L ES VALEURS DE LA VIE 2014

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2014
LES VALEURS DE LA VIE
LECTURE ACTUALISÉE DE L’ŒUVRE DE G. CANGUILHEM,
LE NORMAL ET LE PATHOLOGIQUE (1966)
FRÉDÉRIC MATHIEU
Les valeurs de la vie
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Les valeurs de la vie
Ce ne sont pas les idées de la science qui engendrent les passions, ce sont les
passions qui utilisent la science pour soutenir leur cause.
Francois Jacob, biologiste (1920 - 2013), dans Le Jeu des possibles, 1981.
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Les valeurs de la vie
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Les valeurs de la vie
Sommaire
Introduction ............................................................................................................................................. 7
I. Physiologie, pathologie et théories de la médecine............................................................................ 19
A.
Du normal au pathologique ............................................................................................... 23
a.
Conception d’Auguste Comte ....................................................................................... 24
b.
Conception de Claude Bernard ...................................................................................... 29
c.
Conception de George Canguilhem............................................................................... 38
L’intérêt du vitalisme ........................................................................................................ 43
B.
a.
Des normes, des règles et des lois ................................................................................. 45
b.
L’originalité de la biologie ............................................................................................ 52
c.
Primat de l’expérience clinique ..................................................................................... 60
Conclusion ......................................................................................................................................... 71
II. Des notions repensées au regard du patient ...................................................................................... 72
A.
Normes, normalité, normativité, moyenne ........................................................................ 75
a.
Norme, normalité et normativité ................................................................................... 76
b.
Moyennes et écart-types ................................................................................................ 80
c.
La relativité des normes................................................................................................. 83
B.
Une redéfinition de la maladie .......................................................................................... 85
a.
La maladie, symptôme d’une moindre normativité ....................................................... 85
b.
L’anomalie : de la différence à la pathologie ................................................................ 92
c.
L’expérience de la fragilité ............................................................................................ 96
C.
Une redéfinition de la santé ............................................................................................. 100
a.
La santé dynamique et créatrice de normes ................................................................. 100
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Les valeurs de la vie
b.
La guérison : du tragique à la renaissance ................................................................... 106
c.
La synthèse du comportement ..................................................................................... 112
Conclusion ....................................................................................................................................... 116
III. Le corps « échoué », social et biologique...................................................................................... 120
A.
Aspects du risque et de l’erreur ....................................................................................... 120
a.
Le risque consubstantiel à la vie .................................................................................. 120
b.
L’erreur source de création et d’échec ........................................................................ 124
c.
Normes sociales et biologiques ................................................................................... 151
B.
Corps politique et corps social ........................................................................................ 154
a.
Du politique au médical............................................................................................... 156
b.
Du médical au politique............................................................................................... 167
Conclusion ........................................................................................................................................... 168
IV. Actualité et prospective de Canguilhem........................................................................................ 169
A.
Le normal et le psychopathologique................................................................................ 171
a.
Retour aux origines...................................................................................................... 173
b.
Genèse d’une anthropologie clinique .......................................................................... 174
B.
Enjeux éthiques contemporains ....................................................................................... 179
a.
Pathologisation du normal ........................................................................................... 179
b.
Normalisation du pathologique ................................................................................... 185
c.
L’effacement du patient ............................................................................................... 186
Conclusion ....................................................................................................................................... 196
Conclusion générale ............................................................................................................................ 197
Œuvres de G. Canguilhem................................................................................................................... 207
Études sur Canguilhem ........................................................................................................................ 207
Autres ouvrages cités........................................................................................................................... 208
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Les valeurs de la vie
Les valeurs de la vie
Introduction
L’œuvre philosophique de Georges Canguilhem (1904-1995) marque un pas décisif dans le
domaine de l’éthique médicale et de la bioéthique. Un pas dont la portée se laisse encore auner au
pullulement des références à ses travaux dans les études philosophiques et scientifiques
contemporaines. Disciple de Gaston Bachelard, il assure la continuation de la tendance
épistémologique française nourrie par les révolutions intellectuelles qui ont marqué le début du
XXème siècle ; philosophie des sciences alternative à sa rivale anglaise, de facture plus analytique.
Son influence traverse l’œuvre de Foucault, dont il fut le directeur de recherche, et de générations
d’auteurs intéressés à la médecine ou à l’approche de la médecine par la philosophie. Gageons que la
prospective de la convergence NBIC ne laissera pas de rendre un second souffle à une pensée plus
actuelle que jamais. Que l’on adhère ou non à la matrice intellectuelle qui sous-tend son approche, on
ne peut dénier à Canguilhem d’avoir mis en lumière une dimension centrale de la discipline qui
semblait être absente à son autocritique : son fondement historique, philosophique et idéologique. La
médecine est un art, une techné au sens originaire de « savoir-faire » ; mais encore une éthique, au
sens axiologique du terme. Tout ne va pas sans dire.
Deux mots de présentation, avant que de nous engager dans l’analyse et l’interprétation d’une
thèse appelée à la postérité qu’on sait. Deux mots, pour remonter aux sources, sur le parcours
intellectuel qui fut celui de notre auteur ; parcours des plus particuliers qui rend raison de sa
perspective comme de sa conception de la chose philosophique. L’originalité notable de Canguilhem
consiste en ce que sa formation de médecin-philosophe le rend comptable d’une approche complexe et
synthétique de son objet d’étude. Elle lui rend accessible un contenu scientifique que la philosophie,
depuis le « régime de la bifurcation » instauré par Victor Cousin sous les auspices de la IIIème
République, tendait à négliger au profit de la forme (« logique du raisonnement ») ou de la poétique,
plus littéraire en son objet. L’auteur milite par sa démarche en faveur d’une exogamie de la
philosophie, laquelle menace incessamment de devenir autotélique, autoréférentielle. Elle est, pour
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Les valeurs de la vie
Canguilhem, « une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne », et plus encore « pour qui
toute bonne matière est étrangère »1. Loin d’être ce brassage à vide qu’elle se condamne à devenir, elle
doit, pour se survivre, s’ouvrir à ce qui n’est pas elle, à des savoirs et des problèmes concrets. Tout se
passe comme si l’extériorité du problème devenait la condition de possibilité de la réflexion
philosophique. Aucune cellule, aucun organe, aucun individu n’est autarcique ; la discipline
philosophique ne saurait l’être davantage. Elle vit de ses échanges, de son inscription dans un milieu
qui dialogue avec elle. Toute réflexion se doit d’être incarnée, tant il est vrai que toute pensée est une
pensée « de » quelque chose. L’auteur renoue ainsi avec une optique antérieure de la philosophie,
arraisonnant à nouveau frais le matériau scientifique et expérimental qu’elle menaçait de perdre. «
Science sans conscience, nous alertait Montaigne, n’est que ruine de l’âme ».
Dans le prolongement de cette profession de foi, une caractéristique corrélative participant à
l’intérêt des travaux de Canguilhem tient à ce qu’ils ré-apparient pratique et théorie, praxis et théôria.
Il ne s’agit plus – bien qu’il s’agisse aussi ; il ne s’agit plus seulement – d’interpréter des textes,
fussent-ils d’illustres signatures. La connaissance que Canguilhem a des théoriciens – ou des
propagandistes – de la médecine (ou de certains regards sur la médecine) ne fait aucun doute. Cette
connaissance lui permet notamment de relever des lignes de force et des courants de pensée se
confrontant à l’intérieur de la discipline. Témoin la controverse mettant aux prises d’une part, le
mécanisme insidieusement actualisé par Claude Bernard, comptable d’avoir traduit en une certaine
manière le physicalisme réductionniste de La Mettrie et le déterminisme de Laplace en termes
physiologiques, et d’autre part le vitalisme, qui trouve avec Thomas Willis ses lettres de noblesse, et
trouve son relais séculaire à la faveur de l’enseignement de l'École de Montpellier. André Lalande,
dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, caractérise cette dernière position
comme une « doctrine d'après laquelle il existe en chaque être vivant un "principe vital", distinct tout à
la fois de l'âme pensante et des propriétés physico-chimiques du corps, gouvernant les phénomènes de
la vie »2. C’est à cette tradition que se rattache l’auteur, n’hésitant pas à transposer en biologie
certaines notions issues du spinozisme, du nietzschéisme ; à se servir de Nietzsche – que la référence
se donne ou non explicite – comme d’une boîte à outils, comme d’une grille de lecture… comme
d’une machine de guerre.
Il importe à ce titre de ne pas minimiser la dimension critique de l’œuvre de Canguilhem. De ne
pas édulcorer ce qu’elle recèle d’iconoclaste. Il y a assurément une charge polémique consubstantielle
à toute proposition, présente en toute alternative dès lors qu’elle se confronte à d’autres approches,
G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 7.
A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France,
Quadrige Dicos Poche, 2010.
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Les valeurs de la vie
qu’elle heurte d’autres conceptions. L’essai sur Le normal et le pathologique n’échappe pas à la règle.
L’ouvrage assume sans équivoque son inscription dans le mouvement d’une controverse perpétuelle,
d’un dialogue constructif et jamais refermé en quoi consiste en dernier ressort la dynamique de
constitution des connaissances. À plus forte raison, des sciences. L’échange s’impose ainsi comme
condition de possibilité de l’évolution des théories, celles-ci n’étant différenciées des dogmes que par
leur ouverture à la remise en cause. Le choix de Canguilhem d’engager ce dialogue relève d’une
certaine attitude épistémologique qui, loin de le disqualifier, fait honneur à l’esprit de découverte. Au
scepticisme scientifique. Le recul historique et la distance philosophique constituent à ce titre des
recours inestimables pour apprécier ce que les opinions, valeurs, axiomes que véhiculent des
disciplines comme la médecine peuvent témoigner de contingent, de contextuel, sinon de relatif.
Cette lumière heuristique alimentée par sa maîtrise des auteurs en question – médecins et
philosophes – est en ce sens ce qui permet à Canguilhem de repenser santé et maladie, physiologie,
pathologie et guérison de manière relationnelle et non plus simplement abstraite. Prisme relationnel
qui accentue la singularité des cas, et légitime la prise en compte du point de vue du patient. Ce qui ne
se peut faire que dans une perspective « clinique », au sens premier de « se pencher » (klinô : «
incliner ») sur le lit (klinos : « lit ») du malade. L’auteur attend en cela précisément de la médecine
qu’elle l’introduise « à des problèmes humains concrets » 3. Or la médecine se présente à ce titre
comme un art de l’écoute ou une technique de soins toute indiquée. La « concrétude » qu’elle
appréhende au jour le jour met l’équipe médicale aux prises avec des vécus singuliers, des « histoires
biologiques » qui ne se laissent pas réduire les unes aux autres. Tout vécu est concret parce que vécu
; tout concret est vécu parce que concret. Les questions soulevées dans le cadre du soin, tout en
appelant des réponses éminemment individuelles, présentent une part d’universalité qui excède de
beaucoup les simples cas individuels. Des questionnements tels ceux de la valeur d’une vie ou des
limites de la médecine, de la pertinence de ces approches et de leur historicité.
Cette approche novatrice, riche d’un nouveau regard que porte Canguilhem sur la médecine, sur
son contexte d’élaboration, sur ses tendances, ses idéologies, ses aléas et sur son exercice pratique
renoue avec la dimension « charnelle » qui avait cours en ses premiers balbutiements. À l’objet du
savoir, elle substitue le sujet du soin ; à l’analyse froide et distante de symptômes objectifs, elle
associe l’écoute, la prise en compte du vécu du malade – redéfinit la maladie en fonction du malade.
C’est auprès des « patients », à travers les rapports que ces derniers instruisent avec l’équipe
soignante, que l’auteur entend ainsi trouver matière à « raisonner » la science (dont Heidegger disait
3
G. Canguilhem, ibid.
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Les valeurs de la vie
qu’« elle ne pense pas »4 – ses prémisses ni ses conséquences). C’est-à-dire à philosopher la science. À
rappeler ce que la médecine est fondamentalement, et ne doit jamais cesser d’être : une valorisation de
la vie. À démontrer que la médecine n’est rien en dernière analyse que le prolongement de la vie
agissant sur elle-même afin de croître et de se renouveler. C’est auprès des malades que Canguilhem
entend faire voir qu’au-delà de la médecine, toute connaissance – étant émanation de la vie – se
reconnaît dans les mêmes œuvres de normativité, d’erreur, de rupture, de valorisation et de création
que les êtres biologiques à travers leur histoire. Car la médecine comme les individus témoigne d’une
histoire qui n’est pas linéaire, mais erratique, pleine d’anfractuosités. Elle n’est pas rectiligne, elle
n’est pas progressive, cumulative ; mais elle aussi, sur le modèle des organismes, connaît des sauts
qualitatifs de paradigmes ; elle également résout différemment d’anciens problèmes, quitte à en
refouler certains pour mieux en établir d’autres encore inédits. L’oubli du corps souffrant figure, pour
Canguilhem, parmi les principaux. Le point de vue du malade s’est en effet progressivement vu
marginaliser par la médecine moderne. Laquelle médecine, frayant dans les ornières d’Auguste Comte
et de Claude Bernard, a prétexté tantôt l’objectivisme, tantôt l’intérêt de connaissance, tantôt le
pragmatisme, tantôt le refus de tout biais expérimental préjudiciable pour ne plus avoir affaire qu’aux
maladies dissociées des malades. Peut-être, simplement, pour mieux s’en protéger…
La redéfinition de la médecine par Canguilhem va donc nécessiter une inversion de la priorité
accordée à la science sur la technique. Considérée sous le rapport de l’épistémologie, elle implique
l’adoption d’une autre approche de l’histoire de la science, de l’histoire des hommes aux prises avec la
science et plus généralement, de l’histoire de la vie. Donc une nouvelle méthode qui rende possible
une réévaluation des principaux concepts de la médecine à l’aune de l’expérience humaine – clinique,
sociale – des normes supposée rapprocher les valeurs de la science des valeurs de la vie. Méthode qui
réinscrive la biologie dans son essart intellectuel, de sorte à concevoir les différents concepts qu’elle
mobilise comme autant de problèmes qui parfois disparaissent derrière leurs solutions, et que la
philosophie dans son effort de réflexion a charge de rouvrir : « En procédant ainsi, nous pensons obéir
à une exigence de la pensée philosophique qui est de rouvrir les problèmes plutôt que de les clore »5.
L’histoire des sciences n’étant pas linéaire, cumulative et univoque, il en résulte que l’élément unifiant
les sciences passées et les sciences du présent ne saurait consister dans l’accroissement de
l’intelligence des phénomènes – conception continuiste, positiviste ou progressiste de la connaissance.
Il tient à l’insoluble persistance des problèmes soulevés par ce qui fait échec à la pensée vivante, à
l’existence concrète et à ses normes. Problèmes posés de manière singulière en fonction des époques,
et non de manière déterminée ab origine, continûment retravaillés suivant un processus par
M. Heidegger, « Que veut dire penser ? », dans Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, coll. «
Tel », 1958, p. 157.
5 G. Canguilhem, op. cit., p. 9.
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Les valeurs de la vie
anticipation acquis à leur résolution. L’histoire des sciences que promeut Canguilhem avise, bien au
contraire, les différents états de la science comme autant de systèmes ou régimes qualitativement
distincts – de même que les allures de la vie (santés et maladies) ne sont pas dérivées les unes des
autres par modifications de surface, mais foncièrement hétérogènes.
La mise en place d’une telle épistémologie s’appliquant à situer historiquement les « conceptsproblème » de la médecine ne peut alors se faire qu’en replaçant ceux-ci dans leur contexte
d’élaboration ; cela dans l’horizon d’une relecture qui ne peut être que discontinuiste de l’évolution
des sciences.
L’attention au contexte se réfère aussi bien à la structuration de la théorie (aux autres éléments de
la théorie, fonctionnant par jeu de renvoi) qu’aux autres sciences qui œuvrent en parallèle et au
contexte historique (politique, religieux, etc.). La science présente doit, au contact de la philosophie,
s’emparer des problèmes issus de sa réflexion sur les concepts en les examinant « sous l'angle de leurs
configurations et de leurs données spécifiques ». Les mêmes problèmes (à supposer que les problèmes
soient véritablement les mêmes) n’y sont jamais posés de la même manière, et les concepts résolutifs
supposés y répondre, même préservé le signifiant, ne dénotent pas le même signifié. On peut, à cette
enseigne, citer l'« avertissement » de 1966 adressé au lecteur de l'essai Le normal et le pathologique,
une occasion pour Canguilhem d’affirmer sa résolution « [à] conserver un problème, [qu'il tient] pour
fondamental, dans le même état de fraîcheur que ses données de fait, toujours changeantes »6. Les
concepts scientifiques ne sont pas des entités closes et intangibles dont on pourrait saisir la
signification à l’exclusion de la matrice culturelle elle-même évolutive qui leur donne corps et
consistance. Il s’agit d’apprécier leur place diachroniquement et synchroniquement dans une économie
de concepts généraux, concepts pouvant servir à différents usages en fonction des domaines et des
époques considérées (« normal » en est l’exemple-type) ; puis de comprendre par voie de
différenciation la raison spécifique qui motive leur emploi dans chaque domaine particulier, à chaque
époque particulière. Seule une histoire des sciences sachant différencier la part commune de la part
singulière de ces notions peut être à même de ressaisir l’interaction de ces concepts avec l’histoire des
hommes, de leurs valeurs et de leurs préoccupations.
L’auteur nous encourage sans aucun doute à reconsidérer la biologie comme constituant un
champ de l’expérience et du savoir sui generis, et qu’il importe de traiter comme tel. Il n’en demeure
pas moins que ce caractère propre de la biologie ne la préserve en rien contre les idéologies du temps,
ni contre les mutations constantes qui affectent des sociétés. Comme l’écrivait Henry Ernest Sigerist
(1891-1957), « la médecine est des plus étroitement liée à l'ensemble de la culture, toute
6
G. Canguilhem, op. cit., « Avertissement ».
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Les valeurs de la vie
transformation dans les conceptions médicales étant conditionnée par des transformations dans les
idées de l'époque ». L’histoire épistémologique que développe Canguilhem ne peut donc se satisfaire
d’un thesaurus doxographique des acceptions des instruments logiques de la médecine. Plus qu’un
recueil, elle s’accomplit dans une la recherche des problèmes posés, ou négligés, ou résolus, par tel ou
tel concept dans tel ou tel cadre particulier. Elle est une anthropologie de terrain glissant : « L'histoire
des idées n'est pas nécessairement superposable à l'histoire des sciences. Mais comme les savants
mènent leur vie d'hommes dans un milieu et un entourage non exclusivement scientifiques, l'histoire
des sciences ne peut négliger l'histoire des idées »7. D’où l’insistance mise sur l’interdisciplinarité. Sur
le holisme du regard, préférant la synthèse à l’analyse. L’approche des sciences, comme celle du corps
malade, est une approche globale. Il en ressort qu’aucun savoir disciplinaire, non plus qu’aucun
organe, ne peut être étudié isolément des autres, isolément de son environnement.
La relecture discontinuiste de l’histoire des sciences se justifie pour elle par le constat
d’incommensurabilité séparant deux états de la pensée, qui devait conduire Kuhn à employer
l’expression de « révolution scientifique » pour signifier qu’il se trouve davantage dans cette rupture
qu’une simple « évolution »8. Révolution dans le regard, dans la méthode9, dans les contenus, les
préoccupations ; par suite ou corrélativement, dans les outils et les mesures. Révolution qui ne permet
plus d’adhérer, à l’instar de Comte, à la croyance au progressisme scientifique fluide et finaliste – en
tout cas plus de la même manière. Qui ne permet plus non plus de juger de la science passée au prisme
de la science présente, dès lors que « le passé d'une science d'aujourd'hui ne se confond pas avec la
même science dans son passé »10. Confondre science actuelle et science passée, poser que la science
actuelle dérive de la science passée, c’est retomber dans l’illusion du continuisme phylogénétique qui
oblitère les moments de rupture, les sauts qualitatifs qui poussent les sciences, à l’image de la vie, à
dépasser l’obstacle de l’anomalie en inventant de nouvelles normes qualitativement distinctes. On
reconnaît ici le principe de Broussais11, appliqué à l’histoire des sciences. À contre-emploi, observe
Canguilhem, pour ce qu’il nie la normativité de la science autant qu’il pouvait nier, dans le domaine
de la biologie, la normativité de la vie. Tout se passe comme si le préjugé de la continuité graduelle
des phénomènes normaux et des phénomènes pathologiques que Canguilhem n’aura de cesse de
dénoncer était répercutée par ses tenants, au-delà de la vie réifiée, jusque dans la connaissance de la
G. Canguilhem, op. cit., p. 16.
Cf. T.S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1983, en part.
chap. IX : « Les révolutions comme transformations dans la vision du monde ».
9 Cf. P. Feyerabend, Contre la méthode, Paris, Seuil, coll. Points Sciences, 1988.
10 G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie (1977), Paris, Vrin,
Bibliothèque des textes philosophiques, 2009.
11 « Cette thèse positiviste, dont les racines remontent par-delà le XVIIIe siècle et le médecin écossais Brown
jusqu'à Glisson et aux premières esquisses de la théorie de l'irritabilité, a été vulgarisée avant Cl. Bernard par
Broussais et Auguste Comte » (G. Canguilhem, « Le normal et le pathologique », dans La connaissance de la
vie, Paris, Librairie Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 2000, p. 165-166).
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8
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Les valeurs de la vie
vie. Il ne faudra pas moins d’un véritable glissement du centre de gravité de la médecine au profit de la
singularité malade pour démonter cette présomption.
C’est donc à une manière d’ethnologie de terrain que s’adonne Canguilhem, jetant incidemment
les bases de la sociologie des sciences. Le statut composite de la médecine, au confluent des
disciplines, fait en effet de celle-ci un champ de réflexion privilégié pour la philosophie, en cela
qu’elle mêle tout à la fois l’élément diagnostic – se pensant objectif en négligeant très justement de se
penser – et le facteur humain, ressortissant du domaine de l’éthique. Pour autant que les sciences
soient perméables aux influences de facteurs initialement extérieurs à leur discipline propre, la
médecine fait aussi la preuve que tout discours fonctionne en regard d’un tissu originaire de concepts
et de significations. Ce que Friedrich Schleiermacher (1768-1834), reprenant l’expression de Wilhelm
Dilthey (1833-1911) avait appelé un « cercle herméneutique » : un horizon de précompréhension
appelé à se redéfinir au terme de chaque expérience. La médecine s’enrichit de ses interactions avec
les autres sciences et avec les non-sciences tout en étant portée par sa logique interne. De même que
toute approche, tout « fait d’observation » est solidaire d’une théorie, les notions médicales ne sont
jamais statiques : elles évoluent, dynamiquement, empreintes de valeurs idéologiques morales,
sociales et politiques situées, témoignent d’un contexte. « Des pensées sans matière sont vides »,
écrivait Kant ; des matières sans pensées… n’existent pas. La médecine, en convient Canguilhem, ne
saurait en ce sens être une « matière vidée de subjectivité »12. La subjectivité – qu’on ne s’y trompe
pas – n’est pas seulement chez Canguilhem celle du malade ; elle est encore, elle est surtout, celle du
discours que tient à son égard le praticien, fort de ses propres présupposés philosophiques. Et c’est
bien tout l’enjeu, l’intention directrice qui guide en filigrane l’ensemble de ces travaux, que de jeter
une lumière heuristique sur ses présupposés, de les interroger, d’en situer les limites pour mieux les
repenser. L’auteur excipe ce qu’il y a d’obreptice dans le discours des hommes de l’art. Il met à jour la
part irréductible de jugement normatif dissimulée sous les atours de la raison médicale.
La médecine, d’autre part, en vertu de son histoire propre, de son irréductibilité – aux yeux de
Canguilhem – à sa seule composante physico-chimique et de l’intersubjectivité que suppose sa
pratique en sa nature de discipline du soin, s’avère aussi dépositaire et créatrice de normes. La
médecine est porteuse d’une normativité qui définit dans le domaine de la santé ce que la morale
impose à nos comportements. Ces normes ne sont pas sans efficace sur la manière dont sont conçus les
soins, le rapport au patient et les états pathologiques. Elles interfèrent au cours des processus de
décision éthique qui mettent régulièrement aux prises plusieurs approches d’une même problématique.
Autant de normes qui présupposent une hiérarchie de valeurs ; autant de perspectives sur un parcours
de soins qui parfois prête le flanc à des conflits intrinsèques à la pratique de la médecine. Conflits
12
G. Canguilhem, op. cit., p. 157.
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Les valeurs de la vie
entre les points de vue sur la maladie : celui de la science du médecin étayée par les acquis
(provisoires) de la discipline ; celui du patient, idiomatique, lequel engage sa « compliance » à son
traitement (sa régularité dans l’observance des prescriptions thérapeutiques) ; enfin, celui de la
comptabilité, le point de vue budgétaire, économique, le point de vue gestionnaire et/ou logistique qui
transparaît en filigrane ou de manière assumée dans tout élément de décision. Au philosophe-médecin,
il revient d’exciper les différentes valeurs de vérité véhiculées par le discours scientifique. De mettre à
jour et de penser le cadre normatif au sein duquel s’inscrivent les énoncés de la médecine ; ce,
notamment, en opposant ce cadre à d’autres cadres envisageables. À d’autres hiérarchies de valeur. Il
lui incombe d’interroger la pertinence de ces valeurs et, en un geste qui renvoie par bien des traits à la
démarche de Nietzsche, d'en retracer la « généalogie »13. Philosopher revient à cette enseigne à
dégager une norme de réflexion à même de réfléchir les normes de vérité préexistantes, de les
réévaluer, quitte à les bouleverser ou à en fonder d’autres. Loin des byzantinismes abstraits auxquelles
cèdent trop souvent une philosophie devenue par trop contemplative, l’auteur retourne la discipline à
sa destination première : philosopher consiste d’abord – historiquement et étymologiquement – à
fonder une axiologie.
À Jean-Paul Sartre qui, à la même époque, escomptait faire descendre la métaphysique dans le
café (fût-ce à celui de Flore), affirmant à la fois sa volonté de philosopher depuis la terre et de remettre
la philosophie à la portée de tous, Canguilhem donne le change en pratiquant celle-ci au plus près de
l’humain, là où la vie côtoie la mort, là où le corps découvrant la douleur perçoit par retour
d’expérience la valeur de la vie – mais n’est plus écouté. Et Canguilhem de dévoiler comment les
impensées de la science ont contribué à le rendre inaudible. Renouer science et conscience, contenu et
forme, pratique et théorie ; traquer les idéologies latentes véhiculées par le discours médical ; surtout,
expliciter les concepts ininterrogés de la médecine pour les redéfinir, telle est la feuille de route que se
propose de suivre Canguilhem. C’est dans cette perspective que viennent s’inscrire ses principales
contributions à l’examen critique des sciences biomédicales : la connaissance de la vie (1952),
Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie (1977) ou La Santé, concept vulgaire et
question philosophique (1988). Pionnières en leur catégorie, ses œuvres, devenues des références,
défléchiront le courant orthodoxe de la pratique en appelant au recentrage de celle-ci sur le malade
(plutôt que sur la maladie), sur le patient (plutôt que sur l’organe malade) ; soit à un basculement de
perspective et à une relativisation de la sémantique technique. De nouvelles interprétations émergent,
teintées d’un vitalisme qui peut éventuellement se concevoir, tout du moins en partie, comme une
transposition locale du nietzschéisme.
F. Nietzsche, Généalogie de la morale, trad. I. Hildenbrand et J. Gratien, dans Œuvres complètes VII,
Paris, Gallimard, 1971.
13
14
Les valeurs de la vie
Sans doute est-ce néanmoins l’Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le
pathologique, publication de sa thèse de médecine, qui a le plus participé à remettre en question
l’approche moderne de la discipline inaugurée avec Bernard. L’auteur présente cette thèse, exposée
pour la première fois en 1943, revue et augmentée à l’occasion de sa réédition en 1966, comme « un
effort pour intégrer à la spéculation philosophique quelques-unes des méthodes et des acquisitions de
la médecine ». Notons, ce qui ne manque pas d’ironie, que la réciproque n’est pas moins vraie.
L’auteur emprunte à la médecine autant qu’il la réforme, au moins dans son approche. S’il ne prétend
qu’expliciter certains concepts mal définis mais néanmoins véhiculés par l’idéologie des sciences,
cette exégèse, non plus qu’aucun travail d’herméneutique, ne peut aller sans interprétation. Ni sans
critique, en l’occurrence ; et donc reprise, refonte à la lumière d’une certaine philosophie des concepts
en question. L’essai sur Le normal et le pathologique entreprend donc ses analyses et ses propositions
sous le double éclairage d’une expérience clinique et d’une théorie philosophique. L’auteur prend
position ; plutôt, l’auteur assume ses prises de position, aucun regard n’étant exempt de parti-pris.
À contre-emploi de l’option réductionniste dont Canguilhem souligne les limites, la thèse
envisagée dans Le normal et le pathologique soutient le caractère irréductible de la biologie.
Autonomie de la biologie qui nous engage à penser autrement que de manière mécaniste les
phénomènes à l’œuvre dans le monde vivant. La vie, pour Canguilhem, est un élan dont le pôle négatif
consiste dans la maladie et le pôle positif dans la santé – que la maladie révèle comme étant une
valeur, un optimum de la normativité ; en cela la vie est-elle irréfragablement désir, tension, jugement
et intention. La vie dispose de sa propre logique ; affirme ses valeurs ; elle joue de sa labilité pour
imposer ses normes en elle et au-delà d’elle-même. Elle transforme le monde pour le rendre habitable
et se transforme – réforme – pour s’adapter au monde comme aiguillé par effet de feed-back. Tant et si
bien qu’il devient nécessaire, écrivait Dagognet, « de renoncer à l’ "en-soi" et de lui substituer ou de
lui accorder une créativité relative, d’admettre pour lui une sorte de possible surabondance »14.
Surabondance, et même excès, impératif de surpassement : la vie ne procède assurément pas d’un
équilibre statique. Elle est en perpétuel échange avec ce qui constitue son milieu naturel et culturel,
échange dont elle tire la matière pour s’essayer à d’autres formes d’existence, pour transformer
l’obstacle en occasion de nouvelles « allures ». La vie est « énaction » dirait-on aujourd’hui.
Évolutive, jamais figée, la vie cultive une dialectique avec ce qui la déborde tout en se débordant ellemême. La vie, écrivait Spinoza, épouse une dynamique qui vise à l’accroissement de sa puissance
d’agir. La vie, enseignait Nietzsche, est volonté de puissance : « La vie est, à mes yeux, instinct de
croissance, de durée, d'accumulation de forces, de puissance : là où la volonté de puissance fait défaut,
F. Dagognet Georges Canguilhem. Philosophie de la vie, Paris, Institut Edition Synthelabo, Empêcheurs de
Penser En Rond, 1997.
14
15
Les valeurs de la vie
il y a déclin »15. Le vivant biologique, renchérit Canguilhem, se porte toujours au-devant de lui-même,
créant comme il existe dans une économie de la fuite en avant à laquelle seule la mort peut venir
mettre un terme. La vie est moins objet qu’activité. La vie est équivoque, ses formes jamais stabilisées.
Et c’est cette instabilité qui rend si difficile tout discours portant sur la vie. Toute théorisation est
fixation dans un carcan de concepts. Or le vivant fait éclater le concept. Le vivant est tout entier
compris dans le mouvement de l’existence. Il est précisément ce qui ne se laisse pas délimiter dans une
essence – donc définir. Si donc la science consiste en un travail de connaissance de son objet, on ne
peut se décharger à si peu de frais de la question de savoir comment la vie, dès lors qu’elle ne peut être
réifiée, peut néanmoins se laisser arraisonner par une pensée. Comment le vivant, qui est vécu, peut-il
être connu. Comment penser le vivant, se demande Canguilhem, et n’est-il pas contradictoire de
vouloir entreprendre une réflexion sur le vivant dès lors que son objet, doué de spontanéité, se situe
aussi près de la vie que distant de la réflexion ? Le fait est que lorsque l’on « pense à l'objet d'une
science, on pense à un objet stable, identique à soi. La matière et le mouvement, régis par l'inertie,
donnent à cet égard toute garantie. Mais la vie ? N'est-elle pas évolution, variation de formes,
invention de comportement ? »16.
Si en effet l’on considère tout discours arrêté sur le vivant comme procédant d’une pensée
extérieure à son objet, établissant ses propres normes de jugement, ses inductions objectivantes, on
peut rester sceptique quant à la possibilité pour une science d’atteindre la spécificité d’une entité – la
vie – usant spontanément de sa propre normativité, elle jamais arrêtée, toujours en devenir. Le vivant
se donne dans l’expérience, dans le vécu, la subjectivité, l’individualité ; la science se veut abstraite,
théorétique, dépassionnée, universelle. Leurs exigences semblent être aux antipodes. Comment une
quelconque tentative de conceptualisation dont les seules conditions de possibilité s’énoncent à
rebours des propriétés de la vie peut-elle frayer un discours sur la vie sans la dénaturer ? Réconcilier
l’être et le devenir, l’un et la multiplicité, l’idée parménidienne et le fleuve d’Héraclite, voilà qui n’est
pas une moindre gageure. Gageure qu’avait déjà relevée (et résolue à sa manière) Henri Bergson 17.
Aussi nous faudra-t-il, à notre tour, nous efforcer de comprendre comment le vitalisme de Canguilhem
permet de dépasser ce qui apparaît en première approximation comme une antinomie.
L’auteur exhibe les ressorts théoriques de conception de la médecine et en développe les
conséquences philosophiques suivant différents axes ou perspectives d’approche. Un premier
développement pose la question de la continuité entre les phénomènes ressortissant à la normalité et
F. Nietzsche, L’Antéchrist (1888), Paris, Gallimard, Folio Essais, 2006, Aphorisme n°6, p. 18.
G. Canguilhem, op. cit., p. 135.
17 Cf. H. Bergson, L’évolution créatrice (1907), éd. Arnaud François, Paris, PUF, « Quadrige », 2007 ; idem, La
pensée et le mouvant (1934), Paris, PUF, « Quadrige », 6e éd., 1998.
15
16
16
Les valeurs de la vie
ceux qualifiés de pathologiques : y a-t-il un continuum qui permettrait de concevoir l’état pathologique
comme une simple modification quantitative de l’état normal, de concevoir l’état pathologique comme
un simple « dérèglement » des phénomènes physiologiques normaux qui induirait une différence non
pas de nature, mais de degré entre la maladie et la santé ? Problématique que ressaisit l’auteur sous un
angle historique, en vue de retracer l’évolution de ces notions jusqu’au tournant de la modernité avec
la découverte par Pasteur des micro-organismes, puis l’avènement des sciences positivistes. Ces
dernières sciences élaborées puis imposées dans le courant du XIXème siècle auraient été, pour
Canguilhem, le véhicule d’une approche continuiste du devenir de la discipline, accréditant l’idée
d’une stricte homogénéité des processus ressortissant à la physiologie et de ceux à l’œuvre dans la
maladie. Homogénéité que récuse Canguilhem : la maladie, oppose l’auteur à Comte et à Bernard,
engage au-delà d’une altération de l’état de santé, un régime d’existence. Les « comportements », «
allures ». En conséquence de quoi la guérison ne peut être comprise comme une restauration de l’état
antérieur à la pathologie : elle réinscrit l’individu dans une nouvelle forme de normativité. Le postulat
quantitatif doit être révoqué au profit d’une nouvelle perspective, axée sur l’émergence ; l’identité ou
la continuité disqualifiée au profit d’une approche qualitative et vitaliste des phénomènes relevant du
vivant biologique.
Le second développement s’inscrit dans le prolongement de la mise au pas du principe de
Broussais. Canguilhem s’y emploie à développer une réinterprétation des éléments de l’épistémologie
médicale à la faveur d’une réflexion sur les notions de maladie, de santé, de guérison, de normativité
ou de labilité. Il y réinterroge les problèmes afférents à l’articulation de la norme et de la normalité, de
la loi et de la norme, de la norme et de la moyenne ou de la norme biologique et de la norme sociale.
Le critère de démarcation de la santé et de la maladie est déplacé du regard du médecin – regard
objectivant de la physiologie – au vécu du malade, individu qui juge d’après son expérience peu ou
prou permissive ou empêchée de la normativité. D’où l’exigence de l’intégration par la médecine de la
parole du sujet, et donc d’un dépassement de l’approche scientifique pure au profit de la technique «
au service de la vie ». La reformulation par Canguilhem des principaux concepts de la médecine n’est
pas, du reste, sans impliquer la mise en place d’une anthropologie soutenue par une philosophie de
l’acte des plus concrètes qui soit. Des actes individuels – ceux des médecins – mais aussi collectifs, en
cela qu’ils touchent à la question de savoir comment pourrait se concevoir une politique de la santé ou
une santé de la politique ; comment, pour recourir aux termes de Foucault, se constitue un « biopouvoir » coercitif ou au contraire – au contraire de Foucault – « libérateur ». La spécificité de la
biologie en général et de la médecine plus particulièrement donne à penser la spécificité de la vie,
avant tout porteuse de valeurs et terrain d’invention.
17
Les valeurs de la vie
Ayant ainsi mis en valeur la nécessaire appréhension de la biologie comme discipline sui generis,
allouée de propriétés déterminantes qui la rendent inassimilable à la sociologie et à la mécanique ;
ayant ainsi fait voir que la médecine œuvrait au confluent des connaissances de toutes factures, autant
psychologiques que somatiques, Canguilhem clôt provisoirement sa thèse pour y revenir vingt ans plus
tard. Ces vingt années de jachère donnent lieu aux « nouvelles réflexions sur le normal et le
pathologique », troisième et dernier développement de l’actuelle édition de l’œuvre. Cette apostille
prend acte du progrès scientifique accompli depuis lors ainsi que du propre cheminement intellectuel
de Canguilhem pour repriser et préciser les précédents ajournements effectués dans le cadre de ses
premières recherches. Il intronise en sus la thématique de l’erreur en sciences, soulignant son rôle
heuristique, pour ne pas dire, au-delà, vital. L’histoire des sciences s’y trouve mise en rapport avec
celle de la vie, répondant l’une et l’autre à une même logique de développement. Aussi nous
appesantirons-nous comme il se doit sur la nécessité de cette apostille, ainsi que sur la vision globale
qu’il dégage des sciences de la vie.
Tirant les conséquences philosophiques – mais non moins nécessaires – de l’apport de l’œuvre de
Canguilhem à la question de la médecine, un ultime développement nous offrira en dernier lieu de
revenir en quelques mots sur l’intérêt que nous semble avoir cette œuvre de référence au regard des
enjeux éthiques actuels et futurs de la science : automatisation des soins, gestion des hôpitaux, clonage
reproductif, diagnostic préimplantatoire, hybridations ou post-humanité ; mais plus encore, afin de ne
pas nous disperser dans les exemples, psychopathologie clinique. Cette ouverture plus personnelle sur
la question de la psychiatrie et des techniques de soins gravitant autour des « sciences de l’esprit »
nous a paru de bon aloi pour au moins trois raisons. De tout premier abord, pour offrir un exemple
d’instanciation possible de la philosophie de Canguilhem frayant une approche synthétique, à travers
le « comportement » et ses structures, de la détresse humaine. La médecine somatique n’est pas le seul
département du soin à pouvoir profiter de la refonte vitaliste et « personnalisante » de l’épistémologie
de l’auteur. Si peu – et tel peut-être le second motif de cet investissement – que cette refonte est ellemême tributaire d’un premier geste de révolution anti-copernicienne inauguré en faveur du malade par
la médecine psychopathologique. C’est donc en elle, auprès des artisans de cette révolution, que nous
pourrons trouver les intuitions que Canguilhem allait traduire ensuite dans son domaine de
prédilection. Un troisième intérêt qui pourrait justifier un rapprochement entre l’enseignement de
l’auteur et l’univers de la psychiatrie contemporaine consisterait enfin à tirer les leçons pour cette
dernière des dangers de la réification à laquelle elle semble actuellement se livrer. Ce notamment en
raison d’un recours de plus en plus usuel à des pharmacopées, elles-mêmes prescrites en fonction d’un
relevé de symptômes objectifs par des manuels de diagnostics (le DSM primum inter pares) qui en
font oublier la dimension de l’écoute, de la relation, l’individualité de la personne sollicitante ; qui en
font oublier, en somme, la part d’humanité indispensable à la pratique du soin.
18
Les valeurs de la vie
Nous nous offrons dans cet esprit de proposer une relecture de Canguilhem mise en rapport avec
l’actualité de notre époque. Loin d’être anachronique, la pensée de Canguilhem nous paraît au
contraire permettre un éclairage précieux autant sur l’être que sur le devoir-être de la médecine. Le
normal et le pathologique présenterait au moins le mérite de faire entendre une voix dissonante dans
un débat de moins en moins ouvert, de plus en plus « technique » au mauvais sens du terme. L’auteur
avait à cœur de réconcilier pratique et théorie ; de s’interroger sur les pratiques à l’aune des théories et
sur les théories au regard des pratiques qu’elles mettent en œuvre ; de considérer les justifications
données par les pratiques aux théories ainsi que les blancs-seings donnés aux théories par les
pratiques. Cette mise en perspective ne pouvait procéder que d’une dialectique équilibrée entre la
chambre d’hôpital et le laboratoire, le point de vue du malade et celui du médecin. Elle s’associe
surtout d’exemples, nombreux dans l’œuvre de Canguilhem. Ainsi procéderons-nous, en émaillant
autant que faire se peut notre propos d’illustrations, émargeant par là même des points de contact
éventuels entre les intuitions de l’Essai et les savoirs jamais acquis que nous découvre, entre autres, la
biologie moderne. C’est bien le moins que l’on puisse attendre d’une philosophie ancrée dans les
réalités de son temps, soucieuse de ceux qui lui succéderont.
I. Physiologie, pathologie et théories de la médecine
L’essai sur Le normal et le pathologique comprend, ainsi que nous suggérions, un corps formé
des deux études réalisées à l’occasion de son travail doctoral. Premier ensemble solidaire auquel s’est
annexé ultérieurement un développement tirant le bilan des vingt années de recherche ayant conduit
l’auteur à réviser, à diversifier et à approfondir ses premiers résultats : les Nouvelles réflexions sur le
normal et le pathologique. En sa première étude, datée de 1943, le philosophe médecin pose la
question de la continuité ou de la rupture entre les régimes de la santé et de la maladie : « L’état
pathologique n’est-il qu’une modification quantitative de l’état normal ? »18 Est-il, en somme, à définir
par référence à cet état normal, comme désignant un égarement des normes physiologiques à l’œuvre
dans l’organisme sain, ou dispose-t-il d’une identité propre, d’un régime dissocié ? Une telle question
ne trouve son sens que sur le fond d’une polémique dont Canguilhem restitue l’origine et les
évolutions. Raison pourquoi c’est par l’histoire, par l’histoire des idées toujours empreintes d’enjeux
sociaux, techniques et religieux qu’il nous faut en passer pour être à même de nous saisir pleinement
des tenants et des aboutissants de cette problématique.
18
G. Canguilhem, op. cit., p. 11.
19
Les valeurs de la vie
Le premier intérêt de cette démarche est qu’elle met en lumière le fait que la médecine n’évolue
pas de manière purement incrémentale, par adjonction et précision de concepts, mais que de tels
concepts peuvent être amenés à être remplacés, et l’approche scientifique revue de fond en comble.
Bachelard faisait état de « ruptures épistémologiques » que devait traverser la science en allant contre
l’opinion pour se constituer19. Loin de frayer en ligne droite, elle passe, comme l’établirait Kuhn20, par
des « révolutions intellectuelles », par des « changements de paradigme » et de « visions du
monde »21. Ces changements de paradigme ne s’expliquent pas uniquement par la pression des
anomalies qui de la périphérie, s’accroissent jusqu’à faire détruire le paradigme trop rigide n’intégrant
pas la possibilité de son propre dépassement. Ils ne sont pas uniquement le fait d’un développement
interne aux sciences (option internaliste), mais impliquent également d’autres aspects de la
connaissance ou de l’état du savoir à un moment donné. Nous évoquions la religion. Canguilhem cite
précisément l’exemple de la maladie conçue depuis l’école de Cos jusqu’à l’Antiquité tardive, comme
résultant d’un déséquilibre des humeurs, une dysharmonie à restaurer. Le corps humain considéré
comme un cosmos en miniature, fractal, voit perturber son équilibre interne ; et chaque syndrome sera
dès lors interprété comme exprimant l’excès ou le déficit de telle ou telle humeur particulière. À cette
vision hippocratique se substitue dans l’aube du christianisme une conception ontologique de la
pathologie, rendant « intellectuellement » possible la découverte par Pasteur des germes pathogènes.
Les maladies se voient objectivées, liée à des agents déprédateurs qui infiltrent le corps.
Historicisme, discontinuisme et intrication des théories scientifiques et des réalités sociales avec
leur lot de présupposés et de valeurs caractérisent les doctrines médicales, dont Canguilhem
reconstitue l’évolution jusqu’au XIXème siècle. Il y repère un consensus pour affirmer l’identité ou la
continuité des phénomènes vitaux respectivement qualifiés de normaux et de pathologiques. Un
consensus reposant sur l’énonciation du principe de Broussais, du nom du médecin chirurgien français
du début du XIXème siècle, posant que « toutes les maladies consistent dans l'excès ou le défaut de
l'excitation des divers tissus au-dessus et au-dessous du degré qui constitue l'état normal »22. Est ainsi
19
« La science dans son besoin d’achèvement comme dans son principe s’oppose absolument à l’opinion. S’il
lui arrive, sur un pont particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent
l’opinion ; de sorte que l’opinion a en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle
traduit des besoins en connaissances […] On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire.
Elle est le premier obstacle à surmonter (cf. G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin,
1980, p. 14).
20 Cf. T.S. Kuhn, op. cit., en part. chap. IX : « Les révolutions comme transformations dans la vision du
monde ».
21 Cf. P. Duhem, Le Système du Monde. Histoire des Doctrines cosmologiques de Platon à Copernic (19131959), t. I, chap. IV, Paris, Biblio, 2009 ; ou encore A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, trad. R. Tarr,
Paris, Gallimard, 2003.
22 F.-J.-V. Broussais, Traité de physiologie appliquée à la pathologie (1822), Paris, Hachette Livre BNF,
« Science », 2013.
20
Les valeurs de la vie
postulé un continuum entre les phénomènes relevant de l’état normal et de l’état pathologique, l’état
pathologique ne différant jamais de l’état normal que par degrés. En conséquence de quoi les maladies,
selon Broussais, ne seraient « que les effets de simples changements d'intensité dans l'action des
stimulants indispensables à l'entretien de la santé »23. Ce qui suggère l’existence d’un régime optimal
d’action de ces stimulants, à savoir d’une norme objective définitoire de l’état normal que la
physiologie aurait pour vocation de découvrir, et la thérapeutique de restaurer. C'est autour de cette
norme, selon Broussais, de part et d’autre de cette norme qu'oscillent santé et maladie. La physiologie
sera dès lors envisagée comme « connaissance des lois quantitatives vérifiées par l'expérience »24, en
vue d’agir sur les processus biologiques de sorte à les réajuster en fonction de la norme. Le corps
humain serait tel un instrument de musique que l’accordeur, le praticien, accorderait au diapason d’un
« la » universel.
Se retrouve en cette conception le paradigme cartésien de la science, lui-même extrapolé du corps
de la physique moderne inaugurée avec Newton : la connaissance des phénomènes de la Nature doit en
passer par l’abstraction des lois fixes et déterminées qui la régissent25. Ces lois étant partout les
mêmes, identiques en tout lieu, n’admettent aucun domaine d’exceptionnalité. Le monde supralunaire
et sublunaire dissociés par le Stagirite se voient ainsi réconciliés par Galilée, Kepler, Newton sous une
même législation26, de la même manière que Claude Bernard se fera fort de reconduire l’axiome
F.-J.-V. Broussais, ibid.
G. Canguilhem, op. cit., p. 74.
25 I. Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle , trad. M. Châtelet, pref. Voltaire, Paris,
Dunod, 2005.
26 L’Église, via la synthèse thomiste, avait assimilé un certain nombre de principes issus de la philosophie
naturelle antique pour les articuler à son corps doctrinal. Pareille cosmologie faisait valoir une division de
l’univers en deux régions. L’une, sublunaire, déclinait un feuilletage de quatre strates élémentaires : la terre,
au centre, était baignée par l’air, recouvert par les eaux ; venait enfin le feu. L’autre, au-delà des éléments,
formait un espace éthéré, cristallin : l’espace supralunaire. Cette région éthérée et préservée de la corruption
se divisait en neuf sphères ou orbes emboîtées, solides, soutenant les planètes. Plus au-delà encore se situait
l'empyrée, séjour des bienheureux. Le fait étant, pour ce qui nous concerne, que si de l’empyrée l’on ne
pouvait rien voir ; s’il n’y avait de régulier, d’incorruptible et d’accessible à nos observations que la région
supralunaire de l’univers, elle seule pouvait alors être objet de calcul, décrite par le médium des formes
géométriques et des rapports mathématiques. Que l'on affirme, effectivement, dans les pas d’Aristote, que les
mathématiques ont une essence abstraite ou que l’on définisse celles-ci comme une science par excellence à
la manière d’un Platon pythagorisant (cf. J.-L. Périllié (dir.), Platon et les pythagoriciens, Cah. de
philosophie Ancienne n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008), en aucun cas la science mathématique ne
saurait décemment trouver à s’appliquer dans la réalité terrestre. L’exactitude mathématique ne convient pas
au séjour ondoyant des hommes. Il est le lieu des contingences, de l'à-peu-près ; le lieu de la matière qui
résiste à la forme, des pragmata mouvantes et fugitives, le signe du mouvant. L’imprécision des corps
terrestres déconsidère d’autant la pertinence qui se trouverait à développer la précision des instruments. Si la
matière est capricieuse, lors la mesure sera fluctuante et l’outil de mesure, pour aiguisé qu’il soit, toujours
comptable d’une part d’aléatoire. Si dès l’abord l’exactitude mathématique achoppe contre la versatilité de
l’objet, on verrait mal, pour ce qui concerne la physique sublunaire, quel intérêt gagner à l’élaboration de
machines et de dispositifs complexes et dispendieux. Ce préjugé explique pourquoi lorsque la Grèce antique
23
24
21
Les valeurs de la vie
et l’époque médiévale ont bien su concevoir une cinématique céleste et se doter d’une véritable astronomie
mathématique, l’on ne retrouve nulle part de bonne et due physique mathématique.
Cet intérêt que l’on dénie aux phénomènes terrestres apparaît par contraste l’évidence même relativement à
la physique des régions éthérées. Le ciel est à la terre ce que l’essence est à l’accident. Or, l’essence seule
conserve entière ses qualités ; elle seule est, pour Platon, objet de connaissance. Le monde supralunaire,
espace des étoiles fixes et des objets célestes, nous est ainsi décrit aux antipodes de celui qu’il domine.
Parachevé, parfait, lui seul peut à la fois prétendre à la rigueur et à l’exactitude de la mathématique. Cette
perfection de la région supralunaire se répercute comme une figure fractale sur chacun des objets qui la
remplissent : les phénomènes célestes, d’une forme parfaitement sphérique, évoluent dans le ciel en traçant
des figures parfaites – des cercles – ; ils évoluent en épousant des cycles inaltérables et récurrents, mus par
leur « mouvement naturel » (cf. Aristote, Traité du ciel (De Coelo), trad J. Groisard, Paris, GF-Flammarion,
2004, 269a-269b) et à l’imitation du premier moteur. Finis au sens d’achevés, ils sont déterminés,
déterminables, soustraits à la génération et à la corruption ( Ibid., 280a-290). Les phénomènes célestes sont
ainsi, contrairement aux phénomènes terrestres, idéalement conçus pour s’adapter à l’expression et au calcul
mathématique. Il y a, d’une région l’autre du cosmos, deux poids deux mesures. L’une des contributions
majeures de Galilée à la révolution intellectuelle autant qu’instrumentale de ce début du XVIIème siècle fut
d’avoir fait un sort à cette dissymétrie.
L’abolition de cette frontière, la résorption de la fracture entre les deux physiques – supralunaire et
sublunaire – devait ouvrir la voie à une nouvelle conception du monde.
L’histoire de cette révolution commence en 1543, lorsque paraît le grand livre de Copernic qui devait mettre
à mal la représentation géocentrique de l’univers (cf. N. Copernic, Des Révolutions des orbes célestes (De
Revolutionibus), trad. A. Koyré, Paris, Diderot éditeur, coll. Pergame, 1998). Ce modèle opte pour
l’héliocentrisme. Il préserve cependant la conception d’une structure solide des orbes ou sphères célestes
emboîtées qui soutiendraient les planètes dans leur course autour du soleil. Il faut attendre l'observation de
la grande comète de 1577 par l’astronome danois Tycho Brahé pour que soit réfutée cette conception « solide
» de l'univers (cf. J.-B. Delambre, Histoire de l'astronomie moderne, t. I, Paris, Librairie pour les Sciences,
1821). Tycho observe effectivement un corps qui traverse les orbes – sans les briser. En calculant la parallaxe
de la grande comète, il démontre en effet, au détriment du Stagirite qui faisait d’elle des phénomènes
atmosphériques sublunaires (cf. Aristote, Les météorologiques (Météorologikon), trad J. Groisard, Paris, GFFlammarion, 2008), que les comètes sont bien des phénomènes célestes. Il en déduit que la comète décrivait
autour du soleil une orbite recoupant celles des planètes. Celle-ci, par conséquent, ne pouvait guère être
soutenue par les fameuses « sphères de cristal » solides aristotéliciennes. Sphères armillaires que Georg von
Purbach – autre pionnier de la révolution scientifique – avait par ailleurs réhabilitées dans son Theoricae
novae Planetarum (1515). Bien qu’il sauvegarde une conception géocentriste du cosmos, Tycho Brahé remet
en cause au moins deux thèses essentielles du modèle en vigueur ; à savoir la « solidité » des sphères et
l'immuabilité de l'espace supra-lunaire. Il contribue ainsi, selon le titre du célèbre essai de Koyré, au
basculement du monde clos du cosmos à l'espace infini (cf. A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, trad.
R. Tarr, Paris, Gallimard, 2003).
Tycho Brahé a pour élève Kepler qui entretient avec Galilée une correspondance étroite. Au nombre des
acteurs majeurs de cette révolution, ce seront eux qui, grâce à leurs observations, donneront le plus de poids
à l’hypothèse copernicienne, au point de l’introduire au rang de théorie à part entière. A l’orée du XVIIème
siècle, le système défendu par Copernic n'est en effet qu'une conjecture parmi tant d’autres. Il n’est pas rare
de retrouver dans la doxographie des esquisses d’astronomes qui plaçaient côte à côte les systèmes respectifs
de Ptolémée, de Platon, de Copernic ou de Tycho Brahé. Toute forme d’alternative au cosmos d’Aristote
ressortissait à la spéculation. La « conjecture » copernicienne n’attentait pas, par conséquent, au modèle
promu par l’Église, resté prépondérant. Kepler et Galilée allaient profondément changer la donne. Kepler,
autant que Galilée, allaient contribuer à faire passer l'astronomie de discipline conjecturale à science
physique à part entière. Ils nous enjoignent d'étudier les astres comme on étudie la terre. D'appliquer la
même physique aux astres et à la terre. La science physicomathématique, pour la première fois établie en sa
qualité de véritable science de l'univers, est ce qui doit se substituer à l'ancienne philosophie cosmologique
de l'école. D’hypothétique qu’elle demeurait encore, Kepler et Galilée transforment ainsi l’option
22
Les valeurs de la vie
déterministe de Laplace en biologie, de la même manière encore qu’Auguste Comte envisageait celleci dans le prolongement de la physique – l’ensemble synthétique des sciences se laissant gouverner par
les principes ultimes de la sociologie. Quoi qu’il en soit de ces lointaines ou proches inspirations, le
principe de Broussais dont se revendiquent Bernard et Comte conduit à penser la normalité comme un
état stabilisé dans lequel l’organisme se plie à une régulation rigide et idéale. Le pathologique est vu
sous ces auspices comme un écart morbide que le médecin doit s’efforcer de reconduire au plus près
de la norme. C’est à interroger le bien-fondé de cette matrice théorique, de cet horizon de pensée
communément admis, que va alors s’appliquer Canguilhem. Ce qu’il fera, d’un geste quasi-parricide,
en procédant à une exposition critique des conceptions de deux de ces deux grandes figures
institutionnelles.
A. DU NORMAL AU PATHOLOGIQUE
L’auteur dresse le constat qu’Auguste Comte et Claude Bernard s’accordent avec Broussais pour
concevoir les phénomènes pathologiques comme traduisant des variations ou des altérations
quantitatives des phénomènes normaux. Le régime normal de la physiologie ne serait distinct de son
aspect pathologique que par une différence qui s’exprimerait en termes de degrés. Une différence qui
serait par conséquent accidentelle, au sens ontologique du terme, et non pas essentielle. Une telle
identité des normes aboutit à disqualifier toute assomption d’altérité de l’état pathologique, ou des
états pathologiques au regard de l’état normal. La maladie perd son droit à la différence. Elle n’est pas
surgissement dans l’existence d’une autre normativité, allouée d’un rapport spécifique à l’existence,
copernicienne en système concurrent et réfutable, preuves à l’appui, que l’on défend pour vrai. Raison
pourquoi, si Copernic et pairs ne furent pas inquiétés, Galilée, pour sa part, dut rendre des comptes devant
l’église et renoncer à son système. Le procès de Galilée devant l’inquisition romaine en 1633 est le point
culminant de ce qui était devenu, dans l’intervalle, une authentique confrontation de paradigmes.
Mettre à l’index, c’est également pointer du doigt. La mise au ban de Galilée n’empêcherait pas la
progression des thèses géocentristes et, derrière elles, des valeurs de la science moderne. En marge de
l’héliocentrisme proprement dit, se profilait une autre mutation d’ampleur. Le télescope comme instrument
de précision s’était montré à cet égard d’une aide inattendue. En permettant à Galilée de découvrir
l’imperfection du ciel, il fournissait un argument de poids en la faveur du rapprochement des deux
physiques. La division ancienne du monde sensible en deux régions – région terrestre ou sublunaire, région
céleste supralunaire – n’en ressortirait pas intacte. La vérité des choses apparaissait universelle et le monde
fait d'un seul tenant. Ce qui valait pour l’ici-bas devait aussi valoir pour toute l'étendue de la réalité
observable. Ce changement de paradigme se prolongerait d’autres aspects : aspects mathématiques avec
Descartes, pionnier de la géométrie analytique ; caractère expérimental avec Francis Bacon qui, dans le
Novum organum, promeut une méthode empirique inductive et théorise la notion d’expérience cruciale.
Huygens ou Bernoulli exploitent l’algèbre cartésienne pour développer dans la seconde moitié du XVIIème
siècle les grandes lois du mouvement. Newton s’en souviendrait qui concourrait à cette réforme en
proposant une loi de la gravitation à valeur universelle. Synthèse parachevée avec les trois lois du
mouvement, au fondement de la mécanique classique (cf. I. Newton, Principes mathématiques de la
philosophie naturelle, trad. M. Châtelet, pref. Voltaire, Paris, Dunod, 2005).
23
Les valeurs de la vie
mais plutôt la confirmation ab absurdum du principe initial d’identité des phénomènes relevant de la
pathologie et de la normalité. Elle se conçoit en termes d’expérimentation – induite ou spontanée –
dont l’intérêt est de mettre en relief les lois de la normalité en en faisant varier les paramètres. Bernard
et Comte, en dépit de leur commun recours au principe de Broussais, divergent néanmoins sur la visée
qu’ils entendent octroyer à la médecine, laquelle est solidaire de leur approche respective de la
maladie et de la santé. Comte n’envisage la maladie que pour mieux ressaisir les lois de la normalité.
Bernard se focalise en première intention sur le corps sain qu’il envisage en vue d’intervenir sur la
pathologie. S’il semble acquis que les deux auteurs fondent leur approche sur le même postulat
admettant l’assimilation du normal au pathologique, et témoignent tous deux d’un déplacement de
l'expérience vers l'expérimentation, une telle expérimentation ne saurait revêtir la même signification
selon qu’elle se produit dans l’abstraction (ainsi chez Comte) ou brigue une efficience thérapeutique
concrète (Bernard). Ces conceptions de la médecine s’avèrent alors trop disparates pour être réfutées
d’un seul tenant. À chaque auteur ses forces et ses faiblesses, ses fulgurances et ses dérives. Chacun
doit être pris à part – Comte en première instance, Bernard ensuite –, et rectifiée ce que leur approche
témoigne d’inconséquent ou de partiel. C’est donc au « père de la sociologie » que Canguilhem
réserve son premier commentaire.
a. Conception d’Auguste Comte
En remontrer à Comte n’était pas chose sans conséquence à l’époque où paraît l’essai sur Le
normal et le pathologique, tant l’influence posthume que ce dernier poursuivait d’exercer sur les
sciences médicales rendaient suspectes les attaques dont il pouvait être l’objet. Ce « prestige de la
scène » (Bacon) ne fut toutefois pas suffisant pour dissuader l’auteur de battre en brèche le postulat
selon lequel les phénomènes pathologiques ne seraient qu’une modulation des phénomènes normaux.
L’idée s’était effectivement pérennisée, et diffusée par le truchement de l’œuvre du fondateur de la
sociologie (sinon de la pratique, durkheimienne au berceau, à tout le moins du terme), que la maladie
n’était que l’expression de l’erratisme quantitatif de phénomènes physiologiques déjà à l’œuvre dans
le vivant normal. Comte entendait que la biologie conçoive l’identité des règles régissant, d’une part,
la production et la caractérisation des phénomènes physiologiques et, d’autre part, celles régissant les
troubles somatiques qualifiés de pathologiques.
Axiome que le philosophe ne laissait pas d’admettre pour nécessaire à l’autonomisation de la
physiologie, à sa constitution ès discipline à part entière, délestée de son empreinte religieuse ou
métaphysique constituant, dans l’ordre phylogénétique de la loi des trois états, les deux premiers
moments du développement de l’esprit positif. « La physiologie » constatait-il à l’occasion de ses
Cours de philosophie positive, « la physiologie n'a commencé à prendre un vrai caractère scientifique,
24
Les valeurs de la vie
en tendant à se dégager irrévocablement de toute suprématie théologique ou métaphysique, que depuis
l'époque, presque contemporaine, où les phénomènes vitaux ont enfin été regardés comme assujettis
aux lois générales, dont ils ne présentent que de simples modifications »27. « De simples modifications
» : nous nous situons dans le registre de la dérivation ; en aucun cas de la transformation. Le retour à la
santé se conçoit subséquemment comme un retour à la norme antérieure. La guérison ne serait que
pure rectification ou rétrogradation au statut quo ante pour sacrifier ici à la glossologie, courante en
médecine, de la guerre et du combat.
Notons à cet égard que l’analogie de la guerre et de la guérison, procédant l’une et l’autre d’une
commune racine étymologique issue du francique warjan, « défendre, protéger », n’a pas attendu
Comte pour imprégner la discipline. Et force est d’observer qu’elle lui a survécu. La maladie,
personnifiée, est couramment perçue comme l’« invasion » de l’organisme par un « corps étranger ».
Le malade se « débat », « combat », il « lutte » contre la maladie. Le médecin « délivre » d’un mal,
reconstruit les « défenses immunitaires » de son patient. Si d’autre part une maladie peut être
déclenchée par un facteur externe à l’organisme ; elle le peut également par un dérèglement interne.
Ainsi du cas de la « prolifération » des cellules cancéreuses ou bien des maladies auto-immunes qui
s’« attaquent » aux éléments sains du corps qu’elles ne reconnaissent plus. Les effets délétères du sida
et de certaines leucémies ont souvent été comparées depuis les années 1970 à « un cheval de Troie »,
le « véhicule » des « agents infectieux » qui sapent méthodiquement les « protections naturelles » de
l’organisme. Ici le « mal » vient de plus loin, c'est-à-dire, paradoxalement, « de l'intérieur ». S’y
associe parfois un discours de culpabilisation du patient affligé, entretenu par les excès de
l’interprétation psychosomatique28. Le malade aurait « collaboré » avec la maladie ; il serait d’une
certaine manière « complice », aurait « collaboré » avec la maladie. Comme s’il avait, en quelque
sorte, « ouvert la porte » à la maladie et se serait délibérément laissé atteindre. Comme s’il n’avait plus
l’envie de vivre, mu par une pulsion de mort qui ne veut pas avouer. En quoi l’art du médecin, nous le
verrons, consistera aussi pour Canguilhem à soulager le patient d’une culpabilité que le regard de la
A. Comte, Cours de philosophie positive (1830-1842), Leçons 1 à 45, Paris, Allal Sinaceur, Hermann, 1975,
p. 667.
28 L’occasion d’évoquer le « roman autobiographique » de Fritz Zorn (« colère »), né Angst (« angoisse »)
professeur suisse devenu écrivain par la force des choses. Mars ((1977) pref. A. Muschg, trad. G. Lambrichs,
Paris, Gallimard, Folio, 1982) tire les conséquences d’une enfance solitaire, marquée par la névrose et la
rupture de communication. L’intériorisation, le silence imposé, les impératifs de (bonne) conduite au sein de
la haute société zurichoise aurait permis que s’insinue en lui des larmes qui se seraient coagulées en un mal
objectif. Les premières lignes de ces mémoires lucides en disent plus long que nous ne saurions le faire : « Je
suis jeune et riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul. Je descends d’une des meilleures
familles de la rive droite du lac de Zurich, qu’on appelle aussi la Rive Dorée. J’ai eu une éducation
bourgeoise et j’ai été sage toute ma vie. Ma famille est passablement dégénérée, c’est pourquoi j’ai sans doute
une lourde hérédité et je suis abîmé par mon milieu. Naturellement j’ai aussi le cancer, ce qui va de soi si l’on
en juge d’après ce que je viens de dire ». Il meurt à 32 ans.
27
25
Les valeurs de la vie
société suscite parfois chez ceux qu’elle « prend en charge ». Clôturons-là cette parenthèse et revenons
à Comte.
Identité foncière des normes de la vie, celles-ci œuvrant dans la santé comme dans la maladie :
telle est le socle épistémologique sur lequel Comte faire reposer toute prétention à étudier la biologie
sous un angle positif. Une telle approche, placée sous les auspices de la mesure et de la quantification,
n'est pas étrangère pour Canguilhem aux prétentions qui étaient celles de Comte à réformer
radicalement les méthodes scientifiques et à fonder par cette réforme un authentique système,
l’ensemble des disciplines intéressées à cette réforme se laissant subsumer sous le pyramidion de la
sociologie.
Il n’y a donc rien de surprenant à ce que nous retrouvions réinvesties en biologie les notions
transversales de « structure », de « milieu » et de « fonction ». Trois entités qui constituent pour
Comte la pierre angulaire de la physiologie, et dont une physiologie parvenue à maturité – à l’état
positif – a vocation de dégager les effets respectifs et les interactions. Tout phénomène physiologique,
toute manifestation pathologique quelconque peut être en droit analysée comme traduisant une
certaine combinaison quantitative de ces trois variables. De la maladie chez Hippocrate conçue comme
hybris des humeurs, dysharmonie interne à l’organisme, succède une conception de la pathologie
comme résultant d’une coordination instable et délétère de trois facteurs déterminants. La maladie
exprime toujours une « révolte » du corps contre lui-même, son ordre ou son environnement.
Restaurer l’ordre suppose toutefois de l’avoir mis à jour en deçà de sa torsion par la pathologie.
Valorisant spontanément le fonctionnement « normal » des organismes au détriment de leur
dysfonctionnement « pathologique », Comte définit ainsi pour la médecine un programme de recherche
attaché à la description de l’état sain : connaître l’ordre et l’appliquer (– sommes-nous si éloignés de la
contemplatio chrétienne/stoïcienne ?). Ce programme de recherche hérite d’un postulat que
Canguilhem regarde comme un lieu commun de la médecine moderne, tant il s’est induré dans la
philosophie des sciences. Ce postulat consiste en l’extrapolation du principe de Broussais, en sa
généralisation aux autres disciplines. Et c’est encore à Comte que Canguilhem attribue d’avoir promu
ce postulat : « L'état pathologique, affirme Comte, ne diffère point radicalement de l'état
physiologique, à l'égard duquel il ne saurait constituer, sous un aspect quelconque, qu'un simple
prolongement plus ou moins étendu des limites de variations soit supérieures soit inférieures propres à
chaque phénomène de l'organisme normal, sans pouvoir jamais produire de phénomènes vraiment
nouveaux, qui n'auraient point, à un certain degré, leurs analogues purement physiologiques »29.
29
A. Comte, op. cit., p. 334.
26
Les valeurs de la vie
Auguste Comte aurait ainsi « élev[é] la conception nosologique de Broussais au rang d'axiome
général »30. En reprenant à son usage la conjecture selon laquelle les phénomènes pathologiques
s’avèrent essentiellement, au-delà des apparences, ne consister qu’en « l'excès ou le défaut de
l'excitation des divers tissus au-dessus et au-dessous du degré qui constitue l'état normal »31, il aurait
conféré une envergure universelle au principe de l’identité foncière de ces phénomènes. Tout
phénomène pathologique peut désormais, en vertu de cet élargissement, se voir interpréter comme une
région périphérique de la normalité. Une marge. Il se figure comme le pourtour d’un cercle dont le
normal serait le foyer central, la gravité d’une maladie se mesurant alors à la distance qui sépare la
circonférence de ce foyer central. L’état de santé, identifié à l’ordre, est un point fixe de référence. Un
pendule de Foucault. Il se conçoit pour lui à la manière dont Aristote avisé la vertu, juste milieu entre
l’excès et le défaut des déviances homogènes.
Une telle approche de la biologie rend compte de la progressivité, du glissement insidieux et donc
en dernier ressort du continuum physiologique qui s’établit entre les prétendus registres de la santé et
de la maladie ; elle rend raison, insiste Comte, de « l'invasion successive d'une maladie, [du] passage
lent et graduel d'un état presque entièrement normal à un état pathologique pleinement caractérisé »32.
Il en résulte que « l’état pathologique ne diffère point radicalement de l'état physiologique, à l'égard
duquel il ne saurait constituer, sous un aspect quelconque, qu'un simple prolongement plus ou moins
étendu des limites de variation, soit supérieures, soit inférieures, propres à chaque phénomène de
l'organisme normal, sans pouvoir jamais produire de phénomènes vraiment nouveaux, qui n'auraient
point, à un certain degré, leurs analogues purement physiologiques »33. En conséquence de quoi il ne
saurait y avoir de « saut qualitatif » qui distinguerait le normal du pathologique. Pas de « dérogation »
aux lois qui régissent le vivant ; nulle atteinte à son « ordre », seule concevable, persévérant, même «
altéré », dans la pathologie. Donc pas de différence entre ce que Canguilhem nommera l’« allure »
propre à l’état de santé et à celle propre à maladie.
Auguste Comte ne manque pas de rendre au chirurgien son « précurseur » – Broussais – le mérite
d’avoir pensé, lui le premier, ce postulat de la continuité. D’en appeler à Broussais dont la profession
de foi se trouvait composer idéalement avec sa propre conception de l’identité réelle du phénomène
physiologique et de son dérivé pathologique ; avec son idée directrice tenant à l’inscription de la
maladie dans le prolongement de l’état normal, troublé sur le seul mode du déficit ou de l’excès. Ce «
continuisme » théorique traverse la polygraphie de Comte, qui ne laisse pas d’en dériver les pendants
historiques, épistémologiques, sociaux et politiques. Une extension indue que Canguilhem reçoit
G. Canguilhem, op. cit., p. 19.
G. Canguilhem, op. cit., p. 18-19.
32 A. Comte, op. cit., p. 643.
33 A. Comte, op. cit., p. 696.
30
31
27
Les valeurs de la vie
comme un détournement. Nous y viendrons. Notons ceci, pour ce qui nous concerne, que le
pragmatisme comtien n’est pas sans associer à l’irruption de la maladie une valeur « utilitaire ». Une
valeur heuristique. Les phénomènes pathologiques fonctionnent dans cette économie de pensée à titre
d’ « expérimentation » : si de fait l’anormal est exagération ou atrophie de la norme – la norme, écrit
le philosophe, comme un disciple de Platon aurait écrit le Beau –, étant donné que la maladie fait
automatiquement varier les paramètres physiologiques du corps, alors la maladie devient une voie
possible de connaissance de ce dont elle s’écarte. Une voie de connaissance en vue de la prédiction, et
donc de la prescription : « science, d’où prévoyance ; prévoyance, d’où action ». Mais est-ce bien le
malade que Comte entend soigner, ou bien la société, ou bien l’ordre moral, lorsqu’il projette de
découvrir par la pathologie les paramètres ultimes et invariants de la normalité ?
Question qui risquerait de nous faire dériver trop loin de notre problématique. Poursuivons
l’analyse que fait l’auteur de la contribution comtienne à la médecine moderne. Il semblerait
effectivement que l’imprudence théorique du philosophe positiviste ne s’arrête pas à ce présupposé de
l’identité des phénomènes normaux et de leurs homologues pathologiques, du progressisme universel
ou de l’unicité de la norme. Au moins aussi rédhibitoire est, de l’avis de Canguilhem, l’absence chez
Comte d’un socle ou d’un « critère » de discrimination explicitement posé ; critères propres à faire le
départ entre le normal et le pathologique34. Maintenons provisoirement le principe de Broussais
appliqué à la maladie. Posons, pour les besoins de la démonstration, qu’il y ait continuité. Où placer le
curseur ? Quand le médecin doit-il considérer qu’un phénomène physiologique a basculé dans le
registre de la pathologie ? Quand la lumière a-t-elle cédé à l’ombre ? Si tout est nuance et transition, à
quel moment faut-il intervenir ? Comment marquer le seuil critique ? Précisément, quel « signe »
serait à même de témoigner du franchissement de ce seuil ; en est-il un seulement ? Rien n’est moins
sûr. « Normal », « pathologique », ne sont plus référés à rien, rien de vécu ni d’ostensible. Ils
apparaissent semblables aux « idées générales abstraites » que Berkeley – visant les éléments de
Locke – n’hésitait pas à qualifier de « flatus voci »35. Le manque d’enracinement de la biologie de
Comte entretient le médecin dans un oubli de l’expérience vécue de la maladie et ne lui permet pas de
se faire une réelle idée de ce que peut-être une existence « investie » par la maladie. Aussi, « faute de
pouvoir référer ces propositions générales à des exemples, on ignore à quel point de vue Comte se
place pour affirmer que le phénomène pathologique a toujours son analogue dans un phénomène
physiologique, qu'il ne constitue rien de radicalement nouveau »36. Pour « positive » qu’elle soit, la
biologie de Comte manque de déterminer tant l’extension que la compréhension (ou intension) de ses
concepts. En sorte que la normalité, à défaut de se déterminer en référence à une appréciation
Cf. G. Canguilhem, op. cit., p. 22.
G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine (1710), Paris, GF-Flammarion, Philosophie, 1998.
36 G. Canguilhem, op. cit., p. 21.
34
35
28
Les valeurs de la vie
technique par le médecin ou subjective – phénoménologique – par le malade, cesse de valoir en qualité
de notion scientifique opératoire pour témoigner d’abord des préjugés qu’elle véhicule.
Parmi ces préjugés, figure encore celui de l’ « harmonie », sollicitée par Comte pour évaluer la
qualité d’une œuvre. Cette harmonie caractérise le rapport établi entre le tout et ses parties, qu’il
s’agisse d’organisme, de composition ou d’organisation ; qu’il s’agisse de physiologie, d’art ou de
politique. Le continuisme épistémologique et l’abstraction que Canguilhem reproche à Comte le
cèdent à un troisième grief, plus subtil que les précédents. Si l’intention de Comte était d’évacuer de
son approche de la médecine toute interprétation qualitative des phénomènes relevant du normal et du
pathologique, c’est néanmoins à un jugement de nature éminemment qualitative qu’il a recours pour
caractériser ces deux états. Tant et si bien que « finalement éclairé par ce concept d'harmonie, le
concept de normal ou de physiologique est ramené à un concept qualitatif et polyvalent, esthétique et
moral plus encore que scientifique »37. Il n’en va pas différemment des concepts d’ « excès » et de
« défaut » mobilisé par Comte pour caractériser le fait pathologique : « On remarquera le vague des
notions d’excès et de défaut, leur caractère qualitatif et normatif implicite, à peine dissimulé sous leur
prétention métrique. C’est par rapport à une mesure jugée valable et souhaitable – et donc par rapport
à une norme – qu’il y a excès ou défaut […] Cet état normal ou physiologique ce n’est plus seulement
une disposition décelable et explicable comme un fait, c’est la manifestation d’un attachement à
quelque valeur »38.
La relative extériorisation technique que permettait le principe de Broussais, ramenant santé et
maladie sous une même norme – ou ordre – analysable en termes de variations quantitatives, se voit
dès lors anéantie par le constat de l’impossibilité logique de penser les bouleversements de cet ordre
sans suggérer des intervalles qualitatifs, d’essences, d’intensités, des écarts de nature entre ces deux
registres. Et moins encore, dans le cas spécifique de Comte, de penser santé et maladie, ordre normal
et altéré sans recourir à des concepts importés d’autres disciplines, ayant davantage trait au « jugement
de goût » qu’au « jugement rationnel ». Le quantitatif est l’avers du qualitatif, et ne s’en défait pas
davantage que la forme de la matière.
b. Conception de Claude Bernard
Auguste Comte ne saurait porter à lui tout seul l’ensemble du fardeau génétique de la médecine
moderne. Celle-ci est légataire d’un patrimoine qui doit encore beaucoup à Claude Bernard. Le
37
38
G. Canguilhem, op. cit., p. 23.
« Auguste Comte et le "principe de Broussais" » dans G. Canguilhem, op. cit., p. 24-25.
