être envisagés dès le stade du diagnostic, en fonction de
l’évaluation de l’état nutritionnel, qui peut conditionner les choix
thérapeutiques et la tolérance des traitements.
Cancer de l’estomac
Le cancer de l’estomac est souvent responsable d’une anorexie
importante, de dysphagie en cas d’atteinte cardiale ou de troubles
de la vidange gastrique en cas de localisation antro-pylorique,
avec satiété précoce, voire vomissements post-prandiaux tardifs
non bilieux, l’ensemble concourant à une dénutrition majeure qui
est retrouvée chez 2 patients sur 3 avant traitement (5, 7). Cette
dénutrition nécessite une prise en charge active avant la réalisation d’un geste lourd comme la gastrectomie totale. Dans les
semaines post-opératoires, la radio-chimiothérapie, de plus en
plus prescrite dans cette indication, expose à une aggravation de
l’anorexie préexistante et de la dénutrition. De ce fait, l’utilisation prolongée d’une jéjunostomie fine (7 ou 8 F), posée en peropératoire pour assurer la nutrition post-opératoire immédiate,
peut s’avérer nécessaire pour assurer un apport nutritionnel suffisant. Cela expose toutefois à des complications techniques (obstruction, chute de la sonde) qui peuvent nécessiter l’utilisation de
sondes de remplacement avec ballonnet. Au stade palliatif inopérable, la pose d’une jéjunostomie chirurgicale peut rester la seule
alternative pour limiter l’évolution de la cachexie.
Au cours des cancers œsophagiens et gastriques, l’existence d’une
chambre implantable incite parfois à des indications trop larges
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d’apports nutritionnels parentéraux complémentaires, dont le
bénéfice par rapport à une nutrition entérale bien conduite n’est
pas établi, et qui exposent en outre à un risque majoré de complications infectieuses. Les indications de la nutrition parentérale
au cours de la radio-chimiothérapie doivent donc être réservées
aux patients sévèrement dénutris ne pouvant être nourris par voie
entérale et chez qui la dénutrition compromet la réalisation d’un
traitement. La prescription doit alors couvrir réellement les
besoins énergétiques et azotés du patient, et intégrer les apports
en électrolytes et micronutriments. Son efficacité doit être évaluée, et ses risques limités par un personnel entraîné.
Cancer du pancréas
Le cancer du pancréas est très souvent responsable d’un amaigrissement majeur et rapide conduisant à la cachexie. La dénutrition avant traitement est présente chez 72 à 80 % des malades
pour ce type de cancer (7, 10). Les perturbations métaboliques,
en particulier le syndrome inflammatoire et hypercatabolique,
sont particulièrement marquées au cours du cancer du pancréas.
En outre, la sténose du deuxième duodénum peut freiner la
vidange gastrique et évoluer vers une obstruction digestive. La
cholestase liée à la compression de la voie biliaire principale
entraîne une malabsorption des graisses. De plus, une tumeur
céphalique obstruant le canal de Wirsung peut être à l’origine
d’une insuffisance pancréatique exocrine majorant la malabsorption globale, en particulier lipidique. Enfin, les douleurs
épigastriques intenses souvent présentes, parfois majorées par la
prise alimentaire, peuvent entraîner une diminution volontaire
des apports alimentaires. Le diagnostic du cancer du pancréas
reste souvent tardif, et l’extension tumorale comme la dénutrition sont généralement majeures d’emblée, contre-indiquant tout
traitement carcinologique.
Devant une tumeur localement évoluée, l’obstruction duodénale
peut être palliée par la mise en place d’une prothèse duodénale
expansive. La double dérivation bilio-digestive chirurgicale reste
une intervention de dernier recours, avec souvent des suites opératoires difficiles. Dans ce cas, la mise en place conjointe d’une
jéjunostomie peut permettre d’améliorer le confort post-opératoire, sans toutefois influencer le très mauvais pronostic de ce
cancer.
Les cancers des voies biliaires sont souvent, au même titre que
les cancers du pancréas, diagnostiqués tardivement. La dénutrition est souvent importante, pouvant résulter du double obstacle
bilio-digestif que peut constituer un cholangiocarcinome évolué,
et de la malabsorption secondaire.