29
Les valeurs de la vie
meilleur et le pire. Lors, Canguilhem sait gré à Claude Bernard d’avoir su dépasser l’écluse de
l’abstraction, du rhapsodisme épistémologique ou du manque de rigueur qu’il reprochait à Comte.
L’auteur de l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale ne pouvait guère tomber sous le
coup des mêmes reproches que son prédécesseur. Le porte-étendard de la « méthode expérimentale »
eut au moins ce mérite incontestable d’apporter « à l'appui de son principe général de pathologie, des
arguments contrôlables, des protocoles d'expérience et surtout des méthodes de quantification des
concepts physiologiques »39. « [Le] geste décisif [de Claude Bernard], note Grégoire Chamayou dans
son essai sur Les corps vils, consiste à ne plus opposer physiologie et expérimentation mais, au
contraire, à constituer une physiologie expérimentale sur laquelle pourront se fonder des essais
thérapeutiques »40. Telle se donne en effet la profession de foi du médecin expérimentateur, rompant
d’avec l’approche traditionnelle de la médecine hippocratique et empirique :
Le médecin expérimentateur, tout en étant le premier à admettre et à comprendre
l’importance scientifique et pratique des notions précédentes sans lesquelles la médecine ne
saurait exister, ne croira pas que la médecine, comme science, doive s’arrêter à l’observation et
à la connaissance empirique des phénomènes, ni se satisfaire de systèmes plus ou moins vagues.
De sorte que le médecin hippocratique, l’empirique et le médecin expérimentateur ne se
distingueront aucunement par la nature de leurs connaissances ; ils se distingueront seulement
par le point de vue de leur esprit, qui les portera à pousser plus ou moins loin le problème
médical. La puissance médicatrice de la nature invoquée par l’hippocratiste et la force
thérapeutique ou autre imaginée par l’empirique paraîtront de simples hypothèses au médecin
expérimentateur. Pour lui, il faut pénétrer à l’aide de l’expérimentation dans les phénomènes
intimes de la machine vivante et en déterminer le mécanisme à l’état normal et à l’état
pathologique. Il faut rechercher les causes prochaines des phénomènes morbides aussi bien que
les causes prochaines des phénomènes normaux qui toutes doivent se trouver dans des
conditions organiques déterminées et en rapport avec des propriétés de liquides ou de tissus
[…]. Il ne suffira pas au médecin expérimentateur comme au médecin empirique de savoir que
le quinquina guérit la fièvre ; mais ce qui lui importe surtout, c’est de savoir ce que c’est que la
fièvre et de se rendre compte du mécanisme par lequel le quinquina la guérit41.
Normaux ou délétères, les phénomènes font désormais l’objet de mesures dûment étalonnées. Le
sain et le malade voient enfin leur contenu déterminé expérimentalement 42. Mais il s’en faut de
G. Canguilhem, op. cit., p. 39.
G. Chamayou, Les corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIème et XIXème siècles , Paris,
La Découverte, 2008, p. 266-268.
41 C. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), Paris, Flammarion, p. 291-292.
42 G. Canguilhem, op. cit., p. 40.
39
40
30
Les valeurs de la vie
beaucoup pour que cet amendement – assurément notable – qu’apporte à la médecine la méthode
expérimentale, tant sur le plan pratique (l’expérimentation), que théorique (le déterminisme), ne
suffise à détisser les liens étroits qui réunissent les conceptions de Bernard et de Comte au sujet de
l’affirmation de la continuité graduelle, donc de l’identité réelle, aux variantes quantitatives près, des
phénomènes vitaux normaux et de ceux présentés comme pathologiques. Nous retrouvons ici encore le
postulat de la continuité, repris et restitué dans l’horizon d’une nouvelle théorie de la médecine.
Le principe de Broussais est ainsi reconduit – quoique revisité – par Claude Bernard, lequel, lui
également, prétend de la maladie qu’elle « n'est qu'une exagération de la faculté physiologique [ou]
d'autres fois, […] une diminution de la faculté physiologique »43. Il en découle que « ces idées de lutte
entre deux agents opposés, d'antagonisme entre la vie et la mort, la santé et la maladie, la nature brute
et la nature animée ont fait leur temps »44 ; et qu’ayant épuisé toutes les définitions qualitatives
possibles de la maladie, les temps sont mûrs pour nous résoudre à « reconnaître partout la continuité
des phénomènes, leur gradation insensible et leur harmonie »45. En conséquence de quoi les
phénomènes pathologiques ne seraient pas autre chose, une fois pour toutes, que des modifications
morbides des phénomènes physiologiques normaux.
De la même manière que l’approche moniste et normative par Comte des notions de normal et de
pathologique avait été considérée par Canguilhem dans son contexte épistémologique, l’auteur fait
remarquer que Claude Bernard conçoit la vie et son étude (littéralement, la biologie) comme résultant
de processus physico-chimiques qui doivent être étudiés en relation les uns avec les autres, et replacés
dans le contexte du « milieu intérieur » complémentaire du « milieu environnant ». Tout être doué de
vie, explique l’auteur, souscrit effectivement à ce qui apparaît être une double condition d’existence.
Les organismes sont en effet aux prises avec d’une part, l’environnement qui les accueille, à savoir
leur biotope et, d’autre part, leur corps, constituant également une forme de milieu à part entière – le «
milieu intérieur ». De telle manière que « les conditions de la vie ne sont ni dans l’organisme ni dans
le milieu extérieur, mais dans les deux à la fois »46. L’état de santé requiert une relative stabilité du
milieu intérieur et donc la bonne composition des processus biologiques impliqués dans le maintien de
cet équilibre. Que celui-ci vienne à se rompre – soit par altération de ses éléments constitutifs, soit en
raison d’une variation de l’environnement ou d’une atteinte physique/physiologique –, et l’on assiste
au glissement subreptice de la normalité vers la pathologie.
C. Bernard, Principe de médecine expérimentale (1858-1877), Paris, PUF, Quadrige Grands textes, 2008, p.
282.
44 C. Bernard, Leçons sur la chaleur animale, sur les effets de la chaleur, et sur la fièvre (1876), Paris,
Baillière, Nabu Press, 2010, p. 394.
45 C. Bernard, ibid.
46 C. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Flammarion, 1984, p. 163.
43
31
Les valeurs de la vie
Même indépendamment de cette opposition frontale à l’idée d’une altérité de la maladie, il
revient à Bernard d’avoir poussé à son ultime frontière le geste de La Mettrie, en promouvant la
réduction des normes biologiques aux lois déterministes de la physique chimie : « Le cerveau peut être
considéré comme une glande »47. Ce n’est donc pas trop s’avancer que de présumer que Claude
Bernard ne tenait pas le vitalisme en haute estime. L’« élan vital », insaisissable, problématique,
n’aurait nulle part sa place en biologie ; pas plus que « le savant n'a [vocation] à introduire Dieu ou
l'âme dans sa science »48. Il ne se contente pas de lui être superfétatoire, sans intérêt explicatif : il
biaise l’observation, égare sur des fausses pistes en dissuadant de rechercher les processus
physiologiques latents, les gestations imperceptibles qui préparent en amont les phénomènes visibles
de l’organisme. La vie s’explique, elle n’est pas spontanée, « miraculeuse » : « Rien ne se manifeste
immédiatement, il y a toujours un travail préparatoire souterrain dont on ne s'aperçoit pas ; c'est le vrai
travail. Dans la vie, ce travail souterrain, c'est la vie elle-même ; la manifestation phénoménale est la
mort »49. Exit le vitalisme ; exit donc Canguilhem. Le divorce était acté d’avance. Précisons-en plus
doctement les clauses.
Bernard considère la physiologie comme la science de la vie de même que la médecine serait la
science des maladies, la pratique de celle-ci devant naturellement faire fond sur les données de cellelà. Par suite, les données observationnelles de la physiologie sont du même type que celles qui se
rencontrent dans la pathologie. Elles ressortissent à un même spectre de phénomènes, ne différant les
unes des autres que par leur localisation plus ou moins excentrée vis-à-vis de la moyenne biologique.
Une telle moyenne constituerait le point de référence de ce spectre dont la périphérie recouvrirait les
différents degrés de l’état pathologique. État pathologique pouvant dès lors être redéfini comme
modifications quantitatives, donc quantifiables éventuellement, de l’état de santé. Bernard érige dès
lors une normalité physiologique en idéal thérapeutique qui doit guider la pratique médicale. La
science physiologique prévaut, prime sur les phénomènes pathologiques. Elle les explique par cela que
c’est à son aune que ces phénomènes peuvent être mesurés. C’est en cela, observe Canguilhem, que «
la méthode de Claude Bernard se porte du normal vers le pathologique »50, lorsqu’il se pourrait bien
que ce soit à l’inverse – et nous verrons en quoi – l’écart qui fonde la norme, soit le pathologique qui
éclaire les valeurs affirmées par la vie. Toujours est-il qu’en vertu de ce principe, il n’est d’effets
C. Bernard, Cahier de notes (1850-1860), Paris, Gallimard, Blanche, 1965, p. 193. À mettre en vis-à-vis
avec la formule délibérément provocatrice de Pierre Cabanis (1757-1808) : « Le cerveau sécrète la pensée
comme le foie sécrète la bile », qui inspira le monisme matérialiste de l' Homme-machine (1748) de la
Mettrie. Rendre à César ce qui lui appartient.
48 C. Bernard, Manuscrits, Paris, Collège de France, Fonds Claude Bernard, chap. VIII, p. Ms. 22a, f. 6.
49 C. Bernard, Principe de médecine expérimentale (1858-1877), Paris, PUF, Quadrige Grands textes, 2008, p.
p. 270.
50 G. Canguilhem, op. cit., p. 19.
47
32
Les valeurs de la vie
pathologiques ou de recours thérapeutiques qui ne se puisse penser en termes de modifications
ponctuelles des phénomènes physiologiques normaux.
Mais il y a loin encore à ce que cette conception de la continuité des phénomènes physiologiques
relevant de la pathologie et de la normalité, déjà présente chez Comte et chez Broussais, soit la seule
position de Claude Bernard que Canguilhem tienne pour illégitime, sinon nuisible à la médecine. En
dérivant ainsi l’état pathologique de l’état normal ; en reportant dans le domaine de la biologie
certaines des idées directrices de la physique, dont le déterminisme ; en sacrifiant, enfin, à une
approche tendanciellement physicaliste et/ou réductionniste, Bernard s’expose au risque de négliger et,
en dernier ressort, ou bien de rendre inintelligible le concept de « comportement global », ou bien de
fractionner ce comportement en autant de segments que d’organes considérés. Ce qui reviendrait, dans
un cas comme dans l’autre, à méconnaître la spécificité de la réponse physiologique et psychologique
que le malade donne à sa maladie. La maladie s’annule en tant qu’effort accompli par une individualité
biologique et un psychisme inscrit dans une histoire, effort pour s’établir dans une nouvelle
normativité, un nouveau mode de vie, pour ne plus être appréhendée qu’en qualité de réponse locale
apportée à une perturbation du milieu intérieur ou extérieur. Les « allures de la vie » manifestées par le
malade sont éludées au profit de la projection d’un schème technique sur l’organisme, cette projection
aboutissant à une « discrétisation » en différents objets de spécialisation (les différents « services » des
hôpitaux : pneumologie, cardiologie, urologie, etc.) de ce qui ne peut être appréhendé qu’en sa totalité.
Une distinction pourrait ici intervenir, quant aux reproches que Canguilhem adresse à la
médecine post-cartésienne, entre cette conception spécifiquement occidentale du soin et les approches
alternatives qui se pratiquent de par le monde. Il est de remarquer que si la médecine moderne
européenne dont l’auteur stigmatise l’approche « anatomiste » (du bas latin anatomia, « dissection »,
issu du grec ana-temnō, « couper en remontant ») œuvre tendanciellement dans le quantitatif, dans la
séparation, dans la staticité, la fixité, la parcellisation, la discrétisation de l’« étendue », il n’en va pas
de même de la médecine orientale traditionnelle, privilégiant une approche davantage globale et
continuiste. Médecine se prévalant d’un geste thérapeutique alternatif à celui consistant en une réponse
localisée apportée à une maladie, et qui prétend – aux antipodes du mécanisme physicaliste – agir sur
la circulation des flux, du souffle, de l’énergie, œuvrer dans l’ordre de l’intensif et de la
communication entre les éléments. Médecine qui par ailleurs, non plus qu’elle ne « découpe » les
corps, relativise un autre schisme prononcé par le cartésianisme entre l’esprit et son vaisseau : les deux
« substances » reliées de manière contingente à la faveur d’une mystérieuse « troisième notion
commune ». Savoir si cette option, peut-être plus en harmonie avec l’image que Canguilhem se ferait
33
Les valeurs de la vie
d’une médecine d’obédience vitaliste, ne se pratiquerait pas au détriment de l’efficacité du soin est une
question trop épineuse pour être ici considérée51. Au lecteur d’en juger.
Peut-être plus intéressante serait, pour ce qui nous concerne, la question de savoir à quelle
nécessité pouvait répondre cette volonté de réification, de discrétisation, de mise à distance du corps
par la médecine occidentale moderne. Mise à distance que prolonge par ailleurs la découverte par
sérindipité du stéthoscope par le médecin français René Laennec (1781-1826)52. Nombreuses sont les
raisons qui peuvent en rendre compte, et toutes pourraient avoir part à la vérité. Les grandes
révolutions intellectuelles surgissent toujours à la croisée d’une pluralité de facteurs.
Une thèse souvent mise en avant consisterait à faire valoir l’exigence préalable à l’incision d’un
corps de sa désacralisation. Le geste cartésien aboutissant à séparer le corps de l’âme, puis à réduire le
corps à la matière et la matière à l’étendue, soumise en tant que telle aux lois de la mécanique
classique, aurait permis de faire un sort aux garde-fous moral et religieux qui faisaient encore pièce au
progrès scientifique. Une barrière tombe et une autre s’érige. Il n’est pas sûr, cela étant, que
l’hypothèse soit aussi consistante qu’elle ne le laisse à croire. Les dissections, même limitées en
nombre, avait cours bien avant Descartes. André Vésale (1514-1564) et son contemporain Ambroise
51
« Épineuse » également sera dite, entre autres exemples, l’acupuncture, laquelle ne relève guère plus que la
« gélothérapie » (thérapie par le rire) ou l’ « urinothérapie » (…) du « canon ancestral » de la médecine
traditionnelle chinoise. Demeurée marginale depuis sa création, celle-ci ne doit d’avoir « percé » dans
l’Empire du Milieu (ergo plus tard en Occident) qu’aux contraintes budgétaires qui avaient amené le
maoïsme à réduire drastiquement les dépenses de santé. Moins de préparations, moins de préparateurs,
moins de formations pour plus d’économies. Le cas de l’acupuncture est en ce sens tout particulièrement
révélateur de la sécularisation des mythes, les promesses de la religion (corps glorieux, immortalité,
immaculée conception, etc.) ne désertant celle-ci que pour mieux arraisonner la science. Il offre en premier
lieu l’exemple d’une propagande parvenue à ses fins, l’exemple de la suggestion par une instance politique
d’une croyance médicale dépassant largement les seules frontières de son foyer d’origine. L’acupuncture est
reconnue en France en tant que « médecine douce » depuis 1950, et remboursée à raison de 70 % de la
consultation par la sécurité sociale. Aucune méta-étude parue jusqu’à ce jour n’a été en mesure de mettre en
évidence un quelconque bénéfice au-delà de ceux enregistrés par l’effet placebo. Intéressant, le cas de
l’acupuncture l’est également en ce qu’il se donne comme une illustration de la fabrication post-hoc d’une «
tradition » qui d’historique, n’a que la prétention. Titre usurpé qui qui lui vaudrait sans mal de soutenir la
comparaison avec la corrida sous sa forme franquiste, les momies d’animaux des anciens Égyptiens ou la
ceinture de chasteté des dames du Moyen Âge, le droit de cuissage, etc. Une preuve que la médecine n’est
jamais à l’abri des manipulations et des détournements que le pouvoir tente d’exercer sur elle.
52 Cf. I. Grellet, C. Kruse, Histoires de la tuberculose : Les fièvres de l'âme. 1800-1940, Paris, Ramsay, 983, p.
23. La légende établit que pudibond lui-même, mais avant tout soucieux de ne froisser la dignité de l’une de
ses patientes de forte corpulence qui répugnait à ôter ses vêtements, Laennec aurait conçu d’interposer entre
le sein d’icelle et son oreille une liasse de papiers enroulés en forme de cornet acoustique, lui évitant d’avoir
à subir/infliger un contact direct, jugé trop intrusif ou fort désagréable. La méthode réussit au-delà de ses
espérances. Elle allait poser les fondements de l'« auscultation médiate », une rupture pour la discipline dont
le médecin ferait paraître une première théorisation deux ans plus tard. Cf. R.-T.-H. Laennec, Traité de
l'auscultation médiate et des maladies des poumons et du cœur (1819), Bruxelles, Librairie médicale et
scientifique, 1828.
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Les valeurs de la vie
Paré (1510-1590), parmi les plus célèbres chirurgiens du XVIème siècle, avaient légué nombre
d’études qui témoignaient d’une pratique revivifiée dans les dernières lueurs de la Renaissance.
Guillaume Rondelet (1507-1566), sévère préfet de l’école de médecine de Montpellier (il en fit
expulser Nostradamus) fit pour sa part peu de manière à disséquer sa femme, deux de ses enfants ainsi
qu’un certain nombre de ses proches. Des motifs plus profonds semblent devoir être invoqués. Il se
pourrait, ce qui n’est là qu’une suggestion, que la médecine se soit acquis une sensibilité accrue au
contact de l’humanisme. Si l’humanisme consiste à réhabiliter l’individu au centre des préoccupations
(une pensée pour Montaigne) tout en valorisant la sensibilité à la faveur de l’enseignement des
humanitas (une pensée pour Pétrarque), plus rien alors ne s’oppose à l’idée que la souffrance ait été
reconnue et partagée longtemps avant que René Leriche n’en dénonce le scandale. Faute d’être à
même de l’atténuer ; faute de pouvoir « désensibiliser » le patient, la profession se serait alors ellemême « insensibilisé » en se réfugiant dans la mathématique objectivante et le modèle du corpsmachine. Et la voilà qui désormais diagramme, mesure, chiffre, étalonne à la manière de l’ingénieur,
autre produit de la Renaissance (ne parle-t-on pas déjà de « génie génétique » ?). Le développement
conjoint de la précision instrumentale dans le domaine de l’anatomie et de l’astronomie aurait par suite
achevé de consacrer cette considération distante et segmentante de la maladie. Peut-être est-ce à ce
prix que la médecine à su posait un éteignoir sur sa propre violence. Se libérer d’une empathie nuisible
au critère d’efficacité qui avait supplanté celui de reproduction (l’idéal de contemplation). Qui veut la
fin s’aveugle sur les moyens.
Quoi qu’il en soit des ressorts affectifs de cette discrétisation du corps, la raison essentielle de la
fin de non-recevoir que Canguilhem oppose à Claude Bernard réside en ce que tout comportement
inscrit sous le régime de la pathologie affecte l’intégralité de l’organisme. Cette dernière investit non
pas seulement le corps, mais encore le psychisme. Les états affectifs sont des états du corps. La
maladie a barre tant sur le somatique que le psychologique. La maladie ne peut plus, à cet égard,
s’interpréter comme une déviation locale consécutive au dévoiement quantitatif des règles du
physiologique normal : elle « réécrit » l’individu malade ainsi qu’un palimpseste, recto-verso, intus et
in cute.
La réflexion de Canguilhem s’honore de ne pas se contenter de critiquer des positions du point de
vue de Sirius. Elle tente plus fondamentalement de remonter aux causes humaines de ces prises de
position. Aussi l’auteur fait-il un pas de plus, un pas de côté, en s’efforçant de reconstituer les motifs
idéologiques, teintés d’affects, qui auraient pu déterminer Auguste Comte et Claude Bernard à
reprendre à leur compte le principe de Broussais. Ces « intérêts de connaissance », pour employer une
35
Les valeurs de la vie
expression popularisée par Jurgen Habermas53, ont amené le premier à reconsidérer les phénomènes
pathologiques comme une « expérimentation », une opportunité de parfaire notre intelligence des
phénomènes normaux. Ceci en vue de tirer les conséquences de ces résultats dans une optique plus
vaste que la thérapeutique, une perspective sociologique englobant toutes les autres sciences (pour peu
que la sociologie puisse être effectivement considérée comme telle). Il y a bien en toile de fond une
forme de réductionnisme à l’œuvre, étant ceci que des lois se rapportant aux éléments peuvent servir
de modèle à la régulation d’un tout agrégatif constitué de ces éléments. Le corps biologique fonctionne
comme paradigme du corps social. Tout autre est la visée de Claude Bernard, s’intéressant d’abord à la
pathologie dans la perspective de soigner les corps malades – les corps plutôt que les individus. Comte
conçoit dans la maladie, en tant que distorsion des normes de l’État sain, une occasion de dégager par
conjecture les lois de la normalité ; Bernard y voit une fenêtre d’accès aux arcanes du vivant, mais
avec pour dessein la rectification de la déviance pathologique, la résorption de l’écart normatif en quoi
consiste la maladie. C’est ainsi que Bernard réconcilie sous la tutelle de la « méthode expérimentale »
les pôles pratique et théorique de la médecine. Soit plus exactement, les dimensions concrètes et
spéculatives de la biologie que Comte distinguait malgré lui. Pratique et théorie, même solidaires, ne
sauraient pour autant suffire à réhabiliter l’individu malade en tant que singulier, valoriser son
expérience ni son histoire aux yeux des praticiens. Bien d’autres déplacements sont pour cela
nécessaire. D’autres conciliations restent à frayer, dont ni Auguste Comte ni Claude Bernard ne
sauraient être les initiateurs.
Quelles qu’aient étés, en dernier ressort, les divergences réelles ou supposées qui séparaient les
positions, les intérêts et les approches respectives de Comte et de Bernard, les deux auteurs ne se
retrouvent pas moins en possession d’une même doctrine physiologique affirmant la continuité du
normal et du pathologique. Une telle continuité a pour effet de rendre envisageable une détermination
du phénomène pathologique par rapport au normal, en qualité de d’écartement, et donc de ressaisir la
guérison comme une rectification de cet écartement au bénéfice du fonctionnement normal – un retour
à la norme. Le corps malade serait un corps subverti. Le retour à l’ordre nominal serait, au sens
politique, une « restauration », une ré-instauration du statu quo ante. Est ainsi affirmé le caractère
réversible du phénomène pathologique ; au-delà même du phénomène pathologique, le caractère
réversible de la vie organique. Mais il y a plus pour Canguilhem. Ce que manifeste cette nostalgie de
l’innocence du corps – du corps littéralement re-né –, c’est une dimension axiologique, sinon
ouvertement manichéenne du discours médical, allant de pair avec « un idéal de perfection »54. Un
catéchisme médical aux allures normatives, coercitives : le « déviant » pathologique doit être « corrigé
Cf. J. Habermas, chap. « Connaissance et intérêt », dans La technique et la science comme idéologie (1963),
trad. J.-R. Ladmiral, Paris, Gallimard, 1973.
54 G. Canguilhem, op. cit., p. 25.
53
36
Les valeurs de la vie
» par la médecine afin de « rentrer dans le droit chemin ». Comme s’il était un « corps glorieux », un «
état de sainteté » s’assimilant dans les imaginaires à l’« état de santé » qu’il s’agirait de retrouver, de
préserver ad vitam aeternam – et peut-être au-delà. Retour aux origines qui se présente tantôt sous les
auspices d’une lutte intemporelle du Bien contre le(a) Mal(adie), tantôt et à l’inverse, comme un
refuge de « la conviction d'optimisme rationaliste [selon laquelle] il n'y a pas de réalité du mal »55.
C’est en quoi la médecine, note Canguilhem citant Henry Ernest Sigerist (1891–1957), « apparaît des
plus étroitement liée à l'ensemble de la culture, toutes transformations dans les conceptions médicales
étant conditionnées par des transformations dans les idées de l'époque »56. Transformation, en
l’occurrence, des idées philosophico-religieuses (manichéisme gnostique repris par l’arianisme,
catharisme, etc. ; eudémonisme platonicien repris par Augustin) sous le coup du positivisme, qui n’a
rien fait que les laïciser.
Peut-être l’essentiel est-il encore à dire. Et l’essentiel consiste en ce que le « tout-quantitatif » ne
supprime pas le qualitatif. Même indépendamment de la surrection des concepts parasites qui
viendraient se greffer de manière insidieuse à sa profession de foi, tels celui d’« harmonie » chez
Comte. Le quantitatif contient intrinsèquement le qualitatif. Il le contient dès lors qu’il s’y réfère. Le
quantitatif est un concept différentiel qui paradoxalement, réhabilite ce dont il se différencie. Qui «
thématise » en ex-posant ce à quoi il s’oppose, de la même manière que la maladie « thématise » la
santé en se manifestant. De la même manière que la transgression renforce la valeur du tabou dans le
registre de la sacralité. Un processus paradoxal que résumait Hegel en démontrant que : « la quantité
c'est la qualité niée, non la qualité supprimée. »57. La quantité est la qualité niée. Réciproquement, la
qualité est la quantité niée. On ne peut, en conséquence, penser la qualité sans supposer la quantité, ni
donc la quantité sans supposer la quantité. Il en ressort qu’au prisme de la logique, il s’avère «
parfaitement illégitime de soutenir que l'état pathologique [soit], réellement et simplement, la variation
en plus ou en moins de l'état physiologique »58. L’herméneutique des corpus médicaux entérine a
posteriori ce que la logique affirme. Une réévaluation un tant soit peu critique et rigoureuse de
l’appareil épistémologique (concepts, postulats, définitions, thèses, hypothèses, etc.) corrélatif au
continuisme physiopathologique aboutit au constat de l’échec historique de toutes les tentatives de
dérivation du phénomène pathologique à partir du normal. La qualité « niée », sortie par la grande
porte, rentre par la fenêtre.
G. Canguilhem, ibid.
H. E. Sigerist, History of Medicine, Londres, MD Publications, 1960, [107, 42] ; cité par G. Canguilhem,
op. cit., p. 61.
57 G.W.F. Hegel, La Science de la logique (Wissenschaft der Logik), tome. I : « Doctrine de l'Être » (1812),
trad. et comm. G. Jarczyk, P.-J. Labarrière, Paris, Editions Kimé, Logique hegelienne, 2007, p. 183 ; cité par
G. Canguilhem, op. cit., p. 66.
58 G. Canguilhem, ibid.
55
56
37
Les valeurs de la vie
c. Conception de George Canguilhem
Mieux vaut donc assumer que refouler l’immanence du qualitatif. L’auteur en fait le fer de lance
d’une nouvelle conception de la médecine rompant radicalement d’avec celle de ses précurseurs. Il
s’appuie à cette fin sur les travaux de chirurgie légués par le physiologiste français René Leriche
(1879-1955), dont il saura aussi se distancer autant que nécessaire. L’état de santé, tout en manifestant
la norme qui la caractérise, ne peut pour Canguilhem occasionner par simple excès ou déficit un
fonctionnement pathologique : « En fait, si
l'on examine le fait pathologique dans le détail des symptômes et dans le détail des mécanismes
anatomo-physiologiques, il existe de nombreux cas où le normal et le pathologique apparaissent
comme de simples variations quantitatives d'un phénomène homogène sous l'une ou l'autre forme (la
glycémie dans le diabète, par exemple). Mais précisément cette pathologie atomistique, si elle est
pédagogiquement inévitable, reste théoriquement et pratiquement contestable. Considéré dans son
tout, un organisme est « autre » dans la maladie et non pas le même aux dimensions près »59.
À Claude Bernard et à Auguste Comte qui ne concevaient la différence entre ces deux états qu’en
termes de degrés, de variation quantitative, l’auteur objecte alors une différence en termes de nature. Il
revendique ainsi d’emblée son intention de démontrer qu’à rebours de ce que la médecine moderne
tient pour un fait acquis, « l'état physiologique normal n'est pas, en tant que tel, ce qui se prolonge
identiquement à soi, jusqu'à un autre état capable de prendre alors, inexplicablement, la qualité de
morbide »60. L’abus du continuisme tiendrait à une confusion originelle présente dans la définition de
l’état pathologique entre ce qui tient de la cause et ce qui tient de l’effet : une cause peut varier
quantitativement et de façon continue et provoquer cependant des effets qualitativement différents.
Pour prendre un exemple simple, une excitation quantitativement accrue peut déterminer un état
agréable bientôt suivi de douleur, deux sentiments que nul ne voudra confondre. Dans une telle théorie
on mêle constamment deux points de vue, celui du malade qui éprouve sa maladie et que la maladie
éprouve, celui du savant qui ne trouve rien dans la maladie dont la physiologie ne puisse rendre
compte. Mais il en est des états de l’organisme comme de la musique : les lois de l’acoustique ne sont
pas violées dans une cacophonie, cela n’entraîne pas que toute combinaison de sons soit agréable »61.
Révoquer cette continuité posée entre le normal et le pathologique n’implique pas pour autant de
concevoir comme en opposition le normal et le pathologique. Il est aussi une forme de normalité dans
le pathologique, dans la mesure où ce dernier se soumet à une normativité qui lui est propre. La
G. Canguilhem, « Le normal et le pathologique », dans La connaissance de la vie, Paris, Librairie
Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 2000, p. 165-166.
60 G. Canguilhem, op. cit., p. 67.
61 « Auguste Comte et le "principe de Broussais" » dans G. Canguilhem, op. cit., p. 24-25.
59
38
Les valeurs de la vie
maladie implique, pour Canguilhem de même que pour Leriche – à qui l’auteur emprunte un certain
nombre de concepts –, une autre allure, un autre « fitness » de la vie. L’état pathologique impose à
l’homme de vivre « une autre vie ». À l’organisme au sein duquel cette nouvelle vie prend forme, elle
impose d’amender son régime antérieur : « La maladie humaine, écrit l’auteur citant Leriche, est
toujours un ensemble [...] ce qui la produit touche en nous, de si subtile façon, les ressorts ordinaires
de la vie que leurs réponses sont moins d'une physiologie déviée que d'une physiologie nouvelle »62. Il
incombe à ce titre de repenser celle-ci sous un rapport « vital », pour ne pas dire « vitaliste », comme
témoignant d’autant de régimes de fonctionnement possibles de l’organisme conçu de manière holiste
comme « la substitution d'un arrangement à un autre »63. La maladie n’est pas l’indice de la disparition
d’un arrangement, le symptôme d’un chaos ou d’un déséquilibre tel qu'il abolit toute normativité. La
maladie n’est pas disparition d’une normativité ; ou bien ne l’est qu’aussi longtemps que cette
disparition étrenne la création d’un nouvel arrangement, irréductible au précédent. La maladie
témoigne d’un nouvel ordre, similaire à ce que pourrait être une transition de régime sur un plan
politique. L’ensemble des organes est affecté par la pathologie (l’ensemble des institutions), et ce n’est
que dans cette mesure ; dans la mesure où elle affecte la totalité du corps (du corps social), qu’advient
la création d’une autre vie. Ce que Canguilhem théorisera à l’occasion de ses « Nouvelles réflexions »
sous la mention d’« erreurs de l’organisme »64 (de la simple pathologie aux anomalies tératologiques,
en passant par les maladies auto-immunes) révèle la possibilité d’une existence radicalement autre. Sui
generis. Être malade, en conclut Canguilhem, c'est donc vraiment pour l'homme « vivre une autre vie
»65.
Résumons-nous. « Tomber malade » ou « faire sa maladie », pour recourir à l’expression
révélatrice que lui préfère l’auteur, ne dispense pas de vivre ; or vivre implique toujours de fonctionner
selon des normes. C’est par sa normativité, capacité à s’adapter et à produire de nouvelles normes que
se définit la vie. Dès lors la maladie ne fait que restreindre un champ de possibilités que l’état de santé
– l’état considéré comme « normal » – laissait ouvert. En conséquence de quoi toute variation,
altération, diminution considérée chez un patient ne saurait l’être que dans une perspective
quantitative. Quantitative, elle l’est assurément ; mais plus encore et simultanément, elle est
qualitative. L’état pathologique ne fait pas que dérégler certaines variables à l’intérieur d’un cadre
défini, elle bouleverse le cadre. En quoi la maladie diffère de l'état de santé « comme une qualité d'une
autre, soit par présence ou absence d'un principe défini, soit par remaniement de la totalité organique
»66. Le normal et le pathologique renvoient à des ensembles et non à des parties : « Le problème de
G. Canguilhem, op. cit., p. 166.
G. Canguilhem, op. cit., p. 208.
64 « Un nouveau concept en pathologie : l'erreur », dans G. Canguilhem, op. cit., p. 267 sq.
65 G. Canguilhem, op. cit., p. 49.
66 G. Canguilhem, op. cit., p. 11-12.
62
63
39
Les valeurs de la vie
l'individualité se pose ici [:] le même donné biologique peut être considéré comme un tout. Nous
proposerons que c'est comme tout qu'il peut être dit ou non malade. La maladie d'un vivant ne loge pas
dans des parties d'organisme »67. L’individu malade est affecté dans tout son être par la maladie, et non
seulement dans l’organe déficient : c’est tout le fonctionnement de l’organisme qui devra composer
avec et malgré l’organe déficient. On entrevoit, par induction, que la guérison ne fera pas que
reconduire certaines variables à leur valeur nominale, antérieure à la maladie ; elle en créera de
nouvelles. La maladie, la guérison, transforment l’être de fond en comble ; le forcent à adopter de
nouvelles attitudes, manière de vivre et de se vivre. Elles le métamorphosent.
L’aspect qualitatif de cette métamorphose échappe le plus souvent au regard du médecin dans la
mesure où le médecin ne peut jamais, aidé de toute son instrumentation, que mesurer dans un registre
quantitatif des « constantes » physiologiques, puis rapporter celles-ci à une moyenne pour prononcer
son diagnostic. L’aspect qualitatif de l’altération pathologique est donc essentiellement vécu par le
malade ; d’où l’exigence, centrale chez Canguilhem, de prendre en compte le point de vue du malade.
Nécessité de réhabiliter ce vécu subjectif de la personne malade, que le principe de Broussais
mais également – et Canguilhem prend ici ses distances vis-à-vis d’un de ses inspirateurs – la
conception de René Leriche conduisent à dévaloriser en élevant les phénomènes physiologiques
individuels sur un plan d’abstraction. Cette présence du patient que la médecine moderne n’a eu de
cesse que d’évacuer en rapportant la vie à des normes objectives qu’il s’agirait de maintenir ou à
défaut, de restaurer. Auguste Comte et Claude Bernard, d’avoir fait leur le principe de Broussais,
pêcheraient ainsi par excès d’abstraction, hantés par le démon de la théorie. Un point rédhibitoire que
signale Canguilhem en relevant l’effacement progressif de la dimension existentielle de la maladie au
seul profit de son intérêt intellectuel : « La maladie est devenue objet d'étude pour le théoricien de la
santé »68. La maladie devenue objet d’étude, le sujet de la maladie, la personne sujette à la maladie
s’efface et l’objectif qui animait la médecine à ses débuts, cet objectif que résumait Pasteur par la
formule « guérir parfois, soulager souvent, écouter toujours » cède place à une rationalisation de la
biologie, devenant un pur savoir fondamental amputé de ses applications pratiques, sans autre but que
la thésaurisation de la connaissance pour la connaissance. L’individu malade devient un « cas » que le
personnel hospitalier réduit parfois à un numéro de chambre suivi de l’apellation de sa maladie ou de
son organe malade, et perd à l’occasion toute légitimité à prendre part aux délibérations afférentes à sa
« prise en charge ».
67
68
G. Canguilhem, op. cit., p. 151.
G. Canguilhem, op. cit., p. 14.
40
Les valeurs de la vie
Une manière théorique, impersonnelle et froide d’appréhender l’individu souffrant qui peut être
comprise d’un point de vue plus psychologique en cela qu’elle permet au médecin de se distancer de
cette souffrance, de s’en protéger au moyen, par exemple, d’un jargon médical ad hoc. Une manière
comme une autre de se préserver des considérations de nature affective qui pourrait nuire à son
jugement, de supporter au quotidien une lourde charge de détresse, mais qui, pour Canguilhem, nuit en
dernier ressort à la médecine en occultant ce que les concepts de normal et de pathologique
contiennent de subjectif, de relatif – c’est-à-dire d’essentiel. Une médecine conséquente doit intégrer
l’écoute, l’échange comme l’un de ses instruments au même titre que le stéthoscope, le tensiomètre ou
l’otoscope. À la croisée des sciences sociales et biologiques, la médecine est un art qui ne saurait faire
l’économie de qualités humaines. Une perspective purement objectiviste (qui est déjà, au demeurant,
une perspective), au-delà d’être une illusion, ferait enfin le lit d’une confusion entre le point de vue du
malade qui seul éprouve sa maladie, et celui du savant qui en rend compte dans le langage de la
physiologie. Remettre à jour cette distinction, puis mettre à parité ces deux points de vue en
revalorisant le plus déqualifié, telle est bien la finalité qui guide les analyses de Canguilhem.
À l’approche « objective », mais surtout réductrice du praticien qui prend toujours le risque
d’habiller son patient de vêtements trop grands ou trop étroits pour lui, doit s’associer une
considération de l’expérience que le malade a de sa maladie et de la normativité que signifie chez lui
l’état de santé. Tout cas étant par essence singulier, le praticien doit savoir adapter ses vues à chaque
malade. Qui, en effet, ressent et donne son sens à la pathologie, si ce n’est celui pour qui elle est
pathologie ? « C’est […] bien toujours en droit, s’en ouvre Canguilhem, sinon actuellement en fait,
parce qu’il y a des hommes qui se sentent malades qu’il y a une médecine, et non pas parce qu’il y a
des médecins que les hommes apprennent d’eux leurs maladies ».
La médecine expérimentale aurait eu trop tendance à oublier que derrière toute maladie est un
malade ; que derrière tout organe qui dysfonctionne réside un organisme, et au-delà, une subjectivité
qui en répond. Il en résulte que « la qualité de pathologique est un import d’origine technique et par là
d’origine subjective. Il n’y a pas de pathologie objective ».
Qui ne souffre pas subjectivement de ses écarts physiologiques vis-à-vis d’une moyenne
statistique peut être « différent » sans que soit établie son « anormalité ». Le patient seul peut apporter
au praticien le complément nécessaire pour valider le diagnostic de maladie : la maladie se définit par
la conscience ou par la perception que le malade en a. « Conscience » dans la mesure où elle fait
irruption et met à mal le régime de vie normal du patient, celui où le sujet se tient dans l’inconscience
de son état. L’état normal se définit par l’immersion qui le rend insensible en tant que tel. L’état
normal n’est pas, en cela, « thématisé » en première intention. Il est l’air qu’on respire, le cœur qui bat,
41
Les valeurs de la vie
la vie qui suit son cours dans l’évidence non questionnée de son mouvement fluide. Il est ce qui ne se
perçoit pas, pour ne témoigner par définition d’aucune manifestation incommodante. Il ne ressortit pas
d’emblée au champ du savoir scientifique ; aussi n’y a « pas de science de la santé […] "Santé" n'est
pas un concept scientifique, c'est un concept vulgaire »69. « Santé », « état de santé », « normalité »
n’acquièrent leur légitimité de droit dans le discours de la biomédecine qu’une fois la maladie venue
les révéler. Ce qui se vivait auparavant dans l’ignorance de qui en disposait – l’état de santé – existe
désormais « négativement » aux yeux de l’individu souffrant en tant que référence du rapport énactif
optimal à son milieu et à son corps. Il devient une valeur.
La maladie inocule le soupçon à même de créer la distance épistémologique indispensable au
dévoilement de « ce qui va de soi » – et qui, précisément, ne va plus de soi. Un tel soupçon n’a rien
d’un doute spéculatif. Il n’est pas émané d’un intellect pur, le fruit d’une vaticination, mais procède
originairement d’une expérience : expérience subjective d’une perte. Loin que l’état normal soit un
« concept scientifique » premier, il est une « intuition sensible » concomitante au surgissement de la
douleur qui l’interrompt. C’est en perdant notre santé que nous la découvrons. La santé peut à cette
enseigne être comprise de manière négative comme « silence des organes », état d’« innocence
organique »70, lorsque la maladie serait le bruit venu perturber ce silence. La maladie est ce qui vient
briser ce rapport évident au corps qui ne faisait pas question et en ce sens, qui n’était pas encore
« rapport » avant qu’elle ne contraigne à une diminution sensible de la puissance d’agir de l’individu
malade. Cette intrusion dans le cours ordinaire de l’expérience qu’a le sujet de sa propre existence agit
comme le révélateur de ce qui correspond chez lui à la normalité. « Chez lui », soulignons-nous ; pour
cela que chaque « état de santé » vit de ses propres normes, que chaque « normalité » signe l’exécution
d’une partition qui lui est propre.
C’est dire, en d’autres termes, que la santé est un concept second par rapport à la maladie. De
même que l’identité est le produit réflexif de l’altérité, c’est par la maladie, par le détour de la
pathologie, vis-à-vis d’elle, que la santé peut être conceptualisée : « L'activité scientifique du
physiologiste, quelque séparée et autonome en son laboratoire qu'il la conçoive, garde un rapport plus
ou moins étroit, mais incontestable, avec l'activité médicale. [...] Toute connaissance a sa source dans
la réflexion sur un échec de la vie. Cela ne signifie pas que la science soit une recette de procédés
d'action, mais au contraire que l'essor de la science suppose un obstacle à l'action. C'est la vie ellemême, par la différence qu'elle fait entre ses comportements propulsifs et ses comportements répulsifs,
qui introduit dans la conscience humaine les catégories de santé et de maladie. Ces catégories sont
69
70
G. Canguilhem, La santé, concept vulgaire et question philosophique, Paris, Pin-Balma, Sables, 1990, p. 14.
G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 52-53.
42
Les valeurs de la vie
biologiquement techniques et subjectives et non biologiquement scientifiques et objectives »71. La
santé « va de soi » et donc ne se « voit pas » tant qu’elle n’est pas remise en cause par les états
morbides. Ce qui permet à Canguilhem de faire sienne un autre apport de René Leriche : « Nous
pensons avec Leriche que la santé c'est la vie dans le silence des organes, que par suite le normal
biologique n'est, comme nous l'avons déjà dit, révélé que par les infractions à la norme et qu'il n'y a de
conscience concrète ou scientifique de la vie que par la maladie »72. Santé et maladie sont des «
percepts » (Deleuze) avant que d’être des « concepts ». Elles sont des interpellations ; ensuite
seulement des notions scientifiques. Santé et maladie procèdent de ressentis. La maladie surgit en
première intention à travers le vécu individuel de la souffrance ; puis conçoit la santé dans un second
fondement comme témoignant de son « autre » négatif : « Nous soutenons que la vie d'un vivant, fûtce d'une amibe, ne reconnaît les catégories de santé et de maladie que sur le plan de l'expérience, qui
est d'abord épreuve au sens affectif du terme, et non sur le plan de la science. La science explique
l'expérience, mais elle ne l'annule pas pour autant »73. Il y a donc relativité des concepts de normal et
de pathologique tant par rapport au sujet faisant l’expérience en propre de ces catégories (dimension
subjective) que l’un par rapport à l’autre (dimension sémantique, référentielle).
Constat phénoménologique qui nous enjoint à renouveler de fond en comble la conception du
rapport entre le normal et le pathologique. Il s’agit moins, en dernière analyse, de poser une continuité
graduante à la manière d’Auguste Comte ou de Claude Bernard entre ces deux notions ; pas davantage
une rupture radicale. George Canguilhem, au principe de Broussais selon lequel le phénomène
pathologique ne serait autre qu'une modification quantitative du phénomène normal, oppose une
distinction qualitative entre physiologie et pathologie. La redéfinition de la maladie en termes de
malaise ressenti par l’individu et du normal comme état d’innocence organique ou inconscience du
corps fait au surplus valoir la nécessité d’en passer par la clinique pathologique en vue de la
connaissance de l'état sain. Renvoyant dos à dos Auguste Comte et Claude Bernard, l’auteur propose
de reconsidérer le pathologique non pas au regard du normal, mais par rapport à la santé ; non plus en
termes d’écart vis-à-vis d’une moyenne, mais par rapport à l’expérience que tout individu a de sa vie.
De là la thèse fondamentale de Canguilhem, selon laquelle le pathologique n’est pas le contraire de la
norme, mais le contraire de la santé.
B. L’INTÉRÊT DU VITALISME
G. Canguilhem, op. cit., p. 150.
G. Canguilhem, ibid.
73 G. Canguilhem, op. cit., p. 131.
71
72
43
Les valeurs de la vie
Si le pathologique ne s’oppose pas à la norme, c’est pour une part qu’il est lui-même porteur de
normes, facteur d’une normativité, au même titre que l’état de santé. Or, c’est principalement cette
normativité caractéristique du vivant qui rend inadéquate toute tentative du praticien d’appréhender la
biologie au prisme de la mécanique. Il est une spécificité du fonctionnement des organismes qui
consiste en la plurivalence des lois qui le régissent, celles-ci n’étant pas fixes, intemporelles,
universelles mais au contraire multiples, variables, superposables, évolutives. Des normes au principe
d’organisations diverses du vivant qui représentent autant d’alternatives possibles, de chemins pour la
vie. L’auteur emploie le terme de « labilité » pour caractériser cette capacité propre au vivant à créer
des écarts, à s’enrichir – voire à se disperser. Elle rend raison de la plasticité de la vie – « malléabilité
totale », écrit l’auteur – à l’œuvre dans tout être animé, en mesure de créer des marges
d’individualisation faisant de chaque sujet le dépositaire d’une normativité unique. Canguilhem se fait
ainsi l’instigateur d’une « théorie de la labilité »74, accusant les limites de l’approche moderne de la
biologie et de la physiologie. Approche empreinte d’un prétendu rationalisme mal digéré, dont le
penchant incoercible pour les généralisations hâtives nuit au ressaisissement de la vie dans ce qu’elle a
d’irréductible.
Assimiler le dysfonctionnement organique à un défaut de fabrication, le vieillissement à l’usure
d’une machine, le corps à une mécanique ; en somme, rabattre les phénomènes vitaux sur une grille
restreinte de processus physico-chimiques déterminés pour tous et selon un modèle œcuménique serait
alors ignorer ce qui fait l’originalité de la biologie et renoncer à la comprendre. Aucune approche de
type réductionniste ne saurait expliquer la prolificité des formes de la vie, ses sauts qualitatifs et autres
phénomènes relevant – entre autres – de l’émergence.
Revisitant la genèse historique d’une conception matérialiste que Canguilhem observe partout à
l’œuvre dans la science positiviste, l’auteur attribue à Descartes d’en avoir le premier – ou le plus
ostensiblement – posé les cadres. Au philosophe du cogito, il attribue d’avoir formalisé l’approche
réductionniste contemporaine de son époque sous les atours d’une « méthode » (meta, « après, qui
suit », odos, « chemin, moyen ») revendiquée comme telle. Une telle méthode est exposée in nucléo
par le Discours de la méthode, précisément, lequel pourrait sans aucun doute être considéré comme le
manifeste inaugural du « nouvel esprit scientifique », et dont les préceptes névralgiques mettent en
valeur ses deux moments fondamentaux et successifs : moment de l’analyse, puis de la réduction. Il
s’agit en effet, conformément aux préconisations de Descartes, de « diviser chacune des difficultés en
autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour mieux connaître simplement » ; puis « de
conduire par ordre [ses] pensées en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à
74
G. Canguilhem, op. cit., p. 110.
44
Les valeurs de la vie
connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusqu'à la connaissance des plus composés »75. Se
mettent alors en place les éléments d’un raisonnement admettant pour prémisse la possibilité
d’appréhender le fonctionnement d’un tout sous le rapport de ses parties, de comprendre un système
sous le rapport de ses composantes, de passer du plus élémentaire au plus complexe sans introduire de
seuil qualitatif (conception continuiste que disqualifie par ailleurs, depuis le début du XXème siècle, le
phénomène de « décohérence» en mécanique quantique). Vision qui fait pendant à la métaphysique
libérale en gestation qui postule à son tour que l’intérêt du tout – du corps social – peut être cultivé et
expliqué par la composition des intérêts individuels – des membres de ce corps social. Autre occasion,
dans la lignée de celles offertes par l’analyse des options politiques à l’œuvre dans la physiologie de
Comte et de Bernard, de constater que les méthodes scientifiques ne sont jamais pures d’idéologie.
a. Des normes, des règles et des lois
Il ne s’agit pas tant pour Canguilhem de remettre en cause ces idéologies, que de les expliciter. Et
de montrer, surtout, comment les biais observationnels et théoriques qu’elles introduisent achoppent
contre les partitions d’essence ou de nature qui font de la biologie et de la physico-chimie deux
disciplines distinctes. Dans sa forme intégrale et intégriste, le réductionnisme biologique est un cul-desac. Raison pourquoi l’auteur exhorte ses contemporains à se départir d’une telle approche dans
l’horizon d’un vitalisme plus adéquat à son objet. Canguilhem n’ignore rien cependant de la difficulté
qu’il peut y avoir à promouvoir une telle option philosophique, trop souvent incomprise ou
caricaturée. Le terme seul de « vitalisme » suscite défiance et scepticisme auprès des praticiens. Bien
qu’héritière d’une tradition ancienne dont on décèle la première thématisation dans l’œuvre – «
naturaliste » avant la lettre – d’Aristote, l’école n’a pas bonne presse auprès des scientifiques auxquels
s’adresse l’auteur (mais l’a-t-elle jamais eu ?). Cet ancrage millénaire procure une matrice
conceptuelle commune aux différents auteurs se réclamant du vitalisme ; continuité toute relative qui
n’obère pas les idiosyncrasies tout aussi significatives qui les distinguent. Il y a des vitalismes, dont
celui exposé en filigrane par Canguilhem. Le vitalisme de Canguilhem n’est pas celui du Stagirite ;
non plus que celui de Barthez, de Bichat ou de Lamarck. Il emprunte aux médecins autant qu’aux
philosophes, dont Nietzsche et Spinoza primum inter pares. Encore faut-il s’entendre sur les contours
à lui donner. Et sur ce qui l’oppose – soit également ce que Canguilhem reproche – à ses
contradicteurs et nombreux adversaires.
R. Descartes, Discours de la méthode. Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences
(1637), dans Œuvres, éd. Adam & Tannery, Paris, Vrin, 1996, en part. les deuxième et troisième préceptes.
75
45
Les valeurs de la vie
Une première confusion, la plus commune, doit être dissipée. Le vitalisme de Canguilhem ne nie
pas que tout être vivant tombe, à l’instar de tout être physique, sous le coup de principes causaux
ressortissant au domaine de la physique et de la chimie. Il reconnaît à Claude Bernard l’utilité à la fois
heuristique et méthodologique du postulat déterministe en biologie. Une approche « technicienne » et
objective des mécanismes du vivant, pour être nécessaire et censément utile, est pourtant loin d’être
suffisante. D’une part, elle est aporétique ; de l’autre elle échoue à saisir le caractère spécifique du
phénomène vital par distinction d’avec le phénomène physique.
Cette distinction se manifeste empiriquement de par le fait que s’il y a médecine, il n’y a jamais
médecine qu’autant qu’il y a des organismes capables d’une pluralité de régimes d’existence, de
régimes qualitativement distinct, et non une seule législation possible pour accomplir une diversité de
fonctions vitales. Les systèmes physico-chimiques ne sont pas affectés de la même manière que les
totalités organiques, dans la mesure où ces dernières sont capables de réformes permanentes pour
s’autoréguler, maintenir leur homéostasie. Les organismes sont (de manière locale et apparente
seulement) en résistance à l’entropie, tendance à l’équilibre ou à l’état maximal d’indifférenciation. La
vie est ce qui introduit de la différence dans son milieu. Les mécanismes le subissent toujours selon
des lois déterminées, orthonormées et invariables. Les lois de la physique ni celles de la chimie ne sont
susceptibles de réajustements – en quoi elles sont des lois au sens le plus strict du terme.
Normes physiologiques d’une part ; lois physico-chimiques de l’autre. Des normes et des lois qui
ne doivent pas être conçues dans un rapport d’opposition les unes avec les autres, mais sous le mode
du dépassement dialectique. Les normes prolongent, conservent et à la fois surclassent et plient les lois
en permanence de manière à les adapter à chaque individu en fonction de son milieu et de l’état
général du corps. C’est dans ce dépassement qu’il faut chercher le « bond qualitatif » qui départit
l’animé de l’inerte, et donc la physiologie de la physique.
De la même manière qu’une compréhension plénière de la maladie et de la santé doit intégrer tout
à la fois le point de vue du malade et le point de vue du praticien, un phénomène biologique peut et
doit être considéré du point de vue de la loi (physique) comme de celui de la norme (physiologique).
Donc ne pas s’arrêter au seul point de vue de la loi : « Chercher la maladie au niveau de la cellule,
c'est [en effet] confondre le plan de la vie concrète, où la polarité dynamique fait la différence entre
santé et maladie, et le plan de la science abstraite. »76. Le biologiste ne pas être hémiplégique ; il doit
faire droit à ce que le vivant contient d’irréductible. Tenir incessamment les deux aspects dont le
vivant témoigne, sans l’impartir de schèmes statiques fixés de toute éternité. Et c’est tout le propos du
vitalisme instruit par Canguilhem que d’en mettre à jour les conséquences.
76
G. Canguilhem, op. cit., p. 85.
46
Les valeurs de la vie
Si norme biologique et loi physique sont l’une et l’autre des règles de fonctionnement
administrant les processus et les opérations se déroulant dans un système, la norme, à rebours de la loi,
n’est pas infléchissable ni uniformément déterminée. La norme, à rebours de la loi, n’est pas
mécaniquement instruite, mais établie de manière immanente au regard des fonctions auxquelles elle
participe. La norme est enfin tributaire d’une part d’imprévisibilité qui achève de la distinguer de la
loi. Une régularité de fonctionnement au sein d’un organisme admet effectivement toujours une
pluralité de régulations possibles, régulations qui ne sont pas strictement délimitées par des conditions
initiales. On ne peut alors prédire avec le démon de Laplace l’évolution d’un organisme en faisant cas
de ses coordonnées et de sa vitesse à un instant donné (qu’une telle espèce de prédiction soit, en
physique, et plus précisément, en physique des particules, théoriquement possible est une autre
question). En conséquence de quoi la sélection des normes pourrait ne pas être strictement déterminée
– donc prédictible –, bien que la norme elle-même détermine strictement les processus physiologiques.
Cette sélection témoigne d’un jeu rendant possible l’assouplissement de l’organisme aux différentes
contraintes qui lui sont opposées. Si, en effet, la vie est capable d’erreurs77 – que ces erreurs
débouchent sur des échecs de l’organisme ou des succès adaptatifs –, alors la vie ne peut être
entièrement placée sous le joug du déterminisme. Elle ne le peut plus mais au sens traditionnel du
terme. Le jaillissement de normes vitales inattendues, l’institution de formes de vie alternatives
capables d’épouser les contours de l’obstacle et de l’assimiler plutôt que de s’y échouer laissent à
penser que, loin d’être l’épiphanie d’un « programme génétique »78, le vivant biologique dispose en
tant que tel d’une part irréductible d’indétermination : « La vie, proteste Canguilhem, n'est [...] pas
pour le vivant une déduction monotone, un mouvement rectiligne, elle ignore la rigidité géométrique,
elle est débat ou explication [...] avec un milieu où il y a des fuites, des trous, des dérobades et des
résistances inattendues »79.
Que l’on ne s’y trompe pas : ces permanentes dérogations et infractions à la logique du fatalisme
épistémologique – pour peu que l’on admette de concevoir le déterminisme scientifique comme une
transposition laïcisée du fatum stoïcien – ne sont pas pour signifier l’entière indétermination des
systèmes biologiques. Si le hasard n’est pas que l’ignorance des causes qui nous « surdéterminent » et
qu’il est bien une souplesse relative dans le concours de sélection des normes, cette flexibilité n’attente
en rien au nécessitarisme des lois administrant les phénomènes physico-chimiques. Et Canguilhem de
clarifier sa position : « Nous ne faisons pas profession – assez bien portée aujourd'hui –
G. Canguilhem, op. cit., p. 267-280.
Cf. J. Monod, Le Hasard et la Nécessité, Paris, Seuil, Points Essais, 1973.
79 G. Canguilhem, op. cit., p. 131.
77
78
47
Les valeurs de la vie
d'indéterminisme »80. Créativité, labilité, souplesse, échec, adaptation, et plurivocité de la vie
soulèvent pourtant un paradoxe qui ne manquera pas de heurter le lecteur approximatif. Un paradoxe
qu’avait déjà mis en avant Bergson en amont de la dichotomie de raison entre les normes et les lois,
opposant les régimes d’effectuation des processus physiques d’une part, des phénomènes vitaux de
l’autre : « Le monde, laissé à lui-même, obéit à des lois fatales. Dans des conditions déterminées, la
matière se comporte de façon déterminée, rien de ce qu'elle fait n'est imprévisible : si notre science
était complète et notre puissance de calculer infinie, nous saurions par avance tout ce qui se passera
dans l'univers matériel inorganisé, dans sa masse et dans ses éléments, comme nous prévoyons une
éclipse de soleil ou de lune. Bref, la matière est inertie, géométrie, nécessité. Mais avec la vie apparaît
le mouvement imprévisible et libre. L'être vivant choisit ou tend à choisir. Son rôle est de créer. Dans
un monde où tout le reste est déterminé une zone d'indétermination l'environne »81. Tout se passe
comme si nous retrouvions, en quelque sorte « reterritorialisée » dans le domaine de la biologie,
l’antinomie kantienne entre le plan phénoménal et le plan nouménal auquel seuls ont accès les êtres
rationnels : l’un causaliste et l’autre capable de décrochage vis-à-vis du déterminisme strict.
La sélection des normes autoriserait une même manière de décrochage chronique vis-à-vis des
lois physico-chimiques, pour elles déterministes. La liberté serait « émergente » de la matière. Le
problème s’énonce alors comme suit : comment tenir ensembles deux propositions aussi
contradictoires ? En soutenant une position intermédiaire, conciliatrice. Une position que Canguilhem
précise à l’occasion de l’analyse qu’il fait des thèses de Claude Bernard dès les premiers abords de sa
doctrine.
Non qu’il s’agisse de réfuter le déterminisme de Bernard. Le salut de la médecine ne passera pas,
ici non plus qu’ailleurs, par la récusation des notions essentielles à la rationalisation de la discipline,
mais par leur revisitation. Force est de reconnaître que Laplace n’a pas sa place, si l’on ose dire, aux
sources de la détermination des normes biologiques. Il évincerait sinon toute possibilité de création,
tout élément de spontanéité de la vie biologique. Or le vivant n’est pas une « trajectoire » : il est
conversation, dialogue, errance, innovation. Le déterminisme des sciences physiques ne peut donc être
extrapolé aux sciences de la nature abstraction faite des spécificités que manifeste le vivant. Il le peut
être sous réserve d’intégrer ces spécificités. L’auteur distingue alors deux acceptions du postulat de
Bernard, selon qu’il sera qualifié comme un déterminisme « ouvert à d'incessantes corrections des
G. Canguilhem, ibid.
Cf. « La conscience et la vie », dans H. Bergson, L'énergie spirituelle, Payot, Petite bibliothèque Payot,
2012, p. 62.
80
81
48
Les valeurs de la vie
formules de lois et des concepts qu'elles relient, ou bien comme clos sur son contenu définitif supposé
» 82.
(a) Inaugurons comme il se doit par l’option contestée – par le « déterminisme clos ». Le cœur de
Canguilhem ne balance pas en sa faveur. Il est celui professé par Bernard ; celui préconisé dans son
Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. L’auteur le définit comme réfractaire à toute
marge d’innovation, aussi longtemps qu’il présuppose un vivant tout entier soumis aux lois de la
physique-chimie, un vivant dépourvu de normativité. L’institution de ce déterminisme témoignerait en
vérité d’une confusion commise par le médecin expérimentateur entre le vivant objet de la biologie et
le discours qu’émet la biologie à propos du vivant : « Claude Bernard est près de supposer qu'il est
possible de découvrir un déterminisme du phénomène, indépendant du déterminisme de l'opération de
connaissance »83. Un amalgame déjà présent dans les travaux de Laplace : « Le déterminisme, ce n'est
pas pour Laplace une exigence de méthode, un postulat normatif de recherche, assez souple pour ne
rien préjuger de la forme des résultats auxquels il conduira, c'est la réalité même, achevée, coulée ne
varietur dans les cadres de la mécanique newtonienne […] Laplace a construit la théorie du
déterminisme clos »84. De même que Hume faisait valoir que la causalité n’est pas présente au sein des
choses, mais postulée par l’imagination pour nous les rendre intelligibles dans leur seul ordre de
successivité, Canguilhem attire l’attention sur cela que le déterminisme biologique ne se trouve pas
dans l’organisme – ni aucune loi de la physique-chimie – ; il est projeté sur l’organisme en vue de
constituer une connaissance. Le déterminisme ainsi conçu, en d’autres termes, n’est pas un fait
d’observation, n’appartient pas à l’empiricité des choses. Il n’est pas essentiel à l’objet de
connaissance, mais pleinement tributaire de l’esprit qui pense l’objet.
(b) Plus conséquent est le « déterminisme ouvert ». Déterminisme qui prend en compte cette
différence entre l’objet de la biologie et le régime logique de la pensée qui investit l’objet de la
biologie pour produire un savoir. Il est celui que recommande l’auteur en vue de d’appréhender la
spécificité des organismes ; le seul à même de préserver intact le caractère déterminant des normes
tout en leur ménageant une latitude qui rende raison de leur variabilité. Envisagé sous le rapport de la
santé et de la maladie, le déterminisme ouvert consiste à ne pas rabattre le vivant sur un repère
orthonormé définissant le phénomène pathologique comme un écart quantitatif au regard d’une
normalité unique, mais à faire ressortir sa propension plus ou moins grande, plus ou moins expressive,
à inventer des normes, de nouvelles formes du vivant. Le déterminisme ouvert considère une vitalité
G. Canguilhem, op. cit., p. 75.
G. Canguilhem, op. cit., p. 93.
84 G. Canguilhem, op. cit., p. 75. Notons du reste que la mécanique selon Newton à laquelle se réfère Laplace
est réversible (la thermodynamique n’était pas encore née) ; aussi la maladie chez Claude Bernard sera-t-elle
réversible, dès lors que sa conception physiologique en reprend les prémices.
82
83
49
Les valeurs de la vie
dont les effets surpassent les causes là où le déterminisme clos ne conçoit qu’une concaténation de
phénomènes et d’épiphénomènes en tout point comparable (au degré de complexité près) au
fonctionnement des systèmes mécaniques. Une maladresse, pour qui admet avec Edgar Morin que «
l'être vivant est en effet soumis à une logique de fonctionnement et de développement tout autre, une
logique dans laquelle interviennent l'indétermination, le désordre, le hasard comme facteur d'une
organisation supérieure ou d’une auto-organisation »85. George Canguilhem n’aurait pas su mieux dire.
Et la médecine serait avisée de prendre en considération cette ouverture qu’elle ne s’explique pas
encore, et d’accepter le devancement d’une vie capable de spontanéité, de création, d’innovation, ne
serait-ce qu’en prenant acte de la diversité de ses formes.
Le déterminisme ouvert n’a donc rien d’un indéterminisme radical. Pas plus qu’il n’est un
déterminisme radical. Il est une solution médiane se proposant d’accueillir le vivant en respectant la
distinction entre l’objet pensé – dont il ne préjuge rien de définitif – et la méthode permettant de
penser l’objet conformément aux règles qui sont les siennes. Il ne s’agit pas, dans cette mesure, de
contester la pertinence du postulat fondamental des sciences, selon lequel existent effectivement des
lois intelligibles derrière chaque phénomène. Ces lois ne sont pas nulles et non avenues. Elles sont
dans la pensée, pour la pensée, utiles pour aviser les phénomènes sous leur aspect physique,
insuffisantes pour « expliquer » le vivant. Le déterminisme ouvert enjoint au biologiste de faire le
départ entre les perspectives. Il encourage à faire varier les angles d’approche ; en somme, et nous y
revenons, à distinguer les normes et les lois. Le point de vue de la norme va préférentiellement
s’intéresser aux processus biologiques dans la mesure où de tels processus pourvoient aux exigences
que manifeste un organisme afin de se maintenir et de se développer. Le point de vue de la loi rendra
raison de ces mêmes phénomènes, abstraction faite de tout « holisme physiologique », c’est-à-dire
individuellement, séparément de leur inscription dans une totalité, en tant qu’instanciations
particulières de règles physico-chimiques. Seconde approche qui n’est pas erronée, encore une fois,
mais incomplète. Donc insatisfaisante pour aborder les systèmes biologiques ; a fortiori inefficace sur
le terrain clinique puisque non pertinente pour établir un tableau diagnostic, fonder une recherche
étiologique et proposer une thérapeutique idoine. Nous intéresse en revanche, dans le cas de la norme,
l’exploration de sa viabilité ; ou plus précisément, l’exploration de la viabilité des processus
physiologiques qu’elle supervise. Une norme pertinente doit être à même de prendre part à la
réalisation des différentes fonctions d’un organisme, de sorte à ce que l’organisme ne soit jamais lésé
de sa performance globale, et puisse s’accommoder des aléas de son milieu. La norme doit pour cela
être investie de deux propriétés, dont l’une consiste en sa contingence relative (relative ; car limitée
d’une part aux possibilités de l’espèce, de l’autre à la constitution particulière de l’individu), et l’autre
E. Morin, J.-L. Le Moigne, L’Intelligence de la complexité, Paris, L’Harmattan, Cognition et formation,
1999.
85
50
Les valeurs de la vie
en sa cohérence avec les autres normes participant à la régulation de l’organisme. Le point essentiel
étant que la constitution physiologique d’un organisme admette la possibilité de réaliser les mêmes
fonctions en empruntant des chemins différents. Ce qu’un automate ne saurait faire, n’accédant pas à
cette souplesse qui fait la différence qualitative du vivant sur l’inerte. Souplesse autorisant une certaine
forme de créativité, une labilité, avec, pour pendant négatif sur lequel Canguilhem s’étendra plus avant
dans l’apostille de 1966, l’erreur.
De tout ceci résulte que la complémentarité du point de vue de la norme et de celui de la loi doit
être maintenue pour permettre une compréhension intégrée et conséquente des processus à l’œuvre
dans le vivant. Aux mécanistes qui ne considéreraient que le second, l’auteur rétorque que si les lois
physico-chimiques dans ce qu’elles ont de nécessaire s’appliquent effectivement à un niveau local, le
fonctionnement d’un organisme exige encore que l’on tienne compte de son fonctionnement global qui
lui, est normatif. De fait, s’en explique Canguilhem, lorsque l’on « qualifie de pathologie un
symptôme ou un mécanisme fonctionnel isolé, on oublie que ce qui les rend tels c'est leur rapport
d'insertion dans la totalité indivisible d'un comportement individuel »86. C’est l’une des principales
limites communes à l’approche mécaniste et au réductionnisme que d’entreprendre la pathologie de
manière localisée et non sous le rapport du fonctionnement global de l’organisme. C’est-à-dire de
penser soigner des « foies malades » plutôt que des « patients malades du foie », des « maladies »
plutôt que des « malades » et des « organes » plutôt que des « organismes ». D’où l’importance que
l’auscultation et la présence du médecin au côté du malade revêt pour Canguilhem : « si l'analyse
physiologique de fonctions séparées se sait en présence de faits pathologiques, c'est en effet à une
information clinique préalable qu'elle le doit ; car la clinique met le médecin en rapport avec les
individus complets et concrets et non avec des organes et leurs fonctions »87. La recherche en
laboratoire et la spéculation même scientifique seraient bien vaines, amputées de leur enracinement
dans l’expérience vécue de la maladie.
Tout l’intérêt du vitalisme que promeut Canguilhem est à ce titre de nous enjoindre à repenser la
vie dans sa complexité, sa relativité, sa dynamique, sans pour autant ni renoncer à la comprendre, ni la
réduire à l’un de ses aspects qui ne serait justement, que l’un de ses aspects. Une vie moins définie par
un ensemble de phénomènes comptables d’un éventail de lois universelles que par sa capacité à
modifier, à combiner, à définir ses normes jusqu’à certaines limites. Une vie capable de s’autoréguler
en adoptant successivement diverses configurations, mettant en œuvre des processus multiples, des
stratégies se suppléant les unes aux autres en vue d’atteindre – de par leur flexibilité – une relative
stabilité. Vie normative donc, vie créatrice de normes.
86
87
G. Canguilhem, op. cit., p. 50.
G. Canguilhem, ibid.
51
Les valeurs de la vie
b. L’originalité de la biologie
Redéfinir la vie au sens biologique du terme, c’est, corrélativement, redéfinir la science dont le
vivant se veut l’objet d’étude. À savoir, replacer dans un contexte médical, la physiologie. On peut
alors se demander, au vu de ce qui précède, si une telle « science » en tant que science peut être
envisagée. Cette discipline serait effectivement tenue d’extraire les lois de phénomènes dont on a vu
qu’ils obéissent avant toute chose à des systèmes de normes relatifs, évolutifs. On ne trouve pas
comme en physique (classique) de stricte universalité des normes concernant les individus. Une telle
contradiction peut être surmontée en admettant avec l’auteur que la physiologie n’est pas tant la «
science des lois ou des constantes de la vie normale », que « la science des fonctions et des allures
stabilisées de la vie ». Cette expression rend compte du fait qu’il n’y a pas qu’un seul fonctionnement
organique possible, mais une diversité horizontale (les normes sont propres à chaque individu) et
verticale (elles se succèdent au sein de chaque individu) de propositions physiologiques visant à
conserver à l’organisme sa cohérence globale. Les maladies elles-mêmes doivent être considérées
comme « de nouvelles allures de la vie »88. « L’état morbide, précise l’auteur, est toujours une certaine
façon de vivre »89.
Chaque « allure de la vie » est ainsi tributaire de son propre système de normes, irréductible aux
autres, évolutif, mais dont la cohérence doit être garantie pour maintenir les fonctions vitales du corps
en s’adaptant aux variations de son milieu. L’étude de ces « allures » et de cette créativité manifestée
par le vivant déborde en cela très largement ce que les outils conceptuels conventionnels de la
physique-chimie permettent d’appréhender. De tels schémas peuvent composer avec l’aspect «
matérialiste » de la vie ; mais le vivant est plus que cet aspect. Il n’y a ni santé ni maladie de l’inerte. Il
n’y a santé et maladie que de l’être animé. À un réductionnisme trop expéditif qui donc se réclamerait
d’une forme de cartésianisme ou de mécanisme à la manière de La Mettrie, l’auteur rétorque ainsi que
« s’il y a bien une pathologie biologique, […] il n'y a pas de pathologie physique ou chimique ou
mécanique »90.
G. Canguilhem, op. cit., p. 59.
G. Canguilhem, op. cit., p. 155.
90 G. Canguilhem, op. cit., p. 78.
88
89
52
Les valeurs de la vie
Ce que ne manquera pas de rappeler Bergson à l’occasion de sa conférence au collège de France
consacrée à Claude Bernard91. La biologie en général, la physiologie en particulier, ne peuvent qu’être
inductives en cela que le vivant intègre la dimension du temps (concept de « durée ») là où nos
connaissances physiques sont avant tout spatialisées92. Or, pour Gaston Bachelard, l’approche
réductionniste partout à l’œuvre dans la biologie ainsi que dans la médecine ne relève pas d’une
méthode inductive. Elle pervertit dès lors la description de son objet ; objet qu’elle créée plus qu’elle
ne le décrit comme l’instrument crée l’unité de mesure de la mesure qu’il prétend mesurer. Elle réussit
sans doute à expliquer le monde, mais n’arrive pas à compliquer l’expérience ; « complication » qui
est pourtant, si l’on en croit l’auteur de La formation de l’esprit scientifique, la vraie finalité de la «
connaissance objective »93. Ce qui nuirait d’autant à son développement. Par où l’on voit que certaines
options épistémologiques peuvent également constituer des « obstacles épistémologiques ». Reste ceci
que la biologie ne peut être une science abstraite comme il pourrait y avoir une logique, une
mathématique ou une physique abstraite. L’objet d’étude de la biologie n’est pas soluble dans une
analyse, ou décomposition des éléments d’un tout « modèle », factice et idéal. C’est du vivant luimême qu’il faut partir pour en déterminer la dynamique, de même que le ressenti du patient fournit le
socle – ou tout au moins le complément – nécessaire à la compréhension de la maladie.
Les analyses développées par Bergson et par Bachelard rejoignent en cela celle de Xavier Bichat,
médecin biologiste français, d’obédience vitaliste et proche de l’École de Montpellier, connu pour
avoir amendé les théories de Théophile de Bordeu et de Paul Joseph de Barthez concernant la « force »
ou le « principe vital »94. Ses conclusions sont formulées dans son essai d’Anatomie générale
appliquée à la physiologie et à la médecine 95, reprises in extenso par Canguilhem :
Il y a deux choses dans les phénomènes de la vie : premièrement, l’état de santé ;
deuxièmement, celui de maladie : de là deux sciences distinctes, la physiologie qui s’occupe des
91
H. Bergson, « La philosophie de Claude Bernard », discours prononcé à l’occasion de la cérémonie du
centenaire de C. Bernard au collège de France, publiée dans La pensée et le mouvant, Paris, Presses
Universitaires de France, 2009, chap. VII, p. 229 sq.
92 H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Paris, Presses universitaires de
France, Quadrige. Grands textes, Ed. critique, 2007 ; idem, Durée et simultanéité : À propos de la théorie
d’Einstein (1922) Paris, Presses universitaires de France, Quadrige. Grands textes, Ed. critique, 1992.
93 G. Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance
objective, Paris, Vrin, Biblio Textes Philosophiques, 1938.
94 « J'appelle principe vital de l'homme la cause qui produit tous les phénomènes de la vie dans le corps
humain. Le nom de cette cause est assez indifférent et peut être pris à volonté. Si je préfère celui de principe
vital, c'est qu'il présente une idée moins limitée que le nom d' impetum faciens, que lui donnait Hippocrate,
ou autres noms par lesquels on a désigné la cause des fonctions de la vie » (P.-J. Barthez, Nouveaux éléments
de la science de l'homme (1778), Paris, General Books, 2012.
95 X. Bichat, Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine (1801), Paris, Brosson, Gabon,
1801 (éd. numérisée sur Gallica).
53
Les valeurs de la vie
phénomènes du premier état, la pathologie qui a pour objet ceux du second. L’histoire des
phénomènes dans lesquels les forces vitales ont leur type naturel nous mène comme
conséquence, à celle des phénomènes où ces forces sont altérées. Or dans les sciences physiques
il n’y a que la première histoire ; jamais la seconde ne se trouve. La physiologie est au
mouvement des corps vivants ce que l’astronomie, la dynamique, l'hydraulique, l’hydrostatique,
etc. sont à ceux des corps inertes : or ces dernières n’ont point de sciences qui leur corresponde
comme la pathologie correspond à la première. Par la même raison, toute idée de médicament
répugne dans les sciences physiques. Un médicament a pour but de ramener les propriétés à leur
type naturel : or, les propriétés physiques ne perdant jamais ce type n’ont pas besoin d’y être
ramenées. Rien dans les sciences physiques ne correspond à ce qu’est la thérapeutique dans les
physiologiques.96
Bichat s’inscrit ainsi en réaction contre la conception physicaliste, matérialiste à laquelle
succombait la médecine de son temps. Ce prisme avait pour conséquence l’emploi de notions
inadéquates et de méthodes d’analyse impropres à l’étude des phénomènes vitaux. Leur spécificité doit
être reconnue ; et partant la physiologie se libérer de l’emprise réductionniste – et historique – de la
physico-chimie. George Canguilhem reprend à sa manière cette lutte pour la reconnaissance du
caractère irréductible de la biologie, prenant en quelque sorte la relève des premiers vitalistes.
Fait remarquable : l’actualité de la biologie, les découvertes récentes qui s’y succèdent paraissent
conforter Canguilhem dans nombre de ses intuitions. Elles prêtent une dimension nouvelle à son
approche vitaliste et individualisante des organismes, ainsi qu’un relief tout particulier à son
argumentaire en faveur de l’irréductibilité de la discipline. Les phénomènes qualifiés d’« émergeant »
(a) et l’« épigénétique » (b) pourraient bien constituer deux des vecteurs ou occasions de cette
réhabilitation.
(a) Le premier – l’émergence – renvoie au constat de phénomènes faisant irruption dans un
système à partir d’un certain niveau de complexité ou d’organisation de ses éléments. La
caractéristique essentielle de ces manifestations consiste en ce qu’elles témoignent de propriétés
authentiquement nouvelles, irréductibles à la somme additive de leurs éléments. Les propriétés
émergentes ne peuvent, en d’autres termes, être déduites ni même induites des éléments de niveau
inférieur à partir desquels ils émergent. Ce qui ne signifie pas que de telles propriétés soient sans
répercussion sur ces éléments de niveau inférieur, que cette influence se donne pour immédiate
(émergence forte) ou indirecte (émergence faible). Cette causalité descendante (cette détermination du
96
G. Canguilhem, ibid.
54
Les valeurs de la vie
tout sur les parties) est ce qui distingue le phénomène émergeant de l’épiphénomène, sans influence
causale.
Si l’émergence est une notion transdisciplinaire, qui se rencontre autant en ingénierie qu’en
physique générale, en zoologie (organisation et collaboration dans l’effectuation de certaines tâches) et
en sociologie (mouvements de modes, etc.), la biologie semble également lui ménager un certain
nombre d’entrées. Bien que de manière prudente et circonspecte : la discipline en chaire reste
extrêmement prudente envers tout ce qui tendrait à limiter son potentiel explicatif, sinon à mettre à mal
le dogme du déterminisme intégral. Sous réserve d’inventaire, elle pourrait néanmoins offrir un certain
nombre d’illustrations de phénomènes d’émergence. Un nombre limité de règles simples d'interactions
neurales engrammées comme des protocoles d'apprentissage non-supervisés pourraient ainsi
permettre, pour ce qui concerne le domaine des neurosciences, d’observer l'émergence de structures
complexes : ainsi de l'organisation du cortex visuel primaire et, plus particulièrement, de l'émergence
de la finalisation sélective de ces neurones à des orientations locales dans l'image rétinienne
(reconnaissance des lettres, etc.). L’exemple le plus fréquemment cité à notre connaissance reste
toutefois celui de la cellule qui n’est rien moins que l’unité de base du vivant.
Edgar Morin relève dans le sillage de Canguilhem que la méthode réductionniste pure est
défectueuse en raison de son usage maniaque et exclusif du principe de disjonction. Elle en vient à «
analyser », à « disséquer » les phénomènes sans tenir compte de leur complexité interne. Elle en oublie
la dimension qualitative des processus à l’œuvre dans les totalités organisées, s’aveugle aux
articulations pour ne considérer que les éléments indépendamment les uns des autres. Le tout, rappelle
Edgar Morin, retrouvant par là-même des accents vitalistes, est imprégné d’une force spécifique «
qualitativement différente de la somme de ses parties »97. Non que le réductionnisme, souvent lié à la
méthode analytique, s’oppose à la méthode de décomposition analytique proprement dite, telle que
promue depuis Descartes et le Discours de la méthode. Elle en pointe les carences, et suggère une
manière de combler ces carences moyennant la prise en considération de la complexité des
phénomènes issus de synthèse qualitative (plutôt que seulement additive), des entités complexes et des
niveaux – ou strates – qu’ils constituent. Non plus que le « point de vue de la norme » n’est exclusif au
« point de vue de la loi », que le « point de vue du médecin » ne doit être opposé au « point de vue du
malade », que la lecture « physico-chimique » des processus biologiques à l’œuvre dans les
organismes ne contredit sa lecture « vitaliste » en termes de fonctions, que l’ontologie de substance
propre à celle-ci n’inscrit en faux l’ontologie de type organisationnel associé à celle-là, la possibilité
de l’émergence n’annule la pertinence de la recherche des éléments qui composent les systèmes
97
E. Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Points essais, Le Seuil, 2005.
55
Les valeurs de la vie
complexes. La biologie doit seulement faire en sorte de tenir les deux bouts, et de ne pas reverser au
compte des éléments appréhendés isolément ce qui n’a de sens et d’existence qu’intégré dans un tout.
Il s’agit de comprendre que la biologie est une discipline au carrefour d’autres disciplines dont
elle emprunte, adapte et rénove les approches afin de les adapter à son objet. Elle se fait en cela
dépositaire de sa propre épistémologie. La biologie finalisée au soin, devenant médecine, acquiert au
reste un niveau de complexité supplémentaire en tant qu’elle fait appel à des « valeurs ». De telles «
valeurs » ressortissant au champ de l’éthique sont ce qui la rapproche de la philosophie en lui faisant
embrasser un champ de réflexion beaucoup plus vaste que celui des sciences « dures ». Tenons-nousen pour l’heure à l’autre des deux domaines de la biologie contemporaine précédemment cités,
susceptible de fournir un second souffle aux intuitions de Canguilhem.
(b) Nous entendons par là traiter de l’épigénétique. Laissons au philosophe, généticien et
épistémologue Jean-Jacques Kupiec le soin de préciser dans quel contexte et à quelle carence
théorique répond historiquement l’apparition de ce domaine de recherche :
Depuis l'Antiquité, les théories biologiques cherchent à appréhender l'espèce et l'individu.
Mais on a généralement considéré leurs genèses respectives comme des phénomènes distincts.
De ce fait, l'évolution des espèces et le développement des organismes sont expliqués par deux
théories différentes, la sélection naturelle et le programme génétique. Cette séparation pose un
problème récurrent. Dans la réalité, les deux processus sont imbriqués l'un dans l'autre […] Au
XXème siècle, cette union a été réalisée par ce qu'on a appelé la synthèse évolutive. On
considère que l'évolution des espèces provient de la transformation par mutation des
programmes génétiques codés par l'ADN. Si cette théorie permet logiquement de rattacher les
deux processus l'un à l'autre, son coût est élevé. Elle induit de nouveaux problèmes liés au
déterminisme génétique très fort auquel elle aboutit, et où l'ADN devient omnipotent : par ses
mutations il gouverne l'évolution et par l'information génétique qu'il contient il dirige la genèse
des organismes. Depuis le séquençage des génomes, on a la confirmation qu'une telle
conception est difficilement tenable. D'une part, il y a beaucoup moins de différences entre les
génomes des organismes, y compris ceux qui sont physiologiquement éloignés, que ce qui était
prédit. Il est donc difficile d'expliquer l'évolution par l'addition des mutations ponctuelles de
l'ADN. D'autre part, la lecture de ces génomes n'a pas permis de déchiffrer les fameux
programmes génétiques qui contrôleraient le développement embryonnaire. Il y a beaucoup
moins de gènes que ce qui semble nécessaire pour expliquer l'ensemble des fonctions réalisées
par un organisme. A cause de ces limites du déterminisme génétique, on assiste maintenant à un
véritable changement de paradigme, avec l'émergence de la biologie des systèmes. Au lieu d'être
56
Les valeurs de la vie
centrée sur l'ADN, la compréhension des organismes passe par leur appréhension en tant que
systèmes. Dans ce nouveau cadre, on cherche à équilibrer les influences provenant des
différents niveaux que sont l'ADN, les réseaux de protéines, les tissus cellulaires, l'organisme et
l'environnement.98
L’épigénétique constitue l’une des approche synthétique possible de la biologie, équilibrant les
influences d’autres facteurs que strictement génétique. L’exploration de ce continent récemment
émergé contribue à ce titre, autant que la mise en valeur des propriétés émergentes, à remettre en
question un nouveau type de réductionnisme physicaliste caricatural qui tendait à réduire le phénotype
au génotype99. Il montre que l’individu physiologique n’est pas que l’expression d’un programme
immuable, fixe et déterminé, la traduction d’un ADN. Certains facteurs environnementaux ou
comportementaux (conditions de vie, régime alimentaire, psychologie, etc.) peuvent concourir à la
régulation de l’expression du génome, ceci en contrôlant l’activation ou bien l’inhibition de certains
gènes. Cette découverte d’un « second code » ou « méta-code » superposé au premier fournit une
réponse partielle à la question posée dès le début du XXème siècle par l’embryologiste américain
Thomas Hunt Morgan (1866-1945) sur la raison des divergences qui se constatent entre les différentes
cellules chez un individu ; à savoir sur leur différenciation en cellules spécialisées, à quoi s’ajoute la
singularité de chaque cellule au regard de chacune de ses consœurs : « Si les caractères de l'individu
sont déterminés par les gènes, pourquoi toutes les cellules d'un organisme ne sont-elles pas identiques
? »100. La même réponse – celle de l’épigénome – pourrait être donnée à la question de savoir pourquoi
deux spécimens partageant un même patrimoine génétique (à l’exclusion de quelques rares mutations
somatiques), expriment différemment ce patrimoine : comment se fait-il que deux vrais jumeaux
(monozygotes) ne soient pas en tout point similaires ? Comment se fait-il qu’il ne se rencontre pas au
monde deux êtres qui partagent rigoureusement les mêmes propriétés physiques, physiologiques et
même psychologiques ? Comment rendre raison de l’apparition de certains cancers lorsque les
variations de la séquence d’ADN elles seules n’y suffisent pas ?
Réponse qui fait appel à d’autres mécanismes relevant de l’épigénétique, et donc à une lecture
différentielle du code en fonction du milieu où ce code est traduit. Réponse qui tient à la perturbation
occasionnée par des facteurs environnementaux, affectant non pas le génome lui-même, mais
l’expression de ce génome à la faveur d’épimutations, bien plus fréquentes, au reste, que les mutations
classiques de l’ADN. Des épimutations qui donc peuvent être définies comme des altérations du
patron d'expression des gènes qui laissent intacte la séquence nucléotidique. Et – chose inattendue,
J.-J. Kupiec, L'origine des Individus, Paris, Fayard, Le temps des sciences, 2008, p. 17-18.
Cf. Collectif, Gènes et culture, J.-P. Changeux (dir), Paris, Odile Jacob, sciences, 2003.
100 T.H. Morgan, The Theory of the Gene, New Haven, Yale University Press, 1926.
98
99
57
Les valeurs de la vie
iconoclaste en cela qu’August Weismann avait posé la séparation des lignées germinales et somatiques
– transmissibles non seulement à d’autres cellules issues des premières au cours de la mitose, mais
aussi à la descendance, c’est-à-dire héritables sur plusieurs générations à la faveur de la méiose,
quoique leur cause environnementale puisse avoir disparu.
La conclusion est résumée par Thomas Jenuwein, directeur de recherche au Max Planck Institute
of Immunobiology and Epigenetics (MPI-IE) de Freiburg : « On peut sans doute comparer la
distinction entre la génétique et l’épigénétique à la différence entre l’écriture d’un livre et sa lecture.
Une fois que le livre est écrit, le texte (les gènes ou l’information stockée sous forme d’ADN) sera le
même dans tous les exemplaires distribués au public. Cependant, chaque lecteur d’un livre donné aura
une interprétation légèrement différente de l’histoire, qui suscitera en lui des émotions et des
projections personnelles au fil des chapitres. D’une manière très comparable, l’épigénétique
permettrait plusieurs lectures d’une matrice fixe (le livre ou le code génétique), donnant lieu à diverses
interprétations, selon les conditions dans lesquelles on interroge cette matrice. »101. Pour conserver le
registre de la métaphore, si le génome était le texte, l’épigénome en serait, en quelque sorte, la
ponctuation. Celle-ci jalonne le texte de points et de virgules qui, en dernier ressort, bouleversent
l’interprétation du texte.
Au patrimoine génétique dont héritent les individus doit être ajoutée une programmation parallèle
de sa mise en œuvre au gré de processus sous l’influence d’une pluralité de facteurs
environnementaux. Une influence qui rend inopérante toute tentative méthodologique pour réduire un
organisme à l’expression de son génome. La stabilité dynamique de l’épigénome renvoie à celle des
formes adoptées par la vie pour remplir ses fonctions : chacune est singulière, et doit être apprécié de
manière individuelle. Les objections soulevées par Canguilhem contre le réductionnisme de son
époque conservent ainsi en ce début de XXIème siècle leur entière pertinence. La vie est bien en tout
ceci, une fois encore, ce qui introduit de la différence dans son milieu. Ce qui converse avec lui pour
adapter ses normes – ici positivement ou non – et affirmer dans sa plasticité son caractère irréductible
à ses seules composantes internes.
Autant de raisons offertes par l’actualité de se garder des approches exclusives du monde vivant,
qu’elles soient réductionnistes et/ou physicalistes. Autant de champs de recherche en gestation qui
semblent rappeler l’auteur sur le devant de la scène. Et appuyer sa thèse selon laquelle l’on ne saurait
pertinemment penser la biologie à l’aune de la physique. Or la pensée se nourrit du langage. Et c’est
souvent bien davantage les mots qui pensent à travers nous que nous à travers eux. Le choix des
101
Entretien mis en ligne à l'adresse : http://mpief2.iwww.mpg.de/jenuwein
58
Les valeurs de la vie
termes prend alors toute son importance. Et Canguilhem de s’accorder en cette matière avec Xavier
Bichat, autre tenant illustre de l’école vitaliste :
La science des corps organisés doit être traitée d'une manière toute différente de celles qui
ont les corps inorganiques pour objet. Il faudrait, pour ainsi dire, y employer un langage
différent ; car la plupart des mots que nous transportons des sciences physiques dans celles de
l'économie animale ou végétale nous y rappellent sans cesse des idées qui ne s'allient nullement
avec les phénomènes de cette science. Si la physiologie eût été cultivée par les hommes avant la
physique, comme celle-ci l'a été avant elle, je suis persuadé qu'ils auraient fait de nombreuses
applications de la première à la seconde, qu'ils auraient vu des fleuves coulant par l'excitation
tonique de leurs rivages, les cristaux se réunissant par l'excitation qu'ils exercent sur leur
sensibilité réciproque, les plantes se mouvant parce qu'elles s'irritent réciproquement à de
grandes distances, etc. (...) La physiologie eût fait plus de progrès si chacun n'y eût pas porté des
idées empruntées des sciences que l'on appelle accessoires, mais qui en sont essentiellement
différentes. La physique, la chimie, etc., se touchent, parce que les mêmes lois président à leurs
phénomènes ; mais un immense intervalle les sépare de la science des corps organiques, parce
qu'une énorme différence existe entre ces lois et celles de la vie. Dire que la physiologie est la
physique des animaux c'est en donner une idée extrêmement inexacte ; j'aimerais autant dire que
l'astronomie est la physiologie des astres. 102
Il en ressort qu’une biologie ou une physiologie bien ordonnée doit être à même d’appréhender
les phénomènes vitaux dans ce qu’ils ont de singulier, sans se contenter de les réduire à leur dimension
physico-chimique, réelle sans aucun doute, mais incomplète. Une telle exposition que fait
Canguilhem, après Bichat, des spécificités de la biologie, de la médecine, des contresens véhiculés par
les approches modernes de la discipline et de la nécessité de leur dépassement sera approfondi
ultérieurement dans un second ouvrage de 1952, La connaissance de la vie, à l’occasion duquel
l’auteur opère un retour réflexif sur la constitution de la médecine en qualité de science autonome.
L’occasion de revenir plus en détail sur l’intérêt du vitalisme, sur ses sources historiques et sur la
possibilité de concevoir la biologie au-delà des modèles mécanistes ou techniciens qui prétendent
l’analyser en une somme de parties et, ce faisant, l’isolent de son environnement.
Le fait est qu’une réduction des organismes à de pures structures mécaniques incluses dans un
équilibre autorégulateur, ensemble réductible au fonctionnement de ces parties, en sus de priver la
biologie de son propre champ de recherches en faisant un département de la physique chimie,
X. Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort (1800), Ière Partie, art. 7, §1, Paris, Nabu Press,
2013, p. 58-59.
102
59
Les valeurs de la vie
s’avérerait finalement inapte à rendre compte de la spécificité des organismes et de la complexité du
monde vivant. Un organisme est une chose relative, indissociable de son milieu. La biologie impose de
reconsidérer le vivant d’après la relation qu’il entretient dans son biotope. Aux systèmes clos que
semblent envisager les mécanistes, il faudrait substituer des systèmes ouverts, systèmes en perpétuel
échange d’informations et en constante reconfiguration d’après les conditions que leur impose
l’environnement. Cette inflexion du regard médical que Canguilhem appelle de ses vœux n’est pas si
inédite qu’elle ne s’inscrive dans la droite ligne du vitalisme défriché avant la lettre par le médecin
anglais Thomas Willis, contemporain de Descartes103.
Ce que l’auteur reproche essentiellement aux écoles mécanistes, positivistes, réductionnistes est
de ne pas faire droit à l’aspect le plus significatif, sinon définitoire, de la biologie. Le vivant en tant
que tel présente une normativité, une créativité, une dynamique qui le distingue de l’inerte ; aussi toute
science qui prétendrait s’y rapporter doit-elle considérer cette spécificité – absente des sciences de la
matière au sens restreint du terme. Le vivant porte des valeurs. Agir sur le vivant, c’est donc, pour
ainsi dire, agir sur des valeurs. Les cultiver, les restaurer, permettre leur enrichissement : telle est la
vocation du soin. De là s’ensuit que « la médecine existe comme art de la vie » dans la mesure où « le
vivant humain qualifie lui-même comme pathologiques, donc devant être évités ou corrigés, certains
états ou comportements appréhendés, relativement à la polarité dynamique de la vie, sous forme de
valeur négative »104. Au-delà de la physiologie et de la médecine, c’est encore toute la sémantique
employée par ces disciplines qui doit être remise à plat pour prendre en compte cette dimension «
axiologique » et l’élan « démiurgique » de la vie – propriétés qui, jusque-là, avaient été exclues du
discours médical moderne, du discours de la biologie telle qu’elle se voulait être, à l’image de la
physique.
c. Primat de l’expérience clinique
Un autre indice, et non des moindres, de la spécificité du champ de la médecine – de la biologie
en tant que finalisée au soin – est son ancrage dans la clinique. La construction de la discipline autant
que la pratique du soin présentent un aspect intersubjectif qui ne se retrouve pas dans les sciences
mécaniques. Le physicien ne discute pas avec les particules. Et rien n’est plus semblable à une
particule qu’une autre particule. Le praticien doit en revanche faire montre de discernement, arbitrer
103
Une filiation que revendique l’auteur dans d’autres de ses travaux d’histoire et de philosophie des
sciences, parmi lesquels Études d'histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie
(1968) ou Idéologie et rationalité (1977).
104 G. Canguilhem, op. cit., p. 77.
60
Les valeurs de la vie
des conflits de valeurs qui le mettent en situation de prendre des décisions qui – parce
qu’essentiellement éthiques – ne peuvent être entièrement justifiées. Ou ne peuvent l’être du seul point
de vue de la science, celle-ci ne procurant que les moyens d’une fin. Ne disant rien par conséquent de
la fin ni de l’opportunité de recourir aux moyens qu’elle procure. Cette prise de décision engage
directement la responsabilité de l’équipe soignante vis-à-vis du patient et de son entourage, chose
impensable dans le cas de l’expérimentation physique. Le monde vivant, à rebours de l’inerte, est
tributaire d’une sensibilité avec laquelle il faut compter. Le vivant humain est, plus encore, donneur de
sens. Il ressaisit son histoire normative en termes de valorisation ou de dévaluation de valeurs. Et
Canguilhem d’en revenir aux racines étymologiques d’une notion trop souvent galvaudée : le terme
« valere qui a donné valeur signifie en latin se bien porter. La santé est une façon d’aborder l’existence
en se sentant non seulement possesseur ou porteur mais aussi au besoin créateur de valeur, instaurateur
de normes vitales »105. Les êtres doués de vie affirment des valeurs et ne sont plus dès lors assimilables
à des horloges sophistiquées, à des Golems de chair, indifférents aux manipulations qu’on leur ferait
subir, dont on se contenterait d’assurer la maintenance.
Ce qui vaut des malades, vaut également des praticiens ; et combien plus de la discipline. Loin
que la médecine soit réductible à une mission de « dépannage », celle-ci a vocation à s’intégrer dans
un effort d’affirmation de la vie. En cela peut-elle s’interpréter comme une création de la vie ellemême se débordant en une activité clinique pour pallier ses défauts. « La vie pour le médecin, ce n'est
pas un objet, c'est une activité polarisée dont la médecine prolonge l'effort spontané de défense et de
lutte contre tout ce qui est de valeur négative »106, écrira Canguilhem. La vie fragilisée donne cours à
la médecine qui la prolonge, qui la soutient et qui la valorise. La pratique médicale, favorisant la
rémission de la normativité vitale chez les individus malades, œuvrant à la santé, est donc
naturellement un agent auxiliaire des valeurs de la vie. Dans la mesure où la médecine rend compte de
la manière qu’a le vivant de s’étudier lui-même, elle également, à l’instar du vivant, ne peut que
procéder sous les auspices de la subjectivité et de l’intentionnalité qui le caractérise : « le jugement
scientifique, même relativement à des objets exempts de valeurs, reste du fait qu'il est acte
psychologique, un jugement axiologique »107. Universelle et objective « en droit », la biologie ne peut
négliger « en fait » la sensibilité de son objet, non plus que sa propre dilection pour la santé et pour la
vie, sa vocation à l’accroissement de la normativité atrophiée dans la maladie : « On peut pratiquer
objectivement, c'est-à-dire impartialement, une recherche dont l'objet ne peut être conçu et construit
G. Canguilhem, op. cit., p. 134.
G. Canguilhem, « Le normal et le pathologique », dans La connaissance de la vie, Paris, Librairie
Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 2000, p. 77.
107 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 144.
105
106
61
Les valeurs de la vie
sans rapport à une qualification positive et négative, dont l'objet n'est donc pas tant un fait qu'une
valeur »108. La médecine a rapport à des valeurs vitales, et ce sont-elles qui lui donnent sens.
Or, ces valeurs vitales ne manquent jamais de se heurter dans le contexte de la décision à d’autres
acceptions – impropres, usurpatoires – de la notion de valeur. La « valeur financière » au premier chef
; celle-ci se référant au « prix », tandis que la valeur au sens axiologique du terme désigne précisément
ce qui ne peut en avoir : l’imprescriptible, l’inestimable, l’inaliénable, ce qui ne peut faire l’objet
d’aucun commerce et n’a donc pas de « valeur d’échange ». Le prix est un concept quantitatif quand la
valeur relève du fait qualitatif. Le prix ressortit à l’économie quand la valeur a trait à la morale. C’est
ainsi bien parce que la vie est une valeur – la première d’entre toutes – qu’elle ne peut être « titrisée ».
Monétisée. Sous peine de disparaître en tant que valeur pour se dénaturer en un produit marchand. La
bourse n’est pas la vie. La « gestion » des malades dans le milieu hospitalier n’est pas pourtant sans
témoigner parfois de dérives telles qu’elles assimilent les soins à des investissements, faisant appel à
des logiques de rentabilité qui voient en fin de délibération le succès de la « valeur argent » au
détriment de la « valeur santé ». La privatisation rampante des hôpitaux français, les maladies liées au
vieillissement de la population ainsi que le coût du matériel de soins nous semble disposer à rendre
cette problématique de plus en plus prégnante.
De tout ceci, l’auteur est bien conscient. Mais il est peu probable que Canguilhem ait pu imaginer
à quelles extrémités pouvait conduire la mise sur le même plan de la valeur santé et de la valeur
marchande. Si l’hôpital entend en général valoriser la vie, la bourse accaparante est loin de partager
ses scrupules. Celle-ci pouvant aller jusqu’à faire de la « valeur santé » une valeur spéculative ; et
même l’antivaleur de la valeur boursière. Le premier cas est illustré par le régime des fonds de
pension. Le second, plus récent, fraye un marché en plein essor représentant déjà outre-Atlantique plus
de 35 milliards de dollars. Il est dorénavant possible d’acheter et de revendre sur le marché spéculatif
l’assurance-vie de quelqu’un d’autre ; d’en devenir le gestionnaire, le mandataire ou le bénéficiaire.
Des spots publicitaires fleurissent sur les canaux télévisés des chaînes économiques américaines,
aguichant les courtiers en quête de gisements d’intérêt. Il s’agit bien souvent – ce que se gardent bien
de préciser ces spots – de retraités, de cancéreux, de veufs, dans l’incapacité de rembourser leurs soins,
contraints de mettre leur vie en gage. De vendre littéralement leur peau avant d’avoir été tués. Les
guérisons sont rares et les décès rapides. Ce qui limite les frais d’hospitalisation, et permet aux «
parrains » de toucher rapidement la police d’assurance. La brièveté de la vie peut ainsi faire l’objet
d’un pari financier, sinon d’une espérance de retour sur investissement à plus ou moins court terme.
Non que la chose soit véritablement nouvelle. Il n’est pas rare que le troisième âge précarisé doive se
108
G. Canguilhem, op. cit., p. 157.
62
Les valeurs de la vie
résoudre à la vente en viager109. Reste ceci qu’elle n’avait pas cette extension, et moins encore ce
caractère ouvertement cynique. Ce qui n’avait cours qu’à demi-mot dans les familles par trop pressées
de toucher leur héritage s’est donc ouvert à une tout autre dimension. La réification de la vie atteint ici
son paroxysme. Et dit assurément beaucoup sur le modèle de civilisation que nous nous destinons.
Mais il n’est guère besoin de sortir de l’hôpital – ou du laboratoire – pour assister à des conflits
de valeurs, qui sont monnaie courante dans le domaine de la médecine. Dans la recherche, en premier
lieu, lorsqu’il s’agit de financer le développement de traitements destinés à prévenir ou à soigner des
pathologies rares et orphelines. Dans la pratique ensuite, lorsqu’il s’agit de décider de la pertinence
d’un traitement onéreux, ou du maintien en vie d’un patient comateux. La « raison budgétaire » est
bien présente à l’hôpital. En arrière-plan de toute décision. Mais la valeur argent, pour abuser du fauxami, n’est pas si impérieuse qu’elle élimine tout autre conflit de valeurs, au sens cette fois le plus
originaire du terme rappelé par Canguilhem. Pèsent sur la décision de nombreux autres paramètres,
relevant plus strictement de l’éthique médicale et de la bioéthique. Jusqu’à quel point le désir d’enfant
justifie-t-il l’intervention de la médecine ? Comment hiérarchiser les listes de patients en attente de
greffe ? Sur quels critères attribuer les priorités ? Comment répondre à la souffrance lorsqu’elle
devient insupportable ? Qu’est-ce que la dignité d’une vie ? Qui doit en décider ? « Laisser mourir »,
comme y consent la loi Léonéti, « s’abstenir de soigner » est-elle l’option la plus convenable lorsqu’un
patient peut mettre plusieurs semaines à s’en aller ? – Mais aider au suicide, n’est-ce pas contrevenir
au serment d’Hippocrate (« primum, ni nocere ») ? Et n’est-ce pas reconnaître l’échec de la
thérapeutique – échec que le médecin ne laisse pas de s’attribuer ?
Un ensemble de problématiques concrètes qui nécessitent de pouvoir arbitrer de la valeur d’une
vie, de comparer les valeurs de la vie, les vies elles-mêmes ; de faire des choix souvent précipités dont
il n’est jamais sûr, même a posteriori, qu’ils ont été les bons. La science éclaire notre jugement mais
ne saurait s’y substituer (en témoigne l’échec du scientisme, expliquant partiellement l’avènement du
relativisme). La science expose des théories de l’être, mais ne dit rien de ce qui doit être. La science
ne nous dit rien de ce que nous devons faire. C’est ce pourquoi la pratique médicale au quotidien se
donne avant toute chose comme une pratique éthique de la responsabilité. Le médecin immergé dans
l’expérience doit aborder chaque cas avec discernement, sans possibilité de connaître à l’avance quelle
109
Avec parfois quelques surprises, qui ne sont pas toujours en la faveur de ceux qui croyaient l’affaire
entendue. C’est peu risquer de concéder que le notaire Maître Raffray, qui contracta un contrat de bail en
viager avec l’une de ses clientes de la ville d'Arles alors âgée de 90 ans, aurait été mieux inspiré de ne pas
s’engager sur ce terrain semé d’embûches. Comment aurait-il pu savoir que la dame en question deviendrait
la doyenne de l’humanité, et décéderait à l’âge fort respectable de 122 ans, 5 mois et 11 jours, des années
après lui ? Jeanne Calment – car c’est bien d’elle que nous parlons – lui coûta deux fois la valeur de sa
maison, ébranlant par son opiniâtreté la confiance mise par les agents économiques en un système qui avait
tout pour faire recette (atomisation des familles, individualisme, baisse des pensions de retraite, etc.).
63
Les valeurs de la vie
sera la nature de son intervention. Celle-ci est pleinement tributaire de circonstances qui ne se
présentent jamais deux fois. Au praticien de faire la part des choses. À lui de décider sur quels
principes faire reposer sa prescription. À lui de décider quand et comment agir ; plus
fondamentalement, s’il faut agir et où. Il est assurément un « moment opportun » de l’action médicale,
assimilable sous bien des titres au Kairos grec. Un Kairos de l’initiative, qui investit le praticien
d’obligations et de devoirs à l’égard du patient. Ce n’est qu’au vu de l’ensemble de ces variables, par
référence à des valeurs qui prennent en compte les sollicitations de l’individu malade que le médecin
peut enfin rendre son appréciation ; alors seulement qu’il peut dresser son diagnostic et fonder sa
thérapeutique – toujours hanté par l’éventualité de l’erreur.
Appert ainsi au cœur de la médecine une double dimension éthique et subjective déterminante qui
ne se retrouve pas – ou pas au même degré – dans les sciences physico-chimiques. Elle en diffère par
sa méthode autant que par ses enjeux. Preuve que la discipline ne peut se satisfaire d’une seule
approche physicaliste, réductionniste et déshumanisante du phénomène pathologique.
En s’opposant explicitement à Claude Bernard, l’auteur opère une manière de renversement de la
priorité accordée à la théorie au détriment de la pratique, et à la réduction de la maladie aux variations
des phénomènes physiologiques normaux qu’introduisait sa conception de la médecine comme «
science des maladies » et de la physiologie comme « science de la vie »110. Le praticien ayant toujours
affaire à des individus pourvus d’un « sentir » personnel, ne peut traiter les cas comme des espèces,
partir de protocoles de soins déterminés pour en prescrire l’application automatique à ses patients ;
c’est du patient que la médecine doit procéder, pour concevoir d’après sa singularité la meilleure
forme de thérapeutique. Non pas soumettre le malade aux rigueurs de la théorie, mais adapter la
théorie de manière contextuelle à chaque patient.
Et Canguilhem de rappeler en cette matière que c’est à partir de la clinique et des attentes
exprimées par les malades que la physiologie s’est constituée comme science : elle en procède, et non
l’inverse. Une antériorité de la demande sur l’offre réaffirmée par Claude Debru dans un essai dédié à
notre auteur : « Il n’y pas de science de la physiologie humaine sans technique de restauration de la
santé, c'est-à-dire sans conscience de la maladie par un malade »111. C’est très exactement tout le
propos de Canguilhem que de faire voir que « la maladie est au principe de l'attention spéculative que
la vie attache à la vie par le truchement de l'homme. Si la santé est la vie dans le silence des organes, il
n'y a pas à proprement parler de sciences de la santé. La santé c'est l'innocence organique [...] Il en est
110
111
G. Canguilhem, op. cit., p. 34.
Cl. Debru, Georges Canguilhem, science et non-science, Paris, Editions Rue d'Ulm, 2004.
64
Les valeurs de la vie
de la physiologie comme de toute science, selon Aristote, elle procède de l'étonnement »112. Il est, en
d’autres termes, une forme d’« angoisse suscitée par la maladie » qui rend raison d’un « étonnement
proprement vital »113 ; cet étonnement étant posé à l’origine de la médecine comme discipline du soin.
Un étonnement dont procède la médecine. Un étonnement que la médecine semble avoir refoulé :
Il y a ici un oubli professionnel – peut-être susceptible d'explication par la théorie
freudienne des lapsus et des actes manqués – qui doit être relevé. Le médecin a tendance à
oublier que ce sont les malades qui appellent le médecin. Le physiologiste a tendance à oublier
qu'une médecine clinique et thérapeutique, point toujours tellement absurde qu'on voudrait dire,
a précédé la physiologie. Cet oubli une fois réparé, on est conduit à penser que c'est l'expérience
d'un obstacle, vécue d'abord par un homme concret, sous la forme de maladie, qui a suscité la
pathologie sous deux aspects, de séméiologie clinique et d'interprétation physiologique des
symptômes. S'il n'y avait pas d'obstacles pathologiques, il n'y aurait pas non plus de
physiologie, car il n'y aurait pas de problèmes physiologiques à résoudre.114
S’il n’y a pas antériorité des « sciences de la santé » sur le vécu de la maladie, c’est bien que la
santé ne fait pas « problème » avant qu’elle ne commence à défaillir. C’est dire que la santé ne devient
importante, sinon ne commence à exister en tant qu’objet de pensée que dans le mouvement de sa
perte – par soi ou par autrui. De même que l’argent ne commence véritablement à faire problème
qu’aux yeux de ceux qui craignent d’en manquer. De même que la « grève » rend manifeste (d’où «
manifestation ») l’importance insoupçonnée de la participation de certains corps au fonctionnement
des institutions. De même que la doctrine chrétienne s’est constituée essentiellement en réaction à ce
qu’elle ne manquerait pas de qualifier d’hérésie (du gc. haíresis, « choix »), comme si la « dissidence
» avait une fonction heuristique, révélatrice voire créatrice de la norme. C’est par ailleurs et
paradoxalement ce même constat de la déviance, du trouble (à l’ordre publique) ou de l’écart aux
mœurs qui permet au législateur de définir la norme juridique, et non d’abord la norme qui accuserait
l’écart115. C’est en perdant les choses – et plus encore les êtres – que l’on s’aperçoit de manière
rétroactive de leur « valeur ». Que leur importance nous est rendue sensible. Le vide créé par leur
absence trahit la place qu’ils occupaient au sein d’un univers jusqu’alors fonctionnel au point de les
rendre invisible. L’état de santé n’est aperçu qu’autant qu’il existe autre chose que lui, un contrepoint
à la santé pour le faire apparaître. Le fond n’est révélé que par ce qui s’en détache.
G. Canguilhem, op. cit., p. 59.
G. Canguilhem, ibid.
114 G. Canguilhem, op. cit., p. 139.
115 J. Carbonnier, Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur , Paris, LGDJ, Broché, 2001.
112
113
65
Les valeurs de la vie
Revenons alors sur la définition de la santé proposée par Leriche : elle est ce qui va de soi,
s’établissant dans le « silence des organes ». Leriche écrit « silence » ; or le silence n’est rien sans «
bruit » pour le faire apparaître. Un tel silence n’est, par définition, pas quelque chose d’audible. Le
bien-être organique ne saurait, dans cette perspective, être vécu comme quelque chose de positif,
d’excédentaire ; il n’est pas même encore thématisé. En d’autres termes, « bien-être » et « être »
resteront confondus (Kant écrivait que « le bien être n'est pas ressenti, car il est simple conscience de
vivre ») jusqu’à ce que la maladie fasse apparaître cet état originaire – l’état de santé – comme une
valeur, un idéal à retrouver : « c'est dans la fureur de la culpabilité comme dans le bruit de la
souffrance que l'innocence et la santé surgissent comme les termes d'une régression impossible autant
que recherchée »116. L’état pathologique à cette puissance de rendre audible le silence dont il se fait
précisément le trouble.
C’est en cela que la physiologie, concluait Canguilhem, « procède de l’étonnement », de «
l’angoisse suscitée par la maladie ». Notons ici que la même tonalité affective – l’angoisse – que
Heidegger posait dans Sein und Zeit 117 comme étant la « disposition fondamentale » qui nous arrache
au règne du « sous-la-main », de l’ustensilité, et nous confronte à qui nous sommes en qualité de
Dasein, au problème que nous sommes, est donc pour notre auteur tout à la fois ce qui découvre la
santé sur fond de maladie, découvre le bien-être au prisme de la souffrance et donne à la physiologie
ses lettres de noblesse. Autre manière de départir le mécanique du biologique : le vivant seul se
confronte à l’angoisse. Et c’est d’abord en réaction à cette expérience vécue et subjective, qui ne se
rencontre qu’au chevet des malades et non dans un laboratoire, que la médecine s’est constituée. C’est
au service d’un geste technique de guérison et dans le but d’optimiser son efficacité, de lui donner plus
de portée, que la physiologie s’est établie comme science. La médecine en tant que recherche
spéculative, en tant que théorie de la vie biologique, apparaît donc seconde sur le plan génétique par
rapport à la sollicitation première d’un secours extérieur par des individus se découvrant malades.
C’est l’interpellation d’autrui par une humanité souffrante qui introduit cet anonyme à son statut de
médecin. L’individu fait sa santé ; il fait sa maladie ; il fait aussi son guérisseur, sa guérison et l’art
censé l’accompagner. Primat logique de la maladie sur la santé, primat logique de la pratique sur la
théorie et antériorité de la clinique (de la « demande ») sur l’instruction de la discipline (l’« offre »)
sont autant de retournements que Canguilhem oppose à ses prédécesseurs, à même d’inaugurer une
autre forme de médecine, plus humble, plus imprégnée de ses objectifs réels – de sa vocation
thérapeutique – et moins de son développement autotélique sur le plan « pur » (au sens kantien) de
l’abstraction.
G. Canguilhem, op. cit., p. 180.
M. Heidegger, Être et Temps (Sein und Zeit), trad. Martineau, Paris, Gallimard, Bibliothèque de
Philosophie, 1986, §40 : « L'affection fondamentale de l'angoisse comme ouverture privilégiée du Dasein »,
p. 143 seq.
116
117
66
Les valeurs de la vie
C’est par ailleurs précisément sur cette priorité donnée à la thérapeutique sur la constitution d’un
savoir objectif que Canguilhem se reconnaît le plus expressément dans l’approche de la discipline
selon René Leriche. Leriche avait effectivement été l’un des premiers de sa discipline à reconnaître la
souffrance de l’individu malade, fut-ce pour l’en soulager. Tout aussi décisive aux yeux de
Canguilhem était ce second geste théorique accompli par le chirurgien, invitant à remettre en cause
autant les fins que les moyens de la médecine. Une telle remise en cause se reformule en termes de
subordination de la « science » à la « technique ». Il s’agit, pour Leriche, de valoriser le statut
fondateur de la clinique ; par suite, de restituer la technique médicale à sa finalité thérapeutique plutôt
que scientifique. La technique médicale, non plus que l’intervention du praticien, ne doivent être
pensées comme des moyens de produire un savoir – ce qui aboutirait à remiser au second plan l’idéal
de la guérison. Mise au service du soin, la médecine engendre un savoir de manière dérivée qui servira
ensuite à parfaire la thérapeutique. La connaissance procède du soin et non le soin de la connaissance.
La connaissance est au service du soin et non le soin au service de la connaissance.
Un détour par la racine étymologique du mot « médecin » – du lat. medicus, « qui soigne », «
aide à guérir » – rappelle éloquemment la vocation originelle du praticien. Entendons bien que le
risque ne réside pas dans la recherche de connaissances, non plus que dans l’instrumentation qui rend
celle-ci possible. La connaissance est l’outil théorique qui accroît l’efficacité du geste médical, de
même que l’amélioration de la technologie permet une meilleure précision dans les interventions. Le
risque apparaît bien plutôt avec la tentation de prendre la connaissance et l’instrumentation pour le fin
mot de la médecine. Lorsque la connaissance ou l’instrumentation temps et prétend à devenir la seule
modalité du rapport aux malades. Aussi l’auteur ne laisse-t-il pas de souligner cet écart de pensée qui
permet à Leriche de faire un pas de côté dans le sens de la thérapeutique. De fait, et en rupture d’avec
les présupposés de la médecine expérimentale, « Leriche pense, lui, qu'on procède le plus souvent en
fait, et qu'on devrait en droit presque toujours procéder, de la technique médicale et chirurgicale,
suscitée par l'état pathologique, à la connaissance physiologique »118.
Procéder de la technique médicale pour accéder à une connaissance physiologique, c’est partir de
la maladie et du traitement de la maladie pour aboutir à une règle générale (pratique ou
gnoséologique), et non d’abord d’une règle générale (pratique ou gnoséologique) pour aboutir au geste
médical. La composante abstraite de la médecine ne doit pas prévaloir sur ses effets concrets. Ce serait
intervertir la fin et les moyens. C’est en ce sens que Canguilhem peut affirmer que la « technique »
doit primer sur la « science ». La « technique » médicale renvoie à une modalité d’appréhension
axiologique du vivant affecté ; la science proprement dite aborde ce même vivant à des fins
118
G. Canguilhem, op. cit., p. 38.
67
Les valeurs de la vie
gnoséologiques, en vue de la constitution de savoirs (le terme « science » dérive du mot latin scientia,
signifiant « connaissance »). Mais le savoir doit demeurer subordonné au geste médical et non le geste
médical mis au service de la théorie. La science est l’instrument de la technique et non pas la
technique l’instrument de la science. Science et technique sont deux visages de la médecine, les deux
faces de Janus : qu’ils soient complémentaires – et censément indissociables – ne signifie pas qu’ils
soient interchangeables, ni que leur ordre de priorité puisse être subverti sans conséquence.
Le soin doit demeurer l’alpha et l’oméga de la médecine, pour cela seul que la médecine n’a
d’intérêt que si elle soigne les individus. « Soigner, écrira Canguilhem dans ses Études d'histoire et de
philosophie des sciences, c'est toujours entreprendre au profit de la vie quelque expérience »119. Cet
acte de soigner, du moins, cette tentative conduite par le médecin pour restaurer l’intégrité de la
puissance normative des individus souffrants s’inscrit dans le prolongement de la créativité vitale qui
valorise spontanément l’état de santé. En cela n’est-il pas différent de son objet : la vie. C’est
également par cette affirmation des valeurs de la vie que la médecine se définit moins comme un
savoir constitué ou en constitution, que comme un « art », au double sens du latin ars. « Habileté » ou
« savoir-faire », elle est aussi « manière de vivre »120. Ce qui la replace dans l’horizon de la pratique
éminemment éthique qu’elle constitue au jour le jour pour le médecin, amené à s’ingérer « au plus
profond des problèmes humains ». La dignité de la médecine tient tout entière dans sa capacité à
prendre en charge la maladie, pour promouvoir le triomphe de la vie sur ses anti-valeurs.
Si la médecine n’est pas une science au sens strict du terme, c’est donc aussi par cela que la
qualité de normal et de pathologique fait l’objet d’un délibéré qui « ne se laisse pas entièrement et
simplement réduire à la seule connaissance »121. Elle est comptable d’un jugement qui, certes, peut
s’appuyer sur une théorie forgée par inférence au regard d’expériences et de résultats passés, mais
outrepasse la seule énonciation de faits empiriques en affirmant comme allant de soi la préférence de
l’état sain à l’état altéré de la pathologie. Un tel jugement – axiologique (donc du domaine de la
technique médicale), et non pas gnoséologique (du ressort de la science) – témoigne des valeurs de la
vie. Il favorise la vie et ce faisant, « prescrit », lorsque la science entend se contenter de « décrire » (la
question reste ouverte qui consiste à savoir s’il est jamais possible de proposer une description
exempte de prescription : toute analyse ou représentation implique une sélection, toute sélection
implique une valorisation de certains éléments au détriment du reste). Cette distinction art/science ou
technique/science trouve un écho lointain chez Kant qui en précise les termes à l’occasion de sa
G. Canguilhem, Études d'histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968 (cinquième édition
augmentée en 1983), p. 391. Nous soulignons
120 G. Canguilhem, « Le normal et le pathologique », dans La connaissance de la vie, Paris, Librairie
Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 1992, p. 33.
121 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 8.
119
68
Les valeurs de la vie
Critique de la faculté de juger (1790) : « L'art, comme habileté de l'homme, est aussi distinct de la
science (comme pouvoir l'est de savoir), que la faculté pratique est distincte de la faculté théorique, la
technique de la théorie (comme l'arpentage de la géométrie) »122. Utile partage qui rend possible une
hiérarchisation des fins : la genèse théorique des protocoles, des normes, des hypothèses, des théories
et des concepts scientifiques n’a de valeur que rapportée à l’acte médical – fondement de la clinique –
dont le malade attend une amélioration de son état. Traduit dans le langage de Canguilhem : dont il
attend l’enchérissement de sa puissance normative diminuée par la maladie.
Cette attente exprimée par le malade à l’endroit du médecin peut se heurter à une fin de nonrecevoir, étant acquis que le vécu pathologique est pleinement orienté du côté de la subjectivité, tandis
que la science physiologique prétend structurellement à l’objectivité. L’universalité de la science fait
pièce au droit de cité de la singularité. Il en ressort, pour ce qui concerne le statut de la médecine,
qu’elle ne saurait une fois de plus s’en tenir aux critères de la science physiologique – n’ayant pour sa
gouverne de finalité que celle de la connaissance. Tant et si bien qu’il devient essentiel, à fin que l’art
médical ne se transforme pas dans la pratique en une panoplie de protocoles standardisés, de ressaisir
le lien fondationnel qui la rattache à la problématique humaine ; et donc de l’affranchir d’une
dépendance trop incestueuse au regard de la science. Ce que la médecine peut accomplir via le
ressaisissement des phénomènes liés à la maladie sous l’angle de la normativité plutôt que de la
norme. Du ressenti, de l’éprouvé et de la qualité plutôt que de la convention, de la moyenne et de la
quantité. Du sujet affectif plutôt que de l’objet affecté.
René Leriche perd en ce point précis les faveurs de l’auteur. La conception que le chirurgien
nourrit de la relation du médecin au patient l’amène effectivement, pour Canguilhem, à négliger
l’individu souffrant au profit exclusif du regard du médecin. La position de Leriche reste en ceci
conforme à celles promues par Auguste Comte et Claude Bernard. Il y a bien eu, incontestablement,
un déplacement de l’expérimentation in abstracto témoignée par le père de la sociologie vers une
modalité concrète de cette même expérimentation, plus proche de l’expérience thérapeutique, qui valut
à Bernard le titre de réformateur de la médecine moderne. Le caractère unique des « cas » n’en est pas
moins resté dans l’ombre, et les techniques de guérison n’ont nullement empêché la neutralisation
méthodiquement revendiquée du point de vue du malade. Quelque primat que Leriche ait accordé à la
technique au regard de la science, le recentrement de la médecine sur l’expérience clinique n’a pas
suffi à dissuader le chirurgien de considérer le sens individuel de la maladie vécue par le malade dans
la continuité de ses prédécesseurs : comme une « gêne », un « bruit », une forme d’obstacle
épistémologique attentatoire à la bonne intelligence de la maladie par le médecin. Leriche reconduit
E. Kant, Critique de la faculté de juger (1790), trad. A. Renault, Paris, Garnier Flammarion, Philosophie,
2000, p. 199.
122
69
Les valeurs de la vie
cette idée que le médecin ne peut exercer à bon escient qu’à l’exclusion de tout biais affectif. Or le
malade est un biais affectif, et sa parole elle-même biaisée par les altérations du jugement et de la
perception que suscite sa pathologie. Pour reconduire l’implication sur un plan juridique, on ne peut
être tout à la fois juge et partie. Le discours du malade s’inscrit dans une situation de conflit d’intérêts
qui suffit à le faire considérer comme nul et non avenu. Son témoignage ou sa déposition perd toute
valeur indicative ou diagnostique.
Ce n’est que par une « mise à l’écart » systématique du discours du malade que la médecine
comme science acquiert sa légitimité, et comme pratique son efficacité. « Si l'on veut définir la maladie, il faut la déshumaniser » ; « dans la maladie, ce qu'il y a de moins important au fond, c'est
l'homme »123, reprend l’auteur, paraphrasant Leriche. La maladie n’a pas droit de cité par le fait du
malade ou de l’individu se découvrant souffrant ; elle n’accède à son objectivité qu’une fois une
personne extérieure à cette souffrance – un médecin qualifié, habilité à reconnaître des symptômes
cliniques – intervenue pour faire coïncider le mot et la chose, pour aligner le mot et les maux. Le « se
sentir malade » n’a, chez Leriche, aucune valeur performative. L’individu n’est pas malade parce qu’il
se représente être malade – ou bien les hypocondriaques thésauriseraient effectivement l’ensemble des
maladies (à l’exception de la seule dont ils pâtissent vraiment : l’hypocondrie). Inversement, le
diagnostic pathologique peut être éventuellement posé en dépit de l’absence de souffrance signifiée
par le patient. La maladie peut rendre compte d’un déficit fonctionnel infrasensible : ainsi de la tumeur
maligne que le patient ne ressent pas – encore – nécessairement. La théorie nosologique avancée par
Leriche n’est donc pas dénuée de raison. Et c’est peut-être là, sous réserve d’inventaire, l’un des
travers de l’approche perspectiviste de Canguilhem, faisant dépendre la maladie du « se sentir malade
», que de n’avoir pas pris en compte ces quelques cas-limites.
Lesquels ne sauraient suffire à réhabiliter le paradigme général de la médecine telle que le
chirurgien l’expose dans La philosophie de la chirurgie 124. Médecine du corps plutôt que du sujet, ou
du « corps sans esprit », donnant le change au modèle spinoziste du « corps sans organes ». Médecine
indifférente au point de vue du malade que récuse Canguilhem au nom de la reconnaissance de la
réalité individuelle de la maladie. La subjectivité souffrante porte nécessairement un jugement sur sa
maladie, jugement qui lui donne sens au regard du malade. Le malade seul peut aviser de son état de
santé – parce que lui seul ressent l’obstacle qu’est la maladie. Poser un diagnostic ne peut se faire sans
référer au discours du malade dans la mesure où une irrégularité aperçue dans le relevé des normes
physiologiques n’est pas nécessairement morbide. Une telle irrégularité pourrait, bien au contraire,
Cf. R. Leriche, « Où va la médecine ? », dans Encyclopédie française, t. 6, Paris, 1936 ; cité par
Canguilhem op. cit., p. 53.
124 R. Leriche, La philosophie de la chirurgie , Paris, Flammarion, Bibliothèque de philosophie scientifique,
1951.
123
70
Les valeurs de la vie
correspondre à la normalité du cas considéré, chaque cas étant dépositaire de sa propre complexion, de
sa propre norme de la normalité.
CONCLUSION
Par les critiques que Canguilhem adresse respectivement à la médecine telle qu’elle se définit
sous les auspices d’Auguste Comte, de Claude Bernard et de René Leriche, se dégage par contraste
une approche spécifique de la discipline comme « art de la guérison » que l’auteur faire sienne et
mettre au cœur de sa réflexion sur le normal et le pathologique. L’auteur identifie plusieurs failles
théoriques qui se retrouvent en proportions variables chez ces trois auteurs, soit qu’ils privilégient la
théorie sur l’expérimentation, le laboratoire sur la clinique, la science (la connaissance) sur la
technique (le soin), ou encore prônent le caractère hégémonique et dirimant du regard du médecin sur
celui du patient. Tous aboutissent à nier la subjectivité de l’individu malade en vertu du principe selon
lequel toute maladie peut être ramenée à une dérivation des phénomènes physiologiques normaux. Ce
eu égard au principe de Broussais, postulat atavique aboutissant en dernier ressort à l’effacement de
l’altérité foncière de la maladie, à savoir de la maladie comme adoption par le sujet malade de
nouvelles normes qualitativement distinctes des précédentes. – Ce qu’elle est néanmoins, rétorque
Canguilhem. Ce qu’elle est d’autant plus que chaque malade façonne sa maladie en se l’appropriant,
de même que la maladie façonne l’individu malade au point de reconfigurer son rapport à la vie, sa
manière d’être au monde.
Le savoir médical ne peut plus à ce titre faire abstraction du ressenti de la maladie par le malade.
Ce qui signifie qu’il ne peut plus s’actualiser dans la thérapeutique de manière protocolaire et
uniforme. L’intervention du praticien devient un geste singulier voué à une application qui n’a de sens
que référée à un contexte. Elle nécessite un acte unique, chaque cas étant lui-même unique, adapté à
l’unicité de chaque situation. Elle implique une pratique relationnelle et une dimension humaine que
lui dénient nombre de ses théoriciens au nom de l’objectivité. La même injonction d’objectivité qui
fait considérer la science (physiologique) comme supérieure à la technique (médicale), la devançant ou
devant l’asservir (la détourner) à des fins heuristiques plutôt que thérapeutiques. Ce qui est encore
perdre de vue que la médecine répond au premier chef à une finalité de guérison. De guérison ou à
défaut, de restitution d’une normativité vitale suffisamment active pour composer avec/malgré les
changements du milieu. Car la médecine est toujours valorisation de la vie ; elle est le fait externe de
la vie elle-même agissant sur elle-même directement pour se maintenir, de même que la norme sociale
et la transformation du monde procèdent du même agir, quoiqu’indirect. C’est en quoi Canguilhem
peut dire que la médecine « prolonge la vie », à tous les sens du terme : la faisant perdurer, elle
poursuit son élan, la continue et lui répond de l’extérieur. La médecine est la vie se réinventant « en
71
Les valeurs de la vie
art » pour se prévenir contre sa destruction possible. En « art » ou en « technique » plutôt qu’en «
science » ; car « il en est de la médecine comme de toutes les techniques. Elle est une activité qui
s'enracine dans l'effort spontané du vivant pour dominer le milieu et l'organiser selon ses valeurs de
vivant. C'est dans cet effort spontané que la médecine trouve son sens, sinon d'abord toute la lucidité
critique qui la rendrait infaillible. Voilà pourquoi, sans être elle-même une science, la médecine utilise
les résultats de toutes les sciences au service des normes de la vie »125. La médecine « au service des
normes de la vie » ne trouvera pas la vie dans le laboratoire. Raison pourquoi c’est au plus près de son
objet – de son sujet – qu’elle doit chercher sa raison d’être. L’individu malade doit ainsi redevenir la
référence de l’épistémologie des notions médicales.
II. Des notions repensées au regard du patient
Douleur, maladie, mort, santé, normes, normativité, etc. La médecine fait un usage pragmatique
et quotidien de ces concepts, sans plus avant se questionner sur leur définition. Si bien que ces notions
en sont venues à fonctionner de manière autonome, à constituer un réseau de « boîtes noires », de «
motifs » autarciques immunisés contre tout questionnement. La notion de « boîte noire » que nous
employons ici n’est pas de Canguilhem, mais reprise au sociologue des sciences Bruno Latour. Latour
la définit comme faisant référence à un système, objet, concept auquel nous recourons abstraction faite
de son contenu ou de son fonctionnement interne126. Un tel usage serait devenu courant en milieu
hospitalier. Si bien que des concepts névralgiques tels ceux de « normalité », de « santé » et de «
pathologie » évolueraient dans une forme de « flou artistique » propice aux quiproquos. Or, avertit
l’auteur, « sans les concepts de normal et de pathologique, la pensée et l’activité du médecin sont
incompréhensibles. Il s’en faut pourtant de beaucoup que ces concepts soient aussi clairs au jugement
médical qu’ils lui sont indispensables. Pathologique est-il un concept identique à celui d’anormal ?
Est-il le contraire ou le contradictoire du normal ? Et normal est-il identique à sain ? Et l’anomalie estelle la même chose que l’anormalité ? Et que penser enfin des monstres ? »127 Autant de notions dont
les contours indéfinis nuisent à l’appréciation des phénomènes biologiques et à la prise en charge de la
pathologie par la médecine.
Fort de ce constat, et du constat de l’échec de la médecine moderne frayée par Comte et par
Bernard à ressaisir l’originalité de la vie, l’auteur déclare son « ambition de contribuer au
G. Canguilhem, op. cit., p. 156.
B. Latour, La science en action : introduction à la sociologie des sciences, Paris, La Découverte, 2005.
127 G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Librairie Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes
philosophiques, 2000, p. 155.
125
126
72
Les valeurs de la vie
renouvellement de certains concepts méthodologiques, en rectifiant leur compréhension au contact
d'une information médicale »128. Une carence théorique doit être résorbée, ce qui ne peut être qu’à la
faveur d’une véritable « épistémologie des concepts ». Épistémologie bénéficiant de l’éclairage de
l’histoire des sciences, mais également de celui des hommes de science – donc du contexte qui les a vu
naître, du cadre intellectuel ambiant qui a permis aux savoirs de se constituer et aux pouvoirs de
suivre. Il s’agira, une fois actée cette mise au point, d’interroger la teneur parascientifique de ces
concepts. Teneur morale et politique principalement, artistique, religieuse, métaphysique en seconde
intention ; en tout cas étrangère aux sciences proprement dites. Les partis-pris doivent être mis au jour
derrière l’apparente évidence du discours scientifique. L’histoire des sciences ne peut effectivement se
satisfaire d’une banale historiographie. L’épistémologie située de Canguilhem doit s’inscrire sur un
autre plan qui ne méconnaisse pas le rôle décisif joué par les émotions humaines sur le théâtre des
sciences de la controverse scientifique. Un plan qui doit être celui de la philosophie. Penser la science
dans une optique philosophique, c’est reconsidérer les relations complexes qu’entretient la science du
vivant avec le vivant dont elle est la science, le vivant incarné qui se conçoit à travers elle.
Nous qui pensons les sciences sommes ce vivant qui se conçoit lui-même au crible de la
physiologie. Et la physiologie ne saurait être une science absente aux idées reçues qui minent
l’appréhension des véritables enjeux de la médecine. Les concepts scientifiques mobilisés sans examen
témoignent des problèmes qu’ils cèlent. Or ce sont eux, précisément, que l’épistémologie
philosophique doit retrouver. Canguilhem invite ses lecteurs et plus précisément, les jeunes (et les
moins jeunes) médecins de ses lecteurs, à cultiver les interrogations qui nous rappellent que « tout ne
va pas sans dire ». Si pour Deleuze, « la philosophie est l'art de former, d'inventer, de fabriquer des
concepts »129, il est d’abord question pour notre auteur de « préciser » ceux qui ont cours. Ceux qui
déteignent sur nos appréciations, jugements et opinions ; influencent à ce titre les décisions que nous
croyons objectives et évacuent du champ de nos préoccupations certains problèmes que nous pensons
résolus sans même les avoir abordés. Toute réflexion critique sur la médecine doit s’associer d’une
prise en compte des impensés et des valeurs latentes que diffuse à son insu – à travers ces notions – le
discours médical. C’est en effet, remarque Canguilhem, « un fait avec lequel il faut compter qu’on
vient à la médecine généralement en toute ignorance des théories médicales, mais non sans idées
préconçues sur bien des concepts médicaux »130.
Une telle formule n’est pas sans rappeler les mises en garde que formulait Bachelard à l’attention
des aspirants savants :
G. Canguilhem, op. cit., p. 8.
G. Deleuze, F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Editions de Minuit, Reprise, 2005.
130 G. Canguilhem, op. cit., p. 15.
128
129
73
Les valeurs de la vie
L'idée de partir de zéro pour fonder et accroître son bien ne peut venir que dans des
cultures de simple juxtaposition où un fait connu est immédiatement une richesse. Mais devant
le mystère du réel, l'âme ne peut se faire, par décret, ingénue. Il est alors impossible de faire
d'un seul coup table rase des connaissances usuelles. Face au réel, ce qu'on croit savoir
clairement offusque ce qu'on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique,
l'esprit n'est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l'âge de ses préjugés. Accéder à la
science, c'est, spirituellement rajeunir, c'est accepter une mutation brusque qui doit contredire un
passé. La science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument
à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres
raisons que celles qui fondent l'opinion; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort.
L'opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant
les objets par leur utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion : il
faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple,
de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire,
une connaissance vulgaire provisoire. L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion sur
des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler
clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie
scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux–mêmes. C'est précisément ce sens du
problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute
connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir
connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit. 131
En précisant ceci que Bachelard entendait avant tout démarquer d’esprit scientifique (paradoxal)
de l’opinion (doxa), lorsqu’il s’agit d’abord pour Canguilhem d’interroger le rapport des sciences à la
philosophie. Les certitudes naïves, en d’autres termes, sont moins pour Canguilhem le fait de l’opinion
que de la science qui ne se réfléchit pas. La science aussi colporte et fortifie des opinions qu’elle
tourne en « évidences » ; charge est à la philosophie de les faire ressortir, d’interroger à nouveau frais
certaines notions et acception qui ont cessé de faire problème. En procédant ainsi, s’en justifie
l’auteur, « nous pensons obéir à une exigence de la pensée philosophique qui est de rouvrir les
problèmes posés plutôt que de les clore »132. Philosopher ne revient pas d’abord à décréter que les
choses ont un sens, et quel sens ont les choses ; c’est instiller du doute. C’est « rouvrir les problèmes
», les déplacer de l’impensé à la conscience – tant il est vrai que l’« étonnement » est bien l’affect
G. Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance
objective, Paris, Vrin, 1938, chapitre I, p. 14. Nous soulignons.
132 G. Canguilhem, op. cit., p. 9.
131
74
Les valeurs de la vie
caractéristique de la philosophie. En cela l’auteur reconnaît-il à la philosophie la fonction heuristique
que Bachelard réservait à l’investigation scientifique : celle d’exhiber en pleine lumière le caractère
problématique de certains énoncés, oblitéré par leur usage irréflexif.
À cela s’ajoute ce fait que Pierre Duhem allait mettre en valeur, que les observations étant déjà
lestées de théorie, une induction originelle ou pure sur le modèle théorisé par Francis Bacon serait une
vue de l’esprit
133
. Il s’agira par conséquent de dépister, derrière l’emploi des mots, les normes et
préjugés que ces mots véhiculent. Une mise à jour appelant en dernier ressort un dépassement lucide
des acceptions traditionnelles d’une nomenclature qui devra désormais prendre acte de la spécificité de
la vie, de la « logique du vivant ».
A. NORMES, NORMALITÉ, NORMATIVITÉ, MOYENNE
Nous savons désormais qu’il est une qualité propre au vivant qui ne permet pas de comprendre
les phénomènes se déroulant à l’intérieur d’un système organique comme la seule somme de ses
parties constitutives. Le tout est davantage que ses éléments, illustration de l’équation de la synergie :
un plus un égale trois. Les organismes bénéficient de propriétés qualifiées d’émergentes qui légitiment
l’institution de la biologie comme science à part entière, distincte de la physique-chimie. De ce que le
vivant ne puisse être appréhendé comme un simple dispositif réagissant à des contraintes comme un
ressort soumis à diverses pressions, il résulte que c’est par autre chose, par son aspect le plus intime et
le plus essentiel qu’il doit être redéfini. Loin d’être une entité passive, le vivant est proactif, tout à la
fois sujet et objet de sa création ; et c’est par sa normativité, à savoir sa capacité à générer de nouvelles
normes déterminant ce qui sera valorisé ou exclu du système pour que l’organisme puisse se maintenir
et se développer, par cette « activité normative » en œuvre dans tout être vivant qu’il doit être compris.
En cela la vie, de par sa dynamique, peut-elle être conçue comme « volonté de puissance » au sens où
Nietzsche pouvait entendre cette association de volonté et de puissance
. Puissance qui s’actualise
134
dans un « impératif de surpassement » reconductible à l’infini.
La vie cherche toujours à conserver, au-delà des variations de son environnement, une
homéostasie qui s’accomplit aux antipodes de l’homogénéité de la matière brute. Elle est une lutte
P. Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure (1906), Paris, Vrin, coll. Bibliothèque des Textes
Philosophiques, 2007.
134 « Qu'est-ce qu'être actif ? C’est tendre à la puissance » (F. Nietzsche, La volonté de puissance, L. II, § 3,
trad. G. Bianquis, Paris, Gallimard, Tel, 1995.
133
75
Les valeurs de la vie
contre l’indifférence, un effort permanent objecté à la propension de toute chose à retourner à l’inertie
: « La vie, écrivait Canguilhem, cherche à gagner sur la mort, à tous les sens du mot gagner et d'abord
au sens où le gain est ce qui est acquis par jeu. La vie joue contre l'entropie croissante ». La vie engage
le biologique dans une partie sans fin qu’il finira par perdre. Mais cette lutte sans vainqueur (« mort,
quelle est ta victoire ? ») sera également une occasion pour le vivant de déployer un éventail de formes
d’existence et de comportements que seul l’obstacle pouvait faire émerger. Nécessité est dite mère
d’invention. Non sans raison. Une telle lutte imposant à la vie de toujours aller de l’avant renvoie dans
le registre axiologique à ce que Nietzsche aurait appelé le combat du « surhumain » ou de l’esprit
artiste contre le nihilisme du « dernier homme ». La vie est, au contraire de l’état morbide du dernier
homme – celui de l’être dégradé pour qui tout est égal –, ce qui introduit de la différence dans son
milieu, ce qui refuse de se laisser dissoudre. Il n’y a pas d’anhédonie de la vie. La vie ne peut se
contenter d’être une pure et simple reconduction d’elle-même. Elle doit incessamment se réinventer, se
réguler constamment au regard des impondérables et des rigueurs de l’environnement. On pourrait en
conclure, en pastichant Bichat, que « la vie est l’ensemble des normes qui résistent à l’indifférence ».
a. Norme, normalité et normativité
C’est à cette aune que la notion de « normalité » prend véritablement son sens. Une autre
orientation doit être prise dans la définition de la normalité, qui prenne en compte le caractère
protéiforme, mobile, évolutif des normes qui la caractérisent. Qu’elle s’applique au vivant ou au
milieu, cette notion de normalité ne peut jamais s’y appliquer que par déduction de l’état de la relation
qui les fait dialoguer. C’est en effet en relation avec un milieu donné qu’un organisme peut être
déclaré normal et fonctionnel, attendu que ses normes de vie lui rendent viable cet environnement, ou
que cet environnement lui soit rendu viable par les modifications qu’un organisme lui applique. De là
l’invitation qui nous est faite à repenser les concepts médicaux de manière différentielle – c’est-à-dire
renvoyant à autre chose qu’eux-mêmes – et contextuelle : « Au lieu de considérer un type spécifique
comme réellement stable, parce que présentant des caractères exempts de toute incompatibilité, ne
pourrait-on le tenir pour apparemment stable parce qu'ayant réussi momentanément à concilier par un
ensemble de compensations des exigences opposées. Une forme spécifique normale serait le produit
d'une normalisation entre fonctions et organes dont l'harmonie synthétique est obtenue dans des
conditions définies et non pas données ? »135. Le normal et le pathologique ne peuvent être conçus de
manière absolue ou essentielle, en tant que références abstraites : « normal », « pathologique »
qualifient des rapports et non des fonctionnements hors-sol. « Nous avons proposé, écrira Canguilhem
135
G. Canguilhem, op. cit., p. 104.
76
Les valeurs de la vie
dans La connaissance de la vie (1952)136, que ni le vivant, ni le milieu ne peuvent être dits normaux si
on les considère séparément, mais seulement dans leur relation ». Bien plus : ce n’est pas d’abord le
vivant ou le milieu qui doivent être pensés normaux, viables ou déficients, mais bien plutôt la qualité
de leurs relations d’adéquation avec l’environnement ; ensuite seulement, par capillarité, le vivant ou
le milieu.
Non seulement « le vivant et le milieu ne peuvent être dits normaux s’ils sont pris séparément »,
mais un vivant « normal » ne pourra l’être à cette enseigne dans un milieu donné qu’à condition de
présenter une « solution morphologique et fonctionnelle » habilitée à « répondre à l’ensemble des
exigences de ce milieu »137. Quant au milieu, il sera dit réciproquement « normal pour une forme
vivante donnée dans la mesure où il lui permet une [...] fécondité, et corrélativement une [...] variété
de formes, à fin que, le cas échéant de modifications du milieu, la vie puisse trouver dans l'une de ces
formes la solution au problème d'adaptation qu'elle est brutalement sommée de résoudre »138. C’est ce
que tendent à suggérer les expériences de génétique expérimentale réalisées au cours des années 1930
par Georges Teissier et Philippe l'Héritier. Les biologistes français cités par Canguilhem ont en effet
montré que « certaines mutations qui peuvent paraître désavantageuses dans le milieu habituellement
propre à une espèce, sont capables de devenir avantageuses, si certaines conditions d'existence
viennent à varier »139. Un organisme se révélant non-viable lorsqu’exposé à tel milieu déterminé
pourra se révéler viable exposé à tel autre environnement, ou bien suite à l’évolution des conditions de
vie aménagées par cet environnement. Ce qui vaut des organismes en général vaut bien évidemment
des hommes. Les solutions qu’expérimentent les hommes aux prises avec les contraintes du milieu
passent aussi par la variabilité des normes. Ces solutions varient en fonction des populations.
Différents groupes humains peuvent réagir différemment à certains environnements : insolation,
maladies, alimentation, altitude, etc. Un faible taux de glycémie sera considéré comme anormal chez
les Européens du Nord tandis qu’il ne sera pas rédhibitoire pour des populations africaines. L’enzyme
de digestion du lait, la lactase, n’a pas été recruté par la sélection chez les peuples asiatiques tandis que
les asiatiques s’accommodent sans effort des algues que nous ne digérons pas.
Autant de variations que l’on retrouve à un second niveau, plus radical, entre individus d’un
même groupe : un tel individu, que ce soit par son entraînement et/ou par ses prédispositions
génétiques, pourra bénéficier d’un rythme cardiaque plus faible et d’une consommation d’oxygène
moindre qu’un autre, etc. La première relation supposée apprécier comme normales ou pathologiques
la viabilité et la souplesse des phénomènes vitaux manifestés par un individu dans son rapport avec
G. Canguilhem, op. cit., p. 161.
G. Canguilhem, op. cit., p. 91.
138 G. Canguilhem, ibid.
139 G. Canguilhem, op. cit., p. 89.
136
137
77
Les valeurs de la vie
l’environnement s’associe donc d’une seconde relation qui collationne ces phénomènes et l’individumême, dans sa manière de composer avec ces phénomènes. Les progrès de la biologie et de la
médecine témoignent de ce qu’on ne peut pas plus isoler un phénomène biologique de son milieu pour
le modéliser que l’extraire et l’abstraire de toutes les interrelations, formes, variations qu’il introduit
dans l’organisme en fonction de la génétique ou de l’épigénétique, de la constitution de l’individu, de
ses antécédents, de sa psychologie, de son mode de vie ou de son état de santé général.
L’exemple de Napoléon est fréquemment cité, dont on prétend – entre autre particularité,
beaucoup relevant de la légende – qu’il ne laissait pas de s’accommoder de quelques heures de
sommeil. Des cycles circadiens qui, mis en regard avec la moyenne statistique, auraient étés
loisiblement taxés de « pathologiques ». À tort. L’empereur n’en souffrait aucunement. Raison
pourquoi le diagnostic du praticien ne peut se satisfaire d’un regard extérieur comparatif sur le normal
et le pathologique. Le ressenti, la subjectivité ; en somme l’individualité de chaque sujet restent
déterminants dans l’évaluation d’un état de santé.
Le cas de la durée des cycles de sommeil peut-être extrapolé à bien d’autres aspects du
fonctionnement de l’organisme. Le rythme cardiaque, comme évoqué précédemment, peut faire l’objet
de variations importantes d’un individu à l’autre, sans que ces variations soient nécessairement signes
de morbidité. Cela en vertu du fait que cette particularité peut être constitutionnelle et ne pas faire
problème au regard du fonctionnement de l’organisme en général, bien qu’elle s’éloigne de la
moyenne évaluée selon des critères tels que l’âge, le sexe, la corpulence et l'activité. Preuve que les
normes que se donne la vie ne sont pas intégralement solubles ni évaluables en fonction des
moyennes. Preuve également qu’un organisme peut témoigner d’une quantité d’écart par rapport à la
moyenne sans que son fonctionnement global s’en trouve en quelque chose détériorait. En résulte ceci,
pour pasticher une célèbre réclame du ministère de la santé, que le pathologique n’est pas automatique.
Plus fondamentalement, que ces variations – excès (tachycardie) ou déficit (bradycardie) du
rythme cardiaque – soient réellement l’indice d’un état pathologique dans certains cas ne suffirait pas
non plus à les considérer comme « anormales ». Elles sont, tout à l’inverse, une réaction normale à tel
état pathologique, induites par cet état pathologique. Elles définissent les normes du pathologique. Il y
a donc du « normal » dans le pathologique. Moins riche, moins souple, moins malléable ; une version
alternative de la normalité en tant qu’imposition d’une nouvelle forme du comportement sollicitée par
l’organisme affecté par la maladie.
Si Canguilhem, en dépit de la distinction qualitative qu’il pose entre les « allures de la vie »
saines et pathologiques (« Il y a des normes biologiques saines et des normes pathologiques, et les
78
Les valeurs de la vie
secondes ne sont pas de même qualité que les premières »140), peut néanmoins admettre un critère de
facture quantitative départissant le normal du pathologique, c’est uniquement au regard de la «
normativité », de la puissance d’agir qui s’associe, relativement à un environnement donné, aux
normes de régulation des organismes qualifiés de sain ou de pathologique. Les normes diffèrent en
nature, essentiellement ou ontologiquement ; la normativité diffère en extension. La normativité de
l’individu sain se donne pour supérieure à celle de l’individu malade. Cette supériorité quantitative des
normes afférentes à l’état de santé s’illustre ou bien par une adaptabilité plus importante aux variations
d’un environnement de vie, ou bien par la capacité de l’homme sain à agir sur l’environnement en vue
de le rendre compatible avec ses propres normes. La normativité de l’homme malade se signale par
une moindre tolérance aux variations de ses conditions de vie, ainsi que par une capacité réduite à
modeler son environnement de sorte à transformer positivement sa relation au monde. Le spectre du
viable s’en trouve d’autant plus entamé. De là le fait que les individus malades déploient tous leurs
efforts pour préserver intactes et invariantes les conditions du milieu qu’ils occupent, concentrent leurs
efforts à en restreindre l’évolutivité, sachant que leur propres normes ne pourront pas suivre. Tout se
passe comme si le comportement pathologique de l’individu ainsi fragilisé œuvrait à limiter les
infidélités de son cadre d’existence – qui sont pour le vivant malade autant de risques potentiellement
mortels. Comme s’il était devenu vital de préserver une marge de manœuvre suffisante pour assurer,
jusqu’à la guérison, la relative stabilité de cet environnement.
Qu’elles soient vécues sous le régime de la normalité ou de la pathologie, les allures de la vie
témoignent toujours de valeurs, que ces valeurs soient positives et créatrices ou, au contraire, d’une
permissivité réduite : « Parmi les allures inédites de la vie, il y en a de deux sortes, il y a celles qui se
stabilisent dans de nouvelles constantes, mais dont la stabilité ne fera pas obstacle à leur nouveau
dépassement éventuel. Ce sont des valeurs normales à valeur propulsive. Elles sont vraiment normales
par normativité. Il y a celles qui se stabiliseront sous forme de constantes que tout l'effort anxieux du
vivant tendra à préserver de toute éventuelle perturbation. Ce sont bien encore des constantes
normales, mais à valeur répulsive, exprimant la mort en elles de la normativité. En cela elles sont
pathologiques, quoique normales tant que le vivant en vit »141. Sera dite « propulsive » une valeur
témoignant de la vitalité du vivant biologique, de sa capacité d’adaptation, de création, de sa
normativité. Une valeur « répulsive » manifeste en revanche un étiolement de cette capacité. La vie
fait en ce cas appel à des stratégies d’évitement, fuit le changement. Ce qui ne signifie pas qu’une
normativité poussive soit l’expression de constantes anormales. Du moins pas tant qu’elles demeurent
opérantes, c’est-à-dire fonctionnelles pour l’organisme considéré dans son état de fonctionnement
global.
140
141
G. Canguilhem, op. cit., p. 132.
G. Canguilhem, op. cit., p. 137.
79
Les valeurs de la vie
Toujours est-il que c’est la vie, en dernier ressort, en tant qu’expérience historique qu’un sujet
fait de sa normativité, qui définit de quel registre ressortissent ces normes. La qualité d’une norme ne
se conçoit jamais qu’en référence à la vie qui en fait une valeur ou une contre-valeur. Reprenant
l’analyse bergsonienne de la maladie comme innovation du vivant, l’auteur persiste dans l’idée qu’«
une norme n'a aucun sens de norme toute seule et toute simple. [...] Une norme, en effet, n'est la
possibilité d'une référence que lorsqu'elle a été instituée ou choisie comme expression d'une préférence
et comme instrument d'une volonté de substitution d'un état de choses satisfaisant à un état de choses
décevant. Ainsi toute préférence d'un ordre possible s'accompagne, le plus souvent implicitement, de
l'aversion de l'ordre inverse possible. Le différent du préférable, dans un domaine d'évaluation donné,
n'est pas l'indifférent, mais le repoussant, ou plus exactement le repoussé, le détestable »142. «
Satisfaisant », « décevant », « préférence », « aversion », « repoussant », « détestable » dénotent des
ressentis intimement associés à des évaluations axiologiques, liés à des appréciations qui ne sont pas
transposables d’un patient à un autre. Une dimension de relativité que la projection objectivante de la
science physiologique néglige trop volontiers au profit d’une acception différente de la norme : norme
indexée sur une moyenne abstraite et réductrice, oublieuse de la normativité, pourtant le propre
distinctif des êtres biologiques.
b. Moyennes et écart-types
La question des moyennes et de leur pertinence en qualité d’outils de la médecine soulève
incidemment le problème de l’idéalité du « type » ou du modèle de référence de la « normalité ». Le
médecin n’a jamais rapport dans sa pratique qu’à des individus. Or, chaque individu est dépositaire de
sa propre normativité. Ce qui implique que « l'irrégularité, l'anomalie ne [puissent être] conçues
comme des accidents affectant l'individu mais comme son existence même »143. Nous pourrions
ajouter, en remaniant une formule célèbre de Spinoza, que « chaque chose est normale en son genre »
– parce qu’unique en son genre. Le principe des indiscernables de Leibniz admet au demeurant qu’il
n’y a pas deux individus de la même espèce qui soient strictement identiques ; l’approche que le
médecin doit avoir de l’état de santé et s’il y a lieu, de la thérapeutique de deux individus ne peut donc
l’être. Le « type normal » ou le « modèle » ne peut servir qu’à titre indicatif. Il serait illusoire, voire
contreproductif d’en faire une norme biologique universelle et prescriptive. L’ « homme de
laboratoire » serait à cette enseigne proprement « anormal » dès lors que tout chez lui tendrait à se
réduire à une normativité unique et stéréotypée. Or c’est bien là ce que fait la science en arrêtant une
142
143
G. Canguilhem, op. cit., p. 177-178.
G. Canguilhem, op. cit., p. 159.
80
Les valeurs de la vie
norme de vie extérieure au vivant. En exhibant une norme extrapolée par approximation qui devient
objet de définition, et dénie au vivant le caractère intrinsèquement individuel de sa régulation. La
science physiologique refuse à l’organisme jusqu’à la possibilité d’être lui-même juge et auteur de
normes de fonctionnement. D’où la nécessité d’une requalification de la santé et de la maladie non
plus en fonction de la norme en tant qu’objet de science, mais en fonction de la normativité, aptitude
du vivant à l’élaboration circonstancielle et spontanée de ces normes : « Il nous semble, écrit
Canguilhem, que la physiologie a mieux à faire que de chercher à définir objectivement le normal,
c'est de reconnaître l'originale normativité de la vie »144.