Cancer colorectal
Le cancer colorectal est moins souvent associé à une dénutrition
importante au moment de son diagnostic (34 %) (7), du fait de la
localisation préférentielle sur le côlon gauche et d’un retentissement tardif sur la prise alimentaire. Le syndrome inflammatoire
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est également plus limité. En outre, l’obésité est un facteur de
risque démontré de cancer colorectal (11), et la dénutrition patente
est donc plus tardive sur ce terrain, mais l’obésité expose à un
risque accru de complications post-opératoires. Même si la dénutrition est peu fréquente au stade initial, la surveillance et la réévaluation nutritionnelle doivent être maintenues au fil d’une évolution souvent prolongée et émaillée de chimiothérapies
adjuvantes ou palliatives dans les formes métastatiques. La réalisation de cette chimiothérapie peut en effet être compromise en
cas de dénutrition, qui doit être prévenue par des conseils diététiques et la prescription de compléments nutritionnels dès le
moindre signe de dégradation.
Cancer primitif du foie
Les cancers primitifs du foie surviennent en général sur un foie
cirrhotique, la cirrhose, qui expose en elle-même à la dénutrition
(lire chapitre spécifique), étant majoritairement d’origine alcoolique (80 à 90 %). Dans ce cas, les patients peuvent cumuler les
troubles nutritionnels de l’alcoolisme chronique (carences multiples, notamment vitaminiques) et les troubles métaboliques liés
au cancer.
Le carcinome hépatocellulaire peut aussi survenir chez des
malades porteurs d’une hépatite chronique C ou B ou d’une hémochromatose. Quant aux hépatocarcinomes sur stéatofibrose non
alcoolique, ils sont de plus en plus fréquents, en raison de l’incidence croissante de l’obésité.
NUTRITION PÉRI-OPÉRATOIRE
ET PLACE DE L’IMMUNONUTRITION
Il est important de rappeler que tout patient sévèrement dénutri
devant subir une intervention lourde (gastrectomie, œsophagectomie, DPC), devrait bénéficier d’une renutrition pré-opératoire
d’environ deux semaines, principalement entérale, qui réduit les
complications post-opératoires (12, 13). Malheureusement, cette
recommandation de Conférence de consensus, souvent rappelée,
reste trop peu mise en œuvre. Il est pourtant simple maintenant,
de prescrire une nutrition entérale à domicile qui est prise en
charge dans le cadre des prestations remboursables ; la prescription initiale doit toutefois être hospitalière, émanant d’un service
spécialisé. Les modalités et objectifs de la nutrition assistée périopératoire ont été évoqués plus haut à propos du cancer de l’œsophage.
Plus récemment, la meilleure connaissance de la physiopathologie et des conséquences immunitaires du stress opératoire a permis d’envisager la mise en œuvre de thérapeutiques nutritionnelles spécifiques visant à renforcer les défenses immunitaires et
à limiter les complications post-opératoires. C’est ainsi que les
solutés d’immunonutrition ont été élaborés. Ces solutions sont
composées d’immunonutriments ayant chacun des effets spécifiques. L’arginine stimule la réponse immunitaire, favorisant ainsi
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la résistance aux infections et les processus de cicatrisation, indispensables en période post-opératoire. Les acides gras en n-3 limitent l’exacerbation de la réponse inflammatoire et ont des effets
immunostimulants. Les nucléotides peuvent, quant à eux, stimuler la différenciation des cellules immunitaires et intestinales. Une
solution d’immunonutrition associant ces trois pharmaconutriments (Impact®) a fait l’objet de plusieurs études contrôlées et de
méta-analyses récentes mettant en évidence une diminution significative des complications post-opératoires, de la durée d’hospitalisation et même du coût global de la prise en charge chez des
malades cancéreux sévèrement dénutris, par rapport à une nutrition entérale ou une nutrition parentérale standard (14). Le bénéfice est maximum lors d’une administration péri-opératoire (avant
et après la chirurgie) de cette solution pour les patients atteints
de cancer gastrique ou colorectal sévèrement dénutris, avec une
amélioration de la réponse immunitaire post-opératoire (15, 16).
Récemment, une étude prospective contrôlée chez des patients
peu ou pas dénutris opérés pour un cancer digestif a montré
qu’une immunonutrition orale pré-opératoire seule était aussi efficace que la supplémentation complète péri-opératoire en termes
de réduction des complications infectieuses post-opératoires et
de la durée d’hospitalisation (17).
La glutamine a également des effets immunostimulants et antiinflammatoires, et stimule la synthèse protéique intestinale.
Quatre études contrôlées portant sur des malades opérés pour cancer digestif, modérément à sévèrement dénutris selon les études,
ont montré que la supplémentation en glutamine de la nutrition
parentérale (sous forme de glutamine libre ou de dipeptide alanyl-glutamine, Dipeptiven®) est associée à une réduction de la
durée d’hospitalisation par rapport à une nutrition parentérale
standard (18).