On pourrait sans nul doute tenter de définir un état de fonctionnement « normal » de l’organisme,
en fondant cette définition sur des généralisations et des moyennes pour aboutir à des modèles de
référence. On admet en effet que la température « normale » du corps humain oscille entre 36,5°C et
37,2°C. Cette fourchette de valeurs résulte d’inférences statistiques réalisées à partir d’une multiplicité
d’observations et de mesures individuelles. Des régularités sont constatées et exprimées sous forme de
théories. L’approche mathématique, arithmétique ou statistique pourrait effectivement permettre
d’élaborer un concept « objectif » et « scientifique » de la « normalité », investissant celle-ci en termes
de moyenne. On pourrait dès alors extrapoler une théorie « standard » et prescriptrice de ce que
pourrait être un corps « en bonne santé » ; ce fonctionnement n’en sera pas moins abstrait, et ces
constantes faites d’approximations inadaptées au cas particulier. Cet idéal reconstitué ne serait jamais
qu’une modélisation abstraite faisant la somme de l’infinité des fonctionnements particuliers qui se
rencontrent concrètement dans le vivant. On peut tout aussi bien estimer la vitesse de la lumière dans
le vide, les conditions qui permettraient de l’observer ne seront jamais conformes à celles décrites pour
que la théorie fonctionne. Il n’y a pas de vide absolu ; il n’y a pas de référence absolue de la santé.
Demeure toujours une marge entre la loi et le cas singulier auquel s’applique cette loi. Aucun modèle
ne coïncide avec le cas d’espèce. En cela l’auteur est-il conduit à prendre position contre le postulat de
Claude Bernard selon lequel l’individualité, l’individualisation des prises en charge, la prise en compte
des « cas » constituerait un obstacle majeur au développement de la médecine expérimentale145.
Entre la référence universelle et le cas singulier demeure toujours un lieu d’incertitude, un jeu,
l’espace pour une jurisprudence. C’est au regard de cet entrebâillement que la prise en compte de la
subjectivité malade prend toute son importance. La pratique médicale est d’essence casuistique au sens
où tout s’y négocie au cas par cas. Le médecin confronté à des situations concrètes ne peut se
contenter de recourir à des modèles préétablis de la normalité pour appliquer des solutions a priori à
des problèmes particuliers. L’analogie symptomatologique qui semble apparenter certains des
144
145
G. Canguilhem, op. cit., p. 116.
C. Bernard, Principes de médecine expérimentale, Paris, Presses Universitaires de France, 1947.
81
Les valeurs de la vie
phénomènes pathologiques, et donc certains malades porteurs de ces symptômes, ne permet pas d’en
inférer qu’il s’agit bien des mêmes pathologies, ni qu’il faille traiter les malades de manière uniforme.
Il n’est de thérapeutique opératoire et pertinente qu’individualisée. Le soin et le fordisme hospitalier
ne font pas bon ménage. Le soin n’est pas une procédure. Le soin n’est pas un protocole. Il est une
science humaine, laquelle n’est pas exacte et repose à ce titre sur la capacité du praticien à bien user de
son discernement. Que le praticien cultive une connaissance globale des normes approchées de la
physiologie, c’est là sans doute une chose indispensable pour orienter son diagnostic. Cette
connaissance ne doit pas néanmoins le dissuader de demeurer attentif aux particularismes qui seuls
seront valables pour le cas de son patient.
Nous employions tantôt le terme de « jurisprudence » pour désigner cette liberté dont jouissent
les magistrats pour s’assurer de la meilleure application possible des lois universelles aux cas
particuliers. C’est à cette même gageure qu’est appelé le médecin ; à la nécessité de réinventer pour
chaque situation une réponse adaptée. La théorie n’est pas fondée à s’appliquer ne varietur dans la
pratique. Elle doit être amendée, par touches, autant que de besoin, autant que de patients. Pratiquer la
médecine, c’est avant tout comprendre les situations dans ce qu’elles ont de singulier ; c’est, à la
« clinique de l’instant », adjoindre une « clinique de l’histoire ». Réapparaissent alors les éléments de
singularité et de subjectivité promus par Canguilhem, qui enjoignent le médecin de traiter chaque
patient de manière différenciée. Éléments lourds d’implication pour ce qui concerne la prise en compte
de l’individu et de son expérience tant dans l’évaluation que dans l’évolution de son état de santé.
Il en ressort que la caractérisation de l’homme moyen telle que l’envisageait Quêtelet146, faute de
servir dans la pratique, ne fait jamais que témoigner de la dimension normative du vivant.
L’exhibition d’une norme universelle – kantienne de par sa forme – supprime la singularité des
allures de la vie, ignore son dynamisme, et nie subséquemment ce qui fait l’originalité de la
biologie. Outre ceci que la détermination de la référence de l’homme normal par voie d’inférences
statistiques aboutit à confondre la « valeur » normative avec le « fait » de la moyenne, le subjectif et
l’objectif, cette assomption d’un idéal à restaurer conduit effectivement à affirmer la primauté
ontologique de la règle sur les écarts. Loin que la règle – se référant ici au modèle biologique déterminé
par le physiologiste – soit pensée à partir des écarts normatifs (à la manière dont la santé l’est à partir
de la maladie ou le normal à partir du pathologique) ce sont les écarts normatifs conçus comme des
déviances qui trouvent leur sens par rapport à la règle. Une règle qui préexiste, instruit, définit
l’infraction. Une règle de laquelle se déduit l’infraction. Règle conditionnant son propre
décrochage qui se retrouve en droit pénal moderne formalisée par la célèbre maxime de Beccaria
« nullum crimen, nulla pœna sine lege » (« nul crime [n’a de réalité], nulle peine [ne peut être
146
G. Canguilhem, op. cit., chap. 3, p. 127 : « Norme et moyenne ».
82
Les valeurs de la vie
infligée] sans loi »)147. Or la physiologie, non plus que la pathologie, ne sont solubles dans
l’escarcelle du droit, quels que puissent être leurs points de rencontre. Le droit civil a vocation à
s’appliquer à tous ; la norme biologique n’est faite que de dérogations. Le corps social implique
une collectivité mise sous la dépendance de règles et de valeurs communes ; le corps vital est
l’origine de sa propre normativité, fluctuante, idiomatique. Il affirme ses valeurs en donnant sens et
cohérence à son effort pour augmenter sa puissance d’être.
Le droit civil n’est pas la norme biologique. Mais cette dernière n’est pas non plus assimilable
aux lois régissant le domaine de la physique-chimie. Les tenants du physicalisme radical sont définis
par Pierre Jacob, dans l’article « Esprit et cerveau » du Dictionnaire philosophique Larousse (2003),
comme supposant « que tous les phénomènes chimiques, biologiques, psychologiques, linguistiques,
culturels et sociologiques sont des phénomènes physiques qui obéissent aux lois fondamentales de la
physique »148. Tel est l’axiome – ou le pari – fondamental qu’avancent de nombreuses sciences
prétendument exactes. C’est donc encore à cette supposition que s’en prend Canguilhem, en objectant
qu’à rebours des normes biologiques, les lois de la physique se veulent universelles, intemporelles et
fixes. Semblables lois n’ont pas leur place en biologie. Raison pourquoi l’auteur maintient tout au long
de l’ouvrage la scission terminologique : il est question de lois physiques, de normes biologiques. Les
normes biologiques ne sont pas identifiables aux lois de la mécanique : les normes sont relatives à
différents égards (à l’égard de l’individu et du milieu). Une relativité qui rend raison d’une disparité
d’approche des phénomènes relevant respectivement du physico-chimique et du physiologique.
c. La relativité des normes
Le vécu du patient qui avait eu tendance à être négligé par la médecine moderne (relativement à
la médecine classique, à la médecine antique) devient subséquemment un élément constitutif du
diagnostic et de la thérapeutique. Cet élément, tout en permettant une compréhension plus précise et
plus approfondie de la problématique du patient, peut également orienter les arbitrages qu’est amenée
à rendre l’équipe médicale concernant son parcours de soin. Mais au-delà de cet aspect pratique, le
vécu du sujet malade fournit un éclairage précieux sur ce que n’est pas la maladie, à savoir sur l’état
de santé. Ce n’est que sur le fond d’une pathologie que se détache, se « thématise » l’état de santé,
lequel, en tant qu’état de santé, passait inaperçu.
C. Beccaria, Des délits et des peines ( Dei delitti e delle pene) (1764), trad. M. Chevallier, Paris, GarnierFlammarion, 2006.
148 Notice « Esprit et cerveau » par P. Jacob, dans Grand dictionnaire de philosophie Larousse , M. Blay (dir.),
Paris, CNRS éditions, Grand culturels, 2003,.
147
83
Les valeurs de la vie
On peut en cela considérer que le normal précède ou façonne la normalité. Par différenciation
d’abord ; en grossissant ensuite certains des phénomènes vitaux relevant ordinairement de la
normalité, mais exacerbés ou diminués dans la pathologie. C’est alors la pathologie qui éclaire la
physiologie avant d’être l’inverse. Aussi est-ce bien « toujours en droit, sinon actuellement en fait,
parce qu’il y a des hommes qui se sentent malades qu’il y a une médecine, et non parce qu’il y a des
médecins que les hommes apprennent d’eux leurs maladies »149. À la faveur d’une sorte d’inversion
épistémologique, Canguilhem montre que c’est en vérité la maladie qui met en évidence les fonctions
physiologiques normales à l’occasion de leur altération.
Cette insistance dans la pratique comme dans la théorie sur le caractère relatif et l’aspect subjectif
de la pathologie appellent un recentrage corrélatif de la perspective clinique sur le vécu de la personne
malade. La maladie n’est pas soluble dans une approche comparative et statistique. Approche
comptable qui risquerait de passer outre la singularité des cas. Approche qui ne peut aboutir qu’à un
diagnostic tronqué. Une conception hémiplégique et mutilée de la maladie. Protagoras tenait que
l’homme était la mesure de toute chose. Au moins n’est-il pas étranger à celle de sa pathologie.
Raison pourquoi le regard du médecin, le « point de vue de la maladie » doit être complété par le
regard du patient sur sa maladie. Canguilhem prône une « écoute différente du malade », mettant
l’accent sur l’intérêt scientifique et heuristique, au-delà de déontologique, du ressenti de ce dernier. Il
encourage ses pairs à opter pour un sujet de la médecine, un sujet incarné en lieu et place d’une
focalisation exclusive sur son objet d’étude, l’organe, la maladie.
À la faveur d’une sorte de retour à la médecine hippocratique, l’auteur prend ainsi position pour
une véritable révolution copernicienne (en toute rigueur : anticopernicienne) aboutissant à resituer le
patient au centre du dispositif. L’architecture des hôpitaux elle-même témoigne concrètement de la
manière dont est ou non actée cette révolution de l’idéologie objectivée selon que la salle dédiée à
l’équipe soignante se situera au centre ou à l’extrémité des couloirs de chambres, selon que prévaudra
le regard du scientifique (et l’on retrouve ici une configuration similaire au panoptique imaginé par
Jérémie Bentham) ou celui du patient. Lesquels regards, et c’est ici le principal enseignement de
Canguilhem, doivent aller de concert.
149
G. Canguilhem, op. cit., p. 53.
84
Les valeurs de la vie
B. UNE REDÉFINITION DE LA MALADIE
Sera donc dit « normal », au sens que Canguilhem accorde à ce concept, non pas l’homme dont
les normes physiologiques s’approchent de la moyenne, mais « l’homme normatif, l’être capable
d’instituer de nouvelles normes, même organiques »150. Cela en regard des conditions d’existence qui
lui sont imposées par son environnement. De la vie ainsi considérée comme capacité à établir de
nouvelles normes, aptitude peu ou prou comparable à ce que serait la « volonté de puissance » chez
Nietzsche, se peut déduire une nouvelle définition de ses deux pôles que sont la maladie et la santé,
ainsi que du passage de la maladie à la santé en quoi consiste la guérison.
a. La maladie, symptôme d’une moindre normativité
Partant de la normalité comme aptitude de l’organisme à « s’adapter aux changements de son
milieu », Canguilhem réinterprète la maladie comme exprimant inversement la réduction,
l’étrécissement du faisceau de possibilités ou la rigidification des normes que peut créer la vie pour se
maintenir dans son environnement. La maladie serait ainsi, selon les propres termes de Canguilhem «
une réduction de la marge de tolérance des infidélités du milieu ». Une forme de sclérose, de moindre
flexibilité, de calcification de la vie et de son adaptativité. Moins une déviance relative à une norme
figée qu’une impuissance à tolérer, en générant de nouvelles normes, de nouvelles conditions de vie.
Ou, comme y reviendrait l’auteur dans son second ouvrage, La connaissance de la vie (1952), moins
la perte d’une norme qu’une « allure de la vie réglée par des normes vitalement inférieures ou
dépréciées du fait qu’elles interdisent au vivant la participation active et aisée, génératrice de
confiance et d’assurance, à un genre de vie qui était antérieurement le sien et qui reste permis à
d’autres »151.
Si donc, comme l’entendait Leriche, l’état de santé doit être appréhendé comme un établissement
de la vie « dans le silence des organes », inversement, la maladie doit l’être comme « ce qui gêne les
hommes dans l'exercice normal de leur vie et dans leurs préoccupations, et surtout qui les fait souffrir
»152. Autrement dit, pour Canguilhem, ce qui les diminue dans leur capacité d’adaptation et leur
oppose l’environnement comme une contrainte. La maladie devient alors, selon la métaphore
pugilistique, un état de guerre, un état de crise qui exige du patient une lutte continuelle, un combat
éprouvant pour supporter les variations de son milieu auxquelles il n’est plus en mesure de répondre
adéquatement. C’est au regard de cette incapacité de formuler des réponses viables à ces changements
G. Canguilhem, op. cit., p. 87.
G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Librairie Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes
philosophiques, 2000, p. 166-167.
152 G. Canguilhem, op. cit., p. 52 et 53.
150
151
85
Les valeurs de la vie
– et non à l’aune d’une moyenne physiologique dont il aurait dévié – que s’apprécie l’état
d’avancement et de morbidité d’une maladie, son stade : « La gravité de la maladie se mesure selon
l’importance de cette réduction des possibilités d’adaptation et d’innovation de l’organisme ».
Définition qui pourrait nous sembler coïncider – encore que Canguilhem n’aborde pas dans cet
ouvrage cette extension possible à ses travaux – avec celle qualifiant, au-delà des phénomènes
pathologiques, les phénomènes psychopathologiques. Des phénomènes qui loin d’être alogiques ou
erratiques, induisent chez les sujets des comportements répétitifs, rigides et des complexes
d’enfermement, diminuant d’autant leur tolérance face à certaines situations. Il y aurait en ceci un
possible parallélisme entre la physiologie et la psychologie qui reste à explorer. D’autant plus
pertinent que devront être considérés, dans un cas comme dans l’autre, la singularité, le ressenti, la
parole du patient, à titre d’élément clés de l’étiologie, du diagnostic et de la thérapie. Il se pourrait
encore qu’au-delà du cas pathologique dans son rapport au cas psychopathologique, l’analogie se
prolonge et se confirme au regard des définitions que Canguilhem propose de la santé et de la
guérison. Nous y viendrons.
Si l’auteur rejette avec vigueur, non plus seulement la continuité graduelle, mais également la
dichotomie entre le normal et pathologique, c’est en effet que le pathologique manifeste au sein du
vivant sa normalité propre. Son propre fonctionnement, alternatif aux diverses allures de la vie que
peut manifester l’état de santé. Ce fonctionnement n’est pas seulement dysfonctionnement de la partie
d’un tout : il implique, et transforme l’ensemble de l’organisme qui constitue ce tout. Aussi
transforme-t-il de même le comportement général du patient, son rapport à lui-même, son rapport au
milieu. C’est tout un mode de vie que désigne le pathologique. D’où il s’ensuit « que le pathologique
doit être compris comme une espèce du normal, l'anormal n'étant pas ce qui n'est pas normal, mais ce
qui est un autre normal »153. Non pas, insiste Canguilhem, une anormalité, mais « un autre normal ».
Au concept d’altération de la normalité doit être préféré celui d’altérité : « être malade c’est vivre une
autre vie ». Deux éléments permettent alors de retrouver le normal au sein du pathologique. Le malade
est, d’une part, « normalisé dans des conditions d’existence définies » et, d’autre part, toujours porteur
d’une normativité, bien que sa capacité à moduler cette normativité ait été entamée.
L’amoindrissement de cette capacité, l’appauvrissement de l’élan vital et créatif, ainsi se définit la
maladie.
Loin d’être absence de normes, la maladie serait donc elle-même dépositaire d’une certaine
norme de vie ; mais d’une norme inférieure ou appauvrie quant à sa permissivité au regard des
bouleversements de son milieu, d’une norme dépréciée, hypothéquée par des conditions
153
G. Canguilhem, op. cit., p. 135.
86
Les valeurs de la vie
d’empêchement qui portent atteinte à ses capacités d’adaptation. L’état pathologique n’est donc en
rien un état défectif, marqué par un dérèglement ou une abrogation de ses règles de fonctionnement.
L’état pathologique est encore moins chaos, conflit de normes interne à l’organisme, « trouble de
l’ordre » ; il rend raison d’une régulation autre des mêmes fonctions vitales, mais d’une régulation
jugée par le sujet malade de moindre qualité que la précédente. C’est à Bergson, cité dans le texte, que
Canguilhem, une fois de plus, emprunte sa théorie de l’ordre pathologique : « L'idée que la maladie
n'est pas seulement disparition d'un ordre physiologique mais apparition d'un nouvel ordre vital [...]
pourrait à juste titre s'autoriser de la théorie bergsonienne du désordre. Il n'y a pas de désordre, il y a
substitution à un ordre attendu ou aimé d'un autre ordre dont on n'a que faire ou dont on a à souffrir
»154. « Désordre » est un concept moral et politique qui ne peut être assigné qu’à ce qui témoigne,
résulte ou manifeste une intention. Pas à la maladie : « Le mot désordre, pris dans son sens véritable,
ne saurait être appliqué à aucune des productions de la nature »155. Reste ceci que l’état pathologique
constitue à égalité avec l’état de santé une expérience d’innovation positive du vivant et ouvre en cela
à d’autres allures, à d’autres dimensions de la vie. La maladie explore des possibilités de la vie qui, à
défaut, nous resteraient insoupçonnées.
Mais il y a loin encore à ce que la maladie n’ait qu’une fonction de révélation des formes du
vivant. La maladie, en tant qu’elle interroge ce qui paraissait aller de soi, est également allouée d’une
fonction de subjectivation. La maladie fait advenir le sujet à lui-même, de même que l’affection
fondamentale de l’angoisse chez Heidegger met le Dasein aux prises avec son mode d’être
authentique156. Ainsi le § 40 de Sein und Zeit, dès l’orée du chapitre 6, se propose-t-il de démontrer de
quelle manière « l’affection fondamentale de l’angoisse » peut être appréhendée comme « ouverture
privilégiée du Dasein ». Le mouvement rhétorique de ce passage central de l'œuvre est tel qu’il nous
conduit, en prenant acte d’une distinction de l’angoisse d’avec la peur, à comprendre que l’angoisse
n’a pas d’objet déterminé ; qu’étant nulle part, elle est déjà partout ; qu’elle n’est pas « surgissement »
mais toujours « déjà-là », présence originaire qui nous « étrange » aux choses, nous arrache au régime
de l’ustensilité et de la familiarité ; qu’elle nous fait dès alors sentir, au-delà du « rien » qu’elle
manifeste, le monde lui-même comme ouverture, soit l'être-au-monde comme tel. Bien plus : le fait
que rien n’ait plus de sens, que le monde soit ébranlé, dépossédé de sa signification, nous fait
apercevoir incidemment que nous sommes nous-mêmes au monde dispensateur de sens. En cela
G. Canguilhem, op. cit., p. 128.
G. Canguilhem, op. cit., p. 82.
156 M. Heidegger, Être et Temps (Sein und Zeit) (1927), § 40, trad. Martineau, Paris, Gallimard, Bibliothèque
de Philosophie - Œuvres de Martin Heidegger, 1986. Sur la fonction heuristique, révélatrice de l'angoisse, cf.
J.-M. Vaysse, notice « Angoisse » dans Dictionnaire Heidegger, Paris, Ellipses, « Collection Dictionnaire »,
2007 ; J. Greisch, Ontologie et temporalité. Esquisse d’une interprétation intégrale de Sein und Zeit , Paris,
PUF, 1994 et M. Zarader, Lire Être et temps de Heidegger, Paris, Vrin, « Bibliothèque d'histoire de la
philosophie », 2012.
154
155
87
Les valeurs de la vie
l’angoisse n’est-elle pas qu’une affection privilégiée, qu’une tonalité affective ni même la plus
originaire des manières d’être au monde – toutes les autres modalités n’en étant que des modifications
impropres – ; elle est aussi ce qui nous lie au Temps : elle signifie le Dasein comme témoignant de
l’être : « ayant-à-être ». L’angoisse chez Heidegger nous découvre le monde comme tel et nous
renvoie à notre relation au monde ; partant, à ce que nous sommes – Dasein.
Tout se passe, en somme, comme si angoisse redevenait l’épreuve initiatique que l’ethnologie lui
reconnaît dans les rites de passage : passage, elle est étape, ébranlement du monde et de l’individu puis
lieu d’une renaissance à une compréhension accrue du monde et de soi-même (l’angoisse prise chez
Hegel dans le cadre de la dialectique du maître et du serviteur, reconduit plus clairement encore – tant
chez le maître que chez le serviteur – ce processus d’intégration de la mort dans la vie, de la mort
symbolique consubstantielle au rite de transition). On ne s’y arrête pas. On n’en sort pas indemne. On
accède au-delà du « rien » à la conscience de « quelque chose » qui nous en sauve – encore. Ainsi la
découverte du « monde comme tel » (et de soi-même en qualité de Dasein, être-possible et être-pourla-mort) que fait chez Heidegger l’individu en échappant, grâce à l’angoisse, au régime de la
préoccupation, à ce mode d’être inauthentique ; cette découverte donc n’est pas sans rappeler cette
autre prise de conscience que l’homme faisait de sa propre mort, de sa finitude et au-delà, de Dieu,
dans la vision de Pascal, dès lors qu’il entendait briser le mouvement de sa fuite dans le
divertissement. L’angoisse, pour peu qu’on daigne l’affronter, pour peu qu’on la traverse, délivre une
vérité à même de transformer radicalement notre rapport à l’existence. Vivre l’angoisse peut être une
chose ; la concevoir en est une autre, en laquelle Heidegger n’a pas démérité. L’angoisse comme voie
royale vers soi, le monde et vers l’être-à, instances de l’être-au-monde, est bien en cela un outil sans
équivalent pour la compréhension du « sens de l’être ».
Ce que l’angoisse de l’esprit, l’ « inquiétante étrangeté »157 est à l’égard du sujet authentique chez
Heidegger, l’angoisse du corps, l’irruption de la douleur, de la souffrance, de la patho-logie l’est pour
l’individualité chez Canguilhem. Précisément, la maladie est l’expérience déterminante qui permet le
passage de l’individualité biologique à l’instance de la subjectivité proprement dite. L’individualité a
trait à la globalité d’un comportement ; la subjectivité, à la reprise par la conscience de ce
comportement, au sens qui lui sera donné. La maladie, de fait, transforme le malade en l’arrachant à
Unheimlichkeit. Le terme – que Martineau traduit par « étrang(èr)eté », Vezin par « étrangeté », Boehm et
Waehlens par « dépaysement » – faisait déjà en 1919 l’objet des analyses de Freud. Il signifie ici l’inverse de
l’atmosphère de « domesticité » qui innervait jusqu’à présent le monde de l’individu pris dans la déchéance.
De là sa construction, ayant recours au préfixe privatif un- pour Un-zuhause : « ne pas être chez soi », (Unheimlichkeit). L’angoisse va donc s’accompagner d’une certaine épaisseur comminatoire, typique des
moments de crise, et en même temps révélatrice de sa portée ontologique. Parce que l’angoisse est – au-delà
de sa teneur affective – ce qui confronte le Dasein à la facticité de son être-au-monde (Befind-lichkeit in der
Unheimlichkeit).
157
88
Les valeurs de la vie
son mode d’existence « normal » pour l’introduire à de nouvelles normes de vie. Or, une telle
modification ne se donne pas seulement comme l’occasion de nouvelles « allures de la vie » ; elle est
la condition du surgissement de toute manière de subjectivité. C’est bien effectivement parce que
l’individu prend acte de la diminution de soi engendrée par la maladie (la maladie, ou plus
généralement l’épreuve qui peut être sociale, psychologique, etc.), que la vie qui l’anime lui apparaît
comme une valeur. Une telle valeur est ressaisie chez l’homme par la conscience qui s’apparaît alors
en référence à cette valeur, en se thématisant. L’expérience spécifique de la subjectivité que signifie la
maladie est, au-delà – ou plutôt en deçà des formes d’existence qu’elle met à jour –, conditionnelle de
la notion même de subjectivité : « je souffre, je suis, j’existe ».
« Je souffre » ; car la douleur met l’homme irréflexif en situation privilégiée pour découvrir sa
vulnérabilité. Quand bien même il ne serait pas « possible que nous nous souvenions d’avoir existé
avant le corps puisqu’il ne peut y avoir dans le corps d’empreinte de cette existence, et puisque
l’éternité ne peut se définir par le temps ni comporter aucune relation au temps […] nous sentons et
nous expérimentons que nous sommes éternels »158. Jusqu’à ce que l’homme, tiré par la souffrance de
son irréflexion, éprouve sa finitude, à quoi il tente de donner sens. L’irruption de la douleur introduit
dans la vie dolente une menace d’éllision de la vie qui tonalise tout autrement le monde vécu. Le
moment de la douleur apparaît à ce titre comme le pivot de la transition de l’individualité biologique
vers le mode d’être de la subjectivité. Par où nous retrouvons la conséquence de ce qu’Hegel théorisait
comme le « travail du négatif »159. Admettre avec l’auteur que l’épreuve constituée par la souffrance
fait émerger la subjectivité dans l’expérience de la précarité de la vie, c’est aussi souligner que toute
conscience de soi passe par une interprétation des signes qui se font jour en soi – un acte de
conscience. Le corps ou le psychisme nécessitent d’être marqués pour être remarqués. Ils doivent être
signés, stigmatisés pour être appropriés. Observation qui n’est pas dénuée d’intérêt pour ce qui
concerne notre intelligence du rôle déterminant de la souffrance ou de la peur, dramatisée par la mort
symbolique, dans les rites de passage, qu’il soit question de rites traditionnels160 ou de leurs
succédanés les plus contemporains (tatouages, piercings, bizutages, etc.)161.
B. de Spinoza, L’Éthique, ou Ethica More Geometrico Demonstrata, « à la façon géométrique » (1677),
dans Œuvres de Spinoza, trad. R. Caillois, M. Francès et R. Misrahi, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1954,
L. V, prop. 23, Scolie.
159 « Ce moyen négatif, où l'opération formatrice, est en même temps la singularité ou le pur être-pour-soi de
la conscience. Cet être-pour-soi, dans le travail, s'extériorise lui-même et passe dans l'élément de la
permanence la conscience travaillante en vient ainsi à l'intuition de l'être indépendant, comme intuition de
soi-même » (G.W.F. Hegel, La phénoménologie de l'Esprit (1807), tome 1, trad. J. Hyppolite, Paris, Editions
Aubier, Bibliothèque philosophique, 1998, p. 165.
160 A. van Gennep, Les Rites de Passage, Paris, Editions A&J Picard, « Picard Histoire », 1909.
161 Cf. M. Segalen, Rites et rituels contemporains, Paris, Armand Colin, 2009.
158
89
Les valeurs de la vie
Souffrance et maladie affectent toute individualité vivante douée de sensibilité, mais seule est en
mesure de lui prêter un sens une subjectivité par elles élevée à la conscience. La maladie témoigne de
l’individualité des êtres biologiques, irréductibles aux types abstraits que légifère nécessairement la
science. Or, l’homme lui seul, à supposer que l’homme seul soit doté d’une conscience – chose qui
n’est pas acquise –, est en mesure de ressaisir ses maux dans un rapport conscient de signification. Par
suite, de faire advenir la subjectivité où n’existait encore que l’individualité : « l'homme fait sa douleur
comme il fait une maladie ou comme il fait son deuil, bien plutôt qu'il ne la reçoit ou ne la subit » 162.
Poser que la souffrance ne peut être interprétée que par l’individualité humaine, c’est alors instituer, à
tort ou à raison, une démarcation entre le vivant humain et animal (en excluant l’humain de
l’animal163) ; c’est tracer une frontière qui départit l’humain de tous les autres organismes, renouvelant
ainsi le geste d’« élection » qui aboutit à consacrer le thème de l’« exception humaine », typique des
religions du Livre164.
En admettant que la maladie ne soit en rien disparition des normes, mais réduction de la
normativité, moins souple ; en admettant que la maladie ne soit pas un prolongement de l’anormalité,
mais « un autre normal », une question essentielle qui ne manquera pas de se poser est celle de savoir
dans quelle mesure et selon quelles modalités un malade exposé à la chronicité de la douleur va
pouvoir remanier ses conditions de vie pour s’adapter à son état. Une telle personne sera-t-elle jamais
à même de retrouver subjectivement une forme de « normalité » dans l’expérience de la douleur, c’està-dire dans la maladie, ou bien estimera-t-elle que ces adaptations, ces expédients contraints seront
toujours d’une valeur moindre que celles associées à ses représentations de l’état de santé – celui
d’autrui ou le sien propre d’avant la maladie ? Une personne confrontée au retour régulier de la
souffrance ou un accidenté gardera-t-elle pour référence de la normalité un état antérieur à sa
G. Canguilhem, op. cit., p. 56-57.
À tort, si l'on en croit J. Derrida, qui nous rappelle que : « chaque fois que "on" dit "l'Animal", chaque fois
que le philosophe, ou n'importe qui, dit au singulier et sans plus "l'Animal", en prétendant désigner ainsi
tout vivant qui ne serait pas l'homme […] le sujet de cette phrase, ce "on", ce "je" dit une bêtise […] Et ce "je
dis une bêtise" devrait confirmer non seulement l'animalité qu'il dénie mais sa participation engagée,
continuée, organisée à une véritable guerre des espèces » (J. Derrida, L'animal que donc je suis, Paris,
Editions Galilée, La philosophie en effet, 2006, p. 54). « Il ne s'agit pas seulement – conclut le philosophe de
la déconstruction – de demander si on a le droit de refuser tel ou tel pouvoir à l'animal (parole, raison,
expérience de la mort, deuil, culture, institution, technique, vêtement, mensonge, feinte de la feinte,
effacement de la trace, don, rire, pleur, respect, etc. – la liste est nécessairement indéfinie, et la plus
puissante tradition philosophique dans laquelle nous vivons a refusé tout cela à l'"animal"), il s'agit aussi de
se demander si ce qui s'appelle l'homme a le droit d'attribuer en toute rigueur à l'homme, de s'attribuer,
donc, ce qu'il refuse à l'animal, et s'il en a jamais le concept pur, rigoureux, indivisible, en tant que tel » (op.
cit., p. 185).
164 J.-M. Schaeffer démontre, dans La fin de l'exception humaine (Paris, Gallimard, NRF Essais, 2007),
comment le schisme provoqué entre l'homme et la nature ou entre l'homme et l'animal a résulté de
l'extrapolation graduelle de l'alliance adamique originaire au peuple élu, puis à l'humanité entière définie
comme un genre à part de tous les autres.
162
163
90
Les valeurs de la vie
pathologie ou socialement élaboré, ou bien sera-t-elle capable de constituer une nouvelle référence de
la normalité induite de son nouvel état, une référence qui ferait cas de sa fragilité ?
Toute la difficulté consiste à apprécier si la douleur, le handicap, pourront un jour être acceptés et
intégrés à l’existence en devenant une nouvelle norme de vie ou demeureront, pour le sujet, et en dépit
de leur durabilité un phénomène relevant de l’anormalité. Voire au-delà, de l’injustice. Des
personnalités telles que Stephen Hawking, le célèbre astrophysicien, ou Alexandre Jollien, écrivain et
philosophe suisse dont les ouvrages fleurissent en librairie, ont pu trouver en leur complexion même la
force d’une authentique vitalité, faisant de ce qui avait tout pour rester un obstacle un auxiliaire de
création165. Des Asperger ont pu reconvertir leurs obsessions ou leurs monomanies en des ressources
inattendues, se libérer pour accomplir toutes sortes d’exploits intellectuels. Ainsi de Daniel Tammet,
connu pour avoir retenu et décliné en 2004 quelques 22 514 décimales de Pi, apprises au cours du
trimestre précédant l'événement. Tammet maîtrise également douze langues étrangères, témoignant par
là même de facultés de communication peu attendues de la part d’un autiste166. Mais il n’est guère
besoin de quitter le champ de la philosophie pour trouver des exemples parmi les plus célèbres de nos
auteurs : Épicure, Montaigne, Descartes, Spinoza, Nietzsche, Camus etc. Les partisans de la « grande
santé » ont toujours eu la leur précaire. Ce qui ne sera pas pour étonner le lecteur conséquent de
Canguilhem : la maladie est par contraste ce qui révèle et valorise la vie, ce qui nous attache à la santé
et nous fait ressentir le prix inestimable de l’instant vécu. Les philosophes rompus à la souffrance font
des penseurs solaires, parce qu’eux connaissent mieux que quiconque la valeur de la vie.
Mais de telles réussites peuvent-elles prétendre à être représentatives ? Rien n’est moins sûr ; et
le biais d’échantillonnage ne doit pas faire oublier la proportion tout aussi considérable des trajectoires
de vie irrémédiablement brisées par la pathologie. Du choix de l’optimisme, ne sombrons pas dans
l’angélisme. Tout mal n’est pas nécessairement, comme l’affirmait Leibniz, le gage d’un plus grand
bien. Gardons-nous d’un aveuglement qui conduirait à généraliser ce qui n’a jamais trait qu’à des cas
singuliers. L’état pathologique peut témoigner d’une autre « allure de la vie », sans pour autant que la
personne abîmée dans son intégrité ne parvienne à s’y résoudre. Il n’est qu’à s’aviser, pour s’en
convaincre, de la fréquence des suicides qui se constatent chez les paraplégiques, les grands brûlés, les
patients amputés, atteints de handicap, de pathologies lourdes et orphelines. Survivre peut être une
violence. Survivre à la douleur peut être lutte de tous les jours qu’il n’est peut-être pas donné à tous de
mener jusqu’au bout…
Cf. A. Jollien, Petit Traité de l'abandon. Pensées pour accueillir la vie telle qu'elle se propose , Paris, Seuil,
2012.
166 Cf. D. Tammet, Embrasser le ciel immense. Le cerveau des génies, Paris, Les Arènes, 2009.
165
91
Les valeurs de la vie
b. L’anomalie : de la différence à la pathologie
Toujours est-il que le pathologique peut – du moins, en théorie – être posé comme tel aux
antipodes du sain et du vital sans s’opposer le moins du monde à la logique ou à la normalité, dont il
est également porteur à sa manière. Sous ce rapport doit être distinguée de l’« anormalité » l’«
anomalie », celle-ci n’étant que la caractérisation neutre d’un fait biologique atypique. Elle est un
terme descriptif et non évaluatif ou normatif qui traduit avant tout une variation individuelle. Cette
variation peut être constitutionnelle, congénitale et parfaitement bénigne. Elle peut participer de la
santé de l’organisme qui compose avec elle. Preuve que l’anomalie en soi n’est pas antithétique à l’état
de santé. Elle ne le devient qu’autant qu’elle entrave les potentialités de l’individu, aussi bien à ses
yeux qu’aux yeux des autres individus. Aux yeux des autres individus, en tant qu’ils lui renvoient
sciemment ou pas l’image de son amoindrissement ; mais encore à ses propres yeux, en tant que le
sujet intériorise sa condition. « Une norme unique de vie – développe l’auteur – est ressentie
privativement et non positivement. Celui qui ne peut courir se sent lésé, c'est à dire qu'il convertit sa
lésion en frustration, et bien que son entourage évite de lui renvoyer l'image de son incapacité, comme
lorsque des enfants affectueux se gardent de courir en compagnie d'un petit boiteux, l'infirme sent bien
par quelle retenue et quelles absentions de la part de ses semblables toute différence est apparemment
annulée entre eux et lui »167.
L’anomalie, poursuit l’auteur, devient infirmité en tant qu’elle le sépare de ce qu’il estime être
l’intégrité de sa puissance d’agir : « quand l'anomalie est interprétée quant à ses effets, relativement à
l'activité de l'individu, et donc à la représentation qu'il se fait de sa valeur et de sa destinée, l'anomalie
est infirmité. Infirmité est une notion vulgaire mais instructive. On naît ou on devient infirme. C'est le
fait de devenir tel, interprété comme déchéance irrémédiable, qui retentit sur le fait de naître tel »168.
L’infirmité n’est pas dans l’absolu. De même que la santé ou que la maladie, elle se construit,
exprime, caractérise une relation. Un rapport imparfait de l’individu à son environnement, incluant
son environnement naturel autant que culturel, les attendus sociaux qui pèsent sur lui ou le regard
d’autrui, chargé ou non de préjugés. L’infirmité est relative à un contexte, contexte évolutif qui lui
confère subséquemment une historicité. Cette historicité peut être relative aux variations d’un milieu
(a) naturel et (b) culturel donné.
(a) Aux variations du milieu naturel : variations des constantes physiologiques du corps (le «
milieu intérieur ») ou de l’environnement proprement dit (l’écosystème). La réduction des normes
qu’instaure la vie au seul normal de la moyenne posé par la physiologie a pour effet de remiser toute
167
168
G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 88.
G. Canguilhem, op. cit., p. 87. Nous soulignons.
92
Les valeurs de la vie
autre économie des normes « déviant » de cette normalité sous le régime de la pathologie. Or, le vivant
se caractérise précisément par les écarts dont il se rend capable au regard de la constance affirmée de
la norme physiologique. Ce que Canguilhem nomme la labilité fait du vivant un foyer d’invention des
formes et allures de la vie. Toute normalisation ou réduction de la multiplicité de ces comportements à
un modèle abstrait ne peut à cet égard qu’échouer à ressaisir la véritable évolutivité et relativité de la
norme biologique : « nous pensons, écrit Canguilhem, qu'il faut tenir les concepts de norme et de
moyenne pour deux concepts différents dont il nous paraît vain de tenter la réduction à l'unité par
annulation de l'originalité du premier »169. C’est cette originalité, cette spontanéité que manifeste le
vivant dans la promulgation de ces normes qui lui permet de s’adapter aux infidélités de ces milieux.
L’« écart » est alors non plus le symptôme de la pathologie, mais une condition nécessaire à la
viabilité des organismes. « Changer pour que rien ne change », préconisait Tancrède dans Le Guépard
de Lampedusa170. « Changer pour demeurer », « s’adapter – être adapté – ou s’éteindre », c’est
également ce que nous apprend le mutationnisme darwinien. « Dans la mesure où des êtres vivants
s'écartent du type spécifique, sont-ils des anormaux mettant la forme spécifique en péril, ou bien des
inventeurs sur la voie de formes nouvelles ? », feint alors de se demander l’auteur 171. Et nous
d’admettre que l’isolement d’une moyenne ne peut, du fait de sa compatibilité précaire avec un milieu
donné, être érigé en seule norme de vie possible. En l’occurrence « la norme [arrimée par la science
physiologique] ne se déduit pas ici de la moyenne, mais se traduit dans la moyenne »172. La moyenne
n’est que le constat de la norme majoritaire à une époque considérée ; en aucun cas la référence d’une
normalité physiologique pérenne.
(b) Aux variations du milieu naturel s’ajoute l’évolution du milieu culturel, celle des « mentalités
» épousant ses méandres, ces cycles et ses ruptures. Une même « anomalie » ou « différence »
interprétée comme une anomalie ne prendra pas la même signification selon qu’elle sera appréciée au
prisme de la pensée médicale du Moyen Âge ou à celui des théories les plus récentes du XXIème
siècle. L’idée de « châtiment divin » peut venir se greffer à la glose historique de ces anomalies – ainsi
de la lignée d’Œdipe, boiteuse de père en fils – avant de se voir disqualifiée par les progrès de la
génétique. Autant de perspectives que de contextes d’énonciation ; autant de visions du monde qui
témoignent de regards hantés par des valeurs, des préoccupations, des sensibilités, des mythes et des
métaphysiques coagulés dans leur époque173.
G. Canguilhem, op. cit., p. 116.
« Changer pour que rien ne change », préconisait Tancrède, protagoniste caméléon du Guépard de
Lampedusa. Cf. G.T. di Lampedusa, Le Guépard, Paris, Points, 2007.
171 G. Canguilhem, op. cit., p. 89.
172 G. Canguilhem, op. cit., p. 103-104.
173 Ce que Foucault qualifiera d'épistémè, définissant celle-ci comme référant à « l'ensemble des relations
pouvant unir, à une époque donnée, les pratiques discursives qui donnent lieu à des figures
169
170
93
Les valeurs de la vie
Si donc l’infirmité peut être conçue comme une anomalie s’accompagnant d’une souffrance
indirecte, la pathologie au sens strict du terme nécessite le vécu d’une souffrance beaucoup plus
immédiate, moins représentative ; d’où la racine páthos (« passion ») qui la réfère à l’affliction, à la
blessure physique et/ou psychologique. L’anomalie n’est une pathologie qu’autant qu’elle sera
solidaire d’un « sentiment direct et concret de souffrance, un sentiment d’impuissance et de vie
contrariée »174. Le pathologique plonge ses racines dans la conscience d’une diminution de la «
puissance d’agir » consécutive à une réduction de la normativité vitale. Il ne peut être dissocié de
l’affect négatif qu’il occasionne chez la personne malade. Aussi doit-il, sous ses auspices, être
apprécié en fonction du vécu de l’anomalie par celui qui s’en trouve affecté. Il n’est de pathologie à
l’exclusion du regard que l’individu porte sur son lui-même ; il n’est de réduction de la normativité
désengagée de la considération de l’histoire normative de l’individu dans la mesure où toute altération
de la normativité s’affirme au prorata d’une représentation que le patient se fait de son régime de santé
optimale ; en somme, de la « normalité ». Le pathologique n'est tel qu’en référence à une conscience
individuelle qui sent, qui évalue la qualité de son existence actuelle au regard de son existence passée
ou d’un canevas culturel de représentations.
L’« anomalie », en d’autres termes, n’est pas d’emblée pathologique. Elle ne l’est pas «
absolument », ôtée de tout contexte. Prises à elle seule, une énumération de symptômes déviants de la
norme statistique n’atteste encore d’aucune souffrance. L’anomalie peut être à l’origine de la
pathologie sans nécessairement l’être. Condition nécessaire, elle n’est pas suffisante pour constituer
une pathologie : « L'anomalie est ignorée dans la mesure où elle est sans expression dans l'ordre des
valeurs vitales »175. Pour peu que l’anomalie ne soit pas préjudiciable aux possibilités du vivant, elle
pourra être regardée comme une « différence », un phénomène épilotique, sans incidence sur la santé,
mais non pas comme une anormalité.
La promotion du « ressenti de l’anormalité » au nombre des critères définitoires de l’anormalité
révoque ainsi toute tentative d’appréhension purement anatomique, superficielle ou objective de
l’anomalie. D’une part, parce que certaines anomalies, comme le rappelle dûment l’auteur176, ne sont
éventuellement décelées qu’après la mort de l’individu ; ensuite et fondamentalement, parce que de
telles anomalies ne prennent sens que dans l’horizon de la ressaisie sensible autant que psychologique
de ces différences par un sujet engagé dans sa vie. La valorisation du vécu subjectif, indispensable à la
épistémologiques, à des sciences, éventuellement à des systèmes formalisés » (M. Foucault, L'archéologie du
savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 250.
174 G. Canguilhem, op. cit., p. 87.
175 G. Canguilhem, op. cit., p. 84.
176 G. Canguilhem, ibid.
94
Les valeurs de la vie
caractérisation de l’anormalité, accuse ainsi l’inconsistance du traitement strictement « naturaliste »
des anomalies. Ce même traitement auquel Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) recourt de manière
paradigmatique dans ses études de Philosophie anatomique, qui allaient déboucher sur une
classification scientifique des anomalies177. La monstruosité y est décrite comme l’ultime cas d’école
des variations qualifiées d’ « anormales » au regard de l’échelle de gravité de ces anomalies. Échelle
qui reste inexorablement – et c’est là l’objection majeure de Canguilhem – une référence construite.
Une convention. Échelle qui, faute d’être donnée, rend compte d’une décision, d’un choix : choix des
critères que le naturaliste a jugé pertinent de retenir au détriment d’autres critères. La « gravité », de
même que la « légèreté », le « bénin » ou le « malin » déterminés sous ces auspices ne sont rien moins
« au fond [que] des notions subjectives en ce sens qu’elles incluent une référence à la vie de l’être
vivant »178.
Il y a donc bien affirmation de valeurs. Le fait insurmontable de cette affirmation, de cette
évaluation à caractère non-scientifique se prolonge par ailleurs chez Saint-Hilaire en gagnant le
domaine de la psychologie et de la morale comme en témoigne l’emploi d’expressions significatives,
telles que celle d’ « influence nuisible ». Le naturaliste français, croyant lors exposer une tératologie
purement technique – ou bien, pour emprunter à la formule de Max Weber, « axiologiquement neutre
»179 –, tombe sous le coup de l’impossibilité d’émettre une quelconque proposition qui ne témoigne
d’un jugement subjectif. S’il ne fait pas de doute que les différences anatomiques ont une vérité
objective indépendante de tout jugement normatif – jugement du praticien ou de la personne affectée –
, l’anomalie en tant que telle ne se manifeste jamais en retour que dans le cadre d’un jugement à la
faveur duquel le vivant humain, l’individu donneur de sens, réinvestit celle-ci en termes d’« écart
normatif »180. La différence anatomique n’advient (éventuellement) à son statut d’anomalie qu’en tant
qu’elle est thématisée, « pensée », dès lors que toute pensée, comme le ferait voir Kant, est solidaire
d’une faculté de juger181.
E.G. Saint-Hilaire, Philosophie anatomique. Pièces osseuses des organes respiratoires, Paris, Librairie J.-B.
Baillère, 1818.
178 G. Canguilhem, op. cit., p. 83.
179 La notion de « neutralité axiologique » ( werturteilsfreie Wissenschaft ; littéralement : « connaissance libre
de préjugés » a été développée par Max Weber dans un diptyque de conférences prononcées en 1917 et 1919
à l'université de Munich, reprises dans un ouvrage paru en France en 1959 chez Plon sous le titre Le Savant
et le politique. Elle entend désigner l’attitude idéale du chercheur objectif, du « savant » distancé de son
objet d’étude, supposé s’abstenir de tout jugement de valeur.
180 G. Canguilhem, op. cit., p. 85.
181 Nous pourrions résumer les principales étapes de la synthèse de nos représentations telles qu'exposée dans
la première Critique en rappelant (a) que le divers donné dans l'intuition doit d'abord être recueilli et
rassemblé dans la sensibilité conformément aux formes de l'espace et du temps, (b) puis reproduit et
conservé par l'imagination ; qu'il doit (c) être unifié, tressé, déterminé par des concepts purs et empiriques
afin (d) d'être ultimement ramené à l'unité originaire et synthétique de l’aperception. Les affections des sens,
ainsi déterminées, pourront alors – alors seulement – être pensées, représentées, et prétendre de plein droit à
177
95
Les valeurs de la vie
c. L’expérience de la fragilité
D’autres facteurs que strictement anatomiques doivent être pris en compte pour que l’anomalie
soit autre chose qu’une simple différence, manifeste ou dissimulée. D’autres critères comme, le cas
échéant, la nocuité de cette anomalie ; comme également le ressenti du sujet affecté. Un ressenti qui a
partie liée à un imaginaire plutôt qu’à la facticité d’une symptomatologie. Kant éclaircit ce dernier
point dans la Doctrine du droit, en rappelant qu’on appelle « la capacité d'avoir du plaisir ou de la
peine en raison d'une représentation un "sentiment", parce que ces deux états [plaisir et peine] ne
contiennent que ce qui est le subjectif simple dans son rapport avec notre représentation et n'ont
aucune relation à un objet en vue de la connaissance possible »182. Appert ceci pour Canguilhem que la
pathologie n’est pas seulement diminution, mais encore « sentiment » de diminution de la normativité.
L’anomalie ne devient pathologique qu’en étant éprouvée comme telle par un sujet ; et n’est jamais,
par suite, « connue de la science que si elle a d'abord été sentie dans la conscience, sous forme
d'obstacle à l'exercice des fonctions »183. Le pathos du malade devance et conditionne le logos du
médecin. L’idée fondamentale qui transparaît ici est que le vécu subjectif de l’anomalie concourt de
manière décisive à la requalification – ou non – de cette dernière en termes d’anomalie.
Ainsi de l’anomalie, ainsi de la pathologie. La connaissance de l’état pathologique n’est pas
donnée comme un état de fait brut ; elle procède d’une appréhension par l’homme de l’écart normatif
qui sépare cet état de celui, nominal, qui caractérisait son expérience antérieure de la vie. Il connaît cet
écart en l’éprouvant, intuitivement ; en se fiant au témoignage de sa sensibilité. Il inscrit ce nouvel état
dans la trame d’un vécu – ainsi la ressaisie de la diminution ou de l’augmentation de la normativité
est-elle comptable d’une mémoire – qui lui fournit un contrepoint, un socle de comparaison d’après
lequel « juger » de sa nouvelle « qualité de vie ». « Qualité de vie » est une notion mobilisée par
Canguilhem pour insister sur l’aspect subjectif de l’« être malade », du « faire malade ». Le terme de «
qualité » peut en ce sens être opposé à celui de « quantité ». L’une réfère au vécu de l’individu
conscient de son histoire ; l’autre à une donnée numérique, une mesure générale de la longévité. L’une
ressortit au registre du « bien vivre » ; l’autre à celui du « vivre plus ». Or, la qualité de vie, à rebours
de la quantité, est incommensurable, et ne peut être définie de l’extérieur. Elle est le fruit d’une
appréciation qui joue sur le registre des valeurs. L’anomalie comme la pathologie se vivent dans le
figurer au nombre de nos connaissances ; ainsi, « nous pouvons ramener à des jugements tous les actes de
l'entendement, de telle sorte que l'entendement en général peut être représenté comme un pouvoir de juger
» (E. Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Renault, Paris, Flammarion, 2006 ; en part. § 24 : « Déduction
transcendantale »).
182 E. Kant, Métaphysique des mœurs. Première partie : Doctrine du droit, Paris, Librairie Philosophique
Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 1993, p. 85.
183 G. Canguilhem, ibid.
96
Les valeurs de la vie
bouleversement de ces valeurs par la mise en exergue d’une différence sensible au regard de laquelle
le patient affecté va se considérer comme diminué. On peut alors se demander à partir de quelles
formes de bouleversements, eu égard à ses conséquences, l’individu va commencer à convertir cette
différence en handicap, pathologie ou déficience. In concreto, lui devient-elle rédhibitoire lorsqu’elle
le force à adapter son mode de vie au surgissement chronique de la douleur ? Ou bien lorsqu’elle
l’empêche d’assumer ses obligations professionnelles ? Ses devoirs parentaux ? Lorsqu’elle contraint
son idéal du moi ? Lorsqu’elle affecte ses capacités mentales ou restreint sa mobilité ? Autant de
considérations dont la nature axiologique fait entrer de plain-pied la subjectivité – et avec elle le doute,
le risque (« on ne soigne, c’est-à-dire on n’expérimente, qu’en tremblant »), l’individualité, le
jugement critique (du gc. kritikē, « [l'art de] discerner ») dans le champ de la médecine. La dissection
sur la paillasse n’est qu’un moment de la compréhension du phénomène pluriel de la pathologie.
Ainsi la prise en compte de l’expérience interne, idiomatique de l’anomalie et de la maladie estelle un réquisit fondamental du diagnostic et de la thérapeutique (ou de la compensation, faute de cure
efficiente). L’usage par la médecine des termes convergents sur le normal et le pathologique ne peut se
faire qu’en référence à un sujet particulier, appréhendé sous le rapport de sa normativité. Le postulat
de Claude Bernard selon lequel l’individualisation de la pratique médicale au regard des sujets ferait
obstacle à une meilleure intelligence de la maladie est ainsi révoqué en doute. Bien plus : Canguilhem
le révoque pour démontrer que la subjectivation des « cas » peut seule permettre d’approcher au plus
près la vérité de la pathologie. Loin qu’elle soit une entrave ; loin qu’elle fasse obstruction à la
constitution d’un savoir théorique, elle en est l’expédient épistémologique. La « voie royale ». Elle
n’est pas « gêne », « interférence » : elle est feed-back, retour de force. Elle est matière vivante d’un
discours signifiant qui renseigne aussi bien sur l’état du patient que l’expérimentation ou la mesure
quantitative du fonctionnement ou du dysfonctionnement des organismes. C’est bien parce que le
corps vivant est avant tout encore souffrant qu’il ne peut être appréhendé comme un banal objet de
laboratoire184. C’est également parce que la subjectivité humaine éprouve comme anormale sa
différence que l’homme concret dépare d’avec l’homme de laboratoire tel que voudrait se le
représenter le savant expérimentateur. Encourageante et significative nous paraît, à ce titre, la
propension des manuels de médecine contemporains à remplacer les schémas-types qui avaient cours
184
Constat qui ne manque pas de poser à la marge la question de l’expérimentation animale. Kant prête une
« dignité » à la « personne » (morale) qui ne peut être appréhendée comme le moyen d'une fin : « Tout
homme a le droit de prétendre au respect de ses semblables et réciproquement il est obligé au respect envers
chacun d'eux. L'humanité elle-même est une dignité, en effet l'homme ne peut jamais être utilisé
simplement comme un moyen par aucun homme (ni par un autre, ni même par lui-même), mais toujours en
même temps comme fin, et c'est en ceci précisément que consiste sa dignité (sa personnalité), grâce à
laquelle il s'élève au-dessus des autres êtres du monde, qui ne sont point des hommes et peuvent leur servir
d'instruments, c'est à dire au-dessus de toutes les choses » (E. Kant, Fondements de la métaphysique des
mœurs, 1785). Des animaux, « qui ne sont point des hommes », il n'est rien dit de tel.
97
Les valeurs de la vie
il y a quelques décennies par des images photographiques d’organes réels et non plus figurés.
Évolution qui ne doit pas être minorée. Dès lors et en vertu de cette dimension perspectiviste
qu’introduit Canguilhem, le corps normatif ne peut être identifié au corps normalisé et idéalisé. Ce
corps normalisé peut fournir un repère, une direction ; jamais une directive. S’en contenter serait
aboutir au remplacement du corps souffrant par un corps « en série », factice, qui ne correspondrait à
rien. Ce serait perdre de vue le fait que le malade subit autant qu’il « fait » sa maladie.
Le fait est qu’il n’y a pas d’« en-soi » de la pathologie ou de la normalité. L’auteur, empruntant
au langage d’Hegel, ferait valoir que ces notions-affects sont avant tout et peut-être uniquement «
pour-soi », vécues par une conscience. Une conscience engagée dans une temporalité et qui se
représente la variation de ses états successifs sur fond d’une continuité identitaire. La maladie exprime
le sentiment liée à l’incapacité de répondre aux sollicitations d’un milieu devenu hostile. Elle est
diminution des forces et de la résistance de l’individu à ces contraintes. Si la santé est normativité, la
maladie est perte d’autonomie (du gc. auto, « soi-même », nomos, « norme »). En conséquence de
quoi doivent être déplacés les critères d’assomption de la santé et de la maladie. Il revient au patient
(du lat. patiens, participe présent du verbe déponent pati, « celui qui souffre ») bien plus qu’au
praticien de tracer la frontière entre le normal et le pathologique. Une telle proposition enlève
inexorablement à l’aura du médecin, appelé par Canguilhem à reconnaître les limites d’un solipsisme
méthodologique qui peut éventuellement confiner à l’hubris : « la vie d'un vivant ne reconnaît les
catégories de la santé que sur le plan de l'expérience, qui est d'abord son épreuve au sens affectif du
terme, et non sur le plan de la science »185. Le savoir médical ne peut se constituer que dans
l’interrelation. Il requiert un échange ; précisément : un échange de « points de vue ». Le dialogue et
l’écoute font partie intégrante de la pratique médicale. Ils nécessitent un engagement que la gestion
logistique actuelle des hôpitaux publics nous semble néanmoins en passe de compromettre.
L’auteur prolonge en tout ceci la réflexion ouverte par Kurt Goldstein (1878-1965), neurologiste
et psychiatre d’origine allemande, pionnier de la neuropsychologie moderne, sur les insuffisances de
l’approche strictement locale – en termes d’aires autonomes et suffisantes à leurs fonctions – du
fonctionnement cérébral. Goldstein excipe, dans son ouvrage le plus célèbre, Structure de l'organisme,
une détermination abstraite, conventionnelle ou définitionnelle de la santé et de la maladie qu’il
reconduit face à la possibilité d’une détermination alternative de ces notions, reposant sur la
considération de la normativité, de l’expérience vécue186. La première, extérieure au ressenti de
l’individu, est à la discrétion du praticien exerçant son jugement à l’exclusion du « point de vue du
G. Canguilhem, op. cit., p. 131.
K. Goldstein,. Structure de l'organisme (Der Aufbau des Organismus). Introduction à la biologie à partir
de la pathologie humaine (1934), Paris, Gallimard, Tel, 1951, chapitre VIII, p. 343 seq.
185
186
98
Les valeurs de la vie
malade ». Seule la seconde, selon Goldstein, est susceptible d’appréhender l’essence individuelle de la
pathologie. De chaque pathologie. Il n’est de maladie qui puisse être saisie de manière purement
intellectuelle et théorique. L’« être malade » – comme expérience et comme sujet – structure toute
approche de la maladie en tant qu’il lui donne sens.
Le principe de Broussais posant l’absence de différence qualitative entre l’état pathologique et
l’état de santé, ou faisant dériver l’état pathologique des normes physiologiques normales, n’est
admissible que replacé dans l’horizon d’une « norme supra-individuelle »187. Or, une telle norme ne
saurait être à l’état naturel. Elle ne se rencontre en aucun corps ; et aucun corps ne se résout à une
norme unique ainsi stabilisée. Il ne saurait par conséquent y avoir de normalité ou de comportement
désordonné que relativement à un individu conscient de ces transformations, et référé à une perception
– par cet individu – d’une « modification globale » mettant en jeu son rapport intime à la vie : « La
maladie est un ébranlement de l'existence », écrit Goldstein, « elle la met en danger ; et c’est pour cette
raison que sa détermination exige comme point de départ le concept de l'être individuel »188. L’emploi
du terme de maladie n’a de pertinence qu’articulé à la manière dont le malade, poursuit le neurologue,
« [vivra] en premier lieu sa maladie »189.
Il en ressort que l’étalon d’appréciation de la santé et de la maladie n'est pas à rechercher du côté
du jugement externe du médecin, mais du côté de l'individu lui-même. Celles-ci se décident au prorata
de sa normativité individuelle190, de l’appréhension censément subjective, censément singulière de la
normalité par le sujet. En quoi il faut admettre que « chaque homme est la mesure de sa propre
normalité »191. Bien plus, renchérit Canguilhem, si la normalité se définit relativement à chaque
individu, pareille définition enveloppe nécessairement aussi la conjecture sociale (valeurs, normes,
représentations) d’après laquelle l’individu, situé dans son contexte, appréhende son état. L’histoire
individuelle rencontre ici l’Histoire en lettres capitales. Comportements, santé, normes de vie, etc., le
« normal » d’une époque, pour un individu, peut alors s’altérer en anormalité ou en symptômes
pathologiques pour un individu d’une autre époque : « Ce qui est normal, pour être normatif dans des
conditions données, peut ainsi devenir pathologique dans une autre situation »192. Et réciproquement.
Reste ceci que de chacune de ces altérations, c'est toujours, en dernier ressort, pour Goldstein comme
pour Canguilhem, « l'individu qui juge »193.
K. Goldstein, op. cit., p. 344.
K. Goldstein, op. cit., p. 345 ; cité par G. Canguilhem, op. cit., p. 121.
189 K. Goldstein, op. cit., p. 345 ; à mettre en parallèle avec G. Canguilhem, op. cit., p. 84.
190 K. Goldstein, op. cit., p. 347 ; voir également p. 350, où se trouve exposé le concept « norme individuelle
».
191 K. Goldstein, op. cit., p. 347.
192 G. Canguilhem, op. cit., p. 119.
193 G. Canguilhem, op. cit., p. 119.
187
188
99
Les valeurs de la vie
C. UNE REDÉFINITION DE LA SANTÉ
Nous avancions que la pathologie s’oppose à la santé plutôt qu’à la normalité. Mais qu’est-ce que
la santé ? Dans la mesure où les états-limites rendent compte par ricochet ou par contraste du
fonctionnement sain de l’organisme, notre caractérisation de la pathologie devrait nous rendre à même
de définir l’état de santé comme son contraire. La maladie se définissait par une moindre capacité à
établir de nouvelles normes et à répondre adéquatement aux variations de son milieu ; l’état de santé se
définira donc comme l’optimum de nos « possibilités de dépasser la norme habituelle », ce afin
d’instituer de nouvelles normes en réponse à des situations nouvelles. Ce qui caractérise l’état de
santé, établit Canguilhem, « c'est donc la possibilité de dépasser la norme qui définit le normal à
un moment donné »194 . C’est-à-dire à la fois de « tolérer des infractions à la norme habituelle » et de
répondre aux crises en se réinventant sans cesse, en « instituant de nouvelles normes dans d’autres
conditions »195. L’état de santé se mesure à cette variation que la vie s’autorise dans l’élaboration de
ses normes. La santé n'est donc pas à proprement parler une « réalité normale », mais une possibilité
accrue de l’être normatif. Or l’être normatif – moins défini par son adéquation à un modèle virtuel
que par son dynamisme propre –, n’est autre pour sa part que l’étalon de l’homme normal. Être
normal, c’est être normatif. C’est dire encore une fois que l’homme normal ne peut plus être
appréhendé « de l’extérieur », par référence à une moyenne ou à un idéal. Il se conçoit au regard des
écarts qu’il est capable de supporter, mais aussi d’instituer pour devenir seul auteur et juge de ses
propres valeurs.
a. La santé dynamique et créatrice de normes
L’auteur ne cèle rien des influences qu’ont exercé sur lui les intuitions de Nietzsche. Lui qui
aimait à se prétendre un « nietzschéen sans carte » réinvesti dans le domaine de la médecine l’une des
notions centrales exposées dans Le Gai savoir par le marcheur de Sils Maria : celui de « Grande Santé
». Il suggère par là-même que la vie est volonté de puissance, la vie est créatrice de normes. La vie est
d’essence artistique et est appelée en permanence à dépasser les anciennes tables, les valeurs établies
et imposées à certains moments de son histoire. De même que Nietzsche faisait valoir que « l’humain
est quelque chose qui doit être surmonté »196, Canguilhem montre que la vie doit aller au-delà d’ellemême pour demeurer fidèle à soi. La vie n’est pas statique, la vie n’est pas indifférente. L’indifférence
G. Canguilhem, op. cit., p. 130.
G. Canguilhem, op. cit., p. 120.
196 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1885), trad. G. Blanquis, Paris, Garnier-Flammarion, 2005, partie
III, chap. 4 : « Des vieilles et nouvelles tables », p. 282.
194
195
100
Les valeurs de la vie
qui stigmatise pour Nietzsche le danger du nihilisme, la condition du dernier homme pour qui tout est
égal, renvoie chez Canguilhem à la pathologie comme symptôme de la vie déclinante. La vie est au
contraire une dynamique ; elle est « élan vital » et créateur. Elle se recrée elle-même tout en abolissant
les précédentes valeurs. Ainsi pour Nietzsche, le surhumain est-il requis après la mort de Dieu
symbolisant les normes restrictives du christianisme qui dévalue la vie, mais également conditionné
par elle.
Ce dépassement ne doit pas être conçu de manière purement négative, comme un rejet des
normes antérieures, mais comme une innocence de création qui se libère des normes antérieures pour
instituer, ou plus exactement, en instituant une nouvelle donne. La Grande Santé rend compte chez
Canguilhem de la capacité qu’a le vivant de faire un usage libre et instituant de sa capacité normative.
Non pas seulement en réaction à des contraintes, mais encore en les devançant – en se donnant luimême ses propres règles ; c’est-à-dire en aménageant le milieu intérieur et extérieur à l’aune de ses
propres valeurs. Et plus encore, en surmontant toute forme de conditionnement ou d’hétéronomie.
L'enfant, écrivait Nietzsche dès les premières pages du premier livre d’Ainsi parlait Zarathoustra, «
est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier
mouvement, une sainte affirmation […] Oui, pour le jeu divin de la création, ô mes frères, il faut une
sainte affirmation : l'esprit veut maintenant sa propre volonté, celui qui a perdu le monde veut gagner
son propre monde »197. Exorde philosophique qui, à l’époque de Nietzsche, trouve son pendant en
biologie dans une approche « transformiste » du devenir des espèces : celle proposée par le naturaliste
français Jean-Baptiste de Lamarck. Lamarck, à qui le philosophe allemand ne manque pas de rendre
hommage ; ce notamment pour sa Philosophie zoologique (1809)198 où se trouve exposée une théorie
de la transformation faisant état de la métamorphose des corps sous l’effet de « forces plastique »
dynamiques – et non seulement adaptatives.
Cette théorie de l'évolution en laquelle Nietzsche croit retrouver le caractère affirmatif et créateur
de la grande santé met en avant deux mécanismes complémentaires. Un premier mécanisme rend
compte de la complexification graduelle des formes du vivant, se pourvoyant d’organes et de fonctions
nouvelles aux attendus d’une dynamique interne due à leur organisation. Le second mécanisme,
articulé au précédent, donne lieu à la diversification des formes du vivant sous l’aiguillon de facteurs
contextuels, circonstanciels qui tiennent à des impératifs vitaux. Il donne à voir la dimension
adaptative de l’être vivant, organisé autour du principe d’usage/non-usage, en tant qu’il se trouve
confronté à des défis environnementaux. Soit sa capacité à « se créer » un corps viable, au sens «
F. Nietzsche, op. cit., p. 33-36.
J.-B. Lamarck, Philosophie zoologique, 1809, pref. A. Pichot, Paris, Garnier Flammarion, Philosophie,
1994.
197
198
101
Les valeurs de la vie
physique » du terme ; à « modifier ses normes » pour composer avec les contraintes liées à son milieu
de vie. Ces « caractères acquis »199 seraient par suite transmis à la génération suivante, qui à son tour
perfectionnera ou se déprendra progressivement de ces caractères en fonction des pressions de
survie200. Le transformisme de Lamarck méconnaît en effet les mécanismes de la sélection naturelle
défrichés par Darwin, lequel – si l’on en juge à sa correspondance201 – ne tenait pas Lamarck en
grande estime. L’évolution selon Darwin n’est pas, au reste, soumise à une nécessité théorique, pas
plus que la complexification, qui résulte uniquement des effets du hasard et de la sélection.
Si nous ne pouvons considérer le recours à l’expression de « force vitale » dans les écrits de
Lamarck comme témoignant d’un simple effet de style, l’erreur serait pourtant d’en conclure
expéditivement à l’existence d’un « vitalisme lamarckien »202. Le vitalisme, option philosophique des
plus anciennes et à laquelle se rattachent Nietzsche et Canguilhem, postule effectivement – si ce n’est
en tant que réalité, au moins à titre d’idée directrice, d’hypothèse de travail – le concours organisateur
d’une force qui serait aux êtres doués de vie ce que la gravitation universelle est aux corps graves. Il
conjecture ainsi l’action constitutive d’un élan créateur qui ne se laisse pas réduire aux lois de la
physico-chimie. Lamarck, non plus que ses successeurs en ce domaine, ne cherche à « expliquer »
biologiquement la nature de cette force ; mais à la différence des vitalistes de stricte obédience –
Bichat primum inter pares –, ne fait que constater celle-ci en tant que résultat de processus à l’œuvre
dans le vivant, et non en tant que dynamique interne ou élément moteur à l’origine de ces évolutions.
Les théories de Lamarck, pionnier de la « biologie » dont il popularise le terme203, ne peuvent donc
être assimilées sans de profondes réserves aux conceptions de Nietzsche, bien que son maître-livre
s’annonce de manière significative comme l’exposé d’une « philosophie ». Le noyau dur de cette «
199
Il peut être édifiant de faire observer que Lamarck lui-même n'a jamais employé le terme d'« hérédité des
caractères acquis ». Si la notion est sous-jacente, s'inscrivant dans une réflexion dont les prémices remontent
à Aristote, elle ne sera thématisée qu'après sa mort pour lui être attribué de manière apocryphe. Sur
l'élaboration du transformisme et sur la part des différents auteurs y ayant contribué, cf. P. Corsi, J. Gayo, G.
Gohau, S. Tirard, Lamarck, philosophe de la nature, Paris, Science, Histoire et société PUF 2006.
200 Notons que la transmission héréditaire des caractères acquis, rendue caduque depuis l’exposé décisif du
biologiste allemand August Weismann en 1883, est aujourd’hui en passe d’être partiellement réhabilitée. Au
moins en ce qui concerne les phénomènes liés à l’épigénétique. L’expression du génome au sein des cellules
somatiques ne peut être dissociée du patrimoine transmis par les cellules germinales. Les mutations
aléatoires affectant l’ADN contenu par les gamètes ainsi que la combinaison des deux codes génétiques
brassés au cours de la reproduction sexuée ne sont pas seules à pouvoir expliquer la variabilité des formes du
vivant.
201 C. Darwin, « Lettre de Darwin à C. Lyell du 11 octobre 1859 et du 12 mars 1863 », dans La vie et la
correspondance de Charles Darwin, t. I, trad. H.C. de Varigny, Paris, C. Reinwald, 1888.
202 A. Pichot, Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, Tel, 1997, chap. VII : « Lamarck et la biologie ».
203 « Tout ce qui est généralement commun aux végétaux et aux animaux, comme toutes les facultés qui sont
propres à chacun de ces êtres sans exception, doit constituer l'unique et vaste objet d'une science particulière
qui n'est pas encore fondée, qui n'a même pas de nom, et à laquelle je donnerai le nom de biologie » (J.-B.
Lamarck, Recherches sur l’organisation des corps vivants (1802), Paris, Librairie J.-B. Baillère, première
partie, chap. III : « des caractères essentiels les végétaux », p. 49.
102
Les valeurs de la vie
philosophie », que Nietzsche aperçoit chez Lamarck et Canguilhem chez Nietzsche, réside dans la
compréhension de l’organisme non plus seulement à l’aune de forces réactives, mais plus encore de
forces actives et productrices de normes.
Le transformisme de Lamarck ne saurait pour autant fournir un paradigme conséquent de la
normativité vitale telle que la conçoit Canguilhem. Il postule en effet l’indexation des modifications
des organismes sur des pressions cumulatives induites par les individus eux-mêmes en fonction de
leurs besoins, de leur activité. Le darwinisme serait un candidat de meilleure extraction qui, pour sa
part, n’engage aucune manière de finalisme dans l’occurrence des variations. Les variations ont lieu,
puis se révèlent ou non viables en fonction du milieu au sein duquel les organismes ont vocation à
composer. Les mutations ne sont pas dirigées en tant qu’elles apparaissent ; elles procèdent d’une «
loterie » sanctionnée a posteriori au regard de ses avantages adaptatifs.
Ce qui caractérise donc la théorie de l’évolution, écrit François Jacob, c’est la manière
d’envisager l’émergence des êtres vivants et leur aptitude à vivre ou à s’adapter au monde qui
les entoure. Pour Lamarck, quand se formait un être nouveau, sa place était déjà marquée dans
la chaîne ascendante des êtres. Il devait par avance représenter une amélioration, un progrès sur
tout ce qui avait déjà existé jusque-là. La direction, sinon l’intention, précédait la réalisation.
Avec Darwin, l’ordre relatif entre l’apparition d’un être et son adaptation est inversé. La nature
ne fait que favoriser ce qui existe déjà. La réalisation précède tout jugement de valeur sur la
qualité de ce qui est réalisé. N’importe quelle modification peut naître de la reproduction.
N’importe quelle variation peut apparaître, qu’elle représente une amélioration ou une
dégradation par rapport à ce qui était déjà. Il n’y a aucun manichéisme dans la manière utilisée
par la nature pour inventer des nouveautés, aucune idée de progrès ou de régression, de bien ou
de mal, de mieux ou de pire. La variation se fait au hasard, c’est-à-dire en l’absence de toute
relation entre la cause et le résultat. C’est seulement après son émergence que l’être nouveau se
trouve confronté aux conditions d’existence. C’est seulement une fois vivants que les candidats
à la reproduction sont mis à l’épreuve.204
Le choix des normes chez Canguilhem est également émancipé de toute considération de nature
téléologique. La normativité est libre : elle est capable d’« erreurs » – d’erreurs innées de l’organisme.
Et ces erreurs ne se révéleront constituer des « échecs » ou des « succès adaptatifs » qu’aux prises avec
l’environnement qui les voit fonctionner.
204
F. Jacob, La Logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970, p. 192.
103
Les valeurs de la vie
Revenons à Nietzsche. Active et productrice de normes, mais encore libre de ses créations : telle
se caractérise, chez le penseur allemand, la « volonté de puissance ». À la manière dont Canguilhem
conçoit la normativité vitale. Risquée, peut-être, aventureuse, sans aucun doute ; mais toujours libre de
sa création, capable d’imposer là où une perspective physicaliste ou mécaniste ne permettrait au corps
doué de vie que de subir ou d’opposer. De même alors que l’enfant-artiste des « Trois métamorphoses
» de l’esprit selon la fable de Zarathoustra transcende le clivage de la soumission (la figure du
chameau, « chargeant sur lui tous les fardeaux pesants ») ou de l’opposition aux anciennes tables (la
figure du lion, « qui veut être l’ennemi du maître » et se rendre ainsi libre pour la création de valeurs
nouvelles, bien qu’avant tout puissance de négation, il n’en soit pas encore capable), la santé confronte
le vivant à une indétermination de principe quant à l’usage qu’il peut faire de sa vie et de ses capacités.
Elle n’est, pour Canguilhem, « pas autre chose que l’indétermination initiale de la capacité
d’institution de nouvelles normes biologiques »205. Elle est « la possibilité de dépasser la norme qui
définit le normal momentané, la possibilité de tolérer des infractions à la norme habituelle et
d’instituer des normes nouvelles dans des situations nouvelles »206. Il ne s’agit pas seulement de battre
ou de rebattre, mais de pouvoir changer les cartes.
Il est en conséquence une instabilité foncière qui définit la vie chez Canguilhem, et n’est pas sans
rappeler cette autre image célèbre, décrite dans le prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra, du
funambule dansant sur la corde tendue, ou de la corde elle-même jetée au-dessus du précipice entre ce
qu’il a été et ce qu’il est appelé à devenir : « l’homme » écrit Nietzsche, « l’homme une corde tendue
entre la bête et le Surhumain, – une corde au-dessus d’un abîme. [...] Ce qu’il y a de grand en
l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but : ce que l’on peut aimer en l’homme, c’est qu’il est un
passage et un déclin »207. Voilà qui coïncide idéalement avec la conception que Canguilhem, médecin
et philosophe, expose de la santé : celle-ci, loin d’être un état de plénitude achevée, est un mouvement
d’engendrement, d’auto-engendrement. Son essence est de ne pas avoir d’essence déterminée, d’être
changeante et créatrice de normes. Ou changeante parce que créatrice de normes. En cela n’est-elle
paradoxalement jamais plus fidèle à elle-même qu’autant qu’elle se surmonte. Faisant ainsi de sa
puissance d’affirmation de valeurs le critère caractéristique du vivant biologique, Canguilhem restitue
encore une intuition de Nietzsche concernant tout être doué de vie, pleinement acteur de ses choix
normatifs : « vivre c'est, même chez une amibe, préférer et exclure » 208. Le vivant en général témoigne
d’affinités qui orientent son devenir dans l’horizon d’un accroissement de sa puissance d’agir. C’est en
quoi la santé ne saurait consister dans un état d’immobilisme, de coagulation des normes : « L'homme
G. Canguilhem, op. cit., p. 129-130.
G. Canguilhem, ibid.
207 F. Nietzsche, op. cit., Prologue, § 4, p. 20.
208 G. Canguilhem, op. cit., p. 84.
205
206
104
Les valeurs de la vie
ne se sent en bonne santé – qui est la santé – que lorsqu'il se sent plus que normal – c'est-à-dire adapté
au milieu et à ses exigences – mais normatif, capable de suivre de nouvelles normes de vie »209.
L’organisme est une organisation qui, à l’instar de toute organisation, a besoin d’une structure
pour fonctionner. Il nécessite en cela une relative stabilité, une régularité pour ne pas se disperser dans
une forme d’anarchie déprédatrice. Cette régularité est ce qui peut, éventuellement, le rapprocher du
mécanisme. Comparaison n’est pas raison ; car l’organisme, n’était la tolérance aux irrégularités, la
flexibilité et la capacité à se reprogrammer qui n’appartient qu’à lui, romprait devant la moindre
irrégularité. Pour recourir à une célèbre allégorie, le mécanisme serait le chêne brisé par la tempête
quand l’organisme, flexible, serait en mesure d’épouser le sens du vent, de se courber pour s’adapter
aux variations de l’environnement (« on ne commande à la nature qu'en lui obéissant », devisait pour
sa part, en 1620, Francis Bacon, auteur du Novum Organum210), sinon de transformer l’environnement
pour l’adapter à lui.
Aucune machine, du reste, n’est en mesure de se guérir, ni de créer en marge de sa
programmation, ni de se reconstruire, ni de faire œuvre de liberté, ni donc de compenser ses propres
défaillances ou de les intégrer dans une certaine limite. Les règles du fonctionnement normal dans
l’organisme sont seules à pouvoir tolérer une marge d’écart, un jeu, une latitude et une capacité
d’intégration de l’exception qui manque aux mécanismes pour accomplir leurs différentes fonctions.
Les organismes seuls sont aptes à tolérer cette marge. A intégrer ; mais plus encore – et nous
touchons ici au propre distinctif des êtres doués de vie – à l’introduire et à la cultiver.
Il est une dynamique de production des normes physiologiques qui instruit des écarts
individualisants. Écarts qui font de chaque entité vivante une expression unique de la vie qui
s’accomplit à travers elle. Écarts qui ouvrent l’homme, entre autres espèces, à de multiples possibilités
vitales, inattendues et toujours réformables. Les performances sportives telles que celles observées en
course de fond ou apnée ne sont que quelques-unes des occasions – assurément spectaculaires – de
voir à l’œuvre l’assouplissement de la normativité vitale, les normes physiologiques s’adaptant à de
nouvelles conditions de fonctionnement. C’est-à-dire intégrant les contraintes du milieu et du régime
de vie sollicitées par l’entraînement au quotidien. Ce n’est pas dire autre chose que « la vie fonctionne
habituellement en deçà de ses possibilités, mais se montre au besoin supérieure à sa capacité
escomptée »211.Dans un registre non moins spectaculaire, l’abolition momentanée de la contraction
G. Canguilhem, op. cit., p. 132-133.
F. Bacon, Novum Organum (1620), trad. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, Paris, PUF, coll. Epiméthée,
1986. Le titre se veut polémique en faisant allusion à l’ Organon (« instrument ») d'Aristote – « idola theatri »
– qu’il s’agirait de dépasser.
211 G. Canguilhem, op. cit., p. 131.
209
210
105
Les valeurs de la vie
cardiaque ainsi que la maîtrise des rythmes physiologiques par les yogis hindous fournissent un autre
exemple de cette plasticité des normes. La vie concrète expose à des impératifs qui peuvent euxmêmes encourager l’exploration de ressources inexplorées, induisant des transformations anatomiques
et cognitives sans que l’on y prête attention. Nous savons désormais que le cerveau développe et
atrophie sur le long terme certaines de ses régions en fonction des métiers et des besoins individuels.
Le cerveau se spécialise (« c’est en forgeant que l’on devient forgeron ») ; si bien que l’encéphale d’un
chauffeur de taxi londonien diffère dans sa morphologie – et non pas uniquement dans son réseau
neural – d’avec le cerveau d’un enseignant-chercheur, d’un interprète, d’un expert en méditation ou
d’un sportif. Autant de divergences visibles qui se superposent à celles, censément plus subtiles, qui
font de notre système nerveux central un appareil unique, à nul autre semblable. Des divergences
acquises au gré de l’expérience qu’il faut ainsi additionner à la quasi-infinité de nos singularités
innées.
Les écarts institués par le vivant, sans cesse revisités et remaniés eu égard aux contraintes ou au
hasard de la labilité, témoignent de ce que la vie ne peut être figée et la norme enkystée sans perdre
l’élan créateur qui les caractérise en propre. La vie, pour emprunter en un sens large à l’expression de
Foucault, est une auto-poïèse. Elle se reconfigure autant que de besoin. N’est jamais identique à soi,
toujours en devenir. Ce devenir vital, à l’opposé de l’être au sens parménidien, est ce qui forge le
creuset de tout être biologique. Tout est nouveau sous le soleil. Si donc stabilité il y a, une telle
stabilité ne peut concerner les normes instaurées par la vie. Elle est stabilité des fonctions de
l’organisme continuant d’opérer malgré les variations que lui impose l’environnement, stabilité du
rapport établi entre ce que l’on pourrait appeler, après Bernard, le « milieu intérieur » d’une part et,
d’autre part, le « milieu extérieur ». Et cette stabilité est paradoxalement permise par la labilité, la «
souplesse » du vivant.
b. La guérison : du tragique à la renaissance
Or cette souplesse, renchérit Canguilhem, n’est pas seulement garante de la stabilité des fonctions
de l’organisme obtenue par la renégociation des normes. Elle est aussi ce que doit tendre à retrouver
cet organisme lorsqu’affecté par une pathologie. La guérison consiste en le recouvrement de cette
capacité diminuée par la maladie. Recouvrement d’une aptitude à se donner des normes, et non d’une
normativité déterminée et définitivement perdue. La guérison comme la santé se définissent en termes
de variations de puissance, et non d’abord de convergence avec certaines constantes physiologiques
abstraitement arrêtées : « La guérison, remarque Canguilhem, […] est d'autant plus voisine de la
maladie ou de la santé que cette stabilité [des normes physiologiques] est moins ou plus ouverte à des
106
Les valeurs de la vie
remaniements éventuels »212. Constat du caractère définitif du vécu de la maladie ayant pour
conséquence la mise au jour d’un élément « tragique » dans la vision que Canguilhem se fait de la
guérison. Non pas tragique au sens déploratoire du terme, celui de l’élégie des paradis perdus, celui
que dénote la nostalgie (du gc. νόστος, « retour », ἄλγος, « souffrance ») prisonnière d’un passé
oblitérant l’avenir. Tragique, bien au contraire, selon la conception hétérodoxe que s’en faisait un
philosophe comme Nietzsche, revendiquée dans l’ordre de l’amor fati. Tragique, en cela que toute
forme de vie vouée à se surmonter doit vouloir son déclin comme le premier moment de son accession
à un nouvel état :
Un être typiquement morbide ne deviendra jamais sain, et pourra encore moins se rendre la
santé ; pour quelqu'un de typiquement sain, au contraire, le fait d'être malade peut être un
stimulant énergique de vie, du «plus-vivre». C'est en fait ainsi que m'apparaît maintenant cette
longue période de maladie : je découvris pour ainsi dire la vie, y compris moi-même, avec des
yeux neufs, je savourai toutes les bonnes — et même les petites — choses, comme d'autres
auraient du mal à les savourer — je fis de ma volonté de santé et de vie ma philosophie... Car,
qu'on y prenne bien garde : mes années de plus faible vitalité furent celles où je cessai d'être
pessimiste : l'instinct de l'« autoreconstitution » m'interdisait une philosophie de la pauvreté et
du découragement...
Et à quoi, au fond, reconnaît-on l’épanouissement physique ? A ce qu'un être épanoui fait
du bien à nos sens ; à ce qu'il est taillé dans un bois qui est à la fois ferme, tendre et odorant. Il
n'a de goût que pour ce qui lui fait du bien; son plaisir, son envie, cesse là où la mesure de ce
qui convient est franchie. Il invente des remèdes contre les lésions, il exploite à son avantage les
hasards malencontreux : ce qui ne le fait pas périr lui donne des forces. D'instinct, de tout ce
qu'il voit, entend et vit, il amasse son propre capital : il est un principe de sélection, il élimine
bien des choses. Il est toujours dans sa société bien à lui, qu'il commerce avec des livres, des
hommes ou des paysages; par son choix, il honore ce qu'il a choisit, ce qu'il admet, ce à quoi il
fait confiance. A toutes sortes de sollicitations, il réagit lentement, avec cette lenteur dont une
longue prudence et une fierté délibérée lui ont imposé la discipline. Bien loin d'aller au-devant
d'elle, il examine attentivement la sollicitation qui se présente à lui. Il ne croit ni à la
«malchance», ni à la «faute»: il vient à bout de lui-même et des autres, il sait oublier — il est
assez fort pour que tout, nécessairement, tourne à son avantage. Eh bien, je suis tout le contraire
d'un décadent : car c'est moi-même que je viens de décrire.213
G. Canguilhem, op. cit., p. 156.
F. Nietzsche, Ecce Homo (1888-1908), Paris, éd. Gallimard, Folio Essais, 2006, « Pourquoi je suis si sage »,
p. 101.
212
213
107
Les valeurs de la vie
La maladie est invention. La guérison est invention. La maladie ne diffère pas de la guérison par
la présence ou par la défection des normes, mais par le tarissement ou par la réévaluation de la
normativité. La guérison est invention d’une accommodation nouvelle des normes – « nouvelles
constantes », écrit l’auteur – physiologiques et biologiques, plus souples que celles à l’œuvre dans la
maladie. Une invention qui doit d’abord son nom de « guérison » au fait qu’elle tient son origine de la
résolution du problème posé par la maladie. L’ordre nouveau qu’installe la guérison ne procède pas de
rien : différant par nature de l’ordre ancien, il n’en est pas moins lié à lui dans la mesure où il intègre
les particularités conquises dans l’expérience de la pathologie. Il y a donc bien, pour chaque
bouleversement – morbide ou rémissif –, pour chaque allure de vie, pour chaque état de santé une
forme de continuité qui ne s’efface pas dans la rupture : « On peut ainsi tenir un événement que
l'organisme fait par le jeu de ses fonctions permanentes, sans nier que ce jeu soit nouveau. Un
comportement de l'organisme peut être en continuité avec les comportements antérieurs, tout en étant
un autre comportement. La progressivité d'un avènement n'exclut pas l'originalité d'un événement »214.
Aucun changement ne serait logiquement pensable s’il n’était préservé par devers lui un substrat
narratif, une temporalité vécue qui avalise l’identité de l’individu malade de l’individu guéri. La
nouveauté de la maladie comme celle de la guérison se donnent comme des innovations qualitatives,
des créations originales de normes qui pour autant, n’abolissent pas la vie, n’abolissent pas
l’individu. L’individu victime d’un AVC, même au sortir de sa convalescence, ne sera pas le même
individu qu’avant son accident. Il n’en reste pas moins qu’il a été l’individu d’avant son accident, et
cet individu toujours présent par le souvenir lui servira de référence pour évaluer le succès de sa
guérison : « Redevenir normal, pour un homme dont l'avenir est presque toujours imaginé à partir de
l'expérience passée, c'est reprendre une activité ininterrompue, ou du moins une activité jugée
équivalente d'après les goûts individuels ou les valeurs sociales du milieu »215.
Si la médecine a eu pour habitude de concevoir la guérison en termes de « restauration » ; à
savoir de « rétablissement » d’un état de stabilité des normes physiologiques antérieures à la
pathologie, l’auteur prétend qu’il est une « irréversibilité de la normativité biologique » qui introduit
une dimension définitive de l’innocence perdue. La « cure », à proprement parler, n’existe pas. Il n'y a
pas de restitutio ad integrum. Il serait illusoire de croire que l’issue d’une pathologie réhabilite les
mêmes données physiologiques qui étaient celles que présentait l’individu malade avant sa maladie.
La guérison n’est pas, stricto sensu, « rétablissement » ; elle est « établissement » de nouvelles
normes. Non pas « refondation », « restauration », mais nouveau commencement. Changer implique
toujours une perte, un deuil. Aller de l’avant requiert de laisser derrière soi celui que nous étions – ce
214
215
G. Canguilhem, op. cit., p. 49.
G. Canguilhem, op. cit., p. 72-73.
108
Les valeurs de la vie
qu’exprime allégoriquement le mythe d’Orphée et d’Eurydice. Changer pour devenir – éventuellement
– meilleur. La tradition, déplorait Nietzsche, a trop souvent manqué de voir que « les héros tragiques
sont gais ».
Ce caractère irréversible de l’événement pathologique concerne tout aussi bien chaque
disruptivité dans l’histoire au long cours de la normativité vitale. L’irréversibilité est constatée pour
chaque changement de normes, que ces dernières soient viables et concourent au maintien de
l’organisme ou bien lui soit préjudiciable. Il se fait aujourd’hui qu’au sein d’une société valorisant la
productivité du corps, la rentabilité de l’esprit, la vieillesse (comme la mort, traitée ou « sous-traitée »
à l’hôpital) apparaît ressortir de plus en plus à l’inventaire de la nosologie. À telle enseigne que l’on
pourrait se demander dans quelle mesure la gériatrie ne tend pas à médicaliser un devenir naturel : le
vieillissement lui-même, à l’exclusion des maladies qui lui sont associées. Ce phénomène nous
inviterait alors à établir une distinction entre le « soin » d’une part, et d’autre part la « guérison ». Les
aléas de la démographie française sont tels que nos antécédents nous pressent vers une société au sein
de laquelle les services réservés au troisième âge, les auxiliaires de vie et la médecine ambulatoire sont
appelés à jouer un rôle prépondérant. Le soin sera, par transitivité, appelé à jouer un rôle prépondérant
au bénéfice – espérons-le – d’une génération dont l’espérance de vie s’accroît de trois mois chaque
année. Or la vieillesse, s’il faut la voir comme un « naufrage » (De Gaulle), comme « échouage du
corps » (Canguilhem), est une pathologie sans cure, si l’on ose s’exprimer ainsi. Aucun miracle. Nulle
fontaine de jouvence : la sénescence poursuit son cours. Le corps n’a plus sa résilience et ne peut bien
souvent plus escompter de la médecine qu’un geste, de l’aide, de la reconnaissance. D'où la nécessité
de penser le soin comme une pratique potentiellement indépendante de la guérison – de la guérison au
second sens de réhabilitation de la normativité vitale.
La vie franchit des seuils, des stades ; elle n’évolue que dans un sens. Il n’est en conséquence
aucune pathologie, aucune allure alternative qui n’imprime le vivant de manière indélébile,
irrémédiable ; ni aucun traumatisme – psychologique ou somatique – qui ne laisse des séquelles
définitives à qui l’aura subi. De ce que la guérison ne remonte pas le fil du temps s’ensuit qu’elle est
toujours passage vers un nouvel état. Ainsi, « guérir, c’est se donner de nouvelles normes de vie,
parfois supérieures aux anciennes »216, mais jamais identiques. C’est déployer de nouvelles valeurs
irréductibles à celles qui avaient cours antérieurement. Et Canguilhem de convoquer une nouvelle fois
Goldstein, dont le propos pourrait sembler directement extrait de sa thèse sur Le Normal et le
Pathologique : « Guérir, malgré des déficits, va toujours de pair avec des pertes essentielles pour
l'organisme et en même temps avec la réapparition d'un ordre. À cela répond une nouvelle norme
216
G. Canguilhem, op. cit., p. 159.
109
Les valeurs de la vie
individuelle »217. Goldstein affirme ici, en accord avec l’auteur, que l’ordre apporté par la guérison ne
peut jamais être une redite de l’ordre ancien. Qu’il n’en soit pas la stricte itération, bien
qu’incommensurable avec l’ordre imposé par la pathologie, n’ôte rien au fait qu’il reste dépendant de
l’ordre imposé par la pathologie. Il l’est aussi longtemps que c’est au détriment des valeurs vitales
négatives, en composant avec la nouvelle donne des constantes biologiques présentes à l’état résiduel
dans l’organisme sain, que jaillit une nouvelle santé.
Quelles conséquences pour la médecine ?
Celle-ci, qui n’est pas moindre, que l’irréversibilité induite par l’irruption de la pathologie dans le
cours de l’existence des individus contrarie toute éventualité de « rétablissement », concept qui devra
désormais faire place à celui de « réparation ». La norme ne peut être rendue à son intégrité ; seule
pourra l’être, au mieux, la normativité, celle-ci prenant d’autres chemins pour assurer des fonctions
biologiques vitales de l’organisme.
Parler de « rétablissement » serait encore cultiver l’illusion de la réversibilité du devenir de la vie
organique et psychologique. C’est annuler la temporalité qui fait que nous ne sommes jamais les
mêmes : nous ne baignons jamais deux fois dans le même corps. Le « nous » lui-même n’est pas
constant, mais bouleversé par une temporalité ; il est un « nous » croissant, tel le corail, sur sa base
minéralisée, sur son passé qui meurt en lui à mesure qu’il grandit. Parler de « réparation » c’est, certes,
mobiliser un terme d’extraction technique au service d’un discours portant sur ce qui la transcende – la
vie –, mais aussi faire valoir que la guérison aidée par la thérapeutique procède d’une invention de la
vie elle-même qui ne répond d’aucun schéma prédéfini. La simultanéité de l’abolition des normes
anciennes et de la création de nouvelles normes pourrait ainsi se comparer aux phénomènes que
l’économiste Joseph Schumpeter théorisait à la même époque sous le concept de « destruction
créatrice »218. Concept appelé à faire florès comme fondement théorique de légitimation du capitalisme
G. Canguilhem, op. cit., p. 128, chap. IV : « Maladie, guérison, santé ». La phrase de Goldstein est extraite
de La structure de l'organisme, op. cit., p. 272.
218 « L'impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par
les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux
marchés, les nouveaux types d'organisation industrielle – tous éléments créés par l'initiative capitaliste [...]
L'histoire de l'équipement productif d'énergie, depuis la roue hydraulique jusqu'à la turbine moderne, ou
l'histoire des transports, depuis la diligence jusqu'à l'avion. L'ouverture de nouveaux marchés nationaux ou
extérieurs et le développement des organisations productives, depuis l'atelier artisanal et la manufacture
jusqu'aux entreprises amalgamées telles que l’U.S. Steel, constituent d'autres exemples du même processus de
mutation industrielle – si l'on me passe cette expression biologique – qui révolutionne incessamment de
l'intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant
continuellement des éléments neufs. Ce processus de Destruction Créatrice constitue la donnée
fondamentale du capitalisme : c'est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute
217
110
Les valeurs de la vie
industriel moderne, ouvertement extrapolé et adapté de la philosophie de Nietzsche, d’un darwinisme
déguisé, assimilant le marché de la production à un ouragan perpétuel, appelé à se réformer en
permanence sous peine de disparaître. De même alors que l’innovation induite par les « technologies
de ruptures », lorsqu’elle s’avère viable, substitue à d’anciens secteurs de nouveaux secteurs qui
rompent avec les précédents (notion de « disruptivité »), la vie fait montre de hardiesses
physiologiques qui reconduisent la maladie dans une perspective de réduction de ce potentiel
d’innovation et ce faisant, par contraposition, le regain de santé dans l’horizon d’un accroissement de
créativité. Elle fait appel à des « innovations physiologiques » et par suite psychologiques qui situent
la maladie dans une perspective de réduction de ces innovations et, réciproquement, la santé dans une
perspective d'agrandissement de ces innovations.
La prise en charge thérapeutique censée favoriser la transition de l’une à l’autre – de la maladie à
la santé – se donne alors comme une aide extérieure ayant pour vocation d’accompagner le patient
dans le recouvrement de sa puissance normative. Elle vise à rendre à la vie diminuée les moyens de sa
surproduction. Elle œuvre à redonner sa pleine labilité aux normes du vivant bridées par la sclérose
d’une allure diminuée, souffrant les aléas de son environnement. Mais en se préservant autant que faire
se peut de réifier l’individu souffrant. Les expressions « être malade » et « avoir une maladie » ne sont
pas interchangeables : la maladie ne doit pas être considérée séparément de celui qui l’éprouve. Le
choix des auxiliaires témoigne à cet égard d’une portée philosophique déterminante. Déterminante
pour la pratique et pour les choix éthiques qui vont s’y révéler. Le geste médical est le moyen d’une
fin. La fin consiste dans le soin. Le soin est une réponse que la médecine apporte à une sollicitation de
l’individu souffrant. Et néanmoins, tous les moyens ne se valent pas pour accomplir sa réalisation. La
négligence du vécu subjectif de la personne malade peut être une violence symbolique à l’égal de la
maladie. On a coutume de concevoir la maladie de manière anthropomorphe, ainsi qu’une « invasion »
investissant la citadelle du corps. Mais l’« invasion » peut encore être interprétée comme l’immiscion
de l’instrumentation à même le corps de l’individu malade ; comme l’effraction de la technologie dans
l'organisme percé de sondes, de cathéters et de capteurs. Une violation de la propriété de soi, la plus
intime qu’on puisse envisager, au terme de laquelle l’individu malade est mis à nu, sa pudeur exposée
– comme le figure la fameuse blouse hideuse ouverte sur le dos, ou déjà, dans leur siècle, les «
écorchés » de Vésale. Démis de son propre corps, l’individu ne s’appartient plus. La dépendance, la
perte d’autonomie ne font alors qu’aggraver une détresse déjà lourde à porter. À la souffrance
physique s’ajoute ainsi celle du psychisme de l’individu affecté dans sa dignité. Aussi le praticien ne
doit-il pas oublier que le geste médical est un geste intrusif. L’écoute, la prise en compte de la
dimension humaine de la médecine s’en trouve plus que jamais requise.
entreprise capitaliste doit, bon gré mal gré, s'y adapter » (J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et
démocratie (1943), trad. G. Fain, Paris, Payot, 1951, p. 106-107).
111
Les valeurs de la vie
Compréhensive et bienveillante dans son approche, la médecine doit intervenir pour assister le
vivant affaibli au cours de sa tentative pour recouvrer un optimum de sa capacité d’affirmation et
d’autoposition de valeurs. Recouvrement qui ne saurait être celui d’une norme révolue, mais qui est
bien celui de la normativité et, au-delà, de la valeur subjective qui correspond à cette normativité. La «
valeur subjective » et non pas « objective » qui correspond à cette normativité : l’état physiologique
antérieur à la surrection de l’« accident d’essence » qu’est la pathologie n’est jamais regagnée.
L’auteur convoque l’exemple d’un patient qui a vu son bras « sectionné transversalement au trois
quart [et qui] obtient désormais des résultats techniques équivalents par des procédés différents de
gesticulation complexe »219. Il n’y a pas ici recoupement entre les anciennes normes et les nouvelles,
mais bien substitution d’un certain fonctionnement de l’organisme à un autre régime. L’équivalence
est un fait subjectif qui peut être vécu, mais qui ne doit pas être assimilé à une identité. En dépit de
l’emploi paradoxal que fait Canguilhem du terme de « réparation », nous sommes par conséquent bien
loin de ce que pouvait entendre à travers elle l’école de la médecine mécaniste/physicaliste ; très loin
d’appréhender le soin comme un banal « rafistolage » de pièces détachées ou d’organes défaillants.
Aussi bien dans le cas de la santé que dans celui de la maladie et dans celui du soin, le simple fait de
vivre implique de devenir autre : « Je est un autre ».
c. La synthèse du comportement
Un pas supplémentaire semble pouvoir être franchi dans l’analyse de la transformation qualitative
que la maladie occasionne chez l’individu. L’homme est un être normatif. La vie en lui pose des
valeurs et lui fait expérimenter divers régimes de normes. Mais il y a loin à ce que la vie réserve cette
normativité aux constantes biologiques exclusivement, au milieu intérieur. L’homme aménage aussi
son environnement, son milieu extérieur. Ce qui donc est modifié par la pathologie dans le rapport que
l’individu entretient à son corps trouve son prolongement dans le rapport que l’individu entretient à
autrui, au monde en général. La maladie remplace un appareil de normes par un autre appareil ; lors,
elle métamorphose l’individu dans sa totalité. Psychique et somatique. C’est dire que la maladie ne fait
pas que remanier les normes biologiques : elle reprise simultanément les normes psychologiques.
Toute maladie pourrait à cette enseigne être appelée psychosomatique. Toute approche conséquente de
la maladie devrait subséquemment frayer sur les deux plans de la pathologie et de la psychopathologie.
La conséquence logique de cette proposition voudrait qu’il soit possible d’appréhender les
troubles psychologiques ou psychiatriques en recourant aux mêmes concepts que ceux mobilisés par
219
G. Canguilhem, op. cit., p. 73.
112
Les valeurs de la vie
Canguilhem pour étudier les troubles physiologiques ou organiques. La guérison plus tôt considérée
fournirait une illustration tout indiquée de ce parallélisme. Sa revisitation par Canguilhem dans
l’horizon des variations de la normativité vitale pourrait ainsi servir de fondement à une
compréhension renouvelée de la « résilience ». Par « résilience », nous entendons l’instauration de
nouvelles normes irréductibles aux normes anciennes, qui redessinent une personnalité morale après la
traversée d’un épisode traumatique. Ce que Boris Cyrulnik, importateur de la notion en France,
qualifiait de « capacité à réussir, à vivre et à se développer positivement, de manière socialement
acceptable, en dépit du stress ou d'une adversité qui comportent normalement le risque grave d'une
issue négative »220. Reconstruction qui n’abolirait pas le passé, mais en ferait une marche vers une
étape ultérieure, peut-être supérieure de la santé. La résilience, à l’instar de la guérison revisitée par
Canguilhem, implique de devenir « autre » et non d’en revenir à un état psychique strictement
identique à celui d’avant crise ; non pas de « rebondir », mais d’emprunter une autre voie, de se
réinventer sur de nouveaux fondements.
Faisons image en convoquant, à titre paradigmatique, le personnage biblique de Job. Job, dont les
mésaventures sont exposées dans le livre éponyme de l’Ancien Testament, est un homme
inconditionnellement pieux, à qui Satan, résolu à briser sa foi afin de l’emporter dans un pari fait avec
Dieu, fera tout perdre : famille, enfants, propriété, cheptel, réputation, santé. Il n’est pas jusqu’à ses «
amis » qui ne se retournent contre lui, intimement convaincus que le patriarche déchu ne fait que
récolter ce qu’il a semé. Rien n’est moins vrai. Ici, nulle justice immanente221. En dépit de son
incompréhension, Job essuiera les réprimandes, le deuil et la souffrance avec résignation, sans jamais
reprocher son sort à Dieu. Il triomphera de ses épreuves sans parjurer jamais. Dieu ayant constaté sa
victoire sur Satan, retourne alors à Job le double de ses possessions. Précisément, il ne lui restitue pas
ses possessions. Job ne retrouve pas sa femme, ni ses sept fils, ni ses trois filles, tous disparus lors de
l’effondrement de sa maison. Rigoureusement parlant, Dieu ne renvoie à Job aucun de ses biens : il les
remplace par d’autres « équivalents ». Il trouve une autre femme, fonde une autre famille, habite une
maison reconstruite. Rien ne lui est « rendu ». Sa perte est irrécupérable, son préjudice indélébile. Job
est un rescapé. Il devra désormais vivre d’une autre vie. Peut-être – et c’est bien là ce que suggère le
récit – plus heureuse que l’ancienne. Mais bien inexorablement distincte de l’ancienne. Le Job qui,
B. Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, Collection Poche, 2002.
Job, à ce titre, incarne l’archétype du « juste persécuté » que Kant, dans son discours Sur l’insuccès de
toutes les tentatives philosophiques en matière de théodicée (1791), mettait à parité avec la figure non moins
scandaleuse de l’« injuste récompensé ». Cf. E. Kant, Sur l’insuccès de toutes les tentatives philosophiques en
matière de théodicée, dans Œuvres philosophiques t. II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1985, p.
1391-1413.
220
221
113
Les valeurs de la vie
autrefois, vivait dans la quiétude et la paix n’est pas le même que le Job réhabilité par Dieu, ayant
connu et traversé l’angoisse222.
Nous avons vu précédemment que la « résilience » dont cette péripétie pourrait judicieusement
servir d’allégorie, consiste en l’amorçage d'un nouveau développement après une agonie psychique. Il
se pourrait similairement que la résilience soit un report sur le terrain psychologique de ce que la
guérison, en générant de nouvelles normes tenant compte des séquelles laissées par la maladie, produit
sur le terrain physiologique.
À bien relire les analyses de Canguilhem, et notamment celles que l’auteur allait plus tard
approfondir dans ses Écrits sur la médecine
223
, il semblerait que ce qui peut ici nous apparaître
comme une analogie entre, d’une part, les phénomènes pathologiques et le processus de guérison dans
le domaine physiologique, et d’autre part les phénomènes pathologiques et le processus de guérison
dans le domaine psychique, témoigne moins d’un heureux parallèle que d’une corrélation réelle. En
d’autres termes, que l’affection d’origine somatique déborde la frontière du somatique pour affecter le
fonctionnement psychique. Que donc, réciproquement, l’aliénation psychique déborde le psychique
pour investir le corps : de là, peut-être, les phénomènes de somatisation, les effets placebo ou nocebo,
etc. Physiologique par son étiologie, la maladie n’a pas que des effets physiologiques. Psychique,
l’aliénation n’est pas restreinte au domaine des troubles mentaux. De la même manière que toute
affection de nature physiologique se traduit en phénomène psychologique, toute affection de nature
psychologique pourrait ainsi avoir un corrélat physiologique. Canguilhem donne raison à Spinoza
contre Descartes : le corps et l’âme sont des attributs de la même substance, et non deux substances
séparées dont les interactions ne seraient jamais que contingentes :
… l'Âme et le Corps sont une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l'attribut de
la Pensée, tantôt sous celui de l'Étendue. D'où vient que l'ordre ou l'enchaînement des choses est
le même, que la Nature soit conçue sous tel attribut ou sous tel autre ; et conséquemment que
l'ordre des actions et des passions de notre Corps concorde par nature avec l'ordre des actions et
des passions de l'Âme.224
S. Kierkegaard, Ou bien… ou bien… (1843), trad. M.-H. Guignot, F. et O. Prior, Paris, Gallimard, Tel,
1984.
223 G. Canguilhem, Écrits sur la médecine, Paris, Éd. du Seuil, Champ freudien, 2002.
224 B. de Spinoza, op. cit., L. III, prop. 2, Scolie.
222
114
Les valeurs de la vie
En conséquence de quoi la maladie se donne comme une création tout à la fois psychique et
somatique225. Les intuitions de Canguilhem précèdent en cette matière les résultats obtenus
expérimentalement par Damasio dans le domaine de la neurologie226. Notons au demeurant, ce qui
n’est pas sans intérêt pour l’histoire des idées, que le penseur d’Amsterdam en qui Nietzsche voyait
son précurseur était aussi nommé par Gilles Deleuze le « Prince des philosophes » : l’affiliation au
vitalisme semble se confirmer. À l’exclusion, s’entend, d’un réductionnisme intégral qui réduirait les
maladies psychiques à des désordres strictement organiques, un apport décisif de Canguilhem à la
médecine de son époque est donc d’avoir su mettre en évidence le fait qu’ainsi la maladie, en son sens
général, implique une transformation globale de l’individu qui ne se limite pas à l’un ou l’autre de ses
aspects. Et c’est précisément de cette globalité, de cette stéréophonie dont rend raison la notion d’«
allure de la vie ».
Notion dont on retrouve une préfiguration dans le concept de « comportement », exposée par
Maurice Merleau-Ponty dans son ouvrage intitulé La structure du comportement 227. Ouvrage paru un
an tout juste avant la mise sous presse de l’essai sur Le normal et le pathologique. Aussi ne seronsnous guère surpris de retrouver l’illustre patronyme du phénoménologue expressément cité dans la
préface que Canguilhem rédige en 1950, en ouverture à la seconde édition de sa thèse. Rappelons que
Canguilhem entendait reconsidérer « le problème des structures et des comportements pathologiques
chez l'homme »228. Merleau-Ponty ne prétendait pas faire autre chose, observant que la maladie
pouvait affecter l’homme au point de présider à l’émergence d’une forme spécifique de subjectivité.
La maladie serait en mesure de redéfinir, non plus seulement le fonctionnement interne de
l’organisme, mais la totalité de nos comportements humains. Totalité incluant l’organisation de
l’appareil psychique ; par extension, notre rapport au monde, notre manière d’être à autrui, aux autres
et à nous-mêmes. Une telle « valeur d’individualité » construite dans l’horizon de la maladie recoupe
la « subjectivation » qu’elle occasionne chez Canguilhem, en tant que le sujet malade se ressaisit
comme un être nouveau, distinct dans son agir comme dans sa personnalité de celui qu’il était
auparavant. Merleau-Ponty comme Canguilhem conçoivent la notion de « comportement » comme le
fruit d’une refonte intégrale de l’individualité : esprit et corps, si l’on ose dire. L’altération n’est pas
quantitative, mais bien qualitative. Non pas locale, mais générale. Elle signifie non plus la ruine ou la
déliquescence d’un arrangement, mais bien la surrection d’un arrangement nouveau.
225
Ainsi, plus largement, de toutes les formes de normativité, de toutes les « allures de la vie ». Le soin,
supposé permettre à l’individu de retrouver l’intégrité de son aptitude à la normativité, tout comme la
maladie, qui amenuise cette aptitude, affectent l’homme en son entier.
226 A. Damasio, Spinoza avait raison : Joie et tristesse, le cerveau des émotions , Odile Jacob, Poche, 2005 ;
idem, L'erreur de Descartes : La raison des émotions, Paris, Odile Jacob, Poche, 2010.
227 M. Merleau-Ponty, La Structure du comportement (1942), Paris, PUF, Quadrige, 1972.
228 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 7.
115
Les valeurs de la vie
La survenue de cet arrangement implique que la physiologie, insuffisante en soi, soit complétée
par la psychologie. Ce qui pose véritablement le statut de la médecine à la croisée des sciences
sociales et biologiques. La revisitation par Canguilhem des notions médicales employées en
physiologie pourrait donc être transférée à la psychologie ; et la pathologie avisée de concert avec la
psychopathologie attenante, le somatique et le mental se laissant examiner dans un même acte
diagnostic, thérapeutique ou palliatif.
Conclusion
Au nombre des concepts revisités par Canguilhem dans le courant de la seconde partie de son
essai, nous avons donc examiné celui de « normal » ou de « normalité », mis en regard avec le dynamisme vital, tout à la fois dialogue avec une extériorité, institution de valeurs et aptitude à imposer des
normes autant dans l’organisme que dans l’environnement. « Normal », « normalité », dont l’antithèse
qu’est l’« anormalité » déploie tout l’éventail des différents modes d’existence possibles, des
différentes façons de vivre ou « allures de la vie ». L’« état physiologique » est, pour sa part,
découvert paradoxalement comme le produit d’un remodelage constant des normes biologiques en vue
de satisfaire aux fonctions biologiques vitales. Il peut en cela s’identifier au concept d'« état sain » ou
d’« état de santé », c'est à dire normatif relativement aux fluctuations, altérations, dérèglements des
milieux intérieurs et extérieurs. L’« état pathologique » exprimerait à l’inverse la réduction des normes
de vie admises par le vivant. Ainsi la distinction entre santé et maladie n'est-elle pas tant à établir
d’après une conception objectivante ou statistique de la normalité qu’en fonction du degré de
normativité. Il en ressort que le normal et le pathologique échappent à la juridiction du savoir
objectif : « on ne dicte pas scientifiquement des normes à la vie »229. La vie dicte ses normes,
promulgue ses valeurs ; l’individu ressent, éprouve et d’après son vécu, adjuge de son état de santé.
Du patient ou du praticien, l’« expert » (du lat. expertus, participe passé de experiri, « faire l'essai de »,
dont dérivent aussi « expérience », « expérimenter ») n’est pas toujours celui que l’on s’imagine…
Concluons sur ce jeu de redéfinitions auquel se livre Canguilhem par une remarque ressortissant
l’histoire des idées. Bien que les deux auteurs composent en deux registres différents, les nombreux
recoupements qui se constatent entre les œuvres de Nietzsche et la philosophie de Canguilhem laissent
entrevoir toute influence que le premier a pu avoir sur le second. Le vitalisme de Canguilhem fait
fructifier un certain nombre de concepts nietzschéens, que ce soit au regard de la définition de la
pathologie, symptôme de la vie déclinante, de la santé, aptitude à la création, ou de la guérison dans
son aspect tragique et de transformation, de renaissance. Il n’est dès lors pas anodin de retrouver chez
Canguilhem les mêmes critiques que le penseur de Sils Maria formulait en son temps à l’encontre du
229
G. Canguilhem, op. cit., p. 153.
116
Les valeurs de la vie
platonisme (et notamment de la propension de cette école de pensée à remiser dans les idées ou formes
intelligibles la vérité prototypique du monde sensible) ou du kantisme (et notamment de son impératif
catégorique, à prétention universelle230). La redéfinition par Canguilhem de la santé comme « aptitude
à être normatif » pourrait à cette enseigne constituer une réfutation par la physiologie autant de
l’intangibilité de la « loi morale » kantienne que de l’admission par les médecins idéalistes d’une
référence archétypale, quasi-platonicienne, unique et prescriptive de l’état sain. La santé seule arrête
ses normes. Des normes qui dépendent des individus et ne sont jamais fixées de manière définitive. Ce
serait alors, au-delà de la fin de non-recevoir adressée à ces deux penseurs, à une même tentative
d’inversion des valeurs que celle inaugurée par Nietzsche que se livrerait Canguilhem en réhabilitant
la propension normative de chaque individu231.
L’auteur, qui prétendait dans son introduction ne faire qu’« intégrer à la spéculation
philosophique quelques-unes des méthodes et des acquisitions de la médecine », semble en ce sens
accomplir précisément l’inverse ; à savoir intégrer au regard médical quelques-unes des visions et
conceptions élaborées par la philosophie, en l’occurrence par la philosophie de Nietzsche. Il participe
en cela du « retour à la terre » préconisé par ce dernier. En « désacralisant» les normes physiologiques,
Canguilhem montre qu’il n’y a pas dans l’absolu de bonne ou de mauvaise normativité, qu’il faut
penser la norme « par-delà bien et mal ». Il n’y a pas de modèle ou d’archétype de l’homme sain ; pas
de valeurs intangibles suspendues quelque part dans un ciel fixe des idées – un ciel des idées fixes – et
vers lesquelles il faudrait tendre pour jouir de la santé ; seulement des normes relatives à chaque
individu en relation avec ces conditions de vie, des normes à inventer dans le cheminement d’une
existence – et d’une médecine – qui n’a affaire qu’à des cas singuliers. L’« état de santé » n’a ainsi de
l’« état » que l’apparence. Il relève moins de l’apollonien que du dionysiaque, ressortit moins au
registre de l’être qu’à celui de l’agir, de l’acte, de l’acte démiurgique.
À l’acception physiologique commune de la normalité comme résultat indicatif de méthodes
statistiques qui établissent une moyenne au regard de laquelle jauger l’écart que constitue le
230
« Comment a-t-on pu ne pas sentir à quel point l'impératif catégorique de Kant met la vie en péril ? C'est
l'instinct théologique, et lui seul, qui a pris sa défense.... Une action à laquelle l'instinct de la vie nous
contraint, trouve dans le plaisir qu'elle donne la preuve qu'elle est une action juste : et ce nihiliste aux
entrailles dogmatiquement chrétiennes a fait du plaisir une objection... Qu'est ce qui détruit plus rapidement
que de travailler, de penser, de sentir sans nécessité intérieure, sans un choix profondément personnel, sans
plaisir, comme un automate mû par le "devoir" ? C'est tout bonnement la recette de la décadence, et même
de l'idiotie... Kant en est devenu idiot. Et c'était le contemporain de Goethe ! Et cette funeste araignée
passait – et passe encore ! – pour le philosophe allemand par excellence ! » (F. Nietzsche, L’Antéchrist (18881908), Paris, éd. Gallimard, Folio Essais, 2006, p. 11).
231 « Que l’individu s’érige son propre idéal et en dérive sa loi, ses joies et ses droits – voilà qui a été considéré
jusqu’à présent comme la plus monstrueuse de toutes les aberrations humaines et comme l’idolâtrie en soi »
(F. Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. P. Wotling, Paris, Garnier-Flammarion, 2007, L. III, n°143.
117
Les valeurs de la vie
pathologique, George Canguilhem oppose une normalité conçue dans la viabilité du rapport de
composition entretenu entre l’individu normatif et son environnement. Ce rapport prend en compte le
regard du patient, sa spécificité, autant qu’il est comptable d’évaluations axiologiques et
d’enracinement culturel. L’individu pensé comme subjectivité retrouve sa place d’arbitre du normal et
du pathologique ; lui seul est en mesure de définir un critère du normal, celui de son normal qui n’est
pas réductible à un fait statistique. L’état pathologique consiste en une diminution de la normativité,
mais c’est d’abord l’individu qui prend conscience de cette diminution, qui en pâtit et se juge déficient
; et puis seulement, dans la plupart des cas, qui sollicite un avis médical : « C'est la vie elle-même et
non le jugement médical qui fait du normal biologique un concept de valeur, non un concept de réalité
statistique »232. Santé et maladie rendent compte, en dernière analyse, de l’état optimal ou empêché
d’une normativité – capacité de l’organisme à faire varier ses normes de vie – que le patient est seul à
pouvoir évaluer.
Cette nouvelle acception de la normalité implique de repenser sous de nouveaux auspices les
principaux concepts de la médecine. Infléchissement théorique qui ne va pas sans implications
pratiques, en cela qu’il conduit à reconsidérer la déontologie du soin. Canguilhem montre en effet que
le praticien doit « tenir compte de la dimension individuelle et subjective de la maladie, de la
conscience et de la sensation du malade », en sorte que chaque patient soit reconnu dans sa propre
expérience de la pathologie. Si bien que le diagnostic et la thérapeutique, intégrant désormais les trois
aspects de l’organique, du sensible et de l’intelligence, permettent une meilleure connaissance de la
maladie ainsi qu’une meilleure prise en charge du malade.
Notons surtout que la conception de la maladie comme étant l’opposé qualitatif de la santé, cette
conception « ontologique » que Canguilhem fait sienne pour l’opposer à une approche positiviste qui
dérive la pathologie de l’état normal d’une manière purement quantitative ; cette conception déteint
sur la manière dont toute la discipline doit être appréhendée. Aussi, lorsque « la maladie est tenue pour
un défaut ou pour un excédent, la thérapeutique consiste dans une compensation » tandis que « lorsque
la maladie est tenue pour un mal [ou une contre-valeur], la thérapeutique est donnée pour une
revalorisation »233. Nous assistons au déplacement du champ de la médecine, de ses pratiques et de sa
terminologie, du registre technique au registre moral. Ce déplacement est alors justifié en dernière
analyse par l’impossibilité pour le médecin de proposer une détermination abstraite, universelle ou
objective de la norme vitale – celle-ci ne pouvant être évaluée à l’exclusion du regard du malade.
232
233
G. Canguilhem, op. cit., p. 87.
G. Canguilhem, op. cit., p. 207.
118
Les valeurs de la vie
A la question de savoir s'il peut y avoir une science du normal et du pathologique, question
introduisant toute la seconde section de la thèse de Canguilhem, nous nous voyons dès cet instant en
mesure de répondre qu’à supposer qu’une telle science existe, il ne saurait s’agir de la médecine non
plus que de la physiologie.
La médecine apparaît effectivement, au terme de cet examen, ressortir davantage du registre de
l’art, registre de la technique, que de celui la science ou de la connaissance proprement dite. La fin
thérapeutique conserve une priorité clinique et historique (la science étant d’abord issue d’un « se
sentir malade ») sur l’intérêt de connaissance, et la pratique sa préséance sur la constitution de
systèmes théoriques ; c’est-à-dire sur le savoir constitué, toujours en vue de la technique. Elle se
caractérise par l’irruption de valeurs au quotidien, de choix qui mettent en jeu des normes d’évaluation
ayant trait au regard que le médecin porte sur le malade et sur la maladie. « Science du normal et du
pathologique », la physiologie ne saurait l’être davantage. Cela en raison de son incapacité à ressaisir
l’aspect qualitatif et authentique de l’altérité pathologique. Sa référence au « type moyen » la conduit à
interpréter la maladie comme le fait d’une dérivation superlative ou dépressive des phénomènes
physiologiques normaux. Sa conception de la guérison comme régression à l’innocence organique
témoigne de ce qu’elle méconnaît la singularité malade et la pluralité des formes d’existence viables
réalisées par le concours des normes. Elle méconnaît la normativité vitale, la souplesse du vivant ;
ignore qu’il est autant d’abords que de situations, autant d’approches que de sujets – précisément,
confond objet et sujet de connaissance. Quoi qu’il en soit enfin de sa prétention à l’objectivité, la
physiologie ne peut qu’échouer à l’atteindre : elle également s’avère, à l’analyse, sacrifier aux
jugements de valeurs portées sur le vivant.
Ni médecine, ni physiologie, une éventuelle science du vivant ne saurait se constituer que dans la
complémentarité du regard du médecin et du vécu de la maladie par le malade. L’épistémologie des
concepts inaugurée par Canguilhem ne peut donc être hémiplégique, et se doit d’intégrer autant la
subjectivité souffrante que le caractère irréductible des cas. Elle n’est pas tant une science qu’une
discipline au confluent de savoirs et pouvoirs hétéroclites, un point de rencontre entre de multiples
domaines pratiques et théoriques. S’il devait y avoir une science du normal et du pathologique, celle-ci
serait par conséquent, avant toute chose, une anthropologie clinique.
L’essai sur Le normal et le pathologique nous avait donc prévenus dans une première partie234
contre les risques de méprises consécutifs au postulat de la continuité entre les phénomènes relevant de
la normalité et ceux relevant de la pathologie, le principe de Broussais aboutissant à nier le fait
G. Canguilhem, op. cit., p. 13 sq. : « L'état pathologique n'est-il qu'une modification quantitative de l'état
normal ? ».
234
119
Les valeurs de la vie
original, sui generis de la maladie. L’auteur avait ensuite tiré les conséquences de ces analyses dans
une seconde partie235, s’élevant dorénavant contre la négation de l’individu biologique et de sa
subjectivité qu’entretenait la mise au jour par hybris théorique d’une norme scientifique abstraite,
prétendant subsumer la multiplicité des cas sous l’empire d’un « modèle » ne correspondant à rien.
L’attention à l’art médical, le dévoilement de l’expérience de la maladie vécue par le malade et la
reconnaissance de la normativité admise comme caractéristique fondamentale du vivant biologique se
proposait alors comme une solution de continuité, offrant de dépasser la réduction positiviste qui,
censément, égare plus qu’elle n’éclaire la pensée médicale depuis le XIXème siècle. Ce nouveau
paradigme du normal et du pathologique assigne à la philosophie pour vocation de réconcilier les
valeurs de la vie avec les valeurs de la science qui tendaient à s’en écarter. Il nécessite le dépassement
du cadre strict de la science en vue de la reconnaissance de la problématique humaine se déployant
dans tous les actes et discours médicaux. Ce qui ne peut être fait qu’à la faveur d’une réflexion sur les
valeurs représentées par le vivant – une philosophie de la vie.
III. Le corps « échoué », social et biologique
A. ASPECTS DU RISQUE ET DE L’ERREUR
Une philosophie qui reconnaisse qu’un corps puisse également « échouer ». Sans pour autant
comprendre cet échec comme contraire à la vie. Canguilhem introduit avec ce paradoxe une subtilité
supplémentaire dans l’ultime développement de sa thèse, un déplacement qui va nous amener à
reconsidérer plus foncièrement encore le fondement de la dichotomie entre santé et maladie sous son
abord classique. L’état de santé ne manifeste pas tant l’absence de maladie que la capacité de
l’organisme à surmonter celle-ci. L’état de santé exprime le « pouvoir [de] tomber malade et [de] s’en
relever ; c’est un luxe biologique »236. L’expérience du vivant inclut la maladie ; la maladie pourrait –
et doit – être considérée sous le rapport de ses normes propres, expressions négatives de la normativité
vitale.
a. Le risque consubstantiel à la vie
L’expérience de la vie inclut la maladie. Une santé parfaite et continuelle serait à ce titre une
santé anormale. Or, dire que la santé parfaite n’existe pas, précise l’auteur, n’est pas vider de sens le
235
236
G. Canguilhem, op. cit., p. 91 sq. : « Y a-t-il des sciences du normal et du pathologique ? ».
G. Canguilhem, op. cit., p. 132.
120
Les valeurs de la vie
concept de santé ; seulement poser que le concept de santé « n'est pas celui d'une existence, mais d'une
norme dont la fonction et la valeur est d'être mise en rapport avec l'existence pour en susciter la
modification »237. Si la santé est bien cet idéal que valorise la vie en général, celle-ci ne saurait être un
ordre perpétuel, une manière d’innocence, d’absence de trouble permanent et acquis pour jamais. Le «
silence des organes » que mentionnait Leriche ne traduit pas nécessairement l’absence de maladie. Un
organisme peut être affecté de lésions et de perturbations qui n’entravent pas ses fonctionnalités à
court ou à moyen terme. Un mélanome malin, un cancer à son premier stade ou l’accumulation de
dépôts graisseux dans les artères peuvent demeurer longtemps imperceptibles à ceux dont elles mettent
la vie en danger. La perfection n’est pas de ce monde. La vie témoigne, aux antipodes de l’ordre
statique que supposerait une santé parfaite, d’un effort permanent de compromis, d’une tentative
d’autorégulation ayant à charge de composer avec les contraintes extérieures et les erreurs internes. La
vie n’est pas une assurance-santé. Elle manifeste le succès, toujours précaire, d’un équilibre
dynamique en perpétuel sursis.
Le phénomène pathologique serait lui-même partie prenante de cet équilibre : « La menace de la
maladie est un des constituants de la santé »238. Nous avons vu avec Leriche que la santé comme «
silence des organes » ne serait qu’un terme vide de sens sans la douleur – le « bruit » – pour nous la
révéler. L’auteur esquisse un pas supplémentaire et montre que la maladie est plus encore l’épreuve de
la santé. L’épreuve au sens de « ce qui la menace », ce contre quoi elle entre en lutte, mais également,
de par cette lutte, « ce qui la constate », sa preuve. La normativité vitale dans l’expérience de la santé
se révèle dans l’adversité. Le désir de vivre n’apparaît jamais plus ardent que lorsque son auteur côtoie
la mort. C’est dire que la maladie, le risque, la précarisation sont paradoxalement ce qui valorise la
puissance d’être du vivant. C’est par leur biais que le vivant se réalise. En eux qu’il réalise ce qu’il y a
de plus fondamental en lui. Par eux qu’il s’actualise dans son effort pour perdurer, survivre, accroître
sa puissance d’agir. Ainsi pour Canguilhem « l'organisme [chercherait] moins à se maintenir dans son
état et son milieu présents qu'à réaliser sa nature »239. L’auteur renoue par cette formule avec les
intuitions de Nietzsche. Plus pertinente peut-être est la comparaison que nous pourrions établir entre
cette conception et celle mise en exergue par le « matérialisme vitaliste » de Spinoza240 : « l'effort par
lequel toute chose tend à persévérer dans son être n'est rien de plus que l'essence actuelle de cette
chose »241. Révélateur au sens photographique du terme, épreuve et occasion, le risque ne saurait plus
dès lors être pensé comme l’irruption d’un phénomène strictement négatif qui ferait pièce à l’état de
santé : il participe de cet état, qu’il constitue comme tel.
G. Canguilhem, op. cit., p. 41.
G. Canguilhem, op. cit., p. 217.
239 G. Canguilhem, op. cit., p. 132.
240 G. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Pais, Editions de Minuit, Reprise, 2003.
241 B. de Spinoza, op. cit., L. III, prop. VII.
237
238
121
Les valeurs de la vie
Que le risque soit constitutif de l’état de santé, c’est en effet ce que laissent accroire les
expériences les plus récentes en matière d’immunologie, rendant les intuitions de Canguilhem plus
actuelles que jamais. Ainsi, les maladies fréquentes qui se déclarent chez les nouveau-nés
s’expliqueraient moins par l’immaturité de leur système immunitaire que par le relâchement partiel de
ce dernier, le temps que se développent les bactéries de sa flore intestinale. Trois types de flores
intestinales distinctes ont pu être identifiés, similairement aux groupes sanguins, dont on commence à
relever les implications, autant en termes d’évolution (de coévolution) que de santé générale. Le
paradigme de l’immunologie repose de plus en plus sur l’analyse du « microbiome » humain. Pour ce
qui nous concerne, la découverte chez la souris d’un type particulier de globules rouges inhibant
partiellement les défenses de l’immunité laisse à penser qu’existe bel et bien un mécanisme
d’atrophisation de ces dernières ; un mécanisme visant à favoriser la colonisation de l’intestin par la
flore bactérienne sans susciter de réaction excessive. Le développement des pathogènes est, en
contrepartie, facilité. Le risque apparaît donc incontournable, et son vécu, la condition sine qua non de
l’état de santé.
Vision hétérodoxe qui bat en brèche l’aspiration contemporaine à la santé parfaite et sans accroc,
celle actuellement promue par l’industrie parapharmaceutique. Une industrie diffusant un imaginaire
de la « santé miracle » idéalement articulée aux exigences de performance tous azimuts requises dans
nos sociétés de marché – ou quand la société de consommation pactise avec le management de la
productivité. Il n’est ainsi pas anodin que la santé, définie par Leriche et Canguilhem comme « silence
des organes » soit devenue, bien au-delà de ce que ce mutisme corporel implique, « un état de bienêtre » (définition de l’OMS). État de sur-régime requérant pour se maintenir dans cette « surabondance
d’être » une gamme toujours plus étendue de nouveaux produits marchands : des stimulants aux
compléments alimentaires, aux vitamines, en passant par les minéraux, oligo-éléments, oméga 3, 6, 9,
alicaments et autres substances mirifiques, DA pour ne pas vieillir, viagra pour ne pas faillir, etc.
Symptomatique, à cet égard, le fait que l’argument de vente le plus fréquent – et le plus efficace – dans
les supermarchés soit devenu un argument de santé (« riche en vitamine D », « aide à lutter contre le
mauvais cholestérol », « favorise la digestion », « repeuple la flore intestinale », « renforce vos
défenses naturelles », entre autres convocations publicitaires de l’imaginaire de l’homme augmenté.
Une telle santé fait l’objet d’une pression sociale de plus en plus accrue, devenant une norme
dans un contexte de plus en plus compétitif, quels que soient les domaines concernés : travail, espace
public ou vie privée. Cette normativité rampante, cette pression à la performance pourrait encore une
fois se comparer à celle qui tend à taxer de troubles mentaux ce qui n’était autrefois que le fait des
aléas psychologiques de l’existence : un deuil trop prolongé devient une dépression, et doit être soigné
122
Les valeurs de la vie
afin que le salarié puisse être rapidement réintégré dans le système de production. Ainsi du reste. Nous
y reviendrons. Contentons-nous, pour l’heure, de suggérer combien la réflexion de Canguilhem
pourrait être propice à l’analyse des phénomènes de notre époque.
La réflexion de Canguilhem prend donc à contrepied cette nouvelle mythologie du « corps
glorieux » et de son eschatologie « médica-menteuse ». Il montre qu’il n’est de santé acquise une fois
pour toutes, et que la maladie, les défaillances du corps (et du psychisme, s’il est jamais une « santé
mentale »), ne sont pas tant son « autre » radical que les jalons d’un processus « normal » que la santé
intègre autant qu’elle les surmonte. La vie engage les organismes dans une normativité où rien n’est
joué d’avance. Un organisme sain ne se définit pas par son absence d’exposition. Il suffirait sinon
d’aménager un environnement pasteurisé qui préserve le corps contre les agents pathogènes. Les
enfants-bulles seraient alors – malgré ou en vertu des défaillances de leur système immunitaire – les
mieux lotis en la matière. Un organisme sain est au contraire un organisme capable d’« affronter des
risques »242. Un organisme capable de se confronter à de l’inattendu, de surmonter l’épreuve et de faire
de l’obstacle une marche vers un nouveau développement. Le principe de la vaccination offre une
illustration possible de cette dimension constitutive de l’exposition au risque, en entraînant notre
organisme à réagir de manière spécifique à certaines agressions ; en arrêtant, à l’issue d’un processus
d’essais et d’erreurs, la bonne calibration des anticorps capables de venir à bout des agents pathogènes
; en exerçant les plasmatocytes à produire rapidement ces anticorps en cas d’attaque réelle.
Tout se passe comme si le phénomène de stimulation induit par le vaccin rendait raison de la
formule de Nietzsche « ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort »243. Il se pourrait qu’inversement
les allergies – ou certaines allergies – résultent d’un manque de stimulation du système immunitaire,
qui élirait certaines substances comme menace potentielle afin de s’« exercer » et de pallier la
raréfaction des antigènes qu’il ne trouve plus dans son milieu. Preuve que le « devenir »244 permanent
qui caractérise le vivant ne peut faire abstraction d’une nécessaire part d’imprévisibilité. Le défi de la
maladie peut amener des organismes à prospecter des possibilités inexplorées de la vie. Si bien que la
maladie deviendrait de ce fait l'« épreuve de la santé »245, et la santé l’épreuve de la maladie. La
maladie, le risque ou la menace n’apparaissent plus alors comme des échecs de la santé, mais comme
des occasions pour le vivant humain de valoriser ses propres normes.
G. Canguilhem, op. cit., p. 132.
F. Nietzsche, Crépuscule des idoles (1888), trad. P. Wotling, Paris, Flammarion, 2005, Partie : « Maximes
et flèches », § 8, p. 122.
244 G. Canguilhem, op. cit., p. 131.
245 G. Canguilhem, op. cit., p. 216.
242
243
123
Les valeurs de la vie
b. L’erreur source de création et d’échec
Un adage éprouvé déplore que l’erreur soit humaine (« errare humanum est »). Assurément, pour
Canguilhem ; mais elle est bien au-delà d’humaine, elle est le propre du vivant. Elle compose avec lui.
De même, par conséquent, que la maladie doit être envisagée en tant que phénomène normal de
l’existence, phénomène qui sera l’occasion de mettre en évidence la labilité de la vie et sa capacité à
adopter plusieurs « allures », l’erreur doit être repensée non pas comme en opposition avec le
fonctionnement normal de l’organisme, comme « accident », mais comme constitutive de ce
fonctionnement. L’erreur est véritablement participante de « l’essence de la vie ». Elle est son propre
distinctif. L’erreur est en effet ce qui interdit d’analyser les formes du vivant par le prisme exclusif de
la logique déductive. Il n’y a pas d’erreur des systèmes mécaniques. « Il n’y a pas de monstre
mécanique »246. Il n’y a pas d’évolution des mécanismes. Pas de hasard, de sélection, de compromis,
de régénération, de reproduction, de maladie, de guérison ni de santé. Et moins encore de mort.
Seulement une dégradation lente de la machine, une corrosion ; une simple oxydation de ses rouages,
une perte d’énergie. Déperdition qui suit inexorablement la pente de l’entropie. L’erreur témoigne
d’un hasard que la physique dénie à son objet (hors la physique quantique – rien n’est moins sûr). Elle
est aussi ce qui confère à la vie son historicité. Autre manière de mettre en évidence le caractère
irréductible de la vie, celle-ci réaffirmant – contre le mécanisme et ses variantes – l’autonomie de la
physiologie comme science. Persistance d’un écart entre la logique pure et le vivant que même
François Jacob, en dépit de ce que l’intitulé de son œuvre247 pourrait laisser penser, tient pour
irrésorbable : le vitalisme n’est pas mort, même chez les biochimistes.
L’erreur est comprise analytiquement dans le concept de vie. Idée que reprendra Foucault248 : « la
vie – de là son caractère radical – c’est ce qui est capable d’erreur »249. Ce fait de l’erreur du vivant
objectivée de la manière la plus criante par les échecs de l’organisme est en effet ce qui permet de
comprendre que les normes biologiques ne sont pas uniquement la résultante logique d’un processus
déterminé de l’extérieur par des stimulations, mais le foyer d’une spontanéité. Cette « possibilité
d’erreur intrinsèque à la vie »250 renvoie précisément chez Canguilhem à la notion de labilité. Labilité
qui est à Canguilhem ce que le déterminisme était à Claude Bernard : un postulat, une idée directrice ;
savoir une hypothèse non démontrée mais nécessaire pour escompter comprendre comment la vie
parvient à adopter de nouvelles allures pour s’adapter à son environnement ainsi qu’à des irrégularités
G. Canguilhem, « La monstruosité et le monstrueux », dans La connaissance de la vie, Paris, Librairie
Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 1992, p. 172.
247 F. Jacob, La Logique du vivant. Une histoire de l’hérédité , Paris, Gallimard, Tel, 1970.
248 P. Macherey, La force des normes : de Canguilhem à Foucault , Paris, La Fabrique éditions, 2009.
249 M. Foucault, « La vie : l'expérience et la science », dans Dits et écrits, t. 4, Paris, Gallimard, 1994, p. 774775.
250 M. Foucault, ibid.
246
124
Les valeurs de la vie
physiologiques internes en limitant le risque de pathologie. Que celle-ci se déclare néanmoins, et
l’erreur (rétrospectivement) avisée dans la sélection des normes à l’œuvre dans la maladie ne fera que
davantage prouver qu’elles ne peuvent être entièrement dérivées de celles afférentes à l’état sain.
L’erreur témoigne de l’altérité, et non seulement de l’altération, des phénomènes pathologiques au
regard du régime qui détermine pour le sujet la référence de la normalité.
Critères de spécification de la vie, accusatrice de la labilité et de la variabilité des normes,
l’erreur pour être à l’occasion source d’échec, peut également défendre et préserver la vie. Les
Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique (1963-1966) sont l’occasion pour
Canguilhem d’en appeler aux travaux de Sir Archibald Garrod (1857-1938) mettant en évidence le
statut ambivalent des maladies génétiques. Le médecin britannique était connu pour avoir développé
dès 1809 le concept « d'erreurs innées du métabolisme ». De telles erreurs, démontrait-il, n’étaient pas
si préjudiciables qu’elles ne se révèlent, exprimées dans certains contextes, utiles à l’organisme. Il n’y
a d’erreurs de l’organisme – et donc d’« anomalies » génétiques – que relatives à des situations qui les
rendent telles, handicapantes pour le sujet. Or il se fait parfois que ces mêmes erreurs se révèlent en
situation des auxiliaires en termes de santé et d’adaptation, qu’elles constituent un avantage pour les
individus qui en sont affectés. Loin de lui nuire, elles contribuent alors à la préservation de la vie :
Il arrive [...] qu'elles confèrent [les anomalies ou les « erreurs génétiques »], dans certains
contextes écologiques, une certaine supériorité à ceux qu'il faut alors appeler leurs bénéficiaires.
Par exemple chez l'homme, le déficit en glucose-6-phosphaie-déshydrogénase n'a été
diagnostiqué qu'à l'occasion de médicaments antipaludéens (primaquine) administrés à des
populations de Noirs aux Etats-Unis. Or, selon le Dr Henri Péquignot : "Quand on étudie
comment a pu se maintenir dans la population noire une affection enzymatique qui est une
affection génétique, on s'aperçoit que ces sujets se sont d'autant mieux maintenus que les «
malades » atteints de ce trouble sont particulièrement résistants au paludisme. Leurs ancêtres
d'Afrique noire étaient des gens « normaux » par rapport aux autres qui étaient inadaptés,
puisqu'ils résistaient au paludisme alors que les autres en mouraient".251
Une autre illustration eût été celle de l’allèle S, allèle responsable de l’anomalie à l’origine de
l’anémie falciforme (drépanocytose), recruté par la sélection en dépit des risques vitaux qu’il fait
courir à son porteur pour cette raison qu’il se révèle une défense efficace contre la malaria
(dysenterie), d’origine infectieuse. Ce qui explique la fréquence notoirement élevée de cet allèle sur le
continent africain (touchant certaines régions à raison d’un tiers de la population) où le paludisme est
également le plus présent. Corrélation mettant à jour un mécanisme de polymorphisme génétique
251
G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 213.
125
Les valeurs de la vie
équilibré entretenu par le fait imprévu que les porteurs sains hétérozygotes (A/S) ou atteints de la
drépanocytose homozygotes (S/S) se trouve immunisés contre les affections neurologiques mortelles
du parasite. Survivant aux épidémies, ils retransmettent leurs gènes. Dans un cas comme dans l’autre,
c’est une erreur qui a su préserver la vie. Une erreur génétique qui, potentiellement source d’échec, est
également potentiellement ferment de réussite adaptative. Les erreurs génétiques innées confirment
ainsi leur participation à l’élan de diversification des formes du vivant, gage de leur pérennisation.
Mais la labilité, si elle permet effectivement la prolificité et la diversification des allures de vie,
l’adaptation des organismes à leur milieu, ne peut aller sans une part d’ombre. L’allèle à l’origine de la
drépanocytose donne également – bien que le fait ne soit pas systématique – la drépanocytose.
Canguilhem ne laisse pas d’insister sur les diverses manifestations déprédatrices que peut prendre
l’erreur au sein des organismes. Rappelons qu’elle peut lui être acquise, c’est-à-dire introduite de
manière accidentelle au cours de l’existence (exposition aux radiations, ultraviolets, etc.) ; elle peut
aussi lui être innée comme dans les cas d’anomalies cités précédemment ou dans les cas de
malformation congénitale. L’auteur relève à ce propos le glissement sémantique qui a conduit du
concept d’« erreur génétique » employé par dérivation au seul regard de la rareté des maladies
désignées par ce terme, à son emploi de plus en plus systématique et qualifiant à mesure que la science
répertoriait de nouvelles pathologies innées ; tant et si bien que l’erreur en question, initialement
irrégularité de fréquence, a fini par devenir une erreur par nature, une « entité ontologique ». Ce qui
ressemblait à une erreur au vu de la norme statistique est devenu une aberration en soi. Si en effet les
organismes, en tant que doués de vie, témoignent d’une aptitude qui leur permet de composer avec une
relative souplesse malgré les variations de leur milieu naturel, cette normativité opportuniste que
Canguilhem appelle « sagesse » n’en est pas moins offerte au risque du « vice biochimique ». À savoir
de l’« erreur pathologique » détériorant la viabilité d’un phénotype en faisant irruption dans la
séquence des acides aminés. Dans la mesure où elle affecte l’information du programme génétique,
cette « erreur radicale de l’organisme » peut être dite équivalente à ce que recouvre l’« erreur logique
» dans un système donné ou le « malentendu » dans une conversation. Son analyse procède d’une
localisation au vivant biologique des outils d’interprétation mis à disposition par Claude Shannon
(1916-2001) avec la théorie de l’information252.
La théorie de l’information conçoit l’information à la manière de l’énergie se dissipant dans un
système physique. L’information, comme l’énergie, tend au sein d’un système fermé vers l’état de
distribution le plus isotropique et homogène qui se puisse être. Il s’applique à l’information le même
principe qu’en thermodynamique, le principe d’entropie. Or l’entropie induit la flèche du temps. La
C. Shannon, W. Weaver, A Mathematical Theory of Communications (1948), Chicago, University of
Illinois Press, 1949.
252
126
Les valeurs de la vie
flèche du temps induit pour elle le caractère irréversible des événements. Ainsi de l’énergie, ainsi de la
chaleur, ainsi de l’ordre, ainsi de l’information, ainsi des événements affectant cette information, ainsi
des mutations ; ainsi, pour Canguilhem, des événements pathologiques. L’erreur vitale, la déviance
génétique morbide, en conclut Canguilhem, peut être aussi l’objet de compensations, de palliatifs mais
ne peut être remédiée de manière définitive.
Certaines techniques déjà en œuvre à l’heure actuelle (ou tout au moins envisagées dans l’avenir
proche) nous invitent cependant à nuancer ce caractère irrémissible de l’anomalie génétique que
semble admettre Canguilhem. On songe, entre autres, aux thérapies géniques – encore que ces
dernières, pour ce que nous en savons, « remplacent » plutôt qu’elles ne « réparent » les fragments
d’ADN endommagés. On peut aussi penser, plus près de nous, aux greffes de moelle épinière facilitées
par les médicaments immunosuppresseurs. Sans oublier les perspectives offertes par le recours aux
cellules souches (totipotente ou non-différenciées) dans le cas des maladies neurodégénératives. Bien
que ces procédés ne consistent pas davantage à rendre l’organisme à ses normes antérieures, mais bien
encore une fois à lui en imposer de nouvelles. À l’exclusion de ces exceptions qui n’en sont donc peutêtre pas, il n’est guère concevable pour Canguilhem de « restaurer » ce qui a été défait en matière
génétique, de procéder à la manière dont on pourrait désassembler un mécanisme en relisant en sens
inverse les instructions de la notice de montage. On ne peut faire table rase de l’erreur génétique,
même délétère.
On ne peut la réparer. On ne peut la supprimer. On ne peut, théoriquement parlant, qu’envisager
des politiques qui supprimeraient non pas les erreurs génétiques, mais les individus porteurs de ces
erreurs. Des politiques moralement peu recommandables, alliant orthogénisme et eugénisme dans un
programme systématique de « réduction de la diversité humaine » dont on a vu par le passé à quoi
elles ont conduit.
On peut se demander, en réactualisant cette réflexion, si les pratiques de dépistage prénatal ou
dans le cas des FIV, de diagnostic préimplantatoire aboutissant à l’élimination des embryons atteints
ne participent pas d’une manière ou d’une autre à cette « prophylaxie » du génotype. Au « faire-mourir
avant le laisser-naître ». On ne sait que trop, pour coller à l’actualité, la part considérable des fonds
levés à l’occasion du téléthon qui servent à financer (par suite, à orienter) les projets de la recherche
dans une perspective d’identification des marqueurs génétiques, en vue de l’éradication préventive des
embryons malades : « À l'origine de ce rêve, il y a l'ambition généreuse d'épargner à des vivants
innocents et impuissants la charge atroce de représenter les erreurs de la vie »253. Et sans doute aux
familles de ces « vivants innocents » la charge d’y faire face. Ou à l’État, lorsqu’il y a lieu, de trop y
253
G. Canguilhem, op. cit., p. 212.
127
Les valeurs de la vie
sacrifier en dépenses de santé. Le point de vue du chercheur de plus en plus pressé d’obtenir des
résultats rapides et exploitables et celui du comptable laissent alors peu de chances à celui du patient
« en devenir ». Que la contention organisée de l’erreur génétique se réalise en amont ou en aval de la
venue au monde de ces individus, « à l'arrivée, avertit Canguilhem, on trouve la police des gènes,
couverte par la science des généticiens » 254.
J. Gayon et D. Jacobi, dans leur ouvrage récemment paru sur L’éternel retour de l’eugénisme,
retracent l’évolution des attitudes sociales manifestée au regard des interruptions de grossesse, et la
place inédite que joue l’institution hospitalière dans ce nouveau contexte :
[Un effet remarquable] de la génétique médicale est d’avoir confiné la résurgence
contemporaine de la question eugéniste dans le champ social des pratiques biomédicales. On l’a
dit et répété : c’est la combinaison d’une série d’événements techniques (amniocentèse,
diagnostic prénatal, fécondation in vitro, etc.) et d’une série d’événements juridiques
(légalisation de l’avortement dans divers pays) qui a réactualisé la question eugénique. Or, ces
deux séries mènent droit à l’hôpital : l’avortement « thérapeutique », comme son nom l’indique,
est un acte hospitalier ; les tests génétiques, la fécondation in vitro, la sélection des embryons,
sont des produits ou des actes biomédicaux. La remarque est triviale mais elle prend tout son
sens si l’on compare ces pratiques avec l’eugénisme d’avant guerre. L’appareil médical ne lui
était pas étranger, loin de là […]. Mais ce n’était certainement pas l’unique appareil social
impliqué. Dans l’ancien eugénisme […], c’est fondamentalement une politique de contrôle des
mariages qui devait assurer le succès du projet. Et lorsque l’appareil médical intervenait, c’était
comme expert et exécutant d’une entreprise coercitive dont le but était de modifier la
descendance d’une population. Dans ce qu’on appelle le nouvel eugénisme, l’hôpital joue un
autre rôle. Des individus viennent, qui se soucient de leur propre capacité à faire face à des
enfants handicapés et à les élever dignement […]. Ce n’est pas ici l’appareil médical – mandaté
par l’autorité politique – qui prend le contrôle de la société ; c’est au contraire la société des
hommes qui va vers l’hôpital, et vient chercher réponse à des souffrances réelles ou anticipées.
Plutôt que de médicalisation, il vaudrait mieux parler de clinicisation.255
Le meilleur des mondes est peut-être pavé de bonnes intentions. Mais l’extermination à grande
échelle de l’erreur génétique, fût-elle possible, serait au-delà d’une catastrophe sociale, une véritable
bavure intellectuelle. Un total contresens au vu de la propriété même qui définit la vie : la normativité.
G. Canguilhem, ibid.
J. Gayon, « Le mot "eugénisme" est-il encore d’actualité ? » dans J. Gayon, D. Jacobi, L’éternel retour de
l’eugénisme, Paris, PUF, 2006, p. 134-136.
254
255
128
Les valeurs de la vie
Anéantir l’erreur (considérée comme étant tout ce qui s’écarte d’une norme culturellement valorisée)
serait restreindre dangereusement l’expression de la diversité des normes biologiques, dont les allures
pathologiques comme les allures normales sont les principaux sièges. Une vie ainsi réduite dans sa
capacité d’écart diminuerait d’autant ses facultés d’adaptation. Le brassage génétique, la variation, la
recombinaison ne jouerait plus leur rôle. La consanguinité à l’échelle du village offre une parabole
assez précise de ce qu’une telle tentative de « canonisation » des figures de la vie donnerait à l’échelle
de l’espèce.
Ayant achevé d’examiner l’évolution du regard idéologique porté sur l’idéal de l’homme et
rappelé les dangers liés aux tentatives de régulation des normes biologiques par la norme politique,
l’auteur reporte son analyse des interprétations de l’anomalie physiologique sur le plan de l’imaginaire
social. Depuis Mendel et l’avènement de la génétique, la perception du handicap ou de l’inadaptation
s’est vue profondément changée. Sous un rapport plus strictement individuel, l’erreur innée, « source
d’échec », présente depuis pour son porteur une dimension fortuite, aléatoire, qui la rend
psychologiquement d’autant plus difficile à accepter, et dès lors d’autant plus injustifiée qu’elle ne
peut plus être attachée à une éventuelle faute morale dont elle serait la sanction immanente. L’erreur
n’est plus fonction d’un faire ou d’un agir. L’erreur n’est pas commise en tant que telle par un sujet,
non plus que l’expression d’une faute morale, d’une maladresse originelle ou, comme en conviendrait
les exégètes chrétiens, d’une « erreur de genèse » : « La maladie n'est pas une chute que l'on fait, une
attaque à laquelle on cède, c'est un vice originaire de forme macromoléculaire »256. Elle ne peut tout au
plus qu’être considérée que comme une différence, une manière de « malentendu » qui ne serait
imputable à rien ni à aucune personne morale. Elle est une parole « qui ne renvoie à aucune bouche,
une écriture qui ne renvoie à aucune main. Il n'y a donc pas de malveillance derrière la malfaçon » 257.
Nulle malveillance ; nulle intention, donc aucun crime.
Ressortissant à une terminologie strictement « descriptive » plutôt qu’« axiologique » ou «
nosologique » (double registre associé aux notions de « mal » et de « maladies »), l’expression
d’erreur génétique n’en est pas moins lestée d’une pesanteur considérable. Précisément parce qu’elle
est sans raison, sans responsable. Parce qu’elle frappe à l’aveugle. On peut ainsi soutenir, en accord
avec Canguilhem, qu’il « faut beaucoup de lucidité, jointe à un grand courage, pour ne pas préférer
une idée de la maladie où quelque sentiment de culpabilité individuelle peut encore trouver place à une
explication de la maladie qui en pulvérise et dissémine la causalité dans le génome familial, dans un
héritage que l'héritier ne peut refuser puisque l'héritage et l'héritier ne font qu'un »258. Le dimorphisme,
G. Canguilhem, op. cit., p. 210.
G. Canguilhem, ibid.
258 G. Canguilhem, op. cit., p. 210-211.
256
257
129
Les valeurs de la vie
le handicap, l’échec ne s’apparentent plus qu’à des irrégularités de surface advenues par hasard au
cours de la sélection originaire des normes. Ils sont remis à parité avec les différences viables qui
constituent inversement autant de succès adaptatifs. Inique, absurde au sens strict du terme, l’erreur
frappe à l’aveugle, et de ce fait, met en échec tout discours de consolation ou de justification. Le «
pourquoi » de l’échec qui, jusqu’alors, facilitait dans une certaine mesure son incorporation psychique,
s’efface pour ne laisser au patient que le « comment » de l’étiologie, muet sur la question du sens.