Il existe peu d’études concernant spécifiquement la nutrition périopératoire des cancers du foie. Il semble qu’une supplémentation
parentérale fortement enrichie en acides aminés ramifiés et en triglycérides à chaîne moyenne permette de réduire les
complications infectieuses post-opératoires des hépatocarcinomes
(19).
Ces différentes études confirment donc les bénéfices d’une prise
en charge nutritionnelle active en péri-opératoire des cancers
digestifs. Les données récentes permettent de recommander une
immunonutrition péri-opératoire entérale chez les malades cancéreux sévèrement dénutris ou au moins pré-opératoire chez des
patients même modérément dénutris. Si la voie entérale ne peut
être utilisée, une supplémentation en glutamine de la nutrition
parentérale améliore l’évolution clinique.
L’intérêt de solutés d’immunonutrition en dehors de la période
péri-opératoire, notamment au cours d’une radio-chimiothérapie
ou en dehors de tout traitement carcinologique chez un malade
cancéreux, reste à évaluer. Dans de telles situations, la dénutrition doit d’abord être prévenue ou corrigée par des solutés standard de nutrition artificielle ou des compléments nutritionnels.
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Enfin, des développements sont en cours concernant l’utilisation
de compléments nutritionnels spécifiques, enrichis notamment
en acides gras n-3 à forte dose, pour freiner l’évolution de la
cachexie, avec des résultats initiaux encourageants, notamment
dans les cancers du pancréas (1). Actuellement, la place de la
nutrition artificielle au cours de la cachexie du cancer est très
limitée, et doit être discutée en fonction d’un projet global de
soins palliatifs et du contexte spécifique de certains patients.
CONCLUSION
Les cancers digestifs exposent à une dénutrition protéino-énergétique fréquente et souvent sévère, résultant à la fois des modifications métaboliques communes à toute pathologie cancéreuse
et des particularités propres aux tumeurs digestives. L’évolution
ultime en est la cachexie. L’évaluation nutritionnelle, clinique et
biologique des malades atteints de cancers digestifs doit être systématique dès le diagnostic, et renouvelée régulièrement. En cas
de dénutrition, une supplémentation nutritionnelle doit être mise
en place, faisant appel de façon graduée aux compléments nutritionnels et à la nutrition entérale, voire à la nutrition parentérale.
La prise en charge nutritionnelle péri-opératoire doit être systématique chez les patients sévèrement dénutris, en employant au
mieux un soluté d’immunonutrition.
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Mots clés. Nutrition - Cancer - Anorexie - Métabolisme Œsophage - Pancréas - Estomac - Côlon.
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a worse outcome when undergoing chemotherapy for gastrointestinal malignancies ? Eur J Cancer 1998 ; 34 : 503-9.
8. Wellwood JM, Jackson BT. The intestinal complications of radiotherapy. Br J
Surg 1973 ; 60 : 814-8.
9. McLarty AJ, Deschamps C, Trastek VF et al. Esophageal resection for cancer
of the esophagus : long-term function and quality of life. Ann Thorac Surg 1997 ;
63 : 1568-72.
10. DeWys WD, Begg C, Lavin PT et al. Prognostic effect of weight-loss prior to
chemotherapy in cancer patients. Eastern Cooperative Oncology Group. Am J
Med 1980 ; 69 : 491-7.
La lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 3 - vol. VI - mai-juin 2003
Vient de paraître
Hépatologie clinique
J.P. Benhamou, J. Bircher,
N. McIntyre, M. Rizzetto, J. Rodes.
Flammarion 2003.
Dix ans après la première édition de cet ouvrage européen
de référence dans le domaine
de l’hépatologie paraît la deuxième édition. Les progrès des
connaissances font que le
texte passe de 1 600 à
2 150 pages.
De nombreux chapitres ont
été totalement remaniés et de
nouveaux sujets ont été
traités. Dans ce livre, on trouvera tout à la fois les données
fondamentales et les éléments
cliniques et thérapeutiques
pertinents pour le clinicien en
charge de patients atteints de
maladies du foie. De très nombreuses références émaillent
le texte. Cette présentation a
l’avantage d’éviter d’avoir à se
reporter de façon incessante à
la bibliographie de fin de
chapitre mais rend la lecture
plus difficile. Chacun jugera,
selon ses habitudes de lecture,
de sa pertinence.
En résumé, un livre évidemment indispensable pour qui
s’intéresse à l’hépatologie, et
qui montre que l’Europe hépatologique est une réalité.
M.A. BIGARD
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