L’explication le cède à la définition. Tel est le tribut de ce qu’Auguste Comte valorisait comme le
passage de l’état théologique à l’état positif.
La science dissipe sous ce rapport la croyance rassurante, religieuse s’il en est, posant que la
nature est elle aussi soumise à un gouvernement moral, une justice immanente. Le fait – qu’il nous
faut accepter – est que la même erreur qui permet la perpétuation des formes du vivant peut aussi
engendrer l’échec, sans que cet échec soit le moins du monde porteur de significations éthiques. La
nature œuvre « par-delà bien et mal ». Nous retrouvons ici chez Canguilhem une conception tragique
de l’existence proche de celle développée par Nietzsche. La maladie, le handicap, les accidents,
l’infirmité et même les erreurs de la vie, les tares et atavismes peuvent être l’occasion d’une
sublimation de l’individu. Il ne s’agit pas de nier ce qu’elles comportent de négatif ; seulement de
concevoir qu’elles peuvent aussi participer à la germination de nouvelles « allures de la vie ». Il n’est
de handicap si lourd qu’il ne puisse être l’opportunité d’un dépassement, de même que tout événement
chez Nietzsche peut avoir part à l’affirmation de soi. Il serait vain de vouloir supprimer une souffrance
à terme inéluctable. Le « créateur », l’ « artiste », chez le philosophe allemand, doit être à même de
composer avec ; ainsi seulement s’autorise-il à suivre la voie de son accomplissement qui culmine
dans le surhumain. Et c’est en quoi le tragique nietzschéen, loin de confiner au désespoir, au nihilisme,
donne lieu à une éthique qui se résume dans la redécouverte de l’amor fati. L’amor fati admet une
réconciliation possible de l’homme avec sa condition terrestre, l’accueil de la réalité en ce qu’elle a de
pire et de meilleur. De même alors qu’il peut y avoir pour Nietzsche épanouissement de l’homme
supérieur qui au-delà d’admettre, désire les événements tels qu’ils se présentent à lui, le handicap et la
souffrance peuvent conduire les individus à d’autres formes d’épanouissement. L’infirmité, les
maladies congénitales ou génétiques ne peuvent en conséquence être appréciées en termes d’« erreur »
sans induire un bouleversement philosophique majeur concernant la manière dont le sujet éprouve sa
condition et son rapport à l’existence.
Redéployée sous des auspices plus théoriques, un tel changement de perspective suppose
d’envisager d’une tout autre manière les concepts de « normalité » et de « santé », ainsi que la
pertinence de l’opposition entre la vie et ce qui constitue son terme plutôt que son contraire : la mort. «
Gaston Bachelard, s’en ouvre Canguilhem, qui s'est beaucoup intéressé aux valeurs sous leur forme
130
Les valeurs de la vie
cosmique ou populaire, et à la valorisation selon les axes de l'imagination, a bien aperçu que toute
valeur doit être gagnée contre une antivaleur »259. Quelle pourrait être l’antivaleur correspondante à la
valeur exaltée par la vie ? Assurément, pour Canguilhem, celle de « monstruosité » serait un candidat
de bien meilleure facture que celui de « mort ». Encore cette confrontation se doit-elle d’être tempérée
: de même que l’état pathologique fait apparaître l’état de santé comme ce dont il se distingue, tout
empêchement à la vitalité résultant de l’erreur fait apparaître la valeur malmenée par cet
empêchement.
La figure suggestive du monstre se voit alors mobilisée dans une perspective très différente de
celle du Stagirite pour qui elle est l’image de l’a-télès, de l’être inachevé, privée de son télos. Le
monstre, communément interprété dans une perspective hylémorphiste comme témoignant de la «
résistance de la matière à la forme » – à savoir d’une forme vivante inaccomplie ou avortée –, souligne
bien plutôt chez Canguilhem la puissance positive qu’a le vivant, en s’égarant, de se réinventer. Loin
d’en trahir la désertion, il est une pierre de touche de la normativité vitale. Le monstre témoigne de
l’éventualité pour une forme de vie de développer un certain nombre d’anomalies plus ou moins
prononcées tout en restant possiblement viable – mais diminué. Il ne peut donc, quoi qu’en pense
Aristote, « rien manquer à un vivant, si l'on veut bien admettre qu'il y a mille et une façons de vivre ».
L’être – vivant – se dit en plusieurs sens. La vie est polymorphe, protéiforme, et ne peut être enfermée
dans des figures ou des essences déterminées. Il n’est pas jusqu’à ses « ratés » qui ne fassent ressortir
son potentiel de créativité.
La vie témoigne d’une valeur de viabilité niée moins par l’inerte (opposable au vivant) ou par la
mort (opposable à la naissance comme la fin à son commencement) que par la déviance tératologique.
Une forme d’infirmité qui restreint ab origine les possibilités de la vie qui l’a rendu possible. C’est
donc, selon l’auteur, « la monstruosité et non pas la mort qui est la contre-valeur vitale. La mort, c’est
la menace permanente et inconditionnelle de décomposition de l’organisme, c’est la limitation par
l’extérieur, la négation du vivant par le non-vivant »260. En revanche, souligne-t-il, « la monstruosité
c’est la menace accidentelle et conditionnelle d’inachèvement ou de distorsion dans la formation de la
forme, c’est la limitation par l’intérieur, la négation du vivant par le non-viable »261. Le monstrueux
n’est pas le contraire du vital, l’antithèse du vivant, mais une dimension de l’erreur qui, à la fois,
l’avère et la dessert. Le monstre affirme le vivant de manière négative – mais il l’affirme tout de
même, étant par sa différence même ce qui témoigne du « décrochage » par l’organisme de la rectitude
des lois physiques déterministes.
G. Canguilhem, op. cit., p. 177.
G. Canguilhem, « La monstruosité et le monstrueux », dans La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p.
171.
261 G. Canguilhem, ibid.
259
260
131
Les valeurs de la vie
Le vivant « rate » pour cette raison qu’il n’est pas astreint à la réussite. L’échec est le tribut du
risque, le risque de tout risque. Le risque est donc non pas ce qui contredit, mais bien ce qui structure
et façonne le vivant. L’erreur est la preuve négative de la possibilité qu’a le vivant de créer des écarts,
de s’émanciper des projections « standard » que font de lui les physiologues et les statisticiens –
platoniciens de laboratoire. La perdition, la dispersion, la normativité fructueuse ou défectueuse dont
témoigne la vie rend compte de sa plasticité. Elle dévoile l’égarement comme une errance
fondamentale, au cœur du dynamisme vital. La monstruosité hypostasie l’un des versants de cette
labilité, en attestant d’une puissance normative si efficiente qu’en se réalisant, elle se retourne contre
elle-même.
La tentation est grande de mettre en parallèle la tératologie comme expression paradoxale de la
vitalité et, d’autre part, les mécanismes qui conduisent les cellules cancéreuses à refuser de
s’autodétruire, à « croître et se multiplier » au détriment du corps. « On peut mourir d’être immortel »,
écrivait Nietzsche en exergue de Zarathoustra262. Une cellule tumorale n’est autre effectivement
qu’une cellule mutante, cellule porteuse d’erreur et dont le conatus intransigeant confirme de manière
posthume, au fil des avancées et découvertes les plus récentes, ce que Canguilhem avait déjà compris :
la vie n’est pas l’inverse de la mort, la vie porte la mort en elle, l’échec témoigne de la vie.
La vie n’est pas l’inverse de la mort. Elle la comprend, l’intègre ; elle s’en nourrit,
biologiquement parlant. Chacune des cellules somatiques participant au fonctionnement normal d’un
organisme complexe (multicellulaire) est « programmée » génétiquement pour l’autolyse, « conçue »
pour s’auto-saborder de manière automatique passée une certaine durée de temps. Ce phénomène,
dénommé « apoptose », permet le renouvellement à flux tendu des tissus organiques263. Une image
biologique de la notion nietzschéenne de « destruction créatrice ». Il est un mécanisme fondamental de
l’histologie. En dépend le « renouvellement », autant que la « formation », autant que l’ « étiologie »
des tissus organiques. La sculpture du vivant est ainsi une sculpture qui articule la production et
l’annihilation de matière. C’est une sculpture qui commence dès les premiers mois, dès
l’embryogenèse. Les organes gourds de l’embryon sont rabotés de l’extérieur tout en étant creusés de
l’intérieur. La main, semblable à une palme, s’effile et se profile par retraits successifs de matière
excédentaire. De la même manière que le sculpteur retire des pans entiers de son bloc de marbre pour
révéler, « actualiser », ce qui est « en puissance » : son œuvre prisonnière d’un sarcophage de pierre.
L’auto-poïèse, la construction per se, implique déjà le suicide cellulaire. Le terme de « suicide »
F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1885), trad. G. Blanquis, Paris, Garnier-Flammarion, 2005.
Cf. J.-C. Ameisen, La Sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice, Paris, Seuil, Points
Sciences, 2003.
262
263
132
Les valeurs de la vie
souligne par ailleurs la contingence d’un phénomène qui n’a rien d’une fatalité. Une cellule simple,
non liée à d’autres au sein d’un réseau multicellulaire, peut voir son code dénaturé sans pour autant
« mourir ». La sénescence de nos cellules est engendrée par le raccourcissement des télomères de
division en division, lui-même régi par certains gènes qui peuvent être inhibés.
Ils ne le sont pas ; ils pourraient l’être. Si donc les télomères constitueront pour la plupart de nos
cellules différenciées des « horloges biologiques » (manières de compte à rebours), beaucoup d’autres
cellules telles que les cellules souches ou les leucocytes (des globules blancs) ne sont pas affectées de
la même manière par ce décompte. Ce qui revient à dire que, virtuellement parlant, nous sommes
chacun porteur d’une fraction d’immortalité264. Tout se passe comme si le règne du vivant était
d’emblée dépositaire d’une logistique holiste, sacrificielle, recrutée par la sélection pour sa capacité à
préserver (à reproduire) les entités complexes ; comme si les organismes obéissaient d’instinct à une
stratégie de conservation qui sera bien plus tard théorisée en politique sous l’égide de Bentham et le
nom d’« utilitarisme » . C’est aussi constater qu’en biologie autant qu’en politique, le mécanisme
sacrificiel est une nécessité dont on ne peut se débarrasser d’un revers de main. Raison pourquoi, en
fait de meurtres historiques, nous observons des rites – des meurtres symboliques265. La biologie
renoue ici avec la politique en empruntant son idéologie (ou sa mythologie) – fait sur lequel
Canguilhem n’a pas manqué de nous interpeller. Et de nous alerter.
Certains mouvements transhumanistes et posthumains déplorent que l’on ne travaille pas
davantage dans les laboratoires à retirer ces garde-fous de notre génome. Ce en dépit des substantiels
investissements consentis par Sergey Brin, cofondateur de la société Google, et présentement
superviseur des projets du Google X Lab. Si l’immortalité de la cellule tient à si peu de choses,
pourquoi ne pas tenter le tout pour le tout ; pourquoi ne pas tenter de « manipuler » nos gènes pour
sauvegarder au fil des divisions l’intégrité de télomères ? Pour cette raison d’abord que nous sommes
loin de maîtriser les techniques afférentes et nécessaires à l’obtention de tels résultats, bien que des
tests prometteurs aient pu être réalisés sur des souris de laboratoire. Ensuite parce que cela
n’empêcherait pas nos cellules de muter (encore que les thérapies géniques permettent d’envisager
dans le futur une manière de « réparation » de l’ADN, par remplacement des fragments altérés 266) ;
enfin, et nous le disions, parce que le sacrifice est nécessaire à la sculpture, à la maintenance et au
renouvellement de nos tissus. Tout corps, pour être viable, doit s’assurer du perpétuel renouvellement
264
C'était déjà l'étincelle de divin, l’once de Zagreus mêlé dans la chair des titans, que les orphiques
voulaient placer en l’homme ; l’infini du fini, le noûs immortel platonicien et l’origine, peut-être, de
l’intuition de l’âme comme cette partie de l’homme qui survit à sa mort. Cf. E.R. Dodds, Les Grecs et
l’irrationnel, Berkeley, Champs-Flammarion, 1997.
265 Cf. R. Girard, La violence le sacré, Paris, Fayard Pluriel, 2011.
266 L. Alexandre, La mort de la mort, Paris, JC Lattès, Essais et documents, 2011.
133
Les valeurs de la vie
de ses parties ; la renaissance des éléments rend compte de la perpétuation de l’ensemble. Insistons-y :
rendre une cellule à l’immortalité de ses origines serait tout simplement créer une cellule tumorale.
Les cellules tumorales, à l’inverse des cellules standards qui se prêtent de bonne foi au jeu mortel
de l’apoptose, sont des cellules qui refusent l’échéance. Ce sont les éléments obstinément «
survivalistes » du corps, les éléments pathologiques du tout qui refusent de mourir pour la sauvegarde
du tout. Les cellules tumorales, plutôt que de faire leur temps et de céder la place, ne cessent de se
multiplier ; elles prolifèrent, mitose après mitose, deviennent tumeurs, engendrent des métastases,
s’aliènent le corps auquel elles appartiennent. Elles sont capables, pour piller ses ressources et mieux
proliférer, de faire dériver sur elles des capillaires sanguins, voire de synthétiser elles-mêmes leurs
propres « coronaires ». Toutes les réserves énergétiques du corps sont ainsi confisquées, vampirisées
par l’hybris d’une faction. Pour faire image et relancer l’allégorie, le cancer ne traduit rien d’autre en
terrain politique que le primat déprédateur d’une partie sur le tout. Le membre participatif et
collaboratif du corps devient son adversaire et, par révolte auto-immune, signe son arrêt de mort. Nous
citions Nietzsche et son concept à consonance tragique de « destruction créatrice ». Il faut donc voir
ici que l’immortalité contrainte de nos cellules ne ferait rien moins que signifier la mort de
l’organisme – par excès de vitalité. L’échec vital, ainsi appréhendé sous la modalité de la mutation,
n’est donc pas contraire à la vie : il témoigne au contraire, comme l’avait fait valoir l’auteur
relativement à la figure du monstre, de son amplitude normative et de son dynamisme qui l’expose à
son propre excès.
S’il faut encore une preuve que des cellules humaines standards sont virtuellement capables
d’immortalité, on la trouvera sans mal dans tout laboratoire de recherche en biologie sur la planète. La
culture des cellules de la lignée « HeLa » constitue en effet un secteur à part entière de l’industrie
médicale. Précieux sésame à prolifération rapide, ces cellules tumorales ont pour insigne particularité
d’être employées depuis maintenant soixante-dix ans pour la recherche et d’être toutes issues d’un seul
et même donneur : Henrietta Lacks, décédée d’un cancer en 1951. D’où leur appellation in memoriam
: « He. La. ». Une autre de leurs caractéristiques consiste en leur persévérance due à l’inter-stimulation
de deux gènes corrompus : l’un présent en l’état dans le génome d'Henrietta, l’autre émané du
papillomavirus responsable de sa maladie. Le fait, pour ce qui nous concerne, est que les cellules de la
lignée HeLa nous offrent incidemment le premier témoignage d’entités cellulaires potentiellement
impérissables d'origine humaine. Preuve que la mort, preuve que le vieillissement, preuve que la
dégénérescence des cellules somatiques humaines, bien que nécessaire à la survie de leur hôte, est tout
sauf nécessaire à leur propre survie.
134
Les valeurs de la vie
L’erreur n’est pas toutefois recluse à l’échelle des individus. Elle n’est pas propre aux organismes
considérés à l’exclusion des collectivités d’espèces qu’ils forment avec leurs congénères. L’erreur est
bel et bien ce qui témoigne, sur un mode positif, de l’aptitude créatrice du vivant biologique, sur un
mode négatif, de la possibilité d’échec, d’ « échouage » du vivant – pour restituer ici la métaphore
nautique employée par l’auteur. L’erreur qui s’insinue dans le génome à la faveur de mutations
imprévisibles, sinon aléatoires (selon que l’on entende que le déterminisme est intégral ou qu’il
demeure une marge irréductible de stochasticité), est bien ce qui rend compte de la labilité ; et ce pour
le meilleur (souplesse, adaptativité, enrichissement des formes de la vie) comme pour le pire (cancers,
formations tératologiques, maladies orphelines). Mais elle est également, au-delà des individus,
propitiatoire pour le vivant en général. C’est en effet parce que la vie manque à se reproduire à
l’identique – parce que la vie ne bégaie jamais – qu’elle donne naissance à des individus qui portent en
eux la clé de la survie de leur espèce. Un gène qui, s’exprimant dans un milieu donné, confère à ces
individus un avantage adaptatif leur permettra éventuellement de composer avec ce qui pour d’autres
individus de la même espèce reste un obstacle infranchissable. L’erreur n’est pas seulement ce qui
nous nuit ; c’est également ce qui nous conserve.
Darwin revisité grâce à la théorie de l’hérédité inaugurée avec Mendel, allié aux découvertes de
la génétique (mutation, recombinaison, etc.) fait de la variabilité le moteur de l’évolution. Ce qui chez
Canguilhem s’exprime en termes de « labilité », de « normativité », d’« erreur vitale innée » prendra
bientôt chez Jacques Monod l’allure du « hasard » sanctionné par la « nécessité » de la sélection267.
Hasard, nécessité : le duo dialectique qui, de l’avis du physiologue médecin nobélisé en 1965, rend
compte du dynamisme de la vie et de ses formes observables. Monod, il faut le signaler, est loin
toutefois de partager les conceptions de Canguilhem relativement au vitalisme philosophique et à sa
pertinence pour la médecine. Si loin qu’il ne serait pas pour peu dans sa désaffection auprès des
scientifiques. Le biologiste fut en effet, de pair avec François Jacob, l’un des principaux vulgarisateurs
de la notion de « programme génétique ». Il concevait que, de la même manière que la liberté chez
Spinoza se réduisait à la méconnaissance de nos déterminations, le vitalisme et sa « force vitale »
n’était rien moins que le provisoire « asile de l’ignorance » : « Il est parfaitement vrai, s’en ouvrait-il,
que le développement embryonnaire est l’un des phénomènes les plus miraculeux d’apparence de toute
la biologie. Il est vrai aussi que ces phénomènes, admirablement décrits par les embryologistes,
échappent encore, pour une large part (pour des raisons techniques) à l’analyse génétique et
biochimique qui seule, de toute évidence, pourrait permettre d’en rendre compte. L’attitude des
vitalistes qui considèrent que les lois physiques sont ou s’avéreront, en tous cas, insuffisantes à
expliquer l’embryogenèse ne se justifie donc pas par des connaissances précises, par des observations
267
J. Monod, Le Hasard et la Nécessité, Paris, Seuil, Points Essais, 1973.
135
Les valeurs de la vie
finies, mais seulement par notre actuelle ignorance »268. Et d’évidence, le développement de la
biochimie dont il fut également l’un des acteurs de premier plan ne serait pas sans conséquence sur la
côte scientifique de cette option philosophique – bien qu’à tout prendre, pour peu que l’on en appelle à
la démarcation posée par Canguilhem entre le point de vue de la norme et le point de vue de la loi, ce
développement ne lui soit en rien attentatoire.
Abstraction faite de la reconnaissance du rôle fondamental joué par l’erreur dans la
diversification de la vie, un point sur lequel Jacques Monod renoue toutefois avec les intuitions de
Canguilhem consiste dans le caractère irréversible des modifications des normes (ou du matériel
génétique codant pour l’ARN qui, à son tour, répond de la production des protéines 269). Le second
principe de la thermodynamique irrigue la théorie de l’information, elle-même projetée sur le terrain
de la génétique pour aboutir à la constatation qu’il est une historicité de la normativité. Nous avons vu
de quelle manière l’auteur en était arrivé à qualifier le caractère irréversible des événements ayant fait
irruption dans l’expérience de la subjectivité malade comme « un fait biologique fondamental »270 ;
comment l’entrave que constituaient ces événements pouvait, plutôt que de la dégrader, déterminer la
vie à inventer de nouvelles normes et à se transformer ; comment la vie, faute d’un retour possible à
son état passé, se sublimait dans le devenir. Aussi, pas plus que la guérison ne peut être un retour en
arrière, les processus biochimiques ne peuvent être rejoués en sens inverse : « Il faut ajouter enfin, et
ce point est d’une très grande importance, que le mécanisme de la traduction est strictement
irréversible. Il n’est ni observé, ni d’ailleurs concevable, que de "l’information" soit jamais transférée
dans le sens inverse, c’est-à-dire de protéine à ADN. Cette notion repose sur un ensemble
d’observations si complètes et si sûres, aujourd’hui, et ses conséquences en théorie de l’évolution
notamment, sont si importantes, qu’on doit la considérer comme l’un des principes fondamentaux de
la biologie moderne »271. La vie, en d’autres termes, va toujours de l’avant. Elle est une partition qui
s’écrit en situation et se déchiffre au jour le jour, mais ne se répète jamais. La mutation propose, la
sélection dispose, soutient le biologiste ; mais la nature ne remonte jamais la flèche du temps : il n’y a
pas de violation locale des principes de dissipation de l’énergie. Poser que la néguentropie vitale serait
inversion de l’entropie serait simplement commettre un contresens272. Pour Canguilhem comme pour
J. Monod, op. cit., chap. II.
Du grec ancien prôtos, « premier », « essentiel » ou de l'anthroponyme « Protée », d'origine égyptienne
(Prouti est l'un des épithètes du pharaon), divinité marine doté de la capacité de se transformer à volonté.
270 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 129.
271 J. Monod, cité par C. Grimoult dans son Histoire de l'évolutionnisme en France (1945-1995), GenèveParis, Droz, 2000.
272 Mot-valise francisé résultant de la contraction des termes negative et entropy, la « néguentropie » ou
« entropie négative » caractérise dans les domaines de la physique, de la thermodynamique, de la théorie de
l'information ou de la cybernétique, l'évolution d'un système présentant un degré croissant d'organisation.
Système ouvert dont l'ordre – local – n'est pas en infraction avec l'augmentation du désordre global.
268
269
136
Les valeurs de la vie
Monod, l’irréversible, le tragique nietzschéen, est toujours l’occasion d’un accroissement de
puissance. La vie se définit par son renouvellement sempiternel comptable des « erreurs » qui la font
évoluer ; que cesse ce renouveau, et l’inertie s’installe – définition de la mort. Source de création,
source d’échec, l’erreur est toujours, ultimement, source de vie.
Source de vie pour les individus, pour les espèces, vitalité du monde vivant, l’erreur est
également vitalité de la pensée du monde vivant. L’erreur n’est pas que l’erreur biologique ; elle est
aussi l’erreur en sciences, l’erreur épistémologique, l’erreur qui scande régulièrement les errements de
la connaissance en train de se faire. Parce que la connaissance n’est pas que le déroulement d’un «
programme de recherche » allant du moins au plus en cumulant des découvertes. Si la labilité de la
norme biologique se conçoit à travers la succession des formes de comportement, la vitalité de la
science se jauge au diapason de la multiplicité des solutions qu’elle invente pour se constituer, se
dépasser, pour surmonter ce qui lui fait obstacle : l’erreur. Tout comme un même individu peut voir se
succéder en lui plusieurs régimes de normes en une seule existence, plusieurs « allures » différant par
nature, la science témoigne d’une histoire faite de hiatus, d’impasses, de resserrements, de libérations
soudaines, d’errances, de « styles de raisonnements » distincts273 ; elle consiste en une pluralité d’états
de la connaissance (Foucault, plus largement, parle d’« épistémê ») saturée de valeurs contextuelles,
allouées de préoccupations topiques, chaussées enfin de lunettes spécifiques qui forgent des regards
tout aussi spécifiques. Une telle vision toute en ruptures et discontinuités aurait sans doute beaucoup à
voir avec celle qu’allait théoriser, en 1962, le philosophe et historien des sciences Thomas Samuel
Kuhn à l’occasion de la parution de son œuvre maîtresse, la Structure des révolutions scientifiques 274.
À telle enseigne qu’il serait envisageable jusqu’à un certain point, de mieux comprendre certaines
des thèses majeures de Canguilhem à la lecture de Kuhn. Nous disons bien « jusqu’à un certain point
», et préciserons lequel. Attardons-nous, dans l’intérim, sur l’épineuse question de ce « discontinuisme
épistémologique » qui semble traverser les œuvres de Bachelard (notion de « rupture épistémologique
»), de Canguilhem et en dernière instance, de Kuhn. Comment s’y manifeste-t-il ? Que signifie cette
partition qualitative des régimes de la science ? En quoi divorce-t-elle d’avec le progressisme linéaire
Cf. G. Cullmann, D. Papin, M. Kaufmann, Eléments de calcul informationnel, Paris, Albin Michel, 1960, p.
99.
273 L’expression « styles de raisonnement » (à distinguer de celle de « style de pensée ») a été introduite à la
suite de Crombie par Ian Hacking, qui définit ceux-ci comme « the ways in which we know, find out and
evolve skills of thinking, asking and investigating ». Cf. I. Hacking, « Statistical language, statistical truth and
statistical reason », dans E. McMullin, ed., The Social Dimensions of Science, Notre Dame, 1992, p. 130-157.
274 T.S. Kuhn, op. cit.,
137
Les valeurs de la vie
d’Auguste Comte ou d’avec les « fabrications » rétrospectives de l’unité d’une science balistique et
rectiligne telle qu’exposée dans ces manuels que, déjà, dénonçait Duhem275 ?
Bien que parue en 1962, les principaux nœuds théoriques de la proposition de Kuhn remontent à
quinze années auparavant. C’est en 1947 que le jeune homme, étudiant ès physiques, trace les
premiers linéaments de ce qui serait appelé à devenir sa théorie de l’évolution des sciences. De la
matière de la discipline physique, Kuhn en arrive à déporter son attention sur les ressorts de son
élaboration. De l’étude de l’état actuel et synchronique des connaissances, il passe à l’examen de leur
histoire. Un cycle de conférences ayant pour thème les origines de la mécanique au XVIIème siècle lui
fournit l’occasion d’une première contribution à ce projet de recherche. Les travaux liminaires de
Kuhn le conduisent à s'intéresser de près aux « précurseurs » de Galilée et de Newton – et donc, de
loin en loin, à la physique aristotélicienne. À l’instar du commun des historiens des sciences, le
doctorant ne laissait alors pas de concevoir la transition d’une physique à une autre comme tributaire
d’une logique d’accroissement des connaissances, due en partie à un surcroît de précision acquis dans
l’instrumentation et à une complexification accrue des dispositifs d’expérimentation. Il s’agissait d’en
savoir plus – non pas encore d’en savoir autrement.
Or cette vision, Kuhn s’aperçoit qu’elle ne permet en rien de rendre compte d’un basculement tel
que celui de la physique ancienne à la physique moderne. La physique d’Aristote n’avait rien de
commun avec celle de Newton. Pas davantage dans ses méthodes que dans ses contenus, dans ses
approches et ses présupposés. Un tel modèle ne pouvait donc constituer une matrice exploitable pour
les travaux de Newton, de Descartes ou de Galilée. Il aura donc fallu qu’ils la rejettent et reprennent à
la source une nouvelle élaboration de la théorie des corps et des mouvements, assise sur de nouveaux
principes. Rejet de l’aristotélisme qui s’est traduit par un certain retour aux conceptions platoniciennes
de l’unité, de la simplicité, et de l’essence mathématique du monde.
Kuhn ne se contente pas de constater la nécessaire rupture d’avec la mécanique classique qui
exhibait la condition de l’émergence de la physique moderne. Il se demande encore comment, en dépit
des observations, et même d’évidence, la mécanique classique avait pu perdurer aussi longtemps, et
dominer la scène philosophique et scientifique depuis l’Antiquité. Comment les vertus d’investigateur
d’un esprit polymathe aussi fécond que celui du Stagirite avait-elle pu lui faire défaut ? Par quel
mystère les Grecs et les Latins dans leur sillage, avaient-ils pu frayer une conception du monde aussi
étrange, aussi radicalement distante de celle qui prévaut désormais ? C’est en tentant de répondre à
cette question que l’auteur entrevoit le caractère incommensurable des « paradigmes » scientifiques. Il
P. Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure (1906), Paris, Vrin, coll. Bibliothèque des Textes
Philosophiques, 2007.
275
138
Les valeurs de la vie
prend le parti de rompre d’avec l’approche traditionnelle de l’exégèse des textes scientifiques pour lire
ceux-ci non plus à l’aune de l’état contemporain des sciences, comme témoignant d’une étape
antérieure vouée à cet accomplissement, mais en se replaçant dans leur contexte d’élaboration. Ainsi
réexposées à la lumière de leur époque, les « erreurs d’Aristote » cessent d’apparaître comme des
aberrations. Elles s’avèrent au contraire les conséquences logiques d’une vaste construction édifiée sur
la base d’autres valeurs, d’autres prémisses et d’autres intérêts. Construction telle que les énoncés de
Newton n’apparaîtraient pas moins étranges aux yeux des physiciens de l’Antiquité, tout aussi
insolites. Tout ceci tient à ce que les « données observationnelles » sont par avance lestées de théorie.
Les « faits » sont bien les mêmes ; leur interprétation ne l’est pas. Or les faits bruts n’existent pas à
l’exclusion de leur interprétation. La perception est interprétation.
Considérer la « pertinence » originaire des théories aristotéliciennes – puis scolastiques – de la
nature exige ainsi de l’épistémologue qu’il se défasse d’une conception du monde en l’occurrence
anachronique, et s’exerce à penser à partir d’autres normes. Penser à partir d’autres normes, c’est
épouser un point de vue radicalement différent. Revisiter le monde à la faveur d’un prisme hétérogène.
C’est donc changer sa perspective, de la même manière que l’on ne peut voir simultanément et le
canard et le lapin de Wittgenstein et de Gombrich. De la même manière, encore, que l’on ne peut
penser, selon Herder, entre les langage-mondes, mais seulement chaque langage séparément, comme si
chaque langue était un monde à part entière, monade ou substance close que l’on peut aviser que
comme un tout. Ce basculement de perspective qui voit le remplacement de la mécanique classique
par la physique moderne – Koyré parlait de « révolution intellectuelle » –, Kuhn en conçoit une
première tentative de théorisation dans le courant récent de la Gestalt psychology, ou « théorie de la
forme », inaugurée par les travaux de Franz Brentano. Il en décèle d'autres instanciations dans le
discours de l’anthropologie structuraliste, de la linguistique, de la sociologie, ou de la philosophie.
L’historien des idées ne trouvera pas peu significatif que ce soit lors essentiellement aux sciences
humaines que Kuhn ait fait appel pour étayer ses intuitions. Intuitions qu’il applique à la constitution
des sciences de la nature pour aboutir à l’hypothèse de l’incommensurabilité des paradigmes. Loin
que ce soient les méthodes « scientifiques » de la physique qui serve de modèle à la philosophie, c’est
ici des approches perspectivistes empruntées à celle-ci qui servent d’horizon de compréhension à
l’histoire de la science. Il en ressort que le développement des connaissances ne relève pas – ou bien
pas uniquement – d’un « processus » d’accrétion et de sédimentation du savoir, mais traverse
occasionnellement de véritables « révolution » rompant d’avec tout un imaginaire, toute une vision du
monde au sein duquel évoluait le scientifique. Préludent ordinairement à ces révolutions une
accumulation d’anomalies – d’observations contradictoires avec les prédictions du modèle cadre – qui
finissent par détruire le paradigme de l’intérieur. Les contours de la théorie ne permettent plus de
139
Les valeurs de la vie
contenir la masse des phénomènes qui la débordent. Une fois ces phénomènes perçus (ce qui ne va pas
de soi) la quête d’un nouveau paradigme occupera à la marge une communauté de scientifiques de
plus en plus considérables, jusqu’à acter son adoption définitive. Fort de cette découverte, Kuhn
s’attèle à une étude systématique des autres ruptures scientifiques dans la lignée de celles incarnées par
Boyle et Newton, Lavoisier et Dalton, Boltzmann et Planck, ou enfin Copernic, à qui il consacre un
essai. La structure des révolutions scientifiques présente un compendium de ces années de réflexion.
L’œuvre de Kuhn peut à bon droit être considérée comme l’un des manifestes les plus éloquents
d’une approche novatrice de la phylogénétique des sciences. Approche qui s'émancipe tout à la fois de
la phénoménologie (continentale) et de l'école analytique (anglo-saxonne) : l'épistémologie historique.
Prenant à contre-pied la conception classique, cumulative et linéaire de l’élaboration du savoir
scientifique, Kuhn y met en exergue le caractère discontinuiste de son évolution. À l’image rassurante
d’une chronologie lisse et significative, il substitue le mandala complexe du labyrinthe, entremêlant
passion et rationalité, syncope et dispersion, valeurs humaines et valeurs scientifiques. La science n’est
pas soluble dans une histoire unique ; chaque nouveau paradigme commence une nouvelle histoire ;
chaque nouveau paradigme est une révolution. Le socle d’un nouveau regard, et donc d’un nouveau
monde.
Comment a lieu ce nouveau monde, c’est ce que Kuhn entend comprendre en développant une
typologie des régimes du « faire science ». La pratique scientifique se répartit selon l’auteur en deux
modalités de fonctionnement : la science normale (normante et normative), et la science
extraordinaire. En temps ou en contexte de science normale, une communauté majoritaire de
scientifiques s’organise autour d’une commune manière d’aborder un ensemble de problèmes qui va
focaliser leur attention : un paradigme. Ce paradigme contient implicitement l’ensemble des
problèmes, approches, méthodes, concepts, valeurs considérés comme légitime, et définit l’orientation
générale des préoccupations du groupe. Un groupe qui se consacre alors exclusivement à la résolution
des énigmes posées par ce même paradigme, au sein du paradigme. La démarche du chercheur –
lequel a déjà en optique son résultat, et ne se contente plus que de produire les hypothèses dont
l’absence provisoire hypothèque l’obtention de ce résultat – n’est donc plus inductive (ainsi chez les
positivistes), ni hypothético-déductive (comme le voulait Popper). Elle consiste principalement à faire
entrer des phénomènes récalcitrants dans des cellules prédéfinies. Quitte a parfois forcer l’entrée du
cube dans le triangle. Les sciences, même expérimentales, ne sont pas immunisées contre l’écueil de la
pétition de principe.
Il arrive cependant, à l’occasion, que certains cubes résistent à ces mauvais traitements. Certaines
énigmes – « anomalies » – s’obstinent à frustrer les attentes des physiciens tenants du paradigme de la
140
Les valeurs de la vie
science normale. Encore faut-il que les physiciens intéressés ne soient pas empêchés de constater les
anomalies par leurs biais cognitifs. L’auteur a bien conscience, pour s’être intéressé aux découvertes
récentes de la psychologie (il mentionne l’expérience de Bruner et Postman), que les individus, même
de bonne volonté, pâtissent d’une cécité persévérante aux phénomènes qui contreviennent à leurs
présupposés. Les scientifiques sont hommes avant que d’être scientifique et en tant qu’homme, ils font
de la métaphysique, ils perçoivent la réalité avec les yeux de l’esprit. L’esprit élude l’anomalie aussi
longtemps que faire se peut. Un paradigme peut être une ouverture sur certains des aspects de la réalité
qui lui sont éligibles, un outil heuristique aussi bien qu’une œillère.
Une fois la lumière faite sur les premières anomalies, la mise au jour de leurs semblables épouse
une courbe d’évolution exponentielle. Scalaire. Tout se passe comme si une bride intellectuelle avait
été rompue. Les déficiences du paradigme en exhibent les limites et, par voie de conséquences, disent
la nécessité de son dépassement. La science connaît alors une période de crise dont elle ne peut sortir
que par la mise en place d’un nouveau paradigme, d’une nouvelle convention, d’une nouvelle base de
recherche et d’interprétation corrélative à l’abandon de l’ancien paradigme. « Renversement » de l’«
ancien régime » ; établissement d’une nouvelle donne, d’une nouvelle « normativité » : l’emploi par
Kuhn de la notion de « révolution » est probablement tout sauf hasardeux. « Révolution », pour être à
l’origine un terme issu de la science astronomique, s’emploie en politique pour signifier un
changement de constitution. Les normes qui prévalaient antérieurement sont renversées au profit d’un
autre système, indexé sur un nouveau « code ». Or il ne peut être, en sciences non plus qu’en politique,
de révolution sans redistribution de pouvoir. Les précédentes autorités ayant fait leur carrière et leur
réputation sur l’ancien paradigme doivent céder le pas pour laisser place à une nouvelle génération de
chercheurs, à de nouvelles idées – ce qu’elles ne font bien souvent qu’à contrecœur. C’est en cela que
les périodes de « science extraordinaire » sont aussi des périodes de crise pour le milieu. Période de
troubles, de dissensions, de tiraillements qui voient se déchirer les spécialistes plus ou moins en phase
avec leurs convictions. Deux groupes s’agrègent le plus souvent, dont l’un tente coûte que coûte de
préserver le paradigme en place en dépit de ses insuffisances, et l’autre de remplacer ce paradigme en
s’appuyant sur ces insuffisances. Il n’est pas rare, du reste, pour ce qui concerne les partisans de la
révolution, que plusieurs théories en lice se revendiquent la légitimité à remplacer l’ancien système.
Le choix d’opter pour l’un ou l’autre de ces modèles concurrents et à la discrétion des scientifiques
eux-mêmes.
Tous ne sont pas guidés par de purs intérêts de recherche. Des considérations d’ordre bien plus
psychologiques, axiologiques ou affectives – voire matérielles – compliquent la délibération. La
rationalité des arguments elle seule ne suffit pas à susciter les adhésions. La raison a bon dos. Le cœur
aussi a ses raisons ; et l’attachement à un tel paradigme particulier, à une telle hypothèse particulière
141
Les valeurs de la vie
ne relève pas de la géométrie. Beaucoup s’en faut. Et ce n’est rien dire encore de la difficulté qu’il
peut y avoir à porter des jugements dans le langage de l’ancien modèle sur le modèle à venir, c’est-àdire en dehors du cadre de la « science normale ». Si les mêmes mots sont employés par les différents
groupes, il est en outre loin d’être sûr que ces différents groupes y mettent le même contenu. Il y a de
quoi douter qu’il soit égal de penser la « matière » en termes de « masse », en termes d’« énergie » ou
bien d’« information ». Les quiproquos sont d’autant plus nombreux que les paradigmes en
construction ne disposent pas encore de leurs concepts propres, mais seulement d’un proto-langage
empruntant, faute de mieux, à une terminologie inadaptée. Les séquences de science extraordinaire
prêtent volontiers à des dialogues de sourds. Ce que l’historiographie académique autorisée,
lorsqu’elle daigne en faire cas, qualifie poliment de « controverse scientifique ».
Les controverses ont leurs vainqueurs. Kuhn note à ce propos que la pastorale a plus souvent
raison du camp adverse que la pertinence des arguments mobilisés. Des appuis hauts placés ne sont
pas non plus à négliger, ni les bourses de recherche sans poids dans la balance. L’analogie avec la
politique poursuit son cours, plus efficiente que la corporation des sciences voudrait le laisser croire.
Canguilhem nuance quelque peu ce perspectivisme/constructivisme selon lui trop expéditif, et trop peu
regardant à la logique interne des découvertes. La thèse de Kuhn prête en effet à cette idée que deux
individus vivants à deux époques distinctes, usant chacun d’un paradigme différent, vivent simplement
dans deux mondes différents. C'est cette proposition transparaissant en filigrane dans La structure des
révolutions scientifiques, qui permettra à Feyerabend de déclarer dans Contre la méthode que « la
science est beaucoup plus proche du mythe qu’une philosophie scientifique n’est prête à l’admettre ».
Il n’est pas inutile de relever, au renfort de ces considérations, que l’auteur ne semble pas se
contenter d’envisager les paradigmes comme de simple système de croyances en sursis, mais qu’il
assigne encore à ces croyances une nature religieuse. La science à son orthodoxie – le paradigme de la
science normale –, comme elle désigne ses hérésies – les théories alternatives. Elle a ses dogmes et ses
adeptes, donne lieu à des mouvements de conversion ou à des résistances. Elle a ses prêtres et ses
mystiques, nourrit des espérances et prescrit des comportements. Kuhn va jusqu’à émettre l’hypothèse
que la fascination de Kepler pour l’astre hélianthe l’aurait encouragé à adopter le système copernicien.
Bachelard faisait déjà valoir que la dilection des alchimistes pour certains éléments a pu contribuer au
développement de la chimie, comme par ailleurs Newton empruntait à la « magie naturelle » la notion
d’« attraction universelle ». Et l’auteur d’en conclure que la décision de prendre fait et cause pour un
système explicatif plutôt que pour un autre « ne relève bien souvent que de la foi ». La science qui se
voulait éteinte et même aux antipodes de la métaphysique se retrouve mise à parité avec celle-ci.
142
Les valeurs de la vie
Quoiqu’ignorante de sa nature profonde, « cette formation est étroite et rigide, plus sans doute que
n'importe quelle autre, à l'exception peut-être de la théologie orthodoxe »276.
Ainsi la résorption des crises se profile selon Kuhn lorsqu’enfin l’un des groupes en concurrence
parvient à « convertir » les autres groupes à sa propre « chapelle ». Cette conversion « persuade » la
république des sciences d’adopter une nouvelle manière de voir, de concevoir et de résoudre les
problèmes. Un effet d’emballement, presque de mimétisme préside à cette investiture. En quoi les
composantes sociologiques d'une révolution scientifique ne sont pas moins cruciales que ses ressorts
scientifiques. Kuhn substitue aux critères de validité traditionnelle des théories une question d’ordre
subjectif. C'est en effet principalement, remarque-t-il, non sans cynisme, parce qu'un effectif suffisant
de spécialistes commence en la viabilité d’une hypothèse que celle-ci acquiert le statut de science, et
non d’abord parce qu’elle est scientifique qu’elle obtient l’adhésion des spécialistes. La masse fait
droit. La norme statistique devient, par glissement sémantique, axiologique et prescriptive. Avec
l’établissement du nouveau paradigme s’engage alors la phase de stabilisation de la nouvelle théorie.
L’ère de la science normale est relancée et avec elle, l’activité qui la caractérise : la solution ou la
dissolution des énigmes afférentes au nouveau paradigme.
Il apparaît, en dernier ressort, que chaque passage d’un paradigme à l’autre suscite trois ordres de
bouleversement. Bouleversement, d’abord, de la perception du scientifique, de sa « vision du monde ».
Vision du monde qui nécessite pour s’énoncer l’institution d’une nouvelle sémantique.
L’incommensurabilité des paradigmes est alors constatée à nouveau l’hétéronomie des schémas de
pensée qui en sont tributaires. Bouleversement, ensuite, de l’organisation des réseaux scientifiques,
des hiérarchies et des autorités de la corporation. L’obsolescence du paradigme abandonné remet en
cause l’allant et l’expertise de ceux qui jusqu’ici, ont bâti leur réputation sur sa validité. Les
professeurs les mieux titrés se retrouvent à égalité avec leurs étudiants, apprenant d’un même pas à
penser d’une manière radicalement nouvelle. Bouleversement, enfin, de la manière de comprendre la
manière dont s’élaborent les sciences. Les théories ne procèdent pas uniformément non plus
qu’exclusivement de l’induction pure (laquelle est une fiction), non plus que par la suggestion
d’hypothèses réfutables corroborées par les observations. Elles sont en grande partie le fruit d’une «
convention » ; en quoi l’auteur semble se rapprocher des conventionnalistes français du début du
XXème siècle, dans la lignée de Poincaré et de Duhem. L’inductivisme de Hume, le positivisme de
Comte, l’empirisme logique des penseurs du Cercle de Vienne, le réfutationnisme de Popper se voient
alors battu en brèche au nom d’une conception discontinuiste, externaliste, contextualité et presque
sociologisante de l’élaboration de la connaissance scientifique.
276
T.S. Kuhn, op. cit., p. 196.
143
Les valeurs de la vie
La science acquiert dès lors inexorablement un caractère « relativiste » sulfureux que Kuhn luimême s’efforcera plus tard, précisément, de « relativiser ». Ce, alors même que l'on voulait la science,
depuis Platon, relever de la connaissance des essences fixes et des choses éternelles. Or, ce relativisme
qui paraît découler de la thèse de l’incommensurabilité des paradigmes, l’auteur n’aura de cesse qu’il
ne s’en soit innocenté. Comment, effectivement, tenir ensemble l’impossibilité de colliger deux
systèmes théoriques et l’éventualité d’un « progrès » scientifique ? L’on ne progresse que par rapport à
quelque chose – un « quelque chose » qui doit se retrouver communément dans l’un et l’autre des
systèmes d’hypothèses. Une base de référence est nécessaire pour être à même de confronter et
d’évaluer de paradigme. Si aucune aune n’est disponible, aucun critère d’évaluation valable dans
l’absolu, au nom de quoi s’autoriser de l’idée que le passage d’un paradigme à l’autre marque une
évolution, une plus-value de la connaissance ? Plus grave encore : en décrivant l'histoire des sciences
comme une succession de paradigmes incommensurables dont l’adoption le doit en grande partie à des
enjeux sociologiques, psychologique et passionnelle, l’épistémologie de Kuhn rend plus que délicate
la partition entre science et pseudoscience.
Restons sur cette caractéristique définitoire de la démarche de Kuhn, consistant à mêler plus
intimement que jamais des considérations d’ordre historique et parascientifique aux conceptions
épistémologique du devenir des sciences. Retenons aussi sa conception des théories se succédant les
unes aux autres comme témoignant de paradigmes incommensurables, donc de ruptures qualitatives
entre les différentes époques de la science en perpétuelle (r)évolution. Voilà qui semble également
coïncider avec les différents tropismes philosophiques que l’on retrouve, mutatis mutandis, aussi bien
sous la plume de Bachelard, que sous celle de Koyré et de Canguilhem lui-même. Gardons-nous
cependant de pousser trop avant le parallèle, au regard des modalités d’approche de la philosophie des
sciences, entre les positions de Canguilhem et celles promues par Kuhn. Les relations entre
l’épistémologie historique de tradition française et la sociologie des sciences anglo-saxonne sont loin
d’être iréniques277. De nombreuses divergences appèrent à l’analyse qui nous dissuadent d’assimiler de
manière trop expéditive deux démarches unique en leur genre. Ces dissensions concernent, entre autres
thématiques, la question du relativisme, des normes et des critères de vérité. Canguilhem, en
substance, regrette que Kuhn « méconnaisse la rationalité proprement scientifique » et contingente ses
analyses « au niveau de la psychologie sociale »278. Bruno Latour ne ménage guère, pour sa gouverne,
Cf. A. Fagot-Largeault, C. Debru, M. Morange et H.-J. Han, Philosophie et médecine. En hommage à
Georges Canguilhem, Paris, Vrin, Histoire des Sciences - Études, 2008, p. 63.
277
278
G. Canguilhem, « Le rôle de l’épistémologie dans l’historiographie scientifique contemporaine » (1976),
dans Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie , Paris, Vrin, 1977, p. 23.
144
Les valeurs de la vie
et les approches de Koyré, Bachelard et Canguilhem, qu’il taxe de cultiver une manière polémique d’«
épistémologie de combat » rétive à la démocratisation de la science279.
S’il faut donc reconnaître à Kuhn et à l’auteur des positions communes, ces positions
concerneront principalement leur conception discontinuiste de l’histoire des sciences. Les paradigmes
scientifiques sont qualitativement distincts, tout comme sont qualitativement distinctes les allures de la
vie. C’est dire qu’il n’y a pas plus de graduations quantitatives dans le domaine de l’épistémologie,
entre les différentes époques de « science normale » que dans le domaine de la santé, entre le « normal
sain » et le « normal pathologique » – « normal » en tant que dépositaire de son propre système de
normes ; « pathologique » en tant que ces normes seront jugées plus restrictives que celles du « normal
sain » dont le malade conserve le souvenir ou la représentation. En cela l’erreur épistémologique – de
même que la pathologie découvre la santé et valorise la vie – affirme la vitalité de la science se
survivant par sa capacité à se remettre en cause.
Toute connaissance est émanée d’une vie qui s’interroge : toute connaissance portant sur le
vivant est donc une auto-connaissance de la vie par elle-même. Le vitalisme n’affirme rien autre
chose, dont tout l’effort philosophique concourt à rapprocher les valeurs de la science des valeurs de la
vie, la vie pensée de la vie pensante. La vie, nous apprend Canguilhem, habite la connaissance comme
elle habite les organismes. Au nom de quoi l’erreur épistémologique ou gnoséologique serait-elle
investie d’un statut autre que celui dont elle atteste au sein des organismes ? Si la nécessité s’était faite
jour de repenser l’erreur en biologie, combien plus impérieuse doit être alors sa revisitation en
sciences ? Ce qui valait pour le vivant doit être reporté au niveau supérieur qui est celui de la
réflexivité du vivant par lui-même – la biologie. Au-delà même de la biologie, un amendement tel que
celui de l’intension de l’erreur (de son signifiant), de la valeur positive du risque dont procèdent les
faillites autant que les succès de la normativité, doit encore profiter à l’histoire des idées. Laquelle
histoire, a montré Canguilhem, se confond ultimement avec l’histoire des hommes. Celle-ci est
inextricablement liée à des problèmes qui viennent à se poser aux sociétés, auxquels les sciences
s’efforcent de trouver des réponses adaptées. Si bien que le discours scientifique, loin de s’inscrire
dans une logique incrémentale de découverte, se trouve manifester un développement discontinu,
comptable de postures idéologiques infiniment variables. « Réfléchir les problèmes » dans les
différentes résolutions historiques qu'ils ont pu recevoir suppose alors de prendre en compte la
spécificité des attentes témoignées par ceux qui les ont formulées à chaque époque. Ce n’est qu’au prix
de cette élucidation de la part subjective, évaluative et contextuelle des théories que peut se mettre en
B. Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie ? , Paris, La
découverte, Armillaire, 1999.
279
145
Les valeurs de la vie
place une véritable épistémologie critique des concepts scientifiques. Le cas de l’erreur est ici
paradigmatique.
Maints contresens ont leur raison dans une confusion entre deux termes mobilisés à contreemploi. Et Canguilhem de faire un sort à celle qui voudrait faire de l’« erreur » en biologie et comme
par contamination, en épistémologie, l’équivalent du « faux », du « controuvé », de l’« erroné ». Qui
dit erreur entend échec. Dénotation péjorative expliquant sans surprise qu’elle soit en défaveur auprès
des scientifiques. L’erreur n’est pas « admise » ; elle est « commise ». On « commet » une erreur
comme on commet une « faute ». Elle est aux sciences ce que le crime est aux lois. L’erreur détrompe
et, loin d’instruire, elle révèle l’ignorance. Elle dit une défaillance de la pensée, une malfaçon dans le
système des hypothèses. L’erreur, qui est humaine, ne devrait pas avoir sa place en science ; et les
manuels de science en font d’ailleurs peu cas, qui recomposent communément la fiction d’une histoire
scientifique cumulative et linéaire plutôt que discontinue et paradigmatique. La bonne méthode,
comme en atteste l’étymologie, trace un chemin censé nous préserver de ses errements. Ainsi l’erreur,
chargée d’opprobre, est-elle bannie du discours scientifique plus volontiers autocélébratif que
résipiscent. Un regrettable quiproquo que dénonce Canguilhem. Il est, bien au contraire, tout à
l’honneur de la science que de prendre acte de ses erreurs passées. Ceci pour au moins trois raisons :
– D’une part parce que l’erreur ne possède pas le caractère d’un absolu définitif. Un énoncé tenu
pour inexact à une époque donnée peut redevenir vrai dans un autre contexte, selon qu’il sera
retranscrit au sein de tel ou tel paradigme, conçu dans telle ou telle « économie de la connaissance ».
Un théorème formulé à partir d’une quantité restreinte d’observations pourra inversement se voir
réfuté à un stade ultérieur de développement de la technique, lorsque de nouveaux champs de la réalité
deviendront accessibles à l’expérience. Ainsi la mécanique classique avorte dans sa prétention à
décrire la totalité de la réalité physique, toutes échelles confondues. Elle n’en est pas moins vraie à son
niveau, local, à condition de la considérer sous une mouture relativiste comme l’un des cas particuliers
d’instanciation des lois de la physique relativiste280. Newton a tort en général, Newton a tort depuis
1905 ; raison à notre échelle, raison à son époque. Les Éléments d’Euclide sont aussi tout à fait
valables, à la réserve près qu’ils ne s’appliquent jamais qu’à une géométrie particulière comprise au
point zéro (intermédiaire) du spectre balayant la gamme des géométries à courbure négative jusqu’aux
géométries courbure positive. Le cinquième postulat est vrai relativement ; il ne l’est pas absolument.
Il l’est provisoirement, il l’est en référence à la géométrie d’Euclide. Citons en dernier lieu le modèle «
planétaire » de l’atome envisagé par Rutherford, que la physique quantique aura tôt fait de réfuter –
Cf. P. Duhem, Sauver les phénomènes. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée (1908),
Paris, Vrin, coll. Bibliothèque des Textes Philosophiques, 2005.
280
146
Les valeurs de la vie
bien qu’il soit toujours enseigné pour ses vertus « pédagogiques » et « heuristiques » dans les
programmes scolaires du secondaire.
C’est ce pourquoi les théories en science, de même que les concepts et les méthodes mobilisées
doivent être remaniées en permanence pour s’adapter à leur objet et à l’évolution des connaissances.
De la même manière que les constantes physiologiques et/ou sociologiques, aux yeux de Canguilhem,
cessent d’être des constantes au sens courant du terme pour constituer des êtres dynamiques, des
entités ouvertes plutôt que des « boîtes noires », sans cesse retravaillées dans l’horizon de la labilité.
S’il y a jamais stabilité, celle-ci ne peut concerner que le degré d’adéquation entre les faits
d’observation (pendant épistémologique du milieu naturel) et le système de thèses et d’hypothèses qui
tentent de s’y adapter (pendant épistémologique de l’organisme). Le parallèle nature/culture est ici
confirmé. Les processus que Canguilhem identifiait comme étant ceux à l’œuvre dans les êtres
biologiques s’appliquent similairement aux êtres de raison. La science, dans le procès de son
élaboration, reflète la vie dont elle émane. La science produit comme elle existe, agit, transforme,
échoue à l’occasion, triomphe provisoirement ; elle juge et valorise. La science est habitée par une
vitalité qui ne permet plus de lire en elle un artifice pur et désincarné. L’histoire des sciences que
propose Canguilhem dévoile le caractère essentiellement biodynamique de la connaissance. Elle rend
possible une revisitation démystifiée de la connaissance dans son aspect le plus humain et subjectif,
tout comme elle rend compte de l’aspect humain et subjectif des concepts médicaux.
– S’il faut encore prendre acte des erreurs de la science – étant toujours des erreurs a posteriori –,
ce n’est pas seulement parce qu’elles n’en étaient pas a priori ; c’est également de par la nature même
des théories scientifiques. Les théories ne sont pas la vérité, mais un système d’axiomes et
d’hypothèses toujours ouvert (théorème d’incomplétude) ayant pour vocation de représenter (et non
pas d’expliquer) des faits d’observation. Les théories ne prétendent plus depuis les premières heures
du conventionnalisme épouser les contours de la vérité. Les théories ne peuvent jamais être « avérées »
par des observations ; seulement « corroborées » par des observations dont une seule putative
contredisant la théorie, c’est-à-dire une « anomalie », suffit à réfuter la théorie – ou l’une des
hypothèses que l’on choisira de sacrifier pour préserver le noyau dur de la théorie281. Quoique le
281
Telle est la découverte épistémologique fondamentale que P. Duhem applique aux théories physiques,
reprise et élargie par W.O Quine à l'ensemble de nos connaissances. Ce qu'il est désormais convenu
d'appeler la « thèse de Duhem-Quine » ou « holisme de la confirmation » réfute ainsi toute éventualité d'une
« expérience cruciale » au sens où la théorisait Bacon dans le Novum Organum. Plusieurs raisons sont
avancées qui battent en brèche le caractère déterminant de cette expérience : (a) La première nous rappelle
qu'un « fait » dit « scientifique » est d'abord le produit d'une mesure ; il est un phénomène convoqué par
l'expérimentateur et dont la description elle seule implique tout un réseau de théories connexes (de
l'instrument, de l'optique, des éléments perturbateurs, etc.). (b) Une théorie se voyant mise à mal par un fait
observationnel peut toujours s'adapter et intégré l'anomalie, moyennant des aménagements à la périphérie,
147
Les valeurs de la vie
remplacement de l’hypothèse/des hypothèses ou de la théorie battue en brèche ne sera véritablement
acté qu’en la présence d’un successeur assimilant l’anomalie, à même de prendre la relève. Un
successeur expliquant autrement, différemment, avec plus d’amplitude, plus de fécondité, avec un
meilleur potentiel de prédictibilité, le même ensemble de phénomènes282. Il en ressort que l’histoire
des sciences en général, et des sciences biologiques spécifiquement, témoigne de ruptures affectant les
contenus autant que les contenants, les concepts autant que les méthodes : « Les sciences de la vie,
munies de leurs techniques, sont devenues extrêmement évolutives, écrivait Claude Debru, et nous
mettent devant des phénomènes nouveaux qui nécessitent une révision des catégories admises »283.
Dont acte. Sinon qu’« évolutives », elles l’ont toujours été. Il n’est pas jusqu’à l’évolutionnisme de
Darwin ; précisément, la « théorie de l’évolution » qui ne soit elle-même « évolutive », qui n’ait subi
de profonds remaniements à la lumière des savoirs ultérieurs et des apports des autres disciplines284.
C’est donc en qualité d’« épreuve » et non en termes de « défaite » que l’erreur en sciences doit
être analysée. L’expérience traumatique induite par la pathologie avait déjà permis de révéler la vie
qui jusqu’alors, œuvrait silencieusement dans l’innocence du corps : « La vie, observe Canguilhem, ne
s'élève à la conscience et à la science d'elle-même que par l'inadaptation, l'échec et la douleur »285. La
maladie se voyait par là-même réinvestie d’une fonction positive de dévoilement, attestant de l’effort
par lequel tout individu cherche à se développer ; elle témoignait de la tendance axiologique qui porte
tels que la modification d'une hypothèse auxiliaire (que Popper le premier distingue des hypothèses
fondamentales) ou l'addition d'une hypothèse ad-hoc. Chaque fois qu'une expérience prétend invalider l'un
de ses énoncés, le scientifique est mis dans la situation d'arbitrer entre abandonner et conserver cet énoncé,
qui tend sacrifier un autre. (c) Il reste, ajoute Duhem, qu’afin qu'une expérience soit seulement susceptible
de garantir ou d’infirmer une hypothèse, il faudrait être à même de recenser et de tester exhaustivement
chacune des diverses autres hypothèses explicatives auxquelles un phénomène peut donner lieu ; en quoi
l'on est jamais certain d'avoir épuisé toutes les éventualités. Il en ressort que le scientifique « ne peut jamais
soumettre au contrôle de l'expérience une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble d'hypothèses ;
lorsque l'expérience est en désaccord avec ses prévisions, elle lui apprend que l'une au moins des hypothèses
qui constituent cet ensemble est inacceptable et doit être modifiée ; mais elle ne lui désigne pas celle qui doit
être changée » (P. Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, Paris, Vrin, Bibliothèque des Textes
Philosophiques, 2007, chapitre VII : « La déduction mathématique et la théorie physique »).
282 Il n’est que de songer, pour nous remettre aux prises avec l'esprit du temps, à la confrontation pour
l’heure insurmontable entre les lois de la mécanique quantique et celles de la physique relativiste, inaptes à
rendre compte de certaines réalités comme les trous noirs ou l'avant-mur de Planck. Une impasse théorique
que celle de la description des « singularités physiques », dont seule une théorie alternative ou englobante
(tels que la théorie des cordes ou que la théorie quantique à boucles), une « théorie quantique de la
gravitation » qualitativement distincte des précédentes – soit une « nouvelle allure » de la science disposant
d’un « nouveau regard » sur les « rapports » qui s’établissent entre les choses – pourrait nous extirper. Cf. W.
Heisenberg, A. Salam, P. Dirac, La grande unification : Vers une théorie des forces fondamentales, Paris,
Seuil, Science ouverte, 1991 ; B. Greene, La magie du Cosmos : L'espace, le temps, la réalité , trad. C. Laroche,
Paris, Folio, Folio essais, 2007.
283 Cl. Debru. Georges Canguilhem, science et non-science, Editions Rue d'Ulm, 2004, Paris, 2004
284 A. Prochiantz (dir.), Darwin : 200 ans, Paris, Odile Jacob, Sciences, 2010.
285 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 139.
148
Les valeurs de la vie
tout être biologique à préférer les normes qui valorisent le renforcement de sa puissance d’agir. La
double primauté de l’événement pathologique sur le normal et du vécu sur le concept rendant ainsi
possible la réévaluation de la maladie, conçue non plus comme simple nuisance à la vie, mais plus
encore comme manifestation paradoxale d’un authentique élan vital. De même alors que la souffrance
imposée par la maladie est ce qui nous découvre la santé, l’erreur épistémologique est l’occasion d’une
remise en question de ce qui semblait aller de soi – à savoir des méthodes autant que des contenus
jusqu’alors impliqués dans la genèse des connaissances. L’erreur invite à « rouvrir les problèmes » que
l’usage habituel, irréflexif, de concepts sclérosés avait tendance à éluder. Elle est l’obstacle qui
valorise le surgissement de solutions inédites. Elle procure un savoir, fût-il un savoir négatif : « l'erreur
elle-même est instructive ; assurément, s’en explique Canguilhem, elle révèle la signification théorique
d'une tentative et sans doute aussi les limites que la tentative rencontre dans l'objet même auquel elle
s'applique »286. L’erreur renseigne sur les valeurs, sur la pensée et l’impensé, sur les réflexes
conditionnés de ceux qui l’ont mûrie. C’est en les révélant qu’elle rend leur dépassement possible. En
cela l’erreur est toujours l’occasion d’un nouveau développement. Plus fondamentalement, l’erreur,
sous la modalité de l’échec, est le premier moment de la connaissance : « l'essor de la science suppose
un obstacle à l'action »287.
– La conséquence en est qu’une science refoulant ses erreurs ou dédaignant en être susceptible
serait incapable de se surmonter. Elle serait une science figée, perdue dans la contemplation d’ellemême tel Narcisse pétrifié ; science condamnée à reconduire les mêmes erreurs qu’elle se refuse à
reconnaître. Ce qu’elle fut effectivement en France, à tout le moins pour ce qui concerne
l’enseignement de la médecine, privilège exclusif des professeurs doctrinologues de la Sorbonne,
plaçant leur discipline sous l’antique patronage de Galien et d’Hippocrate. Médecins de chaire, de
diagnostic et de prescription, plus intéressés à la reproduction abstraite des canons antérieurs qu’à la
pratique et aux opérations concrètes, laissées aux chirurgiens288 et aux barbiers de village jusqu’à la
Renaissance, jusqu’à Vésale, jusqu’à Ambroise Paré289. L’erreur ne peut en effet se révéler au
G. Canguilhem, op. cit., p. 29.
G. Canguilhem, op. cit., p. 150.
288 Du gc. kheir, « mains » et ergon, « travail ». Les médecins prescripteurs sont longtemps demeurés des
clercs ; or, les chrétiens au Moyen Âge avaient appris par les Croisades combien « Ecclesia abhorret a
sanguine » : « l'Église a horreur du sang ».
289 L’idéal de « contemplation » primat jusqu'à la Renaissance ; en politique jusqu'à l'œuvre de Machiavel et
en astronomie jusqu'aux expérimentations de Galilée sur celui d'« efficacité ».
Qu'on se rappelle seulement la déception d’Ambroise Paré, qui s'était présenté à la Sorbonne dans l’intention
de confronter les médecins de Paris au spectacle édifiant d’un corps disséqué dans les formes. Paré leur fit
valoir – et voir – que l'anatomie réelle d'un homme avait peu de choses à voir avec les descriptions qu'en
faisait Hippocrate. Il s'entendit répondre que dans l'intervalle entre Hippocrate et sa démonstration, le corps
humain s'était à l'évidence métamorphosé. Sôzein ta phainomena : si tel est le mode ordre, alors l’honneur
est sauf…
286
287
149
Les valeurs de la vie
praticien que dans l’épreuve du contrôle expérimental. Ce qui a durablement manqué à l’Occident
médiéval. De même que la vie expose au risque, la possibilité de l’erreur en science doit constituer la
pierre de touche de son état de santé. L’auteur renoue par cette affirmation paradoxale avec le principe
bachelardien posant qu’une science se distingue d’une non-science, d’un dogme ou d’un système
métaphysique, non pas par son contenu, ni même par sa méthode – toutes deux évolutives ; mais par la
possibilité qu’elle laisse de voir ces énoncés mis à l’épreuve et contredits par le constat d’anomalie.
Nous retrouvons, formulé autrement, le critère de démarcation proposé par Popper dans sa Logique de
la découverte scientifique (1934)290 : celui du test de « réfutabilité »291. L’erreur, loin de lui contester
sa légitimité, valide le statut scientifique d’un système d’hypothèses.
Les théories ne sont donc pas vraies dans l’absolu. Les credo seuls le sont. Quant à l’erreur – ici
l’anomalie – elle est ce qui, s’accumulant jusqu’à atteindre une proportion critique, précipite
l’éclatement du paradigme déficient et l’avènement consécutif d’une nouvelle science. L’ancienne «
allure » le cède à une nouvelle « allure » de la pensée. L’erreur, et c’est bien là ce que démontre
Canguilhem, n’est rien de moins que le moteur des sciences, le ressort caché de leur dynamisme.
Bachelard ne l’entendait pas autrement, qui affirmait que « l'esprit scientifique se [constitue] comme
un ensemble d'erreurs rectifiées [:] pas de vérité sans erreur rectifiée »292. L’erreur témoigne de la
vitalité de la connaissance qui, à l’instar des organismes, œuvre à son accroissement. Le système
rationnel que forment les théories paraît en cette matière mu par une « volonté de savoir » peu ou prou
comparable à ce que serait la « volonté de puissance » des systèmes biologiques. L’erreur est le
catalyseur de cet élan. De la même façon que la non-reproduction des normes antérieures permet
l’adaptation du vivant biologique à son milieu, l’erreur assume le rôle de « thermomètre
épistémologique » objectivant la présence d’un problème dans le rapport des sciences à leur objet.
Rapport perçu comme inapproprié, à l’origine d’un questionnement qui trouvera son aboutissement
dans une réforme de la théorie – dans l’émergence d’une nouvelle « allure » de la théorie,
récipiendaire de nouvelles normes de régulation. Et donc, par voie de conséquence, dans un surcroît
d’efficacité pratique. De l’erreur biologique à l’erreur gnoséologique, il n’y a de distinction que celle
qui les réfère à leur champ propre. N’était cette distinction, « il n'y [aurait] pas de différence entre
l'erreur de la vie et l'erreur de la pensée, entre l'erreur de l'information informante et l'erreur de
l'information informée »293. L’erreur est à comprendre dans le prolongement de la vie. L’erreur ne fait
pas entrave au dynamisme de la science ; plutôt, l’erreur est l’élément moteur de l’élaboration de la
K.R. Popper, La logique de la découverte scientifique (Logik der Forschung) (1934), pref. J. Monod, trad.
N. Thyssen-Rutten, P. Devaux, Payot, Bibliothèque scientifique, 2007.
291 À préférer à l'anglicisme malheureux de « falsifiabilité ».
292 G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique , Paris, Vrin, 1980, chap. XII : « Objectivité scientifique
et Psychanalyse », p. 239.
293 G. Canguilhem, op. cit., p. 209.
290
150
Les valeurs de la vie
science. Elle soutient son activité et participe de sa définition, tout comme la normativité a pu être
posée comme critère du vivant et témoignage de son dynamisme. L’erreur – toujours féconde – est
l’aiguillon de la connaissance.
Le cheminement asymptotique des sciences, œuvrant à faire coïncider le discours théorique avec
les faits d’observation, n’est donc pas linéaire ; et encore moins tracé d’avance. Marqué de crise et de
remises en cause, il porte les stigmates de ses échecs passés et des im-passes qu’il a su dé-passer. La
rectitude des sciences apparaît à ce titre comme une reconstruction rétrospective tenant du préjugé
qu’il y aurait « continuité » et « progression » par incréments dans l’élaboration des connaissances.
Rien n’est moins vrai. Et Canguilhem de reverser cette illusion au compte du même précepte qui
faisait accroire à la médecine positiviste en la continuité quantitative des phénomènes normaux et de
leurs « équivalents » pathologiques. Le principe de Broussais, investissant chez Comte la biologie
autant que la sociologie, ne pouvait pas manquer de structurer similairement sa conception du
développement des sciences. Ni donc sa conception de l’erreur – autre erreur s’il en est. Erreur contre
laquelle l’Essai de Canguilhem s’élève comme une machine de guerre.
c. Normes sociales et biologiques
Le normal et le pathologique reprend sous un titre abrégé, et augmentée d’un apostille, la thèse
de Canguilhem, présentée en 1943 dans le cadre de son doctorat de médecine. Si la matière est
médicale, le traitement que lui impose l’auteur déborde largement toutefois le domaine strict de la
médecine. Il y intègre une dimension épistémologique et historique, une réflexion philosophique sur
les concepts élucidés et leur charge idéologique latente, anticipant par de nombreux aspects les travaux
« archéologiques » auxquels se livrera Foucault.
Mettre au jour l’influence de l’idéologie, donc de la subjectivité, au cœur des sciences dont le
propos se construit tout entier autour de la fiction de l’objectivité, c’est avant tout se demander
comment des normes sociales – se réclamant ou non d’une caution scientifique – peuvent composer
avec la normativité vitale proprement dite. La norme sociale est contraignante ; la norme biologique
est créative. La norme biologique est personnelle ; la norme sociale est collective. Et néanmoins, la
norme sociale n’en est pas moins que la norme biologique une élaboration de la vie : l’instrument
politique par lequel le vivant aménage son milieu. Force est de constater que cette élaboration peut
également pâtir d’une forme de pathologie, restreignant la puissance d’agir de l’ensemble du corps
social. Émerge alors une nouvelle problématique, interrogeant la compatibilité des normes sociales
aux prises avec la normativité individuelle. Comment penser l’emprise qu’exercent les premières sur
la seconde ? Et la déprise – à supposer qu’elle soit possible – de celles-ci sur celle-là – ; soit
151
Les valeurs de la vie
l’émancipation ? Deux solutions se profilent, propres à mettre en valeur les divergences qui
départissent, en dépit de cette commune préoccupation, la pensée de Foucault de celle de Canguilhem :
– Canguilhem envisage la possibilité d’une philosophie de la vie proche, par certains égards, de
celle de Nietzsche et de Bergson. Philosophie qui saurait unifier sous elle normes sociales et
biologiques – les normes sociales venant, en quelque sorte, suppléer aux normes biologiques. Il
ressaisit déjà sous la norme sociale une normativité vitale à l’œuvre, toujours grevée de son risque
d’erreurs, d’échecs ; mais également dépositaire d’une capacité à se redéfinir sans cesse. La vie fait
pièce à ses anti-valeurs ; et il n’est rien de ce qui la bouleverse qui ne puisse être l’occasion d’un
nouveau développement. Les normes sociales ne sont pas vouées à contraindre la vie. La vie qui les
inspire ne sera jamais si diminuée qu’elle ne puisse composer de nouveaux arrangements.
– Moins optimiste est la vision de Foucault, pour qui normes sociales et biologiques semblent
irrémédiablement posées en porte-à-faux (position assouplie dans ses Dits et Écrits de la dernière
période, consacrés à la subjectivation294). Les appareils d’État exerceraient sur les individus un
pouvoir de coercition suffisamment déprédateur pour exténuer le caractère foncièrement créatif de la
vie qu’ils portent en eux. Les normes sociales et les institutions participeraient de la neutralisation de
la normativité vitale, aboutissant à empêcher l’apparition de formes ou de modèles de vie alternatifs.
La part de l’invention se voit ainsi réduite à rien ou à si peu qu’elle paraît condamnée à un rôle
auxiliaire d’exutoire temporaire (fête, carnaval, etc.), une fonction de subversion dûment ritualisée et
encadrée, œuvrant encore – et paradoxalement – à consacrer la conjoncture des rapports de pouvoir.
Rapports qu’intériorise, traduit et répercute l’institution de nouveaux savoirs par la transformation du
regard porté sur la réalité.
Des divergences qui n’effacent pas des recoupements aussi bien thématiques que
méthodologiques réconciliant ces deux auteurs sur l’essentiel. Comme le notait à cet égard Pierre
Macherey dans une étude portant sur les transformations de la notion de norme dans le contexte de sa
transmission de l’inspirateur à son élève, « si Foucault et Canguilhem ont tous deux accordé une
extrême importance aux interrelations du biologique et du social [...], on peut dire que c'est le naturel
[...] qui a donné son pôle principal à la réflexion de Canguilhem, alors que pour Foucault, celui-ci a été
constitué par le culturel et par le social, ce qui les a amenés à effectuer [...] des parcours de sens
inverses, destinés par là-même à se rencontrer »295. Se rencontrer ; et ce d’abord sur leur choix
atypique, rompant d’avec la tradition moderne, d’entreprendre un travail philosophique à partir de
corpus et de matières ne relevant pas directement de la philosophie. Ensuite et plus encore, sur
294
295
M. Foucault, Dits et Écrits, tome I (1954-1975) et II (1976-1988), Paris, Gallimard, Quarto, 2001.
P. Macherey, La force des normes : de Canguilhem à Foucault, Paris, La Fabrique éditions, 2009, p. 11.
152
Les valeurs de la vie
l’importance que l’un et l’autre accordent dans leurs investigations au processus de constitution des
formes du savoir, soulignant par là-même l’importance décisive de l’analyse historique.
Nous ne pouvons effectivement qu’être frappés par l’intérêt que porte Canguilhem à l’émergence
de nouveaux regards et de nouveaux savoirs, comme en témoigne l’intitulé de certaines de ses études,
telles que « Pathologie et physiologie de la thyroïde au XIXème siècle » ou « La formation du concept
de régulation au XVIIIème et XIXème siècles ». Cette attention portée à la genèse et aux
transformations des connaissances a tout à voir avec une conception particulière de la philosophie des
sciences qui donnerait lieu quelques années plus tard à la sociologie des sciences. Une conception
typique du XXème siècle qui se construit en France en marge des écoles analytiques anglaises,
herméneutiques allemandes ou pragmatiques américaines, et dont l’auteur fait de Bachelard un
précurseur : « il est à peine besoin de dire qu’en liant aussi étroitement le développement de
l’épistémologie à l’élaboration d’études historiques nous nous inspirons de l’enseignement de Gaston
Bachelard », reconnaît-il dans Idéologie et Rationalité 296. Et pour cause, renchérit Canguilhem, « à
bien regarder, l’épistémologie n’a jamais été qu’historique »297.
En cela n’y a-t-il rien d’étonnant à ce qu’un tel tropisme se soit vu accentué dans l’œuvre de
Foucault, transparaissant entre autres à la faveur d’un recensement des différentes approches de la
folie qui vont se succéder depuis le « siècle de raison »298, de sa relecture des thématiques de
l’incarcération299, de l’hygiénisme, de la sexualité300, du rapport entre savoirs et pouvoirs301 et
l’analyse des appareils répressifs ou idéologiques d’État. On songe plus particulièrement à ces
passages de l’Histoire de la folie à l’âge classique à l’occasion desquels Foucault donne la parole au
fou, et opère un renversement de perspective en adoptant le point de vue de la « déraison » pour
révéler l’étrangeté du monde qui la refuse. Tout se passe comme si Foucault reproduisait à même
l’asile le geste inauguré par Canguilhem à l’hôpital : celui de recentrer, ou tout au moins de réintégrer
l’expérience propre du patient, tant dans la théorie que dans la pratique du soin. Et de la même
manière que le discours du malade trahissait avec Canguilhem la relativité de la notion de normalité –
et de pathologique –, celui de l’« aliéné » relativise considérablement avec Foucault celui de « droite
raison » (recta ratio) – ; et ce faisant, dans le même élan, celui d’« aliénation ».
G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie (1977), Paris, Vrin,
Bibliothèque des textes philosophiques, 2009, p. 19-20.
297 G. Canguilhem, ibid.
298 M. Foucault, Folie et Déraison. Histoire de la folie à l'âge Classique , Paris, Librairie Plon, 1961 ; idem,
Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical , Paris, Presses Universitaires de France, 1963.
299 M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison , Gallimard, Tel, 1993.
300 M. Foucault, Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, Tel, 1976.
301 M. Foucault, L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, Tel, 2008.
296
153
Les valeurs de la vie
Tout se passe comme si l’élève prolongeait un renversement épistémologique amorcé par le
maître. Si bien que Foucault comme Canguilhem précédemment – et c’est encore un trait à reverser à
leur approche particulière de la médecine comme art au confluent des sciences humaines et naturelles
– en arrivent à encourager ensemble à une prise en compte du vécu subjectif de la maladie
(physiologique, psychologique) par le patient ; à rétablir le discours du patient au centre des
préoccupations de la médecine. Réforme qui se présente en dernière analyse moins comme une
radicale innovation que comme un retour aux fondamentaux de la médecine antique. C’est dire encore
combien l’histoire peut être pourvoyeuse de contrepoints fertiles et de faisceaux d’éclaircissements,
voire de remèdes aux dérives d’une époque.
B. CORPS POLITIQUE ET CORPS SOCIAL
Cette réflexion épistémologique et historique sur la médecine prendra aussi chez Canguilhem la
forme d’une mise en perspective des paradigmes de la physiologie et de la politique. Nous avons
distingué tantôt les normes biologiques des lois physiques ; et plus précisément, pour ce qui concerne
l’étude des organismes, le point de vue de la norme du point de vue de la loi. De points de vue qui ne
sont pas exclusifs l’un de l’autre mais doivent se compléter pour permettre une approche intègre du
vivant. C’est désormais sur la question du possible parallélisme, ainsi qu’à celle de l’articulation des
normes biologiques des normes sociales, que va se pencher Canguilhem. Si les premières, internes
sont régulatrices et les secondes, externes, législatives, l’auteur leur reconnaît toutefois, en particulier à
l’occasion de sa troisième dissertation des « Nouvelles réflexions concernant le normal et le
pathologique » un certain nombre d’analogies. En fait, une certaine forme d’interaction. En quoi le
regard du médecin peut-il être affecté par la norme sociale ? Inversement, en quoi la norme sociale
peut-elle être inspirée par les apports de la médecine ?
Non que la métaphore classique du « corps politique » soit entièrement dénuée de pertinence de.
Encore que chaque institution ne puisse être envisagée qu’à l’instar des organes, en relation les unes
avec les autres, elle ne laisse pas, très vite, de montrer ses limites. Mais plus que ses limites, elle trahit
l’exigence qui est celle du pouvoir et de son dispositif de régulation à se légitimer toujours et sans
relâche. Ce que ledit pouvoir par ailleurs avec une plus ou moins grande spontanéité en se «
naturalisant », en se donnant un fondement scientifique. Le positivisme d’Auguste Comte pourrait en
ce sens, mutatis mutandis, être conçu comme une tentative de réaliser cet alignement sous l’égide de la
sociologie. Le discours politique emprunte ainsi nombre de termes au domaine médical :
« intégration » ou « assimilation », « immunité diplomatique », « loi organique », « membres », «
évolution sociale », sans oublier l’inévitable « cancer de l’assistanat » qui reparaît régulièrement dans
le débat contemporain. L’allégorie du « germe », du « miasme » ou du « relent » rejoint celui de l’«
154
Les valeurs de la vie
impur » dans l’univers bourgeois XVIIIème et XIXème siècles302. D’abord réservé aux « classes
dangereuses », elle prend bientôt sur elle de catégoriser tous les segments de population désignés
responsables de la « crise » (identitaire, sociale, économique, sanitaire, etc.) – autre notion empruntée
au registre de la maladie. On parlait sous l’Allemagne nazie de « purification technique » – « ethnique
» dans les Balkans. L’imagerie de la « douche de décontamination » a eu son heure de gloire. La «
quarantaine » faisait recette à Varsovie, synonyme de ghetto. Le ghetto humain, c’était aussi la ville
métonymique en proie au fléau de la « peste » obsidionale dans le roman de Camus 303, allégorie de la
France occupée qui voyait monter l’antisémitisme, la peur du « bacille juif ». Le mot latin virus («
poison, toxine ») continue d’être utilisé comme synonyme usuel de « rumeur » ou de « ragot ».
Jacques Derrida usait encore tout récemment du paradigme de la « tumeur » pour penser l’inhérence
aux sociétés postindustrielles de la menace insurrectionnelle304 : Elle traduirait les soubresauts
morbides d’un corps qui se délite de l’intérieur, comme attaqué par ses propres « cellules » (terroristes,
s’entend), en proie à l’invasion d’une maladie auto-immune. L’homme politique, et plus encore
l’expert (économiste) n’hésite plus aujourd’hui à endosser l’habit du médecin de Molière pour vendre
ses « remèdes », pour imposer ses « cures d’austérité » à ce grand « corps malade » ou « moribond »
qui est l’administration publique, l’école de Jules Ferry, etc. Platon lui le premier parlait d’administrer
des « beaux mensonges » au bénéfice de la Kallipolis (la Belle Cité de la République).
La réciproque n’est pas moins vraie. Les sciences en général, la médecine en particulier, ne sont
pas immunisés contre la tentation de projeter des notions, tropismes et autres schémas politiques sur
leur objet d’étude. Le discours médical en ressort imbibé de hiérarchisations, de termes juridiques,
législatifs ou bellicistes : « norme », « loi », « régime », « code » génétique, « défense » immunitaire,
« combat » contre la maladie, « foyer » ou « terrain » infectieux, « rejet », etc. La plus sommaire étude
de la sémantique mobilisée rendra raison de cette transposition bilatérale des notions biologiques dans
le champ politique et des concepts biologiques dans le champ politique. Transparaît dès alors dans
toute son extension, dans toute sa puissance suggestive, la portée idéologique commune aux domaines
de la science et de la politique. Que ces « déterritorialisations » s’avèrent sciemment pensées ou
pratiquées inconsciemment, la science, censée être affaire de savoir, tout comme la politique, lieu de la
décision pratique, sont en dernier ressort poreuses aux valeurs l’une de l’autre. Valeurs véhiculées par
une terminologie qui ne cesse d’opérer des allers-retours entre les différentes spécialités, s’épargnant
d’aviser leurs spécificités propres. L’arraisonnement de la langue par l’idéologie : telle pourrait être
l’expression insidieuse la plus fondamentale – dès lors qu’agissant aux racines de la pensée, sur le
langage lui-même – de ce que Foucault entendait par aliénation « biopolitique ».
A. Corbin, Le miasme et la jonquille, Paris, Flammarion, Champs Histoire, 2008.
A. Camus, La Peste, Paris, Gallimard, Belin, 2012.
304 J. Derrida, J. Habermas, Le concept du 11 septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001),
trad. G. Borradori, C. Bouchindhomme, Paris, Editions Galilée, La philosophie en effet, 2004.
302
303
155
Les valeurs de la vie
a. Du politique au médical
Posons d’abord, afin de mieux cerner quelle influence le politique exerce sur le biologique, que le
regard, a fortiori le regard scientifique construit en grande partie l’objet qu’il appréhende. Or le regard
n’est jamais, par définition, que l’expression d’un point de vue. Et un point de vue ne peut qu’être
situé ; en l’occurrence, dans une époque, dans un contexte, dans une histoire et une géographie. Il ne
peut y avoir d’appréhension purement désintéressée et « axiologiquement neutre » d’un objet
scientifique. Il n’y a pas de mesure objective de la normalité ou du pathologique. La présence des «
valeurs » dans le discours médical était déjà trahie par les approches quantitatives de l’état de santé et
de l’état pathologique chez Claude Bernard et chez Auguste Comte. De fait, « définir l'anormal par le
trop ou le trop peu, c'est reconnaître le caractère normatif de l'état normal. Cet état normal ou
physiologique ce n'est plus seulement une disposition décelable et explicable comme un fait, c'est la
manifestation d'un attachement à quelque valeur »305. Si par ailleurs, « guérir c'est en principe ramener
à la norme une fonction ou un organisme qui s'en sont écartés, […] la norme, le médecin l'emprunte
usuellement à sa connaissance de la physiologie, dite science de l'homme normal, à son expérience
vécue des fonctions organiques, à la représentation commune de la norme dans un milieu social un
moment donné »306.
Cette norme peut être élaborée par la voie statistique et se prétendre concevoir pure de valeurs
autres que scientifiques. À tort : le seul fait d’indexer la norme sur la fréquence relève déjà d’une
option « idéologique ». Elle le peut également de manière plus informelle par référence à des modèles
sociaux et culturels. Parfois aussi économique. Témoin l’affirmation récente selon laquelle une
diététique équilibrée se doit d’inclure sa ration de « cinq fruits et légumes par jour ». Ou bien celle-ci
qui préconise une consommation idéale fixée à 1,5 litre d’eau par jour307. Eau minérale, de préférence,
dont les vertus n’ont plus rien à envier à celle des sources divinisées du paganisme antique. Rappelons,
puisqu’il est question d’eau (« que d’eau ! ») que bains ont pu longtemps être décommandés par les
médecins européens qui y voyaient tantôt une occasion de ramollir les chairs des nourrissons, tantôt
encore de dilater les pores de l’épiderme des inconscients baigneurs et de favoriser ainsi l’infiltration
G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 25-26.
G. Canguilhem, op. cit., p. 75.
307 Sans sacrifier au calembour facile, notons que cette recommandation n’émane d’aucun organisme officiel.
Elle tient à l’origine à une communication marketing liée à la contenance des bouteilles d’eau vendues en
France. Il a fallu attendre 2010 pour que l’AESA (l’« Autorité Européenne de Sécurité des Aliments », mieux
connue sous son acronyme anglais EFSA) rende son verdict concernant l’apport adéquat au quotidien : 2
litres pour les femmes contre 2,6 pour les hommes. Chiffre incluant les sources alimentaires d’hydratation,
représentant environ 0,5 litres journaliers.
305
306
156
Les valeurs de la vie
des miasmes308. En quoi l’on subodore que l’hygiénisme de Pasteur et que la stérilisation des
instruments chirurgicaux qui feraient accomplir un tel progrès aux hôpitaux (limitation des infections,
septicémies et maladies nosocomiales) n’a pas toujours été à l’ordre du jour. Ce caractère normatif de
l’état normal et les valeurs qu’il véhicule implicitement sont donc coextensifs au discours médical,
relativement au contexte historique au sein duquel ce discours est tenu.
Canguilhem redécouvre ainsi dans le mouvement de ses analyses, et notamment à travers celles
qu’il consacre à la genèse et l’évolution du concept de « réflexe » aux XVIIème et au XVIIIème
siècles309, une influence axiologique latente qui n’a jamais cessé de piloter souterrainement la théorie
et la pratique de la médecine. C’est dans le prolongement de ces investigations qu’il met à jour
l’introduction dès le siècle suivant du principe de Broussais, coextensif à l’avènement de la conception
positiviste des sciences. C’est ainsi que l’auteur, revenant sur la conception comptienne de la
médecine, peut en extraire un ferment politique resté inaperçu. L’inspiration du principe de Broussais
n’est pas d’abord de nature scientifique. L’annulation de la différence qualitative entre les phénomènes
relevant de la normalité et du pathologique procède au premier chef d’un idéal de la chose politique
fondé sur l’ordre et les raisons de son efficace. Elle trahit un précepte d’inspiration utilitaire, faisant
valoir que derrière l’apparent désordre gît un ordre ignoré. Un ordre qui demeurerait constant, encore
que déformé par la pathologie, et qu’il serait toujours question de valoriser. De sorte qu’« en affirmant
de façon générale que les maladies n'altèrent pas les phénomènes vitaux, observe Canguilhem, Comte
se justifie d'affirmer que la thérapeutique des crises politiques consiste à ramener les sociétés à leur
structure essentielle et permanente »310. Voilà la lumière faite sur l’impensé social de la biologie dixneuvièmiste, lestée d’une teneur idéologique si intimement présente qu’elle en devient imperceptible.
Si impérieuse qu’elle se dérobe à la conscience de ceux dont elle nourrit l’approche. Sauf à interroger
ce qui a manqué de l’être. Par où la discipline philosophique retrouve sa légitimité critique et réflexive
: philosopher, c’est éclaircir, c’est disséquer des concepts ininterrogés.
Au regard des institutions sociales, la norme est définie comme un repère posé par un législateur
à l’attention du citoyen (loi, édit, règlement) ou comme un implicite (mœurs, bons usages, règles de
politesse) qui lui permet de comparer, de juger et d’agir. La norme sociale se présente alors comme
une convention destinée à l’encadrement du comportement des individus, veillant à leur permettre de
composer harmonieusement avec le reste de la société civile. Elle définit un socle normatif, régulateur
et prescriptif commun qui doit servir de référence, et dont la transgression entraîne mécaniquement (en
théorie) une sanction juridique. Le normal ainsi conçu se réfère à la conformité de l’agir d’un individu
G. Vigarello, Le propre et le sale, Paris, Seuil, Points Histoire, 1987.
G. Canguilhem, La Formation du concept de réflexe aux XVIIème et XVIIIème siècles (1955), Paris, Vrin,
Histoire des Sciences, 1999.
310 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 31.
308
309
157
Les valeurs de la vie
avec ce qu’une communauté attend de lui dans une situation pratique donnée. « Normal », ce qui «
fonctionne » comme attendu ; « déviant », ce qui s’écarte de la norme valorisée par une collectivité, et
doit en conséquence être « rappelé à l’ordre ». L’ordre en question tend en substance à moduler les
relations interindividuelles. L’office du magistrat se donne par suite comme similaire à celui du
médecin théoricien adepte du préjugé de Broussais, tentant de faire converger les normes individuelles
avec une norme sociale extérieure aux individus. Ainsi le droit se convertit en fait, et la moyenne se
dote d’une valeur exemplaire. La généralité, par transitivité, devient un idéal, et la moyenne se
convertit inconsciemment en norme. La norme sociale se définira dès lors au prorata de la fréquence
statistique, entretenue elle-même par la norme sociale. Ce basculement du champ du statistique à celui
de l’axiologique s’explique pour Canguilhem par l’influence latente d’une « tradition philosophique
réaliste, selon laquelle toute généralité étant le signe d'une essence et toute perfection étant la
réalisation de l'essence, une généralité en fait observable prend valeur de perfection réalisée, un
caractère commun prend valeur de type idéal »311.
Un glissement sémantique que Canguilhem retrouve historiquement en biomédecine « où l'état
normal désigne à la fois l'état habituel des organes et leur état idéal, puisque le rétablissement de cet
état habituel est l'objet ordinaire de la thérapeutique »312. La notion de normalité revêt en physiologie
deux acceptions, se référant « tantôt [à] un fait capable de description par recensement statistique –
moyenne des mesures opérées sur un caractère présenté par une espèce et pluralité des individus
présentant ce caractère selon la moyenne ou avec quelques écarts jugés indifférents – tantôt [à] un
idéal, principe positif d’appréciation, au sens de prototype ou de forme parfaite »313. Deux sens
distincts en droit qui en sont peu à peu venus à se confondre en fait.
Et Canguilhem de renvoyer, pour de plus amples développements, à la définition idoine du
Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande, lequel s’étend plus largement sur
cette double dimension – morale et statistique – de la « normalité ». Un terme dont le radical latin
norma désigne l’« équerre », la « règle » ; à savoir « ce qui ne penche ni à droite ni à gauche, donc ce
qui se tient dans un juste milieu »314. De là son acception évaluative : sera considéré comme « normal
» ce qui est tel que cela doit être. Première définition sur laquelle vient se greffer une seconde
acception où la normalité rend compte de « ce qui se rencontre dans la majorité des cas d'une espèce
G. Canguilhem, op. cit., p. 76.
G. Canguilhem, op. cit., p. 77.
313 G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Librairie Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes
philosophiques, 2000, p. 200.
314 A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie , Paris, Presses Universitaires de France,
Quadrige Dicos Poche, 2010.
311
312
158
Les valeurs de la vie
déterminée ou ce qui constitue soit la moyenne soit le module d'un caractère mesurable »315. L’auteur
de la notice ne manque pas à cette enseigne d’attirer l’attention sur l’équivocité du terme, « désignant
à la fois un fait et une valeur attribuée à ce fait par celui qui parle, en vertu d’un jugement
d’appréciation qu’il reprend à son compte »316. Double acception qui n’a pas échappé à Canguilhem,
lequel suggère qu’une semblable analyse pourrait être reconduite à l’horizon d’autres concepts, tels
que celui de « droit » : « le concept de droit, selon qu'il s'agit de géométrie, de morale ou de technique,
qualifie ce qui résiste à son application de tordu, de tortueux ou de gauche […]. Il serait possible et
fructueux – mais ce n'est pas ici le lieu – de constituer des familles sémantiques de concepts
représentant la parenté du concept populaire de normal et d'anormal, par exemple la série torve,
torturé, retors, etc., et la série oblique, dévié, travers, etc. »317. Morale et statistique, sociale et
arithmétique, les deux définitions de la normalité ne peuvent en tout état de cause être pensées qu’en
regard l’une de l’autre. Il n’y a pas loin de là suggérer qu’en matière de médecine, le nombre fait
méthodiquement loi et la majorité gouverne. La science n’est pas « démocratique » en son essence
(l’on peut très bien avoir raison tout seul ou tort avec les autres), mais les valeurs qu’elle porte peuvent
l’être à l’occasion.
De là tout l’intérêt de mettre en regard norme physiologique et norme sociale, autant pour exciper
ce qu’elles ont de commun que ce qui les distingue, ainsi que leurs modalités d’interaction. On ne peut
expliquer l’une sans référer à l’autre. La considération de la norme sociale fournit à la critique un
expédient précieux pour mieux comprendre ce qui se joue dans l’étude du vivant. Cette considération
implique une multiplicité de disciplines qui s’épanouissent bien au-delà de la médecine stricto sensu.
Le fait est que « le sens des concepts de norme et de normal [en] sociologie, en ethnologie, en
économie, entraîne à des recherches qui tendent finalement, qu'il s'agisse des types sociaux, des
critères d'inadaptation au groupe, des besoins et des comportements de consommation, des systèmes
de préférence, à la question des rapports entre normalité et généralité »318. Toutefois, si Canguilhem «
emprunte, au départ, quelques éléments d'analyse aux leçons dans lesquelles [il] examiné, à [sa]
manière, quelques aspects de cette question, c'est uniquement pour éclairer, par la confrontation des
normes sociales et des normes vitales, la signification spécifique de ces dernières »319. Les notions de
« normal » et de « pathologique » sont ainsi référées à leur usage analogique en sciences humaines.
Mais non pas confondues, non pas assimilées ; et jamais déportées sans avoir préalablement fait l’objet
de profonds remaniements de la biologie à la sociologie. L’investissement du champ de la sociologie
par des concepts issus de la biologie manque de saisir ce qui fait le caractère proprement scientifique
G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 76.
A. Lalande, op. cit., ibid.
317 G. Canguilhem, op. cit., p. 177.
318 G. Canguilhem, op. cit., p. 173.
319 G. Canguilhem, ibid.
315
316
159
Les valeurs de la vie
de ces concepts et surtout relatifs à un contexte paradigmatique précis. Il néglige l’inscription de ces
concepts dans une problématique sui generis, ce qui a pour conséquence de rendre leur usage
problématique davantage que résolutif.
Aussi la mise en vis-à-vis des normes sociales et biologiques ne doit-elle pas avoir pour objectif
leur superposition, la réduction de l’écart minimal entre ces deux régimes – que cette réduction
s’obtienne par un infléchissement des normes sociales à l’aune des normes biologiques ou des normes
biologiques à l’aune des normes sociales. Elle vise seulement pour Canguilhem à mieux rendre raison
des convergences et dissemblances entre deux modes de normativité essentiellement distincts, l’un
renvoyant au politique et l’autre aux êtres singuliers. L’un à l’individuel et l’autre au collectif. Raison
pourquoi l’auteur précise qu’il entend « éclairer par la confrontation », et non faire converger, normes
sociales et normes vitales. Celles-ci, pour être influencées par celles-là, n’en sont pas moins
dépositaires de leur propre régime de fonctionnement. Toute prise de décision en matière médicale
s'inscrit alors au sein d’une divarication de normes axiologiques et de pressions idéologiques, dont la
circulation interdisciplinaire ainsi que la cohérence d’ensemble est ce qui tend à faire d’un système
social une organisation. Or Canguilhem, redisons-le, ne va jamais jusqu’à identifier, ne serait-ce que
métaphoriquement, une organisation avec un organisme. Refus qui le distingue d’Auguste Comte,
lequel manifestait moins de scrupules à concevoir le politique en termes médicaux. Pour ce dernier,
dont Canguilhem cite la correspondance, « les inspirations biologiques doivent en effet servir [...]
surtout à bien diriger les spéculations sociologiques qui [...] semblent ne devoir offrir qu'une sorte de
prolongement philosophique des grands théorèmes biologiques. »320 L’auteur se garde en cela
d’extrapoler à la manière de Comte d’un domaine à un autre, abstraction faite des spécificités qui font
l’originalité de chacun des deux modèles : un organisme n’est pas une organisation sociale.
Qu’un organisme ne soit pas une organisation sociale ne retire rien au fait qu’ils soient tous deux
foyers et sièges d’attribution des normes. Pas davantage à l’évidence de leur interaction : la norme
biologique humaine est intriquée dans une réalité sociale quand la réalité sociale est pour sa part
l’appendice politique de la vie frayant dans son biotope d’accueil. Que la normativité vitale s’observe
au sein des organismes n’empêche en rien les organismes de projeter continûment cette normativité –
ou tout au moins, une forme de normativité – à l’extérieur d’eux-mêmes. Les allures de la vie (dont la
diversité et l’historicité tout comme la maladie qui catalyse ses grandes ruptures témoignent de la
réorganisation constante) prêtent à de perpétuels remaniements hypothéquant les relations qui lient les
320
A. Comte, dans sa correspondance avec J.S Mill, cité dans « Histoire de l'homme et nature des choses
selon Auguste comte dans le plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société 1822 »,
dans G. Canguilhem, Les Études philosophiques n°3 : Auguste Comte (juillet-septembre 1974), p. 297. Cf. en
dernier lieu O.A. Haac, « John Stuart Mill », dans Auguste Comte et le positivisme, éd. M. Bourdeau, Paris,
L'Harmattan, 1999 », p. 130-131.
160
Les valeurs de la vie
organismes à leur environnement. Mais le remaniement de ces relations se saisit bien des deux
instances du couple : des organismes et de leur environnement. La normativité s’exprime aussi en
transformant l’environnement. Précisément, pour ce qui concerne les hommes, par la culture – dans
toutes les acceptions du terme. La norme sociale présente ainsi cela de commun avec la norme
biologique qu’elle est une création de la vie mise en demeure de fournir au vivant une réponse adaptée
aux aléas de ses conditions de vie. Une attention particulière doit néanmoins être portée sur leur fait
spécifique, irréductible ; sans quoi le risque est grand de voir formuler des « feuilles de route »
biopolitiques au mieux, inconséquentes, au pire, dangereuses. Pour avoir joué un rôle actif au sein de
la Résistance au cours de la seconde guerre mondiale, on ne peut douter que Canguilhem, plus que
quiconque, savait de quoi il retournait321.
Considérées sous un rapport épistémologique, les déterminations des normes sociales et
biologiques doivent être référées respectivement au corps social comme organisation humaine, et au
corps biologique comme organisme naturel. La susception de l’organisme en l’organisation n’autorise
pas la transfusion des notions spécifiques à l’organisme en l’organisation. Une organisation n’est pas
qu’une synthèse additive faite d’organismes mis en rapport les uns avec les autres. Une organisation
n’est pas un tout cumulatif qui s’expliquerait par ses parties constitutives : il diffère en nature des
organismes qui le composent. Le tout n’est pas d’emblée présent dans la partie ; non plus que le tout
l’image de la partie, comme une figure holographique. De l’organisme à l’organisation appréhendés en
qualité de concepts opératoires, il est un « saut qualitatif » dont le ressort doit être identifié. Une
épreuve de démarcation qu’entend exhiber Canguilhem, en dépit de la difficulté qu’il reconnaît à cet
effort de caractérisation : « Du concept d'organisation il n'est pas aisé de dire ce qu'il est par rapport à
celui d'organisme, s'il s'agit d'une structure plus générale que lui, à la fois plus formelle et plus riche,
ou bien s'il s'agit, relativement à l'organisme tenu pour un type fondamental de structure, d'un modèle
singularisé par tant de conditions restrictives qu'il ne saurait avoir plus de consistance qu'une
métaphore »322. Une organisation constitue-t-elle une configuration plus prolifique et plus complexe,
plus aboutie qu’un organisme, une structure supérieure, ou bien seulement un levier heuristique par
trop figé en sa « constitution » pour témoigner d’une souplesse comparable à celle des organismes ?
Voire. Et pour ce faire, identifier les trois critères qui départissent les normes sociales des normes
biologiques :
(a) Les normes biologiques, d’une part, sont immanentes à l’organisme ; les normes sociales sont
extérieures à l’organisation et font l’objet d’une représentation.
Cf. L. Ferté, A. Jacquard, P. Vermeren et alii, La formation de Georges Canguilhem : Un entre-deuxguerres philosophique, Paris, Editions Hermann, Philosophie, 2013.
322 G. Canguilhem, op. cit., p. 185-186.
321
161
Les valeurs de la vie
(b) Les normes biologiques adaptent le vivant aux variations de son milieu (son milieu intérieur
et extérieur) ; les normes sociales sont téléologiques : elles ont en mire une fin (télos), un modèle
politique, un « devoir être » à la semblance duquel elles ont fonction de faire converger le corps social.
(c) Normes sociales et biologiques n’ont enfin pas le même référentiel ni le même mode
d’adaptation. Les normes sociales régulent des « organismes » et des institutions qui peuvent se
recouper ou entrer en conflit ; les normes biologiques préservent la cohérence d’ensemble des
différents organes fonctionnant tous – non pas en parallèle ou en contradiction –, mais en continuité,
en synergie.
(a) « Nul n’est censé ignorer la loi ». Cet adage juridique pourrait aisément résumer la première
divergence qui brise l’équivalence entre normes sociales et biologiques. Les normes biologiques «
fonctionnent » de manière autonome, c’est-à-dire indépendamment de leur représentation. Les normes
biologiques sont intrinsèques ; les normes sociales doivent être formulées, explicitées, connues de
ceux censés les appliquer pour se voir appliquer. Ce que Kant définissait comme la « publicité du droit
» est essentielle à l’effectivité du droit323. Autre est le cas des normes biologiques, qui ne nécessite pas
d’être médiatisées par les physiologistes pour opérer au sein des organismes. La norme biologique est
performante ; la norme sociale performative. La norme biologique, spontanément élaborée, ressortit au
métabolisme ; la norme sociale doit être « métabolisée » (« exprimée au dehors ») et ressortit à des
instances de décision, de délibération. « Dans une organisation sociale, observe Canguilhem, les règles
d'ajustement des parties, en une collectivité plus ou moins lucide quant à sa destination propre - que
ces parties soient des individus, des groupes ou des entreprises à objectif limité – sont extérieures au
multiple ajusté. Les règles doivent être représentées, apprises, remémorées, appliquées. Au lieu que,
dans un organisme vivant, les règles d'ajustement des parties entre elles sont immanentes, présentes
sans être représentées, agissantes sans délibération ni calcul. Il n'y a pas ici d'écart, de distance, ni de
délai entre la règle et la régulation. L'ordre social est un ensemble de règles dont les servants ou les
bénéficiaires, en tout cas les dirigeants, ont à se préoccuper. L'ordre vital est fait d'un ensemble de
règles vécues sans problèmes »324.
L’ordre social est donc un ordre pensé, un ordre « réfléchi » au sens où il demeure un toujours
« libre jeu », une distinction de raison entre la règle et son application – le droit d’une part, le fait de
l’autre. L’ordre physiologique – ou même pathologique – se confond avec l’organisme dont il
caractérise l’ « allure ». La règle administrant le corps biologique est confondue en lui. Le support est
le message. La règle fait droit en fait. Il en ressort que les normes biologiques sont dans leur
E. Kant, Vers la paix perpétuelle (Zum ewigen Frieden) (1795), trad. J.J. Barrère, C. Roche, Paris, Nathan,
Les Intégrales de Philo, 2010.
324 G. Canguilhem, op. cit., p. 186.
323
162
Les valeurs de la vie
manifestation première des normes « vécues », lesquelles précèdent leur explicitation, leur «
thématisation » ; tandis que les normes sociales sont d’abord décidées, élaborées, « thématisées »
avant d’être vécues en se réfléchissant dans le corps politique. Mettons, dans l’idéal. Notons enfin que
les normes sociales, en vertu-même de cet aspect réflexif et délibératif, relèvent en propre de la pensée
humaine. Les animaux sociaux se synchronisent et collaborent effectivement sur la base de
conditionnements procédant d’essais et d’erreurs sanctionnés au cours de l’évolution (évolution qui
tient d’un « mécanisme » et non d’un « processus »). L’homme seul pose devant lui sciemment les
normes de son action. En cela la réflexivité des lois se propose-t-elle comme une nouvelle manière
d’envisager l’originalité de l’« animal politique » au sein du règne du vivant.
(b) Loin que cette épreuve soit la seule susceptible de faire la part des choses entre les acceptions
sociales et biologiques des normes, elle se voit corrélée à la définition, solidaire des premières, d’un
but à accomplir qui n’est pas prédéterminé, alors que les secondes se résolvent à l’exercice de leur
variabilité en vue de maintenir et de faire croître l’organisme. Les normes biologiques s’inscrivent à la
remorque d’une manière de conatus consubstantiel à tout être vivant. Le conatus est un élan, une
tendance qui ne vise pas de fins extérieures à l’organisme qu’il administre, qui ne vise pas. Les normes
sociales peuvent être juges d’elles-mêmes à l’aune de projet extérieur au fait concret du corps social.
Pour autant que la résolution des normes sociales fait l’objet de débats, de controverses, elle ne peut
être regardée comme procédant naturellement d’un processus autoréférentiel déployant la souplesse de
sa normativité dans un souci unique d’autoconservation. S’il y a conflit de valeurs, c’est que le corps
social n’avise pas sa finalité de manière inhérente. Il le construit, opte pour des modèles, des «
programmes » politiques. C’est ce en quoi « le fait qu'une des tâches de toute organisation sociale
consiste à s'éclairer elle-même sur ses fins possibles – à l'exception des sociétés archaïques et des
sociétés dites primitives où la fin est donnée dans le rite et la tradition, comme le comportement de
l'organisme animal est donné dans un modèle inné – semble bien révéler qu'elle n'a pas, à proprement
parler, de finalité intrinsèque. Dans le cas de la société, la régulation est un besoin à la recherche de
son organe et de ses normes d'exercices »325.
(c) Le plébiscite des normes au sein d’un corps social concourt ainsi à un ajustement des moyens
employés en vue de la réalisation de fins (collectivement) déterminées. Par où nous retrouvons la
détermination du syllogisme pratique chez Aristote, extrapolé des formes athéniennes de la
délibération. Cette sélection des règles politiques confine à ce niveau à une « rationalisation » ; en quoi
il faudrait préférer le terme de « normalisation » pour tout ce qui relève de l’organisation sociale, et
préserver celui de « normativité » pour le cas spécifique des organismes. Ce, bien que l’organisation
fasse preuve, comme l’organisme, de normativité dans son effort d’adaptation aux aléas et d’invention
325
G. Canguilhem, op. cit., p. 188.
163
Les valeurs de la vie
de nouvelles normes. Différencier la « normalisation » (sociale) de la « normativité » (biologique),
c’est en effet porter l’accent sur le fait que l’adaptativité des lois soutient la tolérance d’écarts d’une
société relativement à ses propres excès, ses inégalités, ses marges ; tandis que la souplesse des
constantes biologiques appuie l’adaptativité d’un tout organique vis-à-vis du milieu évolutif au sein
duquel il se déploie. Bien plus : quand « dans la société, la solution de chaque nouveau problème
d'information et de régulation est recherchée sinon obtenue par la création d'organismes ou
d'institutions parallèles à ceux dont l'insuffisance par sclérose et routine éclate à un moment donné
[…], un organisme se pose précisément comme la réalisation simple, sinon en toute simplicité, d'une
telle convergence »326. Le corps social fait fonctionner différentes normes en parallèle qui peuvent
interférer entre elles – de là, pour Canguilhem, son aspect « mécanique » ; en face de quoi le corps
biologique fait succéder ses solutions de viabilité qui sont autant d’allures, de tissus cohérents de
normes qu’il n’est donc pas besoin de repriser au cas par cas pour les harmoniser : « La vie d'un vivant
c'est pour chacun de ses éléments l'immédiateté et la coprésence de tous »327. La vie d’un organisme,
c’est également le caractère intrinsèque de ses normes de fonctionnement, ainsi que la continuité des
supports organiques de ces fonctions biologiques que rend inintelligible le découpage ou la
segmentation de l’ana-tomiste. Le vivant biologique contient de manière essentielle et non pas
composite les éléments qu’il est en qualité de réseau, lorsque la « machinerie sociale » les multiplie et
les extériorise, voire les cumule afin de se perpétuer. Autant qu’il est en elle de le pouvoir
durablement.
Ces différences entre organismes et organisations consciencieusement maintenues, il redevient
possible d’envisager une réévaluation critique de la pertinence de la collation entre les normes sociales
et les normes biologiques. Pertinence relative, étant donné les restrictions évoquées à l’instant, mais
pertinence tout de même. Le dissemblant n’efface pas le commun : « Les phénomènes d'organisation
sociale sont comme une mimique de l'organisation vitale, au sens où Aristote dit de l'art qu'il imite la
nature. Imiter ici n'est pas copier mais tendre à retrouver le sens d'une production. L'organisation
sociale est, avant tout, invention d'organes, organes de recherche et de réception d'information,
organes de calcul et même de décision »328. L’organicisme aristotélicien329 vaut en ce sens pour son
G. Canguilhem, op. cit., p. 190.
G. Canguilhem, op. cit., p. 188.
328 G. Canguilhem, op. cit., p. 189.
329 « Ainsi un homme est un tout: s'il meurt, on ne peut plus dire que son pied ou sa main existent encore.
On appellera bien pied ou main ces membres inanimés, mais par analogie, comme on appelle main, la main
d'une statue. Tous les êtres ont également leurs fonctions et leurs propriétés déterminées. S'ils perdent les
caractères qui leur sont propres, il ne reste plus qu'une ressemblance sans réalité. D'après ces principes, l'État
est par sa nature avant l'individu ; car si chaque individu isolé ne peut se suffire à lui-même, tous seront, pris
séparément, dans le même rapport avec le tout. S'il se trouvait donc un homme qui ne pût vivre en société,
ou qui prétendît n'avoir besoin que de ses propres ressources, ne le regardez point comme faisant partie de
326
327
164
Les valeurs de la vie
approche « holiste » et non agrégative du corps social. Une perspective quasi-zoologique dont le
mérite est de rappeler qu’une organisation sociale, bien que distincte par nature du vivant biologique,
ne peut à si peu de frais être pensée de manière stéréotypique comme un pur automate, un pur
dispositif, une « mécanique sociale ». Elle est une mécanique – ce que le vivant n’est pas – ; mais elle
n’est pas qu’une mécanique. Elle est un entre-deux. D’où son statut hybride : « une société est à la fois
machine et organisme »330.
L’individu humain façonne le corps social en collaboration avec les autres individus appelés à y
participer. Il lui donne sens et raison d’être. Le corps social peut en retour rétroagir sur les individus. Il
peut, à l’évidence, influencer l’individu social dans son comportement ; mais également – et c’est un
propre des organisations humaines – dans son corps biologique. Un organisme tel que l’homme, par
cela qu’il évolue au sein d’une société dépositaire de ses propres valeurs culturelles, peut être amené à
composer avec une forme de contrainte culturelle administrée par ses valeurs. À composer avec ; sinon
à composer malgré. Les déboires historiques de l’eugénisme font à nouveau jurisprudence. La norme
d’un organisme humain, rappelle l’auteur, consiste dans « sa coïncidence avec lui-même »331 ;
coïncidence de la norme à son support qui reste de rigueur aux yeux des scientifiques « en attendant le
jour où ce sera la coïncidence avec le calcul d'un généticien eugéniste »332. Relativement bien épargnée
par cette vogue eugéniste en vertu de son attachement intellectuel au lamarckisme333, la France n’a pas
subi comme d’autres pays européens ou les États-Unis cette domestication artificielle de la
normativité, ce contrôle du vivant mis en demeure de converger vers des types idéaux.
Ce que la technique aurait pourtant permis : « La génétique offre précisément aux biologistes la
possibilité de concevoir et d'appliquer une biologie formelle, par conséquent de dépasser les formes
empiriques de vie en suscitant, selon d'autres normes, des vivants expérimentaux »334. En quoi cette
tentative pour encadrer la créativité de la vie en l’homme eût-elle été si pernicieuse (– abstraction faite,
s’entend, de ses implications morales) ? En cela, fait valoir Canguilhem, qu’elle aurait fait la preuve
d’une incompréhension rédhibitoire de la nécessité vitale de l’erreur du vivant. L’erreur est la matrice
de la diversité des formes biologiques. C’est évidemment d’elle que procède la diversité des règnes,
des clades, les embranchements du corail des espèces. D’elle que dérivent les sous-espèces, les
familles et sous-famille qui multiplient d’autant les possibilités pour le vivant de se perpétuer en dépit
des contraintes que font peser sur lui les aléas de son environnement. Mais c’est également d’elle que
l'État : c'est une bête féroce ou un dieu » (Aristote, La Politique, I, 2, 1253a, trad. J.-F. Champagne, revue par
M. Hoefer).
330 G. Canguilhem, op. cit., p. 187.
331 G. Canguilhem, op. cit., p. 194.
332 G. Canguilhem, ibid.
333 J. Gayon, D. Jacobi, L’éternel retour de l’eugénisme, Paris, PUF, 2006.
334 G. Canguilhem, ibid.
165
Les valeurs de la vie
dépend l’idiosyncratie au sein d’une même espèce, la variance génétique faisant qu’un tel individu
contiendra en lui-même – en son génome – la solution à tel problème posé dans tel contexte.
De l’erreur du vivant facteur de diversité répond encore la viabilité des corps sociaux. Et de la
viabilité des corps sociaux dépend celle des individus qui ne le sont jamais tant – individus – qu’ils
puissent survivre en se passant d’un minima relationnel. Ne serait-ce que pour assurer la disponibilité
des ressources naturelles nécessaires à la vie. C’est tout au moins ce que tendent à démontrer les plus
récentes études portant sur les ruchées d’abeilles (apis mellifera)335. Les différences génotypiques
faisant de chaque abeille un organisme singulier, loin de faire pièce à la coordination de la vie
ouvrière, ont pour effet de faire réagir plus ou moins tard chacune de ces abeilles aux variations de la
température globale de leur habitat. Les plus sensibles ventilent très tôt la ruche en agitant leurs ailes.
Ce n’est que si, et seulement si leur effort apparaît insuffisant que d’autres abeilles, progressivement,
se mettent à imiter leurs sœurs jusqu’à atteindre un équilibre thermique idoine. De sorte que la
température soit régulée de manière graduelle et continue, transitionnelle plutôt que brusque,
mobilisant trop soudainement l’ensemble des abeilles. L’homme n’est pas une abeille ; mais il n’en
tombe pas moins sous le coup de la reproduction sexuée (pour le meilleur et pour le pire…).
Reproduction qui, à la différence de la mitose cellulaire, de la scissiparité ou de la parthénogénèse,
implique un partenaire et permet une plus grande réserve de variabilité grâce à la recombinaison. Que
ce mode reproductif ait prévalu en dépit de son « coût énergétique » (entre autres) est tout sauf anodin.
Un seul modèle d’humanité, une humanité « clone » ne ferait pas de vieux os. Réduire, c’est donc
mourir un peu…
Le programme eugéniste ne fait rien autre chose pourtant que de déposséder le biologique
humain de ses normes de vie propres au profit d’autres normes idéalisées. Il réduit la plasticité de la
vie au désirable culturellement, idéologiquement. Il standardise. L’eugénisme, en ce sens, pousse à son
comble la logique de la réduction au « type moyen » déjà à l’œuvre chez les médecins théoriciens
adeptes de la « norme statistique ». Le même reproche peut donc lui être fait. La modification par la
voie génétique des formes du vivant, la réduction artificielle des formes du vivant à une espèce (on
peut aussi songer à la monoculture) de même qu’au sein d’une même espèce n'est ainsi pas qu’une
modification de surface du vivant biologique ; elle est la négation philosophique de ce qui fait la
spécificité des organismes : la normativité vitale.
Il est certain qu’en s’emparant du thème de l’eugénisme, Canguilhem cite un cas limite. Mais la
limite ne fait jamais en la matière que grossir les traits du prosaïque. Ici au moins – une fois n’est pas
J.-C. Ameisen, Sur les épaules de Darwin, Tome 2 : Je t'offrirai des spectacles admirables, Paris, France
Inter, Les Liens qui Libèrent, 2013.
335
166
Les valeurs de la vie
coutume – s’applique le principe de Broussais. Le simple fait qu’un écart normatif puisse être
reconsidéré en termes de pathologie au prisme de représentations sociales suffit à témoigner de
l’influence déterminante des normes et des valeurs sociales sur celle de la médecine.
La notion de « normal » revêt dans le langage courant un caractère d’opposition, s’élevant contre
toute « extériorité » ou déviance comportementale. Elle se présente comme l’extrapolation, la mise au
jour, l’« exhibition »336 d’un système de valeurs, révélatrice en cela de contingences culturelles et
historiques. Il serait dès lors peu judicieux de négliger à si peu de frais l’inscription idéologique de la
médecine, ou d’obérer réciproquement la pression sourde de la prescriptivité sociale qui déteint sur
l’appréhension des phénomènes pathologiques. Une fois encore, insiste Canguilhem, une réflexion
critique sur les rapports entre le normal et le pathologique ne saurait faire l’économie d’aucun de ses
aspects : « l'homme, même physique, s’en explique Canguilhem, ne se limite pas à son organisme.
L'homme ayant prolongé ses organes par des outils, ne voit dans son corps que le moyen de tous les
moyens d'action possibles. C'est donc au-delà du corps qu'il faut regarder pour apprécier ce qui est
normal ou pathologique pour ce corps même »337. Il n’est de pathologie, de handicap, d’anomalie
qu’au regard d’une communauté, dans la mesure où cette communauté (à plus forte raison, la personne
affectée incluse dans cette communauté) les tient respectivement pour des pathologies, des handicaps
ou des anomalies. Assignation qui peut elle-même se trouver relativisée à un second niveau, au regard
des situations toujours particulières qui définissent la toile de fond des existences individuelles. C’est
dire que la même surdité qui peut représenter un handicap notable pour le compositeur ou l’accordeur
de piano, sera effectivement loin d’être aussi problématique pour le réparateur d’électroménager. Ce
qui est un handicap pour l’un n’est plus qu’une gêne occasionnelle pour l’autre. Voire rien de déficient
pour le sourd de naissance. Qui sait si cette même surdité ne serait pas un avantage adaptatif dans un
monde saturé de bruit ? « Avec une infirmité comme l'astigmatisme ou la myopie, extrapole
Canguilhem, on serait normal dans une société agricole ou pastorale, mais on est anormal dans la
marine ou dans l'aviation »338. Il y a de l’arbitraire, du contingent, du relatif derrière tout diagnostic.
Que ce soit par l’intermédiaire des valeurs qu’elle dispense, de son degré de sophistication ou des
pénalités qu’elle associe au cas par cas à des irrégularités de fonction, la société est toujours bien
présente en arrière-plan du discours médical. Pas plus que la thérapeutique, le diagnostic ne s’opère
dans l’abstrait fantasmatique de la science pure.
b. Du médical au politique
G. Canguilhem, op. cit., p. 178.
G. Canguilhem, op. cit., p. 133.
338 G. Canguilhem, ibid.
336
337
167
Les valeurs de la vie
Le médical influe réciproquement sur la manière dont va se réfléchir le politique. On ne sait que
trop quelle exploitation la philosophie politique et plus tard la sociologie holiste ont fait de la
métaphore du « corps social », déjà présente aux fondements de nombreux mythes de la création. Que
ce soit dans une perspective organiciste ou cellulaire ou bien encore légitimiste ; qu’il s’agisse de
fonctionnalisme, d’institutionnalisme ou encore de réflexion sur la genèse du politique à la lumière de
l’embryogenèse, le discours politique s’est souvent appuyé sur la contribution des sciences pour
fonder en nature sa justification. Le parallèle n’est toutefois pas si pertinent qu’il n’y paraît : les
normes sociales relèvent de l’artifice et de la décision ; les normes biologiques d’une logique interne à
l’organisme, indépendante des volontés individuelles. En cela pouvons-nous dire que la régulation
vitale est immanente. Elle n’est donc pas sujette à controverse ; on ne peut (encore) l’influencer.
Conventionnelle, la norme sociale, en revanche, ne va pas de soi. C’est bien pourquoi elle fait autant
d’efforts pour se légitimer – générant, au besoin, une religion ou une mythologie ad-hoc. L’individu
peut toujours remanier la norme, lui en opposer d’autres, en créer de nouvelles. Il ne s’agit pas, du
reste, d’une norme propre à chaque individu, mais d’une norme collective. La loi s’appliquant au corps
politique doit être universelle dans son objet – proscrire les privilèges (lat. privus lex, « loi particulière
»). Rien de comparable avec les organismes, qui manifestent tous entre eux des divergences infimes,
témoignent de normes uniques et d’une pluralité des moyens mis en œuvre pour assurer les mêmes
fonctions vitales.
La norme sociale ne peut donc être assimilée dans son domaine à la norme biologique. La norme
sociale n’est pas le pendant politique de la norme biologique, dont elle diffère autant au regard de son
extension que de son élaboration. Et cependant, l’histoire n’a pas manqué de systèmes politiques
prétendant indexer la norme sociale sur la norme biologique. Prétendant adapter le code génétique au
Code civil ou bien aménager des conditions socio-économiques visant à façonner, au-delà de l’esprit,
les corps d’individus futurs conformes aux attendus de l’idéologie. L’affaire Lyssenko, qui eut
l’impact que l’on sait sur la recherche soviétique, en a assez montré la pertinence. Quels que soient les
moyens par lesquels un État entendait procéder pour hâter l’apparition d’un homme nouveau, soit
comme en Amérique, en appliquant des programmes eugénistes (privilégiant le gène au détriment de
l’environnement), soit comme en URSS, par la modification de l’environnement social (privilégiant
l’environnement au détriment du gène), c’est plus souvent la science qui se voyait repeinte aux
couleurs de la politique que la politique aux couleurs de la science.
Conclusion
168
Les valeurs de la vie
Les potentielles dérives du diagnostic préimplantatoire, la possibilité de séquencer le génome
humain de plus en plus précocément, ce à des coûts de moins en moins prohibitifs, nous confronte
actuellement à un même ordre de problématique. La sélection génique consubstantielle à l’agriculture,
aggravée par les OGM ou les semences brevetées a contribué à réduire considérablement la diversité
des espèces en culture, amenuisant d’autant les chances pour ces espèces de résister à des épidémies
ou à des variations brutales de leur milieu. On ne peut qu’espérer que l’idéologie de la performance ne
nous conduise pas à reconduire une telle orthogénie à l’égard de l’espèce humaine. Bien des sujets
ressortissants au domaine de la bioéthique de l’éthique médicale mêlent, aujourd’hui plus que jamais,
les enjeux scientifiques et les enjeux sociaux, les pratiques scientifiques et leurs répercussions sur la
société civile, ou bien encore traduisent l’orientation de la recherche scientifique en fonction d’intérêts
qui ne sont pas nécessairement ceux de la connaissance ou des patients. Autant de sujets qui pourraient
faire l’objet d’une mise en perspective féconde au regard des enseignements de Canguilhem.
IV. Actualité et prospective de Canguilhem
Voici qui nous conduit naturellement à donner suite à cet appel pour dégager, en dernier ressort,
quelques-unes des problématiques actuelles, imminentes et à plus long terme que la réflexion de
Canguilhem est susceptible de nous aider à repenser. Frédéric Worms, accessoirement un spécialiste
de Bergson, dans son ouvrage sur La philosophie en France au XXème siècle, fait remarquer que notre
actualité a renoué avec les questions sur la vie ; par extension, avec les préoccupations morales
afférentes à celle-ci que la philosophie pouvait, un temps, avoir perdu de vue339. Retour en grâce que le
philosophe explique par la rencontre conjoncturelle de trois facteurs : à savoir l’ouverture à d’autres
conceptions de la vie, fruit du brassage culturel et de la mondialisation, la perte d’influence des
religions et de leur ascendant sur les questions morales ainsi, en dernier lieu, que le développement de
la technique permettant aujourd’hui d’accomplir des prouesses médicales (encore que leur bien-fondé
puisse, pour certaines, leur être contesté, en tout cas discuté) qui ne pouvaient être envisagées
auparavant.
Quoi qu’il en soit des indéniables avancées de la médecine, celles-ci ne sont pas sans générer de
nouveaux enjeux (et de nouveaux marchés) qui posent leur lot de controverses. Elles mettent la société
civile dans son ensemble aux prises avec de nouvelles interrogations. Éthiques et bioéthiques, nous
l’avons dit, mais également sociales et politiques. L’orientation prise par les sciences, et plus encore,
la place réservée à l’humain au regard de la biomédecine actuelle prépare dès aujourd’hui le visage et
339
F. Worms, La philosophie en France au XXème siècle, Paris, Gallimard, Moments, 2008.
169
Les valeurs de la vie
de la société de demain340. Le fait est que le savoir ne nous donne plus seulement le pouvoir de nous
amender « de l’intérieur », ainsi que les « pratiques de soi » s’y attelaient dans l’Antiquité ; c’est
physiquement qu’elles promettent désormais de nous métamorphoser. Au premier sens du terme. La
part du non-humain en l’homme se fait de plus en plus prépondérante, touchant au plus profond de son
identité d’espèce, jusqu’à parfois la fuir, l’oblitérer, la nier. On ne peut à ce propos que constater
comment le développement des technologies médicales et paramédicales peut être instigateur de
ruptures philosophiques majeures. La mise au point de l’encéphalogramme en 1959, a impliqué une
reconsidération de la définition de la vie. Ce qui atteste de la vie d’un corps ne sont plus les battements
de son cœur : c’est désormais la réponse cérébrale que manifeste l’individu – d’où le concept de «
mort cérébrale ». Un véritable « coup d’état » anatomique qui voit le basculement de tout un pan de la
réflexion philosophique. De telle manière qu’on peut se demander ce qu’Aristote, qui attribuait au
cœur d’être le siège du noûs (d’aucuns parmi les Grecs privilégiaient le foie – cf. le supplice de
Prométhée –, les intestins ou l’encéphale), aurait pensé de cette transplantation d’organe. Et plus
encore, du premier cœur artificiel CARMAT greffé, en 2013, à l’Hôpital européen Georges-Pompidou
de Paris341. De 1967 (date de la première greffe cardiaque) à 2010, plus de 450 cœurs artificiels ou
semi-artificiels ont été implantés dans le monde. 4000 transplantations de cœurs organiques ont lieu
chaque année. On peut aussi se demander ce qu’aurait pensé Platon des greffes de moelle, la semence
s’écoulant, d’après la théorie de l’embryogenèse exposée par l’intéressé342 (empruntée à l’Égypte par
le truchement d’Hippon)343, au creux de la colonne vertébrale…
340
À l’heure même où nous rédigeons ces lignes, la première cabine de « télémédecine » se voit inaugurée en
France.
341 Nous apprenons à l'instant-même le décès du premier patient ayant été greffé d’un cœur « bioprothétique » après quelques 75 jours de convalescence. Ce qui fait toujours un mois de plus que les
estimations – mais encore très insuffisant pour que l'on puisse parler de normes physiologiquement
soutenables sur le long terme. L'« euthanasie » de la mort s'éloigne à petits pas.
342 « Il [le Démiurge] fit parfaitement ronde la partie de la moelle qui devait, contenir le germe divin, comme
un champ contient la semence, et il lui donna le nom de cerveau, parce qu'elle, devait être contenue dans la
tête de chaque animal lorsqu'il serait achevé. La partie de la moelle qui devait contenir la partie mortelle de
l'âme reçut à la fois des formes rondes et des formes oblongues, et il lui laissa le nom général de moelle. Elle
lui servit comme d'ancre, à laquelle il attacha les liens qui unissent l'âme entière ; et autour de tout cet
ensemble il construisit notre corps, auquel il donna pour première enveloppe la charpente osseuse » (Platon,
Timée, 73c-e, trad. V. Cousin) ; voir aussi idem, Phèdre, 269c-272a.
343 « Fondée sur d'amusants raisonnements par analogie, et sur certaines données de l'expérience vulgaire,
l'idée d'identifier le sperme à un écoulement de la moelle contenue dans les os et de tenir la colonne
vertébrale pour le collecteur de cette eau fécondante, ainsi que la conséquence déduite de ces prémisses, à
savoir que le squelette du nouveau-né est formé à partir du seul sperme paternel, sont dans le meilleur esprit
de la théorie médicale égyptienne. C'est à celle-ci que les Grecs ont emprunté la doctrine d’Hippon pour
chercher ensuite à la critiquer par l'expérience » (J. Yoyotte, « Les os et la semence masculine. À propos
d'une théorie physiologique égyptienne », dans BIFAO n°61, 1962, p. 139-146). Sur l'origine égyptienne des
théories hippocratiques et platoniciennes de l'embryogenèse, cf. aussi S. Sauneron, « Le germe dans les os »,
dans BIFAO n°60, 1960, p. 19-27.
170
Les valeurs de la vie
Mais les révolutions technologiques sont aussi celles frayées par les NBIC. De la prothèse
comme palliatif, nous basculons à la prothèse en qualité d’« augmentation ». L’Humanité ++ réinvestit
le fantasme du cyborg (cyber-organism), de l’hybridation et de la « proévolution ». L’humain ne se
définit plus dès lors par ses limitations, par une essence ; il se conçoit sous un rapport plastique par sa
capacité à transcender le carcan de ses finitudes344. De se créer de nouvelles normes artificielles. Les
frontières se délitent entre les règnes du vivant et de l’inerte, du biologique et du cybernétique, de la
science et de la religion. La fusion homme-machine qui se prépare réhabilite ainsi des controverses
anciennes sous une forme inédite. Des controverses qui « rouvrent des problèmes » sous les auspices
de la vie in silicio, telle celle du « bateau de Thésée » exposée par Plutarque345, du « cerveau dans une
cuve »346 ou de l’immatérialité de l’esprit347. Il importe avant tout de ne pas nous en tenir à une
première approche épidermique et réactive d’aucun de ses sujets, mais d’aller plus avant dans le corps
du dilemme, de nous poser chaque fois la question de savoir ce qui, dans telle ou telle pratique et dans
tel ou tel cas, fait réellement problème. La thèse de Canguilhem ici considérée questionne
essentiellement – et son intitulé n’en fait aucun mystère – la nature du rapport entre le normal et le
pathologique. Nous avons vu que ce rapport faisait l’objet d’une revisitation drastique de la part de
l’auteur dans une perspective plus large, plus intégrante, susceptible de faire droit à toutes les
dimensions de la vie. Nous nous bornerons donc à n’évoquer, parmi les innombrables interrogations
auxquelles l’actualité tend à nous confronter, que celle se rapportant directement ou indirectement au
problème de la distinction du normal et du pathologique.
A. LE NORMAL ET LE PSYCHOPATHOLOGIQUE
Cf. R. Kurzweil, The Singularity Is Near : When Humans Transcend Biology , Londres, Penguin Books,
2006 ; M. Radman, Au-delà de nos limites biologiques, Paris, Plon, 2011 ; J.-M. Besnier, Demain les
posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Paris, Fayard, Pluriel, 2012 ; G. Férone, J.-D. Vincent,
Bienvenue en transhumanie : Sur l'homme de demain, Grasset, Paris, Documents Français, 2011.
345 Cf. S. Ferret, Le bateau de Thésée. Le problème de l'identité à travers le temps, Paris, Éditions de Minuit,
collection Paradoxe, 1996.
346 « Brain in a vat ». De Platon à Putnam en passant par Descartes, Pascal pour la philosophie, Gibson pour la
littérature, l'expérience de pensée a connu différentes variantes pour se doter à l'aube du XXIème siècle
d'une consistance hypothétique coextensive au développement des mondes virtuels et de l'amélioration des
interfaces homme-machine. Cf. R. Sussan, Demain, les mondes virtuels, Paris, Pearson, La fabrique des
possibles, 2009.
347 La transsubstantiation, la substantialité de l’âme, le téléchargement de la conscience prônée par la
cyberculture peuvent être appréhendés comme différentes facettes d'une seule même problématique, se
déployant chacune au prisme de l'époque. Cf. B. Claverie, L'homme augmenté : Néotechnologies pour un
dépassement du corps et de la pensée, Paris, L'Harmattan, Cognition et formation, 2010 ; A. Milon, La réalité
virtuelle : Avec ou sans le corps, Paris, Editions Autrement, Le corps plus que jamais, 2005.
344
171
Les valeurs de la vie
Et même alors, les débats suscités par les concepts de normal et de pathologique tracent une
orbite d’une amplitude à l’évidence trop large pour être appréhendés en intégralité. Nous assumons
avoir dû procéder en conséquence, et opérer des choix. Quelques échantillons correctement traités
nous ont ainsi semblé plus pertinents qu’une liste à la Prévert d’exemples malmenés. C’est donc
spécifiquement à la psychopathologie ou à la psychiatrie que nous avons choisi de nous intéresser.
Pour cette première raison qu’elle nous semble pâtir auprès des comités d’éthique d’un intérêt moindre
que d’autres thématiques (telles que l’usage des cellules souches, le diagnostic préimplantatoire, les
cas litigieux de procréation médicale assistée, la gestation pour autrui, l’euthanasie et la possible
révision de la loi Léonéti, le brevetage du vivant, le séquençage du génome et les risques associés,
l’augmentation, la convergence NBIC et le transhumanisme avec ses retombées sociales et la nouvelle
éthique que ce dernier appelle) quoique son importance n’ait rien à leur envier. Quoiqu’elle soit
également omniprésente, comme en témoigne la prolifération actuelle des œuvres littéraires,
cinématographiques ou artistiques qui mettent en scène la folie. Le fou fascine. D’où l’intérêt d’une
réflexion sociologique autant que philosophique sur les raisons de cet engouement et l’absence de
discours pour la théoriser. On peut éventuellement juger d’une société à la manière dont tient compte
de ses populations les plus précaires. S’il demeure des tabous aussi puissants que ceux de la mort, dont
a traité Philippe Ariès348, et de la maladie, nul doute à cette enseigne que celui de la folie figurerait en
bonne place. Non parce que le sujet désintéresse, mais au contraire parce qu’il désigne un impensable.
Une seconde raison est le poids inédit que prend le regard du médecin dans l’édification du
diagnostic. La parole du patient peut se voir écrasée par une grille de lecture allant jusqu’à faire – pour
ce qui concerne le cas limite de la psychanalyse, que nous n’aborderons qu’à la périphérie – de son
déni le poinçon négatif de sa pathologie. Constat qui interroge le caractère scientifique d’une pratique
et surtout d’un discours que Karl Popper renvoyait dos à dos avec celui de la métaphysique,
« irréfutable »349. Le diagnostic d’une pathologie mentale est d’autre part compliqué par le fait que
cette
dernière
ne
se
laisse
pas
mesurer
quantitativement
au
moyen
d’instruments
:
électrocardiogramme, thermomètre, tensiomètre, prise de sang, etc. L’appréciation du praticien est
donc prépondérante. Or s’il est vrai, comme l’entend Canguilhem, qu’une anomalie ou déviance par
rapport à la moyenne ne constitue une pathologie que si elle s’accompagne d’un pathos, d’une
souffrance, peut-on estimer qu’un « aliéné » qui n’aurait pas conscience d’être aliéné ou de souffrir, ni
même la volonté de guérir, peut-on tenir qu’un aliéné dont le vécu contredirait radicalement le
diagnostic du praticien est atteint d’une pathologie ? S’il est, du point de vue biologique, une pluralité
d’allures de la vie, pourquoi n’y aurait-il pas de même, du point de vue psychique, une diversité de
Ph. Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident : Du Moyen Âge à nos jours , Paris, Seuil, Points
Histoire, 1977.
349 K.R. Popper, op. cit.
348
172
Les valeurs de la vie
formes d’existence ? Là intervient le second critère que Canguilhem propose pour sanctionner la
maladie : la réduction de la puissance normative de l’individu, le resserrement de ses possibilités de
s’adapter à des milieux variant en permanence. Reste à démontrer que l’aliéné est effectivement moins
« créatif » dans sa capacité à se donner de nouvelles normes que le bien-portant. Les « mécanismes de
défense » expriment peut-être une certaine dimension de cette normativité. Le parallèle (et la
coïncidence) plus tôt mis en valeur entre états de santé, de maladies et guérison physiologique et
phénomènes psychiques correspondants pourrait trouver sous ses auspices de nouveaux
développements.
a. Retour aux origines
Il s’agit moins de conférer à la physiopathologie de Canguilhem une extension
psychopathologique qui lui ferait défaut (cette dimension ne lui fait aucunement défaut), que de
revenir aux sources historiques de cette conception. « Normal », « pathologique », « santé » et
« guérison », notions revisitées par Canguilhem dans le domaine de la médecine clinique, l’avaient
déjà été dans celui de la psychiatrie. Que la critique, puis la refonte par Canguilhem de telles notions
s’inspire d’un mouvement analogue ayant trouvé ses lettres de noblesse dans le domaine de la
psychiatrie, c’est chose revendiquée par l’auteur même qui, revenant sur ces notions dans un chapitre
de La connaissance de la vie, se réfère nommément à trois de ses « précurseurs » : Charles Blondel,
Daniel Lagache et Eugène Minkowski350. Aussi ne laisse-t-il pas de « remarquer que les psychiatres
contemporains ont opéré dans leur propre discipline une rectification et une mise au point des concepts
de normal et de pathologique dont il ne paraît pas que les médecins et les physiologistes se soient bien
souciés de tirer une leçon en ce qui les concerne »351. Observation symboliquement placée en
ouverture de la seconde partie de l’Essai qui peut déjà s’interpréter comme l’énoncé d’un programme
de travail : reproduire cet ajournement là où il fait défaut. Transposer la lecture que fait l’auteur des
notions médicales sur le terrain psychologique ne ferait alors que retourner celles-ci au lieu qui avait
vu la mise en œuvre de cette réforme. Ce serait refermer la boucle, parachever le remaniement
épistémologique des concepts scientifiques dans le domaine où ce remaniement fut initié en première
intention. Ce serait aussi ré-opérer cette « révolution anti-copernicienne » amorcée par la psychiatrie
clinique, considérant la singularité des cas, rétablissant le patient au centre des préoccupations. Ce
serait réconcilier deux disciplines que leur séparation rendait jusqu’alors incomplètes ; lors, se doter
G. Canguilhem, « Le normal et le pathologique », dans La connaissance de la vie, Paris, Librairie
Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 2000.
351 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, partie II,
chap. I : « Introduction au problème », p. 91. L'auteur persiste et signe : « c'est un fait que les psychiatres ont
mieux réfléchi que les médecins au problème du normal » (idem, La connaissance de la vie, Paris, Librairie
Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 2000, p. 168).
350
173
Les valeurs de la vie
enfin d’une « anthropologie opératoire » commune aux praticiens de la médecine de la psychologie et
de la physiologie.
Si en effet l’auteur prétendait dans l’Introduction de sa thèse sur Le normal et le pathologique
contenir son propos au domaine réservé de la médecine somatique352, il reste que sa réflexion déborde
très largement le strict champ de la médecine somatique. Le phénomène pathologique n’est plus
seulement interprété sous le rapport de ses manifestations anatomiques ; il investit l’individu dans son
ensemble. C’est donc l’individu dans son ensemble, considéré à l’aune de ses « comportements » ou «
allures de la vie » qu’il s’agira de prendre en charge. Attendu que le normal et le pathologique sont en
première instance des déterminations relatives au patient et à son expérience de la normativité, «
l’introduction à des problèmes humains concrets » dont Canguilhem faisait le propre de la médecine
clinique353 ne peut donc se passer d’un détour méthodique par la psychopathologie. Le subjectif de la
maladie, le ressenti de la maladie lui est constitutif. Il appartient dès lors au praticien de restituer la
maladie dans toutes ses dimensions ; et c’est précisément l’objet de la psychologie clinique que
d’introduire à cette « étude de la personne totale en situation ».
b. Genèse d’une anthropologie clinique
La « personne en situation », c’est la personne considérée dans son histoire, dans sa mémoire,
dans son vécu de la maladie et non pas épinglée sur une paillasse de laborantin ou éclatée en piècesorganes dysfonctionnels. C’est la personne se révélant à l’occasion de la maladie en rupture d’avec
celle qu’elle pouvait être auparavant. C’est une subjectivité qui se révèle manifester un tout autre «
comportement », ou « allure de la vie » psychique/physiologique que celle antécédente au
traumatisme. Altérité de l’individu malade dont la psychopathologie aurait déjà l’intuition, bien plus
précocement que la médecine somatique. L’atteste son recours au concept d’« aliénation » (du lat.
alienus, « étranger », venant de alius, « autre ») pour caractériser les différents troubles mentaux. De
même disait-on autrefois du « fou » – homme « possédé » aux yeux de la religion – qu’il « n’[était]
plus lui-même ». Ce qui permet à Canguilhem de faire observer que parmi les aliénistes, « beaucoup
ont reconnu que le malade mental est un "autre" homme et non pas seulement un homme dont le
trouble prolonge en le grossissant le psychisme normal »354 ; par suite, qu’« en ce domaine l'anormal
Cf. G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, «
Introduction », p. 6.
353 G. Canguilhem, op. cit., « Introduction », p. 7.
354 G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Librairie Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes
philosophiques, 2000, p. 199.
352
174
Les valeurs de la vie
est vraiment en possession d'autres normes »355. Les faits psychopathologiques sont ontologiquement
distincts des faits normaux. Certaines structures sont sans équivalent dans le système des normes
caractéristiques de la « santé mentale ». Parler de « trouble mental » (mental disorder), c’est alors
postuler la permanence d’un « ordre » sous-jacent qui demeurerait identique à lui-même en deçà des
distorsions que lui ferait subir la maladie. C’est ne pas voir l’originalité foncière des normes
émergentes. Le principe de Broussais affirmant la continuité entre les phénomènes normaux et les
phénomènes pathologiques aux variations quantitatives près n’est guère plus recevable dans les essarts
de la médecine psychologique que dans ceux de la médecine physiologique.
Or, le premier auteur qui, selon Canguilhem, aurait inauguré en son domaine ce geste
d’autonomisation du phénomène pathologique vis-à-vis du normal ne serait autre que Charles Blondel
(1876-1939). Le psychologue français, disciple de l’anthropologue Lucien Lévy-Bruhl, rapporte dans
son essai sur La conscience morbide un certain nombre de cas de patients dont les comportements de
crise s’éloignent tant de ceux témoignés en temps normal ou en période de relative stabilité qu’ils
semblent avoir basculé dans un tout autre régime de pensée356. Tout se passe comme si la maladie
avait brisé le fil ténu de leur identité, sinon de leur « mentalité » (notion en laquelle perce l’influence
de Lévy-Bruhl) ; à telle enseigne qu’ils en seraient devenus incompréhensibles aux autres – et à euxmêmes. L’altérité psychopathologique se traduirait ainsi par l’impression que le médecin aurait de se
trouver à devoir composer face à une « autre structure de la mentalité »357. Prétendre le malade « en
possession d’autres normes », ou « possédé par d’autres normes », c’est porter l’attention sur le fait
que la maladie opère sur lui des modifications d’essence et non pas d’accident. Tandis que les
phénomènes pathologiques se résolvaient avec Comte et Bernard en variations quantitatives des
phénomènes normaux, leurs analogues psychopathologiques acquièrent ainsi avec Blondel une réalité
indépendante, sui generis. Ils deviennent quelque chose d’inqualifiable que l’ordre nosologique
normal est impuissant à recouvrir.
Proche de l’auteur de par cette mise à jour de la dissemblance du normal et du pathologique, la
discipline psychopathologique l’est également par sa démarche spécifique à l’égard du patient que son
histoire individuelle interdit de réduire à une typologie de syndrome. En quoi Daniel Lagache (19031972), psychanalyste français et lecteur assidu de Canguilhem, pouvait écrire que « tel est le rôle de la
méthode clinique qui consiste […] à s'accommoder à la manière d'être originale du sujet »358.
G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 168.
C. Blondel, La conscience morbide. Essai de psychopathologie générale, Paris, Alcan, 1928.
357 G. Canguilhem, op. cit., p. 69.
358 D. Lagache, « La méthode clinique en psychologie humaine » (1945), dans Œuvres, tome I : Les
hallucinations verbales et travaux cliniques (1932-1946), Paris, PUF, Bibliothèque de psychanalyse, 1969, p.
416-417.
355
356
175
Les valeurs de la vie
Psychiques comme somatiques, les maladies doivent être ressaisies relativement à l’expérience
originale qu’en fait l’individu. Elles ne sont pas des entités nosologiques venues se greffer de
l’extérieur à des psychismes ou à des organes sains. Elles expriment une tension, une dynamique, une
dialectique, une conflictualité mettant aux prises l’individu et son milieu (son intériorité et son
environnement). Conflit exprimant les formes du vivre de l'être-sujet, et non les défaillances
occasionnelles d’un objet générique de connaissance qu’il s’agirait de catégoriser selon des types
universels : le psychotique, le névrosé, le bipolaire, etc. C’est au plus près du singulier qu’il faut
chercher l’universel en l’homme. À Canguilhem qui escomptait du soin au chevet des malades qu’il
soit une occasion de poser les fondements d’une philosophie de la vie, Lagache pouvait alors répondre
que « la clinique psychiatrique et la psychothérapie peuvent être aussi une introduction à des
problèmes humains concrets ; on peut y chercher sa voie vers une anthropologie »359. Dont acte. Et
Canguilhem n’est pas en reste sur la question, qui à son tour, ferait valoir, en s’appuyant sur « La
méthode pathologique »360, comment Lagache s’efforce effectivement de penser ensemble l’altérité
pathologique/psychopathologique et la compréhension possible et nécessaire de cette dernière.
Médecine psychologique et somatique pourraient ainsi tracer le même chemin, s’inspirer l’une de
l’autre, prendre les mêmes orientations – coévoluer. En témoigne la proximité philosophique et
théorique des analyses respectivement conduites par Canguilhem et par Lagache, chacun dans leur
domaine de prédilection. « Il y a en effet, constate Lagache, une grande analogie entre la conception
que ce philosophe-médecin [que Canguilhem] se fait de la médecine et celle de la psychologie clinique
que nous avons exposée. »361. Rencontre entre deux hommes aux approches similaires ; rencontre entre
deux disciplines par trop souvent mises en opposition comme rivalisent les sciences humaines et les
sciences dures depuis le Second Empire, quand leur similitudes devraient en faire des arts
complémentaires.
Un autre clinicien dont Canguilhem ne manque pas de souligner la contribution à cette
redéfinition de la psychiatrie, anticipant et inspirant tout à la fois celle que l’auteur lui-même entendait
promouvoir dans son propre domaine, est Eugène Minkowski (1885-1972). Minkowski, à l’instar de
ses confrères Blondel et Lagache, rejetait l’option consistant à réduire le phénomène pathologique à
une dérivation du phénomène normal : « E. Minkowski, note Canguilhem, pense ainsi que le fait de
l'aliénation ne se laisse pas réduire uniquement à un fait de maladie, déterminé par sa référence à une
D. Lagache, « Le normal et le pathologique d'après Georges Canguilhem » (1946), dans op. cit., p. 452.
D. Lagache, « La méthode pathologique », dans Encyclopédie française, tome VIII : La vie mentale, Paris,
Larousse, 1938 ; reproduit dans Lagache, Œuvres, tome I : Les hallucinations verbales et travaux cliniques
(1932-1946), Paris, PUF, Bibliothèque de psychanalyse, p. 259-267.
361 D. Lagache, « La méthode clinique en psychologie humaine » (1945), dans Œuvres, tome I : Les
hallucinations verbales et travaux cliniques (1932-1946), Paris, PUF, Bibliothèque de psychanalyse, 1969, p.
420-452.
359
360
176
Les valeurs de la vie
image ou idée précise de l'être moyen ou normal »362. Il peut être opportun ici de rappeler que
Minkowski, anciennement assistant du psychiatre Eugen Bleuler363, avait vu sa pensée profondément
influencée par la philosophie d’Henri Bergson, et notamment par son concept d’ « élan vital »364. De
Max Scheler (1874-1928), spécialiste de Nietzsche et de la Généalogie de la morale du promeneur de
Sils Maria365, il retient le concept de « phénoménologie des sentiments » qui le conduit à développer
une attention particulière pour la dimension subjective du vécu de la maladie ainsi que pour
l’altération des relations (au monde, à soi et à autrui) qui en découlent. Autant de références,
d’inspirations, de préoccupations qui plaident assez nettement en faveur d’une lecture « vitaliste » de
la pathologie ; une lecture attentive au regard du patient, et dont les articulations sont exposées dans un
ouvrage au titre en ce sens significatif : Le temps vécu 366.
Les historiens des sciences retiennent généralement de Minkowski qu’il fut, de pair avec Henri
Ey – pionnier de la « psychiatrie dynamique » – un artisan de la réforme de la psychiatrie française,
auparavant recluse à des modèles positivistes, à des approches statiques, objectivistes et verticales,
faisant peu cas de la singularité malade. Situation guère éloignée de celle critiquée par Canguilhem
dans Le Normal et le Pathologique. Les mêmes causes ont les mêmes effets. Aussi ne doit-on pas
s’étonner de ce que Minkowski propose, tel Canguilhem dans Le Normal et le Pathologique, de
repenser le phénomène pathologique (ici l’aliénation) en rupture d’avec la rationalisation savante,
comme expérience vécue. La norme du jugement est intuitive et non plus gnoséologique. La maladie
devient un concept relatif, une notion contextuelle issue de l’expérience et non d’abord de
l’observation. Un concept relatif d’une part ; puisque se rapportant à l’histoire normative de l’individu
qui juge de sa présente « qualité de vie » en fonction de son ressenti passé de la normalité – de sa
normalité passée. L’expérience singulière du sentiment de la limitation (malaises, blocages, routines,
impossibilité d’effectuer certaines tâches, etc.) réintroduit ainsi dans la pathologie psychique un
élément de subjectivité nécessitant du praticien qu’il considère l’unicité des cas et ne prescrive jamais
que des traitements sur-mesure. Une notion contextuelle, de l’autre ; dès lors que l’état de santé
mentale en général, l’aliénation spécifiquement, cessent de valoir comme absolus déterminés in
abstracto pour fonctionner comme des révélateurs de la viabilité des rapports qu’un sujet entretient
G. Canguilhem, op. cit., p. 71.
Eugen Bleuler (1857-1939) à qui la psychiatrie est redevable de l'introduction de la notion de
schizophrénie, alternative à la « démence précoce » d'Emil Kraepelin, et rassemblant sous elle trois grandes
catégories de troubles du psychisme que sont la discordance (dissociation), le délire paranoïde et – autre
apport du médecin zurichois – l’autisme. Cf. E. Bleuler, Dementia Praecox ou Groupe des schizophrénies
(1911) trad. A. Viallard, Paris, Coédition GREC/EPEL, Essais, 2001.
364 Cf. H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Paris, Presses universitaires de
France, Quadrige. Grands textes, Ed. critique, 2007.
365 F. Nietzsche, Généalogie de la morale, trad. I. Hildenbrand et J. Gratien, dans Œuvres complètes VII,
Paris, Gallimard, 1971.
366 E. Minkowski, Le temps vécu (1933), Paris, PUF, Quadrige, 2013.
362
363
177
Les valeurs de la vie
avec son milieu. Toute psychopathologie est fondamentalement une sociopathie : une maladie du lien
(a-liénation). Quelle pertinence, sinon, devrait-on accorder à un « désordre psychologique » qui ne
causerait aucune altération morbide du rapport à soi-même, au monde ou à autrui ?
Caractère relatif et contextuel de l’affection psychopathologique à quoi s’ajoute une dimension
globale. Ici non plus que dans le cas de l’affection organique, l’individu ne saurait être atteint qu’en
une partie de lui-même. L’individu n’est pas malade qu’en un segment de son psychisme ou par
intermittence. En conséquence de quoi la maladie mentale ne peut être comprise d’un seul point de vue
localisé : elle doit être appréciée comme une totalité, pensée de manière holiste, à l’exclusion de tout
réductionnisme ou isolationnisme. Ainsi le schizophrène n’est-il pas affecté de schizophrénie qu’à
l’occasion de certains contacts avec la réalité ; c’est tout son univers qui se voit transformé, tout son
vécu intime de l’espace et du temps au fondement de son rapport au monde qui se voit réorganisé.
C’est tout son « fonctionnement », tout son « comportement » ; son identité même, sociale et
biologique qui se reconstitue autour de la pathologie. Cette reconstitution témoigne de la mise en
œuvre de normes inédites, en laquelle Minkowski conçoit une preuve de l’aptitude créative de la vie
psychique. Labile et normative, protéiforme, la vie l’est au même titre en sa polarité psychologique
qu’en sa polarité physiologique. La vie (psychique) façonne des équilibres dynamiques en vue de se
stabiliser – et dont la maladie (mentale) avère la moindre flexibilité. Pour être toujours singulière, la
survenue de la maladie – quelle qu’en soit l’origine – est donc toujours révélatrice d’une pluralité des
allures de la vie.
D’autant plus significatif est le recours fréquent que fait Minkowski à la notion de « norme » – en
fait de « loi » – psychique. Le temps vécu, l’œuvre maîtresse du clinicien, témoigne effectivement
d’une terminologie relativement voisine de celle mobilisée par Canguilhem ; ceci en vue de renouveler
le regard traditionnel porté sur la psychopathologie, comme Canguilhem renouvelera le regard porté
sur la pathologie. C’est également, aux yeux de Minkowski, en s’appuyant sur l’analyse clinique du
sentiment de contrainte qu’elle impose aux patients que la maladie doit être définie ; et donc des cas
pathologiques particuliers que doit partir la psychiatrie pour en extraire, subsidiairement, le
fonctionnement normal des processus psychiques367. George Canguilhem ne disait pas autre chose,
pour qui « c’est l'anormal qui suscite l'intérêt théorique pour le normal. Des normes ne sont reconnues
pour telles que dans des infractions. Des fonctions ne sont révélées que par leurs ratés. La vie ne
s'élève à la conscience et à la science d'elle-même que par l'inadaptation, l'échec et la douleur »368.
E. Minkowski, « A la recherche de la norme en psychopathologie », dans Évolution psychiatrique (revue),
n°1, Paris, Elsevier, 1938.
368 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 139 et 149.
367
178
Les valeurs de la vie
L’échec et la douleur. Nous sommes ici au plus près du vécu. Au plus près de la vie qui sent, ressent et
juge à proportion qu’elle est.
B. ENJEUX ÉTHIQUES CONTEMPORAINS
Nous avisons ainsi combien les inflexions données par les auteurs précédemment cités à la
psychopathologie ont pu influencer la reformulation par Canguilhem des notions médicales, ainsi que
sa conception de la médecine en général. De la prise en compte de la subjectivité malade a résulté une
nouvelle anthropologie clinique liée à une philosophie de la vie. Recentrement de la discipline sur le
patient, primat du soin sur le savoir, intégration de l’erreur comme expression de la normativité, autant
d’apports qui auraient dû profondément redéfinir le paysage de la médecine. Qu’en est-il aujourd’hui
de cette redéfinition ? Qu’en est-il aujourd’hui, spécifiquement, de cette redéfinition dans le domaine
de la psychopathologie ?
a. Pathologisation du normal
Ancrons notre examen dans son lit historique. Il semblerait qu’ayant effectivement, et de manière
propitiatoire, fécondé la médecine physiologique et psychiatrique, les intuitions de Canguilhem n’aient
pas su imprimer durablement la discipline pour la sauver de ses anciens démons. Les premières
heures, pourtant, s’annonçaient favorables. À la santé que René Leriche définissait de manière
négative comme « silence des organes », s’est vu ajouter en 1947 et à l’instigation de l'OMS, les
critères de bien-être psychique, mental et même social. Le vécu du patient intègre peu à peu
l’intelligence et l’extension de la pathologie. Le handicap, les maladies génétiques graves, l’infirmité
motrice sont repensés dans une perspective existentielle, faisant plus que jamais entrer la subjectivité
et la question du lien social au cœur de la médecine. Infléchissement dont Henri-Jacques Sticker a
notamment rendu raison dans ses travaux sur le concept de santé et de ses évolutions entre 1935 et
1948369. Les mutations de la physiologie offrent alors un pendant à celles de la psychiatrie dans leur
manière d’aborder le normal et le pathologique.
Une éclaircie pour l’école vitaliste et son approche polyphonique de la pathologie qui semble
avoir été de courte durée. La conception de la maladie au regard du malade le cède de proche en
proche à une vision bien plus « utilitaire », si l’on peut s’exprimer ainsi, indifférente à ce que peut être
la perception individuelle de la réduction de la normativité. De même que certaines maladies ne se
369
H.-J. Stiker, Corps infirmes et sociétés. Essais d'anthropologie historique, Paris, Dunod, Idem, 2013, p. 188
sq.
179
Les valeurs de la vie
révèlent des maladies que dans certains contextes, certaines pathologies mentales ne se laissent
désigner comme telles que dans des conditions précises, lorsque les comportements qu’elles induisent
vont à contre-courant de ce que la société attend de l’individu. Ce phénomène qu’avait expressément
relevé Canguilhem acquiert une ampleur telle qu’il réduit à peu de chose l’élément objectif de la
maladie. Il n’est pas rare, sous ses auspices, d’assister à une « pathologisation » spontanée de la
criminalité. Tel tueur de masse est rapidement taxé de « fou ». On parle de « tueur fou ». Comme si
cette qualification ontologique avait fonction d’ostraciser l’individu de la communauté humaine ;
comme si l’ordre moral ne pouvait être ébranlé que par un être irrationnel – un « monstre ». Dérive qui
pourrait être l’expression d’une forme d’inconscient idéologique contemporain, se refusant à accepter
le mal moral en l’homme. Le mal moral n’est plus le fait de la liberté, dès lors que la psychiatrie se
charge de le rapporter à une étiologie pathologique.
La réciproque n’est pas moins effective. Que le pathologique soit criminalisé ne s’oppose pas à
ce que s’observe concurremment un processus inverse : à ce que le normal soit pathologisé. Et qu’il le
soit au nom d’autres valeurs véhiculées par la même société qui normalise le pathologique. Parmi les
phénomènes les plus actuels en ce domaine sur lesquels la pensée de Canguilhem pourrait jeter une
lumière précieuse, figure effectivement la suppression de la démarcation théorique entre le normal et
le pathologique… au profit du pathologique. Du tout-pathologique. Vrai que la réflexion de
Canguilhem, considérée de manière trop expéditive, pouvait éventuellement conduire à troubler cette
démarcation. Ainsi, « si donc le normal n’a pas la rigidité d’un fait de contrainte collective mais la
souplesse d’une norme qui se transforme dans sa relation à des conditions individuelles, il est clair que
la frontière entre normal et pathologique devient imprécise »370.
En aucun lieu pourtant l’auteur ne récuse véritablement la distinction du normal et du
pathologique. Ce serait sacrifier au principe de Broussais qu’il contestait en première intention. Le fait
est qu’il n’abolit pas cette ligne de démarcation, mais il la découpe différemment. Selon d’autres
critères. Il change sa référence, qui n’est plus le médecin, mais le patient lui-même : « chaque individu
organise sa propre frontière entre le normal et le pathologique, la personne est seule juge de son état,
de sa qualité de vie »371. En fait d’être absolue et objective, la distinction que pose Canguilhem entre le
normal et le pathologique devient subjective et relative à chaque individu. Elle varie d’un patient à
l’autre. Ce qui ne signifie pas que, parce que relative à chaque individu, cette distinction ne soit pas
réellement vécue comme absolue par chaque individu. Cela ne veut pas dire, insiste Canguilhem dans
La connaissance de la vie, « que pour un individu donné la distinction n’est pas absolue. Quand un
G. Canguilhem, op. cit., p. 118-119.
A. Murez, L’endométriose : expérience de la douleur, Mémoire d’ethnologie, Université de Bordeaux II,
janv. 2005.
370
371
180
Les valeurs de la vie
être humain commence à se sentir malade, à se dire malade, à se comporter en malade, il est passé
dans un autre univers, il est devenu un autre homme » 372. Relative du point de vue du médecin – ainsi
mis en demeure de faire cas de la singularité de chaque individu –, la frontière du normal et du
pathologique n’en reste pas moins impérieuse du point de vue du malade. En suite de quoi « la
relativité du normal ne doit aucunement être pour le médecin un encouragement à annuler dans la
confusion la distinction du normal et du pathologique »373. Et c’est bien là précisément l’une des
tendances actuelles de la psychopathologie que de brouiller cette distinction. De l’affaiblir. De
l’éroder. En faisant basculer du côté de la pathologie ce qui, en d’autres temps, aurait été considéré
comme relevant de la normalité.
De même que s’est imposé le mythe de la « santé parfaite », s’est imposé celui de la « santé
mentale parfaite » qui mène à médicaliser des affects trop lourds ou trop durables, jugés handicapants
ou antinomiques aux idéaux de performance promue par l’idéologie de l’époque. On pourrait donc
s’interroger avec un scepticisme raisonnable sur la recrudescence considérable de la prévalence des
troubles mentaux dans la population, consécutive à l’abaissement des seuils diagnostiques et à
l'inclusion de nombreuses variantes des mêmes syndromes qu’augure le futur – imminent – DSM-V.
Le DSM – acronyme de Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders –, tient en effet
un rôle de plus en plus prépondérant en milieu psychiatrique. Il rend possible une conversion rapide et
efficace des symptômes en syndromes, et des syndromes en ordonnances tout en permettant à la
profession de disposer d’une base de référence internationale. Tout le danger tient dans la propension
des cliniciens à faire de ce qui doit rester une référence consultative une parole d’Évangile. S’il
importe d’avoir à l’esprit que de nombreuses critiques émanent des psychanalystes, durement
concurrencés par les psychiatres, les psychologues et notamment par la psychologie cognitivocomportementaliste, et ne sont donc pas uniquement motivés par un intérêt de connaissance, cette
présomption de plaidoirie catégorielle ne retire rien à l’inquiétude qu’une semblable inflation pourrait
légitimement soulever. Inquiétude notamment partagée par le Pr. Allen J. Francès, ayant pris part aux
travaux d'élaboration du DSM, quatrième du nom. Rappelons qu’il suffisait déjà depuis le DSM IV de
manifester deux semaines de signes indicateurs de l’état dépressif pour se voir proposer une gamme de
psychotropes, quand les délais pour la même prescription s’élevaient auparavant (DSM-III) à huit
semaines bien arrondies. Ainsi, à l’exclusion des 421 troubles mentaux déjà répertoriés, 200 nouvelles
G. Canguilhem, « Le normal et le pathologique », dans La connaissance de la vie, Paris, Librairie
Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 2000, p. 165-166
373 G. Canguilhem, ibid.
372
181
Les valeurs de la vie
pathologies psychiques ont été délayées dans la dernière version. Ceci pour un total s’élevant à près de
650 troubles – et autant de molécules374. N’en tirons pas de conclusions hâtives…
La réflexion engagée par Canguilhem sur la médecine de son époque nous a permis de constater
que la biologie, non plus que les sciences en générale, n’est absentes à l’idéologie. La maladie est, au
moins partiellement, une création du regard dirigé sur elle par le médecin ou par la société. À plus
forte raison, par le sujet malade. Ce qui ne peut que disqualifier la prétention du DSM à être
« athéorique ». Tout discours porte en soi une vision du monde, même et surtout s’il s’en défend. S’il
n’appartient pas essentiellement à l’idéologie d’être fausse, il appartient sans doute à sa fausseté de ne
pas être produite de manière intentionnelle. C’est bien le propre des idéologies que de s’ignorer être
des idéologies – que de se nier comme telles. Une chose au moins qu’elles partageraient avec le « déni
» en psychanalyse…
Quant à l’échange, quant à la prise en compte du vécu du patient dans la définition de sa
pathologie sur quoi insiste Canguilhem, on pourrait craindre que la réduction de l’auscultation ou de
l’entretien au remplissage d’un questionnaire standardisé de critères diagnostiques ne relativise
dangereusement la portée de celui-ci. Subséquemment aussi, qu’elle ne restreigne la part de
jurisprudence nécessaire que le praticien doit mettre en œuvre pour adapter la règle au cas. Une telle
méthode aurait encore pour conséquence de méconnaître le caractère holiste de la psychopathologie.
Or, le psychopathologique comme le pathologique ne sont pas des affections locales, mais des
transformations d’essence, des transfigurations globales de l’individu malade.
Mais la méprise consisterait plus fondamentalement en la finalité assignée à l’établissement du
diagnostic. Le diagnostic, insistait Canguilhem, n’a pas pour vocation première l’identification d’une
entité nosologique, mais bien la détermination d’un profil singulier, la considération d’une personne
en détresse dépositaire de ses propres valeurs. Il doit sa pertinence au degré d’individualisation qu’il
s’autorise. Cette individualisation ne se peut faire sans nouer un dialogue qui fasse sortir l’individu
souffrant de l’anonymat, et resitue sa maladie dans le contexte actuel de ses rapports au corps, au
monde et à lui-même. Ce qu’avait reconnu Lacan, observe Canguilhem. Lacan, psychanalyste, qui
avait aperçu l’altérité de l’individu malade375. Lacan, profondément influencé par sa lecture de
Spinoza qu’il citait en exergue de sa thèse de 1932376 ; à telle enseigne qu’il devait restituer sa
374
Nous qui vivons en France, fief de Sanofi, ne seront pas surpris d’apprendre que sur les cent soixantequinze cosignataires du catalogue, quatre-vingt-quinze ont été convaincus de collusion avec la grande
distribution. Un chiffre qui n’efface pas le doute quant aux quatre-vingts autres.
375 G. Canguilhem, « Le normal et le pathologique », dans op. cit., p. 168.
376 J. Lacan (1932), De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité , Paris, Seuil, Points
essais, 1975. La citation de Spinoza est la prop. 57 de la partie III de l’ Éthique : « Une affection quelconque
182
Les valeurs de la vie
conception de l’essence des individus comme « somme des relations conceptuellement définies d'une
entité »377 pour caractériser cette dimension intrinsèquement relationnelle de l’identité en et hors de la
maladie. Un tel individu pris dans la foule, pour Spinoza, se départit essentiellement des autres
individus au prorata de ses logiques affectives. Similairement, selon Lacan, l’essence d’une
personnalité pathologique diffère-t-elle de l’essence d’une personnalité normale à la faveur de l'«
histoire des affections » qui est la sienne378. L’identité de l’individu malade ; par suite, la maladie se
comprend alors moins par la surrection d’une affection nosologique déterminée que par l’altération de
la qualité des rapports qu’elle engendre. Rapports actuels – aux êtres, aux choses et à soi-même –,
mais aussi antérieurs, éventuellement futurs – aux êtres, aux choses et à soi-même. La maladie fait
irruption dans une histoire évolutive des normes sociales et biologiques. Elle se réfère toujours à des «
antécédents » et hypothèque l’avenir : engage un « pronostic », qui est toujours vital au sens où la viemême est projection d’elle-même au-delà d’elle-même.
En suite de quoi l’examen médical ne peut se satisfaire d’une vision synchronique – présentéiste
– de la maladie. Ou l’essentiel serait perdu. En médecine somatique comme en médecine
psychologique, le diagnostic tient au contraire sa légitimité de sa capacité à prendre en compte
l’ensemble de ces dimensions. Ainsi que l’écrit encore une fois Lagache dans ce qui se donne pour une
tentative de définition de la psychopathologie clinique :
La psychopathologie clinique a pour objet principal les conduites adaptées et inadaptées
[…]. Le diagnostic s’efforce de saisir un moment évolutif de l’histoire d’un être humain […] Il
a la structure d’une interprétation […]. L’aboutissement d’une investigation clinique, c’est
l’histoire d’un cas. La psychologie moderne a beaucoup insisté sur l’historicité de l’existence
humaine et sur l’importance des expériences passées (apprentissage) pour l’explication de la
conduite […]. Aucune donnée n’est en fait significative que par référence à un contexte
historique et à un devenir psychologique […]. La psychologie clinique ne se limite pas
aujourd’hui, on ne doit pas se limiter à l’anamnèse et à l’observation.379
Un diagnostic d’assignation qui réduirait le malade à ces signes cliniques serait en cela trois fois
inconséquent : il ignorerait l’unicité du cas, il ignorerait la maladie vécue, il ignorerait l’inscription
biographique de la pathologie. Il ignorerait, en somme, que l’homme est avant tout un être normatif.
Précisément, l’us et l’abus du DSM nous semble dangereusement prêter à cet écueil.
de chaque individu diffère de l’affection d’un autre, autant que l’essence de l’un diffère de l’essence de
l’autre ».
377 J. Lacan, op. cit., p. 342.
378 J. Lacan, op. cit., p. 343.
379 D. Lagache, Psychologie clinique et méthode clinique (1949), dans op. cit., p., tome II, p. 164.
183
Les valeurs de la vie
Écueil qui nous projette assurément très loin de la médecine hippocratique. Et nous confronte à
une situation qui ne semble guère en passe de s’améliorer ; cela pour au moins deux raisons, dont
l’une tient à la formation du personnel soignant, et l’autre à des considérations de nature plus
économique. La formation, de prime abord, est ainsi faite qu’une majorité des étudiants en psychiatrie
ne dispose pas d’approche alternative de la souffrance psychique que ce manuel. La dimension
économique fait d’autre part que nombre de mutuelles et d’assurances-santé tendent à asseoir leur
politique de remboursement des soins sur la sanction du DSM. Le paradoxe étant qu’en fait de limiter
les abus et dérives d’un système « en roue libre », cette perspective rigide à la fois exclusive et
excluante aboutit au brouillage des frontières entre comportements normaux, auparavant qualifiés
d’atypiques ou d’exceptionnels, consécutifs à certains événements imposés par la vie (un deuil, une
perte d’emploi, une période de travail intense, etc.) et les comportements qualifiés de déviants,
pathologiques. Un intérêt certain que présenterait alors une relecture de la psychopathologie
contemporaine au prisme du vitalisme de Canguilhem serait donc de repenser à nouveaux frais le
rapport entre les valeurs et allures de la vie et les normes sociales.
De quelle folie le monde est-il atteint, pour que l’on en arrive à ce chiffre inquiétant de 45
millions d’Américains se trouvant de facto, conformément aux critères énoncés par le DSM-V, atteints
de troubles psychiatriques ? Notons que l’état des lieux global de la santé mentale dans les pays de
l’OCDE incline à s’aligner sur les statistiques d’outre-Atlantique. En ressort que partout où se voit
introduite la grille du DSM, la quantité d’enfants autistes se voit multipliée par vingt. La proportion
des « syndromes bipolaires » explose pour atteindre quarante fois sa valeur nominale. Ce qui n’est rien
dire encore des « troubles envahissants du développement » (TED) qui ont fait leur entrée dans le
DSM-IV au début des années 1990. Troubles du développement dont le plus médiatique, le plus
médiatisé, serait sans doute l’« hyperactivité ». Comportement qui pourrait être, plutôt que taxé de «
pathologique », compris comme une réaction « normale » à la pression d’une société entretenue par la
culture du zapping, de ses valeurs et de ses exigences. Deleuze faisait de la même manière de la
schizophrénie une maladie propre au capitalisme380. Nous savons par ailleurs – fait avéré par
l’ethnopsychiatrie – que certains syndromes ne se manifestent qu’au sein de groupes restreints ou à
certaines époques particulières. Durkheim lui-même n’a pas laissé de stigmatiser certaines pathologies
du lien (ou de la disparition du lien) corrélatives à l’avènement des sociétés modernes381. En cela peuton légitimement s’interroger sur l’opportunité de traiter des individus atteints par des pathologies
sociales plutôt que de traiter le corps social incubateur de ces pathologies. C’est-à-dire les symptômes
en lieu et place des causes.
380
381
G. Deleuze, F. Guattari, L'Anti-Œdipe : Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 2013.
Cf. E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique (1894), Paris, Flammarion, 1988.
184
Les valeurs de la vie
Se reformule ainsi la question de la dialectique entre le tout et ses parties : l’approche locale,
discrète ou segmentée d’une maladie peut-elle suffire à la compréhension de celle-ci ? Rien n’est
moins sûr ; tant s’en faudrait. Et Canguilhem a bien fait voir toutes les limites que présentait pour la
médecine une telle méthode physicaliste. Si bien que le soupçon s’immisce, allant jusqu’à nous faire
douter que la « compréhension » de la maladie en soit bien la finalité. Tenons-nous en à remarquer que
l’hyperactivité aura au moins eu ce « mérite » de remettre en circulation – sous couvert de traitement
par « psychostimulation » – ce qui avait été régulièrement exclu du marché libre : à savoir les
amphétamines. Les plus récents rapports de l’OMS font état de 10 à 12 % des enfants américains de la
génération des six à quatorze ans diagnostiqués. Une enquête publiée en 2013 par la même
organisation accuse une inflation de 70 % des prescriptions de ritaline en France depuis 2008. Plus
significatif encore et le constat très empirique que les plus demandeurs sont les parents. Tout se passe
comme si dans de trop nombreux cas, le diagnostic d’hyperactivité et son traitement ad hoc avaient
fonction de pallier les tutelles défectueuses, la démission ou l’exaspération d’une famille trop absente
– manière de médicaliser l’échec éducatif. Au risque toujours présent de remiser sous le régime de la
pathologie ce qui relève volens, nolens, de la normalité. Le traitement de l’« hyper-violence » urbaine
dont l’échec sert de ligne narrative au long-métrage de Stanley Kubrick, Orange mécanique, relève
d’une même logique, quoique poussée dans ses derniers retranchements. Le diagnostic de trouble
mental n’est pas ainsi sans témoigner de conflits d’intérêt plus ou moins perceptibles. D’enjeux
sociaux, économiques et politiques ; voire de rapports de force. Le pouvoir soviétique n’a pas manqué
d’avoir recours à la caution de la psychiatrie pour mettre au banc les opposants à l’idéologie d’État.
On se souvient combien aisé il pouvait être en URSS d’être déclaré fou ; le fou par excellence,
paranoïaque achevé qu’était Staline, n’ayant en revanche que peu à craindre des diagnostics de ses
médecins officiels (de ceux qu’il avait inopinément omis de faire fusiller).
b. Normalisation du pathologique
La dimension sociale et historique de la pathologie, la relativité des concepts médicaux à laquelle
Canguilhem consacre une grande partie de son œuvre serait reprise et développée, quoique réorientée
par son élève Foucault. On doit à ce dernier auteur d’avoir fait la lumière sur la tendance irrépressible
de la science institutionnalisée et du discours qu’elle véhicule à servir de prétexte à réprimer des
comportements sociaux jugés indésirables382. Comportements qui, s’ils ont des étiologies
physiologiques ou génétiques, se manifestent en empruntant des formes typiques de leur époque.
Empreintes des codes qui ne seraient pas à rechercher ailleurs que dans la société qui les réprime. Une
382
M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, Tel, 1976.
185
Les valeurs de la vie
société qui produirait ainsi ses « fous » en même temps que ses garde-fous. Fous relégués depuis la fin
du XVIIème siècle – au même moment ou la « raison » se voit dûment théorisée – avec les criminels
et les parias, à l’écart du commun. En marge de la société société qui les renvoie à sa propre crise (le
baroque suit le classicisme) pour les considérer non pas dans une optique de soins, mais dans une
problématique de répression, une procédure d’éloignement : « surveiller et punir ». Il faut se souvenir
qu’alors les fous ne bénéficiaient d’aucun traitement différencié, d’aucun suivi thérapeutique ; et ce
jusqu’à ce qu’enfin la distinction s’opère et que les aliénistes envisagent d’autres solutions que
l’enfermement à vie. La parole du patient devient audible et le patient lui-même moins un objet de
relégation que le sujet d’une discipline en devenir. Il ne s’agit plus de mettre les marginaux en marge
de la société, mais de retisser un lien dramatiquement rompu dans une perspective de réintégration.
On peut à cette enseigne s’interroger sur ce que Canguilhem et plus encore Foucault auraient
pensé du fait que l'on redirige à l’heure actuelle de plus en plus de cas relevant de la psychiatrie en
milieu pénitentiaire ou carcéral. Car c’est bien l’une précisément des dérives dénoncées par un nombre
croissant de psychiatres, psychologue, psychanalystes qui s’observe aujourd’hui dans nos sociétés
postindustrielles que ce renvoi des « fous » en milieu carcéral. La tendance statistique atteste d’une
sorte de retour en détention des cas clinique qui en avaient été sortis, fondant sur une nouvelle
approche la psychiatrie comme domaine autonome. Toutes proportions gardées, la profession
rencontrerait effectivement environ quatre fois plus de sujet schizophrènes en milieu pénitentiaire
qu’au sein de la population générale. Il ne s’agit pas d’en induire que la plupart de ces schizophrènes
incarcérés auraient commis leurs crimes et leurs délits en état de crise et donc d’irresponsabilité ;
seulement de suggérer que cette surreprésentation n’est pas sans éveiller quelque soupçon quant à la
pertinence de la structure retenue pour les accueillir en attendant leur éventuelle réinsertion. Tout
semble se passer comme si, non contente de « pathologiser » le normal, la nouvelle idéologie, la
nouvelle donne « biopolitique » de ce début de XXIème siècle recommençait subrepticement à
criminaliser le pathologique. Or criminaliser le pathologique, le mettre en isolement n’est pas faire
autre chose que de privilégier le regard du politique sur celui du médecin.
Qu’il s’agisse, en tout état de cause, de pathologiser le normal ou de normaliser le pathologique,
il se trouvera toujours que le vécu subjectif du sujet mis en cause est éludé, soit au profit de tests
statistiques, soit au profit d’une sanction juridique avant toute chose soucieuse de mettre en
quarantaine, mettre à l’écart du corps social les éléments déviants.
c. L’effacement du patient
186
Les valeurs de la vie
Nous retrouvons ici la plupart des concepts revisités par Canguilhem tout au long de son essai :
ceux de normal et de pathologique, avec la question de leur articulation et de la nature de leur
différence ; ceux de normativité physiologique (ou, au-delà, psychologique), aptes au changement et
en cela relativement indéfinie, et de normes sociales, coercitives et contraignantes ; ceux de valeur, de
modèle prescriptif, d’idéologie, d’axiologie latente. Mais notre exemple d’usage possible de
Canguilhem à l’heure actuelle, celui du sort et de la prospective de la clinique du XXIème siècle,
resterait incomplet s’il n’enveloppait également le problème du réductionnisme.
Nous avons vu combien l’auteur tenait, à rebours de Claude Bernard et d’Auguste Comte, à ce
que soit reconnue la spécificité de la biologie par rapport aux sciences physico-chimiques. La vie
témoigne de propriétés émergentes ; elle est capable de labilité, d’erreur, de recombinaison, de
réduction (maladie) ou d’accroissement (guérison) de sa tolérance aux incidences de son milieu. La vie
est normative, au sens où elle se crée des normes et des alternatives. Elle prend autant de chemins que
d’individus. Richard Dawkins ferait valoir que les individus sont eux-mêmes les chemins que prend la
vie – le gène – pour se véhiculer383. L’auteur démontre ainsi que les phénomènes vitaux ne sont pas
solubles dans le carcan des lois universelles et fixes des sciences dures : les phénomènes vitaux ont
bien un aspect physico-chimique, mais ne se réduisent pas à cet aspect. Ou bien le vivant ne serait pas
distinct de l’inerte. La vie doit se comprendre au-delà de son expression mécanique, comme
franchissant un gradient, un seuil d’intensité. Seuil en vertu duquel elle diffère en nature de la matière
inanimée.
Or cette tendance au réductionnisme que Canguilhem, tenant d’une forme de vitalisme
nietzschéen – entendait dénoncer chez ses contemporains, cette tendance mortifère à la simplification
qui s’interdit d’emblée d’appréhender toute la complexité de la vie (en niant méthodiquement ce qui
fait son essence : sa liberté de création, étant posé le déterminisme de Bernard comme principe
heuristique), paraît également resurgir dans le domaine psychopathologique, à tout le moins auprès
d’un certain nombre de chercheurs financés en priorité par les fondations privées ou les instances
publiques d’attribution des budgets (hors comités scientifiques). Le mécanisme le cède au rabattement
des processus décisionnels et des états mentaux sur les effets de structures neuronales, elles-mêmes en
grande partie prédisposées par la purée génétique. Non que les scientifiques y soient eux-mêmes
acquis. Les politiques le sont ; ce qui suffit à orienter tendancieusement une grande partie de la
recherche. Réductionnisme qui se conçoit derrière la « quête » du « gène de », qui fait encore une fois
peu cas de la liberté et du regard du patient, mais présentant au moins pour nous le mérite de ne plus
R. Dawkins, Le Gène égoïste (The selfish Gene) (1976), Paris, Odile Jacob, Poche, 2013 ; en part. chap. II :
« Les réplicateurs ».
383
187
Les valeurs de la vie
laisser de doute quant à la matrice idéologique qui baigne et parfois même motive (le cas de Lyssenko
a fait jurisprudence) le discours scientifique.
Le déterminisme devient alors surdétermination de la génétique sur les comportements sociaux ;
ce en dépit – entre autres – de la prolifique actualité de l’épigénétique, dont nous avons dit quelques
mots. Le psychanalyste américain Erik Erikson (1902-1994), connu pour avoir proposé une théorie du
développement psychosocial, a ainsi pu envisager des rapprochements fructueux entre la biologie et la
psychologie. De même que Freud recourait à des métaphores physiologiques et organiques pour
décrire l’inconscient, il transpose les acquis récents de génétique pour proposer une « théorie
épigénétique du développement humain »384. Les crises psycho-sociales successivement vécues par un
individu peuvent en effet avoir une origine génétique. Elles ne s’y réduisent pas. Car la manière dont
elles se vivent – dont elles sont surmontées ou non – dépend d’autres facteurs qui intéressent la
singularité de chaque individu. Les phénomènes développementaux relevant de la normalité ou de la
pathologie psychique témoignent d’une variabilité qui ne se laisse pas réduire à la seule expression du
programme génétique. C’est en cela que la notion d’épigenèse trouve toute sa pertinence.
Il y aurait là matière à nous interroger sur l’engouement recrudescent de nos sociétés, et plus
encore de nos responsables politiques, pour la recherche en neurosciences, couplée aux nouvelles
sciences de la « criminologie ». Spécifiquement, pour l’utilisation de plus de plus en plus fréquente de
la neuro-imagerie dynamique, des I.R.M. fonctionnelles dans une optique de prédiction de l’évolution
des comportements. « Science, d’où connaissance ; connaissance, d’où action », devisait Comte. Mais
de quelle action sommes-nous en train de parler ? Envisager ainsi une forme de « balistique éthique »,
nonobstant les questions métaphysiques qu’une telle approche tiendrait pour résolue (dont celle du
libre arbitre), n’est-ce pas déjà subordonner l’agir individuel aux déterminations causales les plus
élémentaires ; à savoir non plus de nature sociale, mais encore physico-chimiques ? Réduire le
politique au biologique ? N’est-ce pas tomber à nouveaux frais dans le réductionnisme physicaliste le
plus étriqué ? Toutes choses dûment considérées, la matière grise de l’encéphale n’est pas faite d’autre
chose que de particules élémentaires. Or, de telles particules présentent des caractéristiques quantiques
(intrication, non-localité, superposition) qui satisfont bien peu, à leur échelle subatomique
exclusivement, à la définition verticale du déterminisme de la mécanique classique. S’il fallait donc
faire montre de cohérence en la matière, le déterminisme deviendrait paradoxalement antinomique
avec le réductionnisme strict. Il faudrait dès alors tirer les conséquences des « inégalités de
Heisenberg » (plutôt que du « principe d’incertitude », traduction maladroite) pour ce qui touche à nos
comportements humains : la prédiction individuelle deviendrait impossible. Si donc la trajectoire
d’une particule n’est pas déterminable a priori, une extrapolation rigide à la psychologie d’un corps
384
E. Erikson, Identity and the life cycle, New York, W. W. Norton & Co, Revised edition, 1994.
188
Les valeurs de la vie
formé de particules ne serait pas davantage réalisable. Une nouvelle occasion de citer Spinoza : «
Personne, en effet, n'a jusqu'ici déterminé ce que peut le corps, c'est-à-dire que l'expérience n'a
jusqu'ici enseigné à personne ce que, grâce aux seules lois de la Nature, − en tant qu'elle est
uniquement considérée comme corporelle, − le corps peut ou ne peut pas faire »385.
Qu’à cela ne tienne. Le « déterminisme ouvert » de Canguilhem, qui proposait de dépasser cette
aporie, n’a pas marqué comme attendu tous les domaines de la recherche. Pas, semble-t-il, les comités
d’attribution des subventions de l’ANR. Faute d’une compartimentation bienvenue des sciences de la
politique, nous aurions bien plutôt affaire à une prise en otage de la biologie et de la psychiatrie par le
législateur (et/ou l’exécutif), à une instrumentalisation de la biologie et de la psychiatrie à des fins
idéologiques. Précisément ce que dénonçait l’auteur en évoquant l’exemple de l’eugénisme. Une telle
intrication des sciences et de la politique s’affirme d’autant plus à l’heure actuelle que la résolution des
problèmes scientifiques a des effets concrets sur le corps politique. Des retombées sociales qui
interrogent directement le modèle de civilisation que nous voulons faire nôtre. PMA, GPA, OGM,
principe de précaution, prévention, définition de politiques de santé ou de natalité sont quelques-uns
de ces sujets brûlants qui ont été à l’origine de controverses bioéthiques, toujours d’actualité. Les
neurosciences occupent une place déterminante dans au sein de ces débats – lorsqu’ils ont lieu, ce qui
n’est que trop rarement le cas. À telle enseigne que l’on a pu voir récemment le Conseil d'Analyse
Stratégique (CAS), « instance d’aide à la prise de décision » attachée au premier ministre défendre
l’application de « neuro-lois ». Des préconisations qui, tombées dans l’oreille d’un président, se sont
traduites par la proposition d’un « profilage » organisé dès l’école maternelle des enfants susceptibles
de développer des « comportements violents ». L’idée d’un prélèvement de liquide amniotique chez
les parturientes en vue d’analyser le taux de testostérone fut également mise sur la table. Tout se passe
comme si la volonté de contrôle des normes biologiques par les normes sociales n’avait rien retiré des
événements du XXème siècle.
La prédiction n’est pas toutefois problématique que pour ses présupposés métaphysiques –
déterminisme intégral – ou méthodologiques – réductionnisme intégral – ; elle l’est encore pour ses
effets. Que la maxime « mieux vaut prévenir que guérir » ait pu être érigée sept décennies durant en
devise du « monde libre » pour cautionner l’« amélioration de l’humain » aurait de quoi faire réfléchir
(les théories nazies ne sont pas nées ex nihilo)386. Ces temps sont dernières nous ; mais la résolution
385
« D'où suit que les hommes, quand ils disent que telle ou telle action du corps a son origine dans l'esprit
qui a de l'empire sur le corps, ne savent ce qu'ils disent et ne font qu'avouer ainsi en termes spécieux qu'ils
ignorent la vraie cause de cette action et ne s'en étonnent pas » (B. de Spinoza, op. cit., L. III, prop. 2, Scolie).
386 Japon, Suède, États-Unis furent quelques-unes parmi les terres arables de l’eugénisme, pratiqué
notoirement par le régime nazi. Le dévoiement des théories de Francis Galton (1822-1911), neveu de
Sigmund Freud, fut ainsi responsable de « politiques sociales » outre-Atlantique lesquelles virent, en
189
Les valeurs de la vie
qui y préside ne s’est pas éteinte dans leur sillage. La prédiction en psychiatrie a succédé aux computs
généalogiques de la police du gène. Et prête à des effets pervers sans doute moins ostensibles, mais
tout aussi réels. Insistons bien sur le mot « prédiction », à distinguer du « diagnostic ». La prédiction
se fonde sur des « facteurs de risque », des « prédispositions » de diverses natures : familiales,
environnementales, génétiques, etc. Elle pronostique à l’aune de tendances statistiques et de
corrélations. Or, signifier à une personne qu’elle est prédisposée à quelque chose, c’est bien souvent,
pour ce qui a trait à la problématique psychique, la disposer à quelque chose. La prédiction en
psychiatrie n’est jamais anodine ; pas plus que la « voyance ». Elle n’est jamais sans incidence sur
l’existence future de l’individu à qui l’on « tire les cartes ».
La prédiction a moins souvent une valeur d’extrapolation énonciative que de « prophétie
autoréalisatrice ». La prédiction en psychiatrie – outre le fait qu’elle nie le libre-arbitre individuel,
pendant psychologique de la labilité – n’en est pas moins dépositaire d’une puissance performative
(Austin), favorisant ce qu’elle augure. À la faveur de ce qui pourrait être décrit comme l’envers négatif
de l’effet Pygmalion, elle contribue à enfermer le sujet de l’analyse dans un complexe qui n’était pas
d’abord le sien, mais tendra à le devenir387. Le sujet ainsi « prédisposé » incorpore une problématique,
l’intériorise et s’y identifie. Il se laisse cannibaliser par un discours qu’il s’approprie au point de s’y
aliéner. L’épidémie de « faux souvenirs » d’incestes phantasmés qui s’est fait jour au cours des années
1980 atteste bien de la puissance suggestive de tels discours (en l’occurrence, dans les essarts de la
psychanalyse), à même de susciter les rémanences factices d’un traumatisme rétroactif. Une preuve,
s’il en fallait encore, que les cabinets de consultation psychologiques ne sont pas plus immunisés que
les chambres d’hôpitaux contre les risques d’infections nosocomiales. Le regard du médecin ne se
contente plus de réduire à quia la singularité de l’analysant : il pèse sur son devenir, lui imprimant une
inflexion morbide qui détermine parfois l’aggravation de son cas. On peut à cet égard se demander
quel sens pourrait avoir l’intervention d’un thérapeute qui contribue à la genèse des troubles qu’il
prétend prévenir. Il s’agissait pour Canguilhem de souligner combien l’individu souffrant était en
dernier ressort le seul à pouvoir ressaisir le flambeau de sa pathologie, relativement au ressenti de la
diminution de sa puissance d’agir et de son vécu antérieur de la normalité. Le patient « fait » en cela sa
soixante-dix ans, la stérilisation forcée de dizaines de milliers d’Américains. Il allait manifestement de soi
que l’adultère, la délinquance ou l’alcoolisme constituaient autant de caractères ataviques dont le remède ne
pouvait passer que par le tarissement des généalogies intéressées par de telles tares.
387 Un contrepoint en médecine somatique pourrait être conçu en l’éventuelle démocratisation du
séquençage du génome, dont le coût humain et financier ne cesse de diminuer. Si les risques pathologiques
pourraient être prévenus et les traitements individualisés, il est à craindre que les assurances-santé
renégocient des forfaits à la hausse pour les personnes prédisposées à certaines maladies. L’augmentation
ciblée de ces cotisations aurait pour conséquence de dissuader ceux qui en ont le plus besoin de souscrire à
une couverture sociale. Et donc de renoncer à se faire dépister, suivre et soigner. On concevra sans mal
qu’alors ils puissent effectivement développer davantage de maladies. La logique procyclique de la prophétie
autoréalisatrice n’est pas bornée au champ de l’astrologie ou de la spéculation boursière.
190
Les valeurs de la vie
maladie, laquelle le fait être à son tour un autre individu. Le retournement est ici radical : voici que le
médecin fait le malade en contribuant par voie de suggestion à faire sa maladie.
Il faut encore faire remarquer qu’au premier point de désaccord qui peut se révéler entre le regard
du malade et le regard du médecin quant à la prise en charge d’une pathologie – conflit se résolvant
souvent dans le sens du médecin –, s’ajoute sur le terrain de la psychiatrie une scission de second
niveau, qui met aux prises le regard du malade sur son état de santé mentale et la communauté, les
personnes extérieures à sa problématique. Il appartient à Minkowski d’avoir mis en lumière cette
dissymétrie supplémentaire entre pathologie mentale et somatique ; dissymétrie dont le ressort consiste
en ce que les affections physiologiques sont souvent reconnues comme telle par le malade autant que
par les tiers extérieurs à sa maladie, tandis que les affections psychologiques, tout en étant
diagnostiquées par ces mêmes tiers, peuvent être niées par le malade. L’« aliénation » rompt la
continuité qui s’établit communément entre l’appréhension (ou l’inappréhension) par le malade de sa
maladie et le jugement que les individus sains peuvent porter sur son cas. Le diabétique peut se sentir
faiblir en période d’hypoglycémie ; autrui peut constater sur sa personne un écheveau de signes
cliniques symptomatiques de ces moments de crise et, qui plus est, objectiver cette carence
glycémique à l’aide d’un appareil de mesure. Le « sociopathe », en revanche, ne se sent pas
nécessairement malade ; et si tout son comportement tend à le désigner comme tel, rien ne permet
(encore) de quantifier la gravité de son trouble psychique. L’aliénation, remarque Minkowski, marque
une rupture de communication ; elle hypothèque jusqu’à la possibilité de la relation humaine pourtant
indispensable au soin psychologique. Elle relègue les individus dans une solitude qu’il revient à la
discipline d’abattre – et c’est ici tout l’art du clinicien que celui de parvenir à restaurer ce qui s’est
délité388.
Œuvrer à cette restauration en redonnant sa légitimité au discours du malade – en promouvant
l’écoute et la reconnaissance de la subjectivité souffrante en tant que « subjectivité » et en tant que
« souffrante » – : voici ce que la psychopathologie semblait avoir acté du temps de Canguilhem. Voici
ce que Canguilhem, s’inspirant de cette révolution, tentait de reconduire dans le domaine de la
médecine somatique. Transposition ouverte et synthétique puisqu’intégrant le psychologique et le
somatique dans un ensemble comportemental, comme deux aspects indissociables d’une même «
allure de vie » résultant de la normativité vitale.
La tradition psychopathologique française a vu son approche amendée par la clinique. C’est donc
par la clinique que la médecine doit en passer pour accomplir son aggiornamento. À l’instar d’Henri
E. Minkowski, « À la recherche de la norme en psychopathologie », dans Évolution psychiatrique n° 1,
1938, p. 77-79 ; repris par Canguilhem dans op. cit., p. 72.
388
191
Les valeurs de la vie
Ey, autre pionnier de la psychiatrie clinique qui maintenait que le praticien devait se soucier de « la
maladie mentale dans sa structure originale [...] sans la laisser glisser vers la simple pathologie
d'organe ou de fonction », la médecine somatique doit aviser l’originalité du phénomène pathologique,
la singularité « de la personne humaine, son être dans le monde et son intentionnalité »389 ; à savoir
donc, ne pas s’en tenir au seul niveau du somatique ni résumer son diagnostic à une moisson de
symptômes. Que l’expression soit galvaudée ne doit pas nous empêcher d’y recourir en tant que de
besoin : c’est à un véritable « changement de paradigme » que la biomédecine est ainsi appelée. La
prise en compte de l’intentionnalité du malade dans la maladie fait émerger de nouveaux champs de
questionnement éthique. La maladie n’est plus « sursis d’une existence », mais « déploiement d’une
existence » distincte de la précédente qui veut, qui sent et se souvient. La maladie est déploiement
d’une existence qui s’investit de normes incommensurable avec les précédentes, trouvant son équilibre
propre dans le déséquilibre – qui n’est que d’apparence – de la pathologie. Cette prise en compte,
déclarait Henri Ey, est seule à pouvoir redonner son sens au geste médical. L’intervention du praticien
ne doit pas être suspendue aux intérêts de connaissance désincarnés qui sont ceux du théoricien de
laboratoire. Elle naît de la détresse des hommes ; et c’est aux hommes, devant les hommes, des
hommes qu’elle doit répondre. Ainsi en appelle-t-il à « la valeur humaine d'une psychiatrie non
seulement médicale et biologique, mais qui doit se montrer résolument anthropologique pour se
trouver à la hauteur et à la mesure de son objet »390. À savoir très explicitement ce que Canguilhem
réclame pour la médecine en général dans son essai sur Le normal et le pathologique.
Le rétablissement de l’individu malade au centre du dispositif implique qu’une attention accrue
soit accordée aux diverses demandes qu’elle peut être amenée à formuler. La prise en charge de la
personne dans sa globalité ne se fait pas à l’exclusion de la personne dans sa globalité. Une telle
approche valorisant l’élément subjectif de l’expérience pathologique ouvre directement sur la question
de l’évaluation et de l’amélioration du parcours de santé de tout sujet ; parcours allant de la prévention
à la thérapeutique, du suivi médical jusqu’à la médecine palliative. « Du berceau à la tombe ». La
prévention, en premier lieu, ne peut être efficace que si son intérêt est reconnu par le patient qui est
d’abord un citoyen. Les campagnes de vaccination ne peuvent prétendre à l’éradication d’une maladie
qu’en étant généralisées. Or, une telle « massification » d’un acte médical ne peut être obtenue par le
biais exclusif de la coercition. L’obligation doit être liée à une pédagogie. Platon déjà, dans son
dialogue des Lois, entendait que celles-ci – même d’origine divine – fussent précédées d’un liminaire
explicatif et protreptique qui en rende compte dans le langage de la raison. Aussi la communication de
l’information relative aux tenants et aux aboutissants de tout acte médical à valeur préventive (inclus
H. Ey, « Préface à la deuxième édition » des Études psychiatriques, tome I : Historique. Méthodologie.
Psychopathologie générale, Paris, Desclée de Brouwer Cie, 1952, p. 9-10.
390 H. Ey, Études psychiatriques, op. cit., p. 19.
389
192
Les valeurs de la vie
les risques éventuels) s’avère-t-elle nécessaire. Ne serait-ce, en ce qui nous touche directement, que
pour contenir la défiance généralisée que les récentes affaires du sang contaminé ou des effets
secondaires du Tamiflux n’ont fait qu’exacerber.
Aucun médecin n’étant à même de s’assurer de l’observance par son patient de sa prescription
une fois passé le seuil de son cabinet, il s’agira que ledit patient soit convaincu du bien-fondé de ses
directives. Sa « compliance » au traitement médicamenteux est en effet chose décisive pour ce qui
concerne le processus de guérison. Cette compliance prévaut du reste bien au-delà de la seule
prescription médicamenteuse. Des traitements invasifs chroniques (dialyses, trithérapies) ne seront pas
supportés dans la durée sans que le malade ne soit lui-même intimement acquis au fait de leur
bénéfice. La conviction doit l’emporter au bénéfice de la vie. Reste que la vie ne peut non plus être
sacralisée ; à tout le moins, pas sans risquer de rajouter de la souffrance à la souffrance. La vie vautelle que l’on lui sacrifie des mois, peut-être des années de thérapie ? Qu’est-ce qu’une vie digne d’être
vécue ? Questions qui ne peuvent être évitées. Les mêmes qui resurgissent, de manière lancinante,
dans les départements de soins palliatifs. L’équipe soignante doit être habilitée à prendre en charge ces
interrogations. Par suite, d’instaurer un climat d’apaisement qui ouvre à la reconnaissance. En sorte
que malades et praticiens soient disposés ensemble à découvrir de quel monde l’autre est le point de
vue. À la détresse de l’un ne doit pas être opposée l’indifférence de l’autre, mais un respect consistant
étymologiquement à « rendre le regard »391.
L’intéressement de l’individu peut de même s’avérer indispensable au regard des pratiques de
dépistage. Il nécessite l’instauration d’un lien de confiance durable entre le praticien et son client. De
fait, prescrire une mammographie à une adulte à peine majeure n’est jamais anodin, et tout abus peut
entraîner des risques en suscitant précisément les mutations cancérigènes que la mammographie avait
pour vocation de détecter. L’on estime qu’un cancer du sein sur mille serait imputable aux radiations
émises par les techniques de détection. Raison pourquoi le dépistage systématique n’est pas préconisé
avant la cinquantaine. L’apparition d’une métastase par mutation induite confronte ainsi le praticien
aux aléas du processus pervers de la prophétie autoréalisatrice que nous avions tantôt mis en exergue
relativement aux anticipations psychopathologiques. Tout acte médical, même diagnostique, doit être
justifié par le médecin, légitimé si besoin est par des antécédents et accepté par le patient conscient des
risques. C’est également en cela que la médecine doit être plus que la médecine, plus qu’un art de
guérir : un art d’accompagner. Ce qu’elle tend à ne plus être. Les contraintes liées à la mobilité
professionnelle, au vieillissement de la population, à la saturation des cabinets de médecine libérale,
aux déserts médicaux, au regroupement des services et des équipements dans quelques grandes
Le mot dérive du lat. respectus, participe passé du vb. respicio d'infinitif respicere : « se retourner », «
avoir égard », prendre quelqu’un ou quelque chose « en considération ».
391
193
Les valeurs de la vie
structures mises en tension fragilisent cette relation qui pouvait exister en des temps plus propices aux
relations humaines. L’appel de Canguilhem à en revenir à une proximité bienveillante entre le médecin
et son patient est donc plus que jamais d’actualité.
Le dépistage peut ouvrir sur la détection d’une pathologie. Au dépistage succède alors la prise de
décision. L’équipe soignante ne saurait écarter le patient de cette prise de décision qui ne peut être
unilatérale à moins de perdre la dimension humaine qui doit toujours rester l’idéal déontologique
d’une médecine bien comprise. C’est de concert qu’ils doivent délibérer de l’opportunité de
l’intervention et, le cas échéant, de la nature de l’intervention à pratiquer. Le geste médical n’a rien de
protocolaire. Il doit être adapté à la demande qui est celle du malade. De là d’ailleurs l’une des
difficultés éthiques les plus aiguës auxquels les praticiens sont parfois confrontés : celle de savoir
quand « accorder la mort » lorsqu’elle est demandée. C’est également une interrogation qui ne manque
pas de susciter pour nous la redéfinition de la médecine comme « valorisation de la vie » : comment
une telle médecine peut-elle jamais s’autoriser l’euthanasie (sous quelque forme que ce soit) ?
L’avortement ? Comment la vie elle-même, qui valorise les normes occasionnant l’augmentation de sa
puissance d’agir – sa normativité – peut-elle en arriver à désirer ce qui la diminue ? Comment la vie
peut-elle vouloir la mort ? « L’homme libre, écrivait Spinoza, ne pense à rien moins qu’à la mort ; et
sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie »392. L’homme en souffrance ne serait
donc plus libre ? Peut-être est-ce là l’ultime définition de l’aliénation. La maladie serait alors bien, en
ses allures les plus limitatives, témoin d’un tout autre rapport au monde – à l’existence en général.
Sans recourir à des exemples aussi extrêmes, bien des situations impliquent le choix d’options
dont aucune n’est meilleure que l’autre dans l’absolu. Dilemme qu’il revient au patient de trancher
pour lui-même, de trancher en lui-même, mis sur un pied d’égalité avec l’équipe soignante susceptible
de lui apporter un complément d’information. Encore que cette notion d’« égalité » au sein de la
délibération ne soit pas non plus sans apporter son lot de difficultés. Il arrive également que le patient
voit son jugement drastiquement entamé par la crainte de l’intervention et se prononce, mu par la peur,
aux antipodes de son intérêt. Le cas de feu Steve Jobs, qui refusa obstinément de se faire exérer une
tumeur maligne, est paradigmatique. Steve Jobs que sa peur panique de l’intervention chirurgicale fit
orienter vers les médecines alternatives aux douces promesses sucrées. Par où l’on voit que la
rationalité du technicien ou du comptable hors pair qu’était le fondateur de Macintosh ne préserve en
rien contre les attitudes irrationnelles. Si peu que les praticiens eux-mêmes ne sont pas immunisés.
Comme l’écrit Canguilhem, « il revient au médecin de se représenter qu’il est un malade potentiel et
392
B. de Spinoza, op. cit., L. IV, prop. 67.
194
Les valeurs de la vie
qu’il n’est pas mieux assuré que ne le sont ses malades de réussir, le cas échéant, à substituer ses
connaissances à son angoisse »393.
D’où ressort cet impératif propédeutique d’une formation plus avancée des apprentis médecins
pour tout ce qui relève des relations humaines. Une anthropologie clinique telle que l’auteur l’appelle
de ses vœux ne doit pas avoir d’égard que pour la maladie ou l’éradication de la maladie quel qu’en
puisse être le prix à payer. Elle doit avant toute chose se recentrer sur le malade, sur la demande
particulière de la subjectivité souffrante. Quitte à ce que cette demande ne s’oriente pas dans le sens
idéal du médecin combattant. Quitte à ce que cette demande, pourvu qu’elle soit librement formulée,
c’est-à-dire éclairée, doivent signifier à terme l’échec de la thérapeutique. Canguilhem met en garde
les médecins contre le fantasme de toute-puissance qui pourrait altérer la décision des praticiens, tout
aussi pernicieux, tout aussi passionnel que l’appréhension des malades confrontés aux risques des
opérations. « Nous voici parvenu, remarque Canguilhem, au point où la rationalité médicale
s’accomplit dans la reconnaissance de sa limite, entendue non pas comme l’échec d’une ambition qui a
donné tant de preuves de sa légitimité mais comme l’obligation de changer de registre. Il faut s’avouer
enfin qu’il ne peut y avoir homogénéité et uniformité d’attention et d’attitude envers la maladie et
envers le malade, et que la prise en charge d’un malade ne relève pas de la même responsabilité que la
lutte rationnelle contre la maladie »394. Voici qui fait de la biomédecine une pratique du discernement,
amené à composer sans cesse avec le conflit permanent des valeurs de la vie.
Au-delà de procéder au déplacement de la frontière – et de sa référence – démarquant les notions
de normal et de pathologique, la thèse de Canguilhem a donc été pour lui une occasion de démontrer
qu’il n’est de « traitement » d’une maladie qui ne fasse l’économie d’un « traitement » du malade non
moins déterminant. Son analyse de la relation entre l’équipe soignante et le patient vise en ce sens à
résorber le gouffre, voire l’incompréhension qui a pu naître et s’aggraver entre le discours de celle-là
et le vécu de celui-ci. Améliorer la qualité des soins ne se peut faire sans en passer par l’amélioration
de la qualité de cette relation. « Le bon médecin traite la maladie. Le meilleur traite la personne qui a
la maladie », écrivait Sir William Osler (1849-1919). De même alors que l’œuvre de Canguilhem
pointait incidemment l’effacement du patient comme étant l’un des dévoiements de la médecine
moderne, une lecture actualisée de son œuvre pourrait tout aussi bien s’avérer salutaire dans le
domaine de la psychopathologie, de plus en plus prégnant. Comme en bien d’autres, n’en doutons pas,
qui interrogent directement la place laissée à l’être l’humain dans la médecine que nous destinons dès
aujourd’hui à devenir celle des générations futures.
G. Canguilhem, « Puissance et limites de la rationalité en médecine », dans Etudes d’histoire et de
philosophie des sciences, Vrin, Paris, 1968, p. 408-409.
394 G. Canguilhem, ibid.
393
195
Les valeurs de la vie
CONCLUSION
Toutes choses égales par ailleurs, la discipline psychopathologique qui avait amorcé la
reformulation des concepts médicaux dont Canguilhem serait l’instigateur en médecine somatique
pourrait sembler être aujourd’hui entrée dans une période réactionnaire qui voit resurgir peu à peu les
impairs méthodologiques qui avaient pu être les siens. Un retour caractérisé de façon emblématique
par une réhabilitation du principe de Broussais ; à savoir par un effacement furtif de la frontière entre
le normal et le pathologique que le DSM tend à encourager. Le normal de naguère devient le
pathologique du jour du fait de l’abaissement des seuils de diagnostic et de l’explosion cambrienne des
comportements dorénavant considérés comme des sociopathies. Les critères du normal et du
pathologique ne sont plus liés au vécu du patient ; ils redeviennent ceux de la médecine positiviste,
tenant pour objectifs des jugements de valeur imprégnés par une idéologie latente. Les pressions
informelles qu’exercent sur les prescripteurs les industries pharmaceutiques ainsi que les conditions
d’exercice du métier de thérapeute, touchant de plus en plus au taylorisme, achèvent de déshumaniser
la prise en charge des patients. Les praticiens perdent de vue la subjectivité souffrante. La psychiatrie
semble être retournée à son état prérévolutionnaire. Paraît avoir rétrogradé au fur et à mesure que les
instruments techniques se perfectionnaient. Sans doute cette inflation technique n’est-elle d’ailleurs
pas étrangère à ce processus de désincarnation. Toujours est-il que la médecine psychologique
contemporaine semble avoir pris le même chemin que celui que Canguilhem reprochait, à travers
Auguste Comte et de Claude Bernard, à la médecine moderne.
Nous avons vu comment la thèse sur Le normal et le pathologique tentait de mettre fin à cette
dérive. Comment l’épistémologie prônée par Canguilhem incitait à remettre le patient au cœur du
dispositif de soins, et posait ce faisant le vécu individuel de la maladie au premier plan des
préoccupations du praticien. Nous avons également montré comment l’expérience subjective de la
souffrance se voyait mise à parité avec le point de vue extérieur, prétendument dépassionné de la
discipline. En sorte que la pierre de touche de la médecine encouragée par Canguilhem consistait dans
l’écoute de la sensibilité et de l’intelligence de l’individu. Écoute elle-même légitimée d’un point de
vue théorique par cela que le pathologique est « intuition » et « expérience », évaluation par le patient
de son état à l’aune de sa propre normativité avant que d’être une donnée observationnelle. Nul ne
peut être juge de la « qualité » d’une vie qui ne serait pas la sienne. Or, c’est bien là ce que tendrait à
faire la nouvelle psychiatrie, s’appuyant sur une classification livresque peu soucieuse de la singularité
des cas. À la « moyenne » s’est substituée la « statistique » (le « S » de DSM) ; il n’est pas sûr que
nous en soyons plus avancés. Si la réforme psychopathologique a pu préfigurer et inspirer l’auteur
196
Les valeurs de la vie
pour entreprendre celle de la médecine somatique, il n’est qu’à espérer que son mouvement
sinistrogyre récent ne préfigure pas de même sa régression. Rien n’est encore acté.
Conclusion générale
Paru une première fois en 1943, l’essai de Canguilhem sur Le normal et le pathologique ouvrait
la voie à de nombreux travaux d’histoire et de sociologie des sciences. Pionnier en son domaine,
l’auteur le fut à bien des titres. Nombreux furent ses continuateurs (Bourdieu, Dagognet, Deleuze,
Foucault, Lecourt, etc.) qui ne manqueront pas de lui reconnaître une hardiesse théorique
passablement féconde. De lui savoir gré, en premier lieu, d’avoir su dégager la part de relativité que
véhiculent les sciences395. La médecine en particulier. Ceci à la faveur d’une approche transversale de
textes sans prétention philosophique revendiquée comme telle. Il y a, de ce point de vue, naissance
d’une nouvelle forme du « philosopher » marquant ce qui pourrait définir un avant et un après
Canguilhem. L’analyse des notions mobilisées par les théoriciens des sciences doit désormais être
réappariée à des problèmes eux-mêmes liés à des contextes. Toute attention portée à la genèse des
disciplines ne peut plus désormais se faire à l’exclusion d’une réflexion sur les valeurs qu’elle
véhicule souterrainement. Les scientifiques sont créateurs depuis toujours de ce qu’Althusser appelait
une « philosophie spontanée ». Au philosophe d’expliciter en quoi consiste cette philosophie ; par
suite, de la réconcilier avec la vie.
Un autre apport majeur de Canguilhem consiste à avoir redonné droit de cité à la personne
malade au sein de l’institution hospitalière. On peut loisiblement comprendre que la réification de
l’individu malade ou le primat de la science sur la technique aiet procédé d’autres raisons, moins
avouables, que l’intérêt de connaissance pure. Ou pour le dire sans équivoque, que le personnel
soignant ait lui-même sacrifié à cette tendance en vue de conjurer l’affect et l’attachement. Ce que
Canguilhem appelait les « problèmes humains concrets » ne fait pas qu’introduire à des dilemmes
moraux ; il confronte l’équipe médicale à la quotidienneté de la souffrance, de la détresse et de la
mort. En cela le jargon médical dépersonnalisant employé par les praticiens pourrait avoir fonction de
faire tampon entre l’être souffrant et les personnes aux prises avec son cas, d’assurer un recul
émotionnel prophylaxique et nécessaire aux prises de décision les plus délicates telles qu’un arrêt des
395
Auguste Comte lui-même n'envisageait-il pas déjà, bien que sans attribuer la même portée que
Canguilhem à ces propos, que « le caractère essentiel du nouvel esprit philosophique […] consiste dans sa
tendance nécessaire à substituer partout le relatif à l'absolu » (A. Comte, discours sur l'esprit positif (1844),
Paris, Vrin, 1974, p. 68) ?
197
Les valeurs de la vie
soins ou au contraire la mise en place de thérapeutique lourdes396. Symptomatique, dans le même ordre
de considération, l’omniprésence de l’humour noir dans les couloirs des hôpitaux (vécue de
l’intérieur), et qui se répercute dans les séries télévisées contemporaines (cf. House M.D.). Assez pour
relativiser très largement la part de l’intendance ou de la logistique dans cette économie de la
réification que dénonce Canguilhem, qui arbore toutes les caractéristiques d’un filtre protecteur.
L’on impute trop au manque de temps ; trop aux impératifs de gestion hospitalière, et bien trop
peu aux sentiments humains. Trop peu à l’empathie ou, pour user d’une langue moins équivoque, trop
peu à nos neurones miroirs. C’est en cela que la révolution anticopernicienne promue par Canguilhem
se présente d’abord comme un effort sur soi – une « pratique de soi ». La compassion transforme et
peut, loin d’aveugler, rendre plus attentif à la réalité de la maladie. Envisager l’écoute, c’est censément
prendre le risque de se laisser happer par une détresse humaine, bien trop humaine. Mais c’est aussi,
par capillarité, construire une relation sans laquelle la médecine perdrait ce qui a toujours fait sa raison
d’être. Perdre de vue qu’elle est un « auxiliaire de vie », l’auxiliaire de la vie, qui valorise la vie, et que
la vie est ainsi faite qu’elle n’est pas sans la mort. Ainsi l’individu souffrant doit-il redevenir ce qu’il
était depuis l’École de Cos : le sujet de sa maladie. Et c’est essentiellement à son égard, relativement à
son vécu et à son intuition d’être sensible que devront être corrigées les approches du normal et du
pathologique.
S’ensuit une révision systématique de tout un édifice épistémologique, de tout un appareil de
concepts inopérants élaborés par une médecine moderne à l’aune de dogmes réducteurs. Une médecine
limitée dans son approche comme dans ses résultats. Réforme qui s’accomplit à la faveur d’une
biologie d’obédience vitaliste ; d’où il ressort une nouvelle caractérisation de la vie comme ce qui lutte
contre l’indifférence, affirme des valeurs et croît dans sa puissance d’agir. En conséquence de quoi la
vie ne peut plus être définie comme épiphénomène de nature physico-chimique, fût-il protéiforme. La
vie est émergence, elle est dialogue avec elle-même, elle est affect et normativité. La vie est créativité.
C’est assez dire l’ampleur de la reformulation par Canguilhem du rôle, de la nature, de la
méthode et de la finalité de la médecine. C’est dire aussi qu’elle doit être pensée dans une tout autre
perspective que celle personnifiée par Comte et Claude Bernard. Une perspective qui, pour hétérodoxe
qu’elle pourrait aujourd’hui sembler, n’est pas sans avoir également compté parmi ses défenseurs
d’illustres patronymes. Loin que la réflexion de Canguilhem ait surgie du néant, elle est le fruit des
apports successifs de différents penseurs dont nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer quelques noms.
396
Un jargon dont la vocation désensibilisante semble s’inscrire dans le prolongement de l’humour noir de
carabin, et constituer dans le cadre hospitalier l’analogue fonctionnel de la terminologie technique employée
à l’armée.
198
Les valeurs de la vie
De philosophes, d’abord, pour ce qui concerne le regard général porté sur le vivant : Aristote, Galien,
Buffon, Spinoza, Kant, Nietzsche, Leriche, Bergson, Goldstein, Bachelard, Lagache pour ne citer que
quelques noms. Mais ce panorama serait encore trop cutané, superficiel, s’il ne faisait également droit
aux médecins vitalistes de l’École de Montpellier397, parmi lesquels Théophile de Bordeu (1722-1776)
et Paul-Joseph Barthez (1734-1806). Or, l’une des tendances lourdes de l’École de Montpellier a
toujours consisté à promouvoir, notamment contre l’école de Paris et ses représentants (François
Magendie, de Corvisart, Broussais, Laennec, etc.) l’idée que la vie manifestait une complexité propre ;
qu’elle ne pouvait en cela se laisser contenir dans une approche intégralement physicaliste. La
controverse ouverte entre ces deux Écoles, atteignant son point apical dans les années 1817 à 1852, fut
l’occasion de préciser cette position ; incidemment, de permettre à la biologie de se légitimer dans son
statut de science autonome. La retombée en désuétude du vitalisme au moins n’efface-t-elle pas cet
héritage.
Les partisans de l’École de Montpellier tenaient que la médecine devait assurément produire un
discours qui mît la science physiologique au centre de la connaissance de l'homme, mais en
maintenant celle-ci en relation avec les autres disciplines. L’École de Montpellier, tout en tenant la
biologie pour une science sui generis, la voulait conserver en synergie ou en interaction avec les autres
sciences – dont celles que nous appellerions « humaines ». L'homme n’étant qu’un bloc d’organes et
de tissus animés, se devait d’être appréhendé dans toutes ses dimensions. L’approche réductionniste de
la biologie a sans conteste ouvert le banc à d’indéniables avancées. Elle fut en cela, d’un point de vue
heuristique, ce que la mathématisation du monde sous l’égide de Descartes, de Galilée et de Newton
fut à la connaissance de la nature398. Il y a loin, nonobstant, qu’elle doive être considérée comme la
seule voie d’accès possible et efficace de la science du vivant. Il y a, d’une part, les faits, qui ne se
donnent jamais sans interprétation ; de l’autre, une « philosophie biologique » qui doit rester ouverte
pour demeurer féconde. D’où la substitution de la figure du « chercheur » à la celle du médecin de
Molière. La médecine ne constitue pas d’abord un corps de connaissance fixe et déterminée ; elle est
une perpétuelle inquisition. De même que la philosophie n’est pas la possession mais l’amour
bienveillant (philia) de la sagesse (sophia) vers laquelle nous tendons, faute de la posséder. Raison
pourquoi, malgré les contresens qui ont pu être faits de plus ou moins bonne foi, le « principe vital »
selon Barthez ne se donne pas comme une vérité de fait. Le principe vital est comme une aide
provisoire à l’interprétation, une hypothèse de travail qui permet d'opérer, d'agir dans la médecine
397
L’École de Montpellier elle-même bénéficiât de l’héritage lointain de la tradition salernitaine, influente
dès le XIIIème siècle. Cf. M. Bariéty, Ch. Coury, Histoire de la Médecine, Paris, librairie Arthème Fayard,
1963, p. 325-400.
398 Cf. P. Duhem, Sauver les phénomènes. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée (1908),
Paris, Vrin, coll. Bibliothèque des Textes Philosophiques, 2005 ; A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini,
Paris, Gallimard, 2003 ; idem, Études galiléennes (1939), vol. III : Descartes et Galilée, Paris, Hermann, 1986.
199
Les valeurs de la vie
pratique au service du malade – « au service de la vie » écrivait Canguilhem – à défaut d’être en
possession du savoir nécessaire à l’entente exhaustive des fonctions du vivant.
L’Essai de Canguilhem dans son ensemble, de pair avec les Réflexions de 1966, constitue à ce
titre un discours réflexif sur la médecine et un appel pour cette dernière à sans cesse se remettre en
cause, et à se réinterroger sur ses motivations. Parce qu’ils sont hommes avant d’être médecins, et
qu’il appartient à l’humanité de se forger des mythes, les médecins font de la métaphysique sans le
savoir. « Comme ils respirent », aurait écrit, contre certaines dérives du positivisme, l’épistémologue
Emile Meyerson399. Discours qui lève plus largement un coin du voile sur la vision que se constitue
d’elle-même une société à un moment de son histoire – et sur la compénétration de cette vision et des
sciences qui la reprennent et la diffusent tout en se réclamant d’une objectivité idéale. De l'univers de
tout vivant, en conclut Canguilhem, on pourrait faire le même constat que celui dressé par Robert
Reininger à propos de l'univers de l'homme : « notre image du monde est toujours aussi un tableau de
valeurs »
. Un penseur autrichien qui s’inscrivait lui-même dans le courant vitaliste, s’inspirait
400
également de Nietzsche et contribua aussi à développer une théorie de la connaissance fondée sur une
axiologie.
Se peuvent envisager deux principales approches de l’histoire de la science et de la connaissance
au XXème siècle, dont l’école dite française et à ce titre représentative : une tendance « sociologique
», en premier lieu, intéressée aux pratiques de ceux qui produisent ces savoirs ainsi qu’à leur contexte
d’émergence ; une autre plus strictement « épistémologique », qui s’attache à théoriser la logique
propre de la connaissance401. La réflexion de Canguilhem se situe à l’intersection de ces deux
tendances, préoccupée autant par l’exercice concret de la médecine que par les textes qui la théorisent.
Le philosophe, en replaçant ses analyses dans une perspective historique, ne fait ainsi pas seulement
que s’interroger sur ce que la science connaît ou ne connaît pas encore à une certaine époque ; il se
demande encore ce que pouvait signifier cette compréhension au regard de l’époque. Il marque en cela
des points d’escale à l’occasion desquels, comme le formule Labarrière, « le philosophe, arrêtant son
mouvement, réfléchit pour dégager sa signification »402. Un intérêt majeur de cette exploration «
diachronique » de la terminologie utilisée par la médecine et de l’exhibition du sens qu’elle revêt aux
différentes époques réside en ce qu’elle permet une distanciation d’avec nos propres préjugés en la
399
« L'homme fait de la métaphysique comme il respire, sans le vouloir et surtout sans s'en douter la plupart
du temps » (E. Meyerson, « De l'analyse des produits de la pensée », dans Essais (1936), rééd. Corpus des
œuvres philosophiques en langue française, Paris, Fayard, 2009).
400 « Unser Weltbild ist immer zugleich ein Wertbild ». Cf. R. Reininger, Wertphilosophie und Ethik,
Braumüller, Vienne, Leipzig, 1939, p. 29.
401 Cf. P. Nouvel, Philosophie des sciences, Paris, Presses Universitaires de France, Collection Licence, 2011,
p. 224.
402 P.-J. Labarrière, Au fondement de l'éthique. Autostance et relation , Paris, Editions Kimé, 2004, p. 52.
200
Les valeurs de la vie
matière. De même que la santé ne nous est aperçue comme telle que par contraste avec la maladie, les
valeurs actuellement véhiculées par l’idéologie médicale nous apparaissent à la faveur du contrepoint
que constitue les précédentes « visions du monde ».
Canguilhem prouve à cette enseigne qu’il est possible de penser différemment. Que les contours
de certaines notions ne sont rien moins que contingents ; que certaines frontières peuvent être
déplacées, redéfinies sous un autre rapport – ainsi de celle qui départit le « normal » et le «
pathologique ». De l’œuvre de Canguilhem, nous pourrions dire ce que son premier disciple disait de
tout exercice philosophique : que « son enjeu [est] de savoir dans quelle mesure le travail de penser sa
propre histoire peut affranchir la pensée de ce qu'elle pense silencieusement et lui permet de penser
autrement »403. Prendre conscience de ses impensés pour penser autrement. Se dégager d’une pensée
dominante, commune, admise afin, peut-être, d’ouvrir une autre voie. Un geste autocritique et salutaire
à plus d’un titre, que la médecine et, au-delà, l’ensemble des disciplines et des départements de la
connaissance seraient avisés de reproduire.
Nous avons ainsi constaté qu’un résultat déterminant de ces investigations est obtenu avec la
mise au jour des « idéologies »404 qui traversent les sciences et « formatent » autant le regard que le
discours des scientifiques. Des hiérarchies de valeur évolutives, inscrites dans leur contexte, qui
conduisent à faire émerger certains problèmes et en dissimulent d’autres ; qui imprègnent la théorie,
qui lestent la nomenclature et rejaillissent dans la pratique clinique ainsi – concernant la médecine –
que dans le rapport que les praticiens entretiennent avec les patients. Ce dévoilement des réseaux
normatifs qui structurent la pensée dans une certaine culture à une certaine époque correspondait à un
premier moment de l’épistémologie de Canguilhem : son moment « archéologique », « analytique »,
moment d’exposition conduit à la faveur d’une lecture historique des concepts biologiques. Par cette
première approche, est imparti à la philosophie le rôle de dégager les normes sous-jacentes qui
structurent les modèles au sein desquels la vie humaine trouve à se déployer. Ainsi l’auteur ressaisit-il
sa discipline comme un « effort de l'esprit humain pour donner une valeur à l'expérience humaine ».
Or ce premier moment, sobrement descriptif, de l’épistémologie de Canguilhem va s’associer
d’une seconde composante, critique, de ce même maillage de normes. Il s’agira dès lors pour la
philosophie non plus seulement d’exhiber les valeurs dissimulées dans l’épaisseur des concepts
médicaux, mais d’opérer sur elles une sélection, une déflection, un choix qui permette d’aviser
lesquelles peuvent être dignes de devenir des valeurs de l’expérience humaine. À l’articulation entre
M. Foucault, Histoire de la sexualité, Tome II : L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, « tel », 1984, p. 15.
Cf. G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie (1977), Paris, Vrin,
Bibliothèque des Textes Philosophiques, 2009.
403
404
201
Les valeurs de la vie
d’une part, le dégagement des normes d’évaluation des concepts médicaux et, d’autre part, leur
réajustement critique se profile un second problème épistémologique. Est en question la possibilité
pour la philosophie de dégager une norme de second niveau, une méta-norme d’évaluation des valeurs
de la vie qui serait aux normes du jugement ce que la méta-éthique est à l’éthique. Si le vivant se situe
du côté de l’action et la philosophie du côté de la réflexion ; si, pour paraphraser Bergson, le
biologique sensible se donne dans l’intuition et la philosophie dans l’intellect405, comment alors peuton « penser le mouvant »406 ? Comment la réflexion, qui est mise à distance, peut-elle redevenir
présente et attentive à ce qu’il y a de plus intime et de moins saisissable en l’homme ? Peut-on jamais
théoriser des normes d’évaluation de la vie, étant ceci que la vie se caractérise de par la variabilité de
ces normes ? Peut-on, en d’autres termes, réconcilier philosophie et vie sans égarer la vie en voulant
s’en saisir, sans réifier la vie ? Tel est l’enjeu de la nouvelle alliance que Canguilhem propose entre
philosophie et sciences ; tel, également, le défi lancé au vitalisme.
Le vitalisme, en ce qu’il donne la priorité au singulier pathologique sur la normalité pensée, à
l’expérience vécue sur le savoir extrapolé, au point de vue subjectif sur le regard objectivant de
l’observateur théoricien, à la totalité sur la partie analysée isolément et au comportement sur le
symptôme, le vitalisme lui seul permet d’envisager une authentique philosophie de la vie – soit un
ressaisissement critique de la vie sur elle-même. Encore ce privilège ne résout-il pas la question de
savoir ce qui donne à la philosophie sa légitimité pour investir le champ de la biomédecine. Pourquoi
philosopher sur le vivant ? Pourquoi ne pas laisser aux sciences biomédicales le soin de réguler ellesmêmes leurs normes du vivant ? Pourquoi ne pas leur laisser la discrétion d’arrêter leurs valeurs
d’action ? La vie n’est-elle pas leur domaine ? – Elle l’est, sans aucun doute ; mais n’est pas moins
405
« Ainsi, à ne considérer que les cas limites où l'on assiste au triomphe complet de l'intelligence et de
l'instinct, on trouve entre eux une différence essentielle : l'instinct achevé est une faculté d'utiliser et même
de construire des instruments organisés ; l'intelligence achevée est la faculté de fabriquer et d'employer des
instruments inorganisés […] Nous donnerons de la distinction entre l'intelligence et l'instinct cette formule
plus précise : l'intelligence, dans ce qu'elle a d'inné, est la connaissance d'une forme, l'instinct implique celle
d'une matière[…] Il y a des choses que l'intelligence seule est capable de chercher, mais que, par elle-même,
elle ne trouvera jamais. Ces choses, l'instinct seul les trouverait ; mais il ne les cherchera jamais […] Nous ne
sommes à notre aise que dans le discontinu, dans l'immobile, dans le mort. L'intelligence est caractérisée par
une incompréhension naturelle de la vie. C'est sur la forme même de la vie, au contraire, qu'est moulé
l'instinct. Taudis que l'intelligence traite toutes choses mécaniquement, l'instinct procède, si l'on peut parler
ainsi, organiquement. Si la conscience qui sommeille en lui se réveillait, s'il s'intériorisait en connaissance au
lieu de s'extérioriser en action, si nous savions l'interroger et s'il pouvait répondre, il nous livrerait les secrets
les plus intimes de la vie » ; « Intuition et intelligence représentent deux directions opposées du travail
conscient : l'intuition marche dans le sens même de la vie, l'intelligence va en sens inverse, et se trouve ainsi
tout naturellement réglée sur le mouvement de la matière. Une humanité complète et parfaite serait celle où
ces deux formes de l'activité consciente atteindraient leur plein développement » (H. Bergson, L'évolution
créatrice (1907), Paris, PUF, Collection Bibliothèque de philosophie contemporaine, p. 99-122 et p. 180181).
406 H. Bergson, La pensée et le mouvant (1934), Paris, PUF, « Quadrige », 1998.
202
Les valeurs de la vie
celui de la philosophie. Philosophie et médecine procèdent toutes deux d’un même mouvement de
retournements face aux impairs de l’existence. Toute deux procèdent d’un étonnement face à la vie.
Elles naissent de l’intuition que « quelque chose ne fonctionne pas », que quelque chose s’est déréglé,
qui ne va plus de soi, qu’il faut comprendre pour réparer. Ce qui fait tout l’intérêt de la première au
regard de la seconde des disciplines posées vis-à-vis est le recul dont dispose la philosophie pour
composer sa hiérarchie des normes, moyennant une recherche transversale mêlant l’histoire et
l’anthropologie. L’autre prérogative de la philosophie consiste en ce qu’elle est, certes, une technique
comme le peut être la médecine ; mais une technique particulière, dans la mesure où elle ne porte pas
essentiellement sur la recherche des moyens en vue de la satisfaction d’une fin : elle a juridiction sur
l’intégralité de l’existence, sur la vie même de chaque individu, lui conférant « une unité de mesure
pour les conflits, litiges, désordres »407.
Ce recours à la fonction axiologique de la philosophie est devenu d’autant plus nécessaire,
affirme Canguilhem, que ce ne sont plus (dans l’Occident de la postmodernité) à des principes figés et
arrêtés par des absolutismes autoritaires que la médecine peut référer ses décisions éthiques – qu’il
s’agisse d’éthique médicale pensée au jour le jour ou bien, plus largement, de bioéthique comme
maximes générales d’action. Ce sont toujours à des principes ; mais désormais à des principes
appréhendés dans ce qu’ils ont de contingent, de relatif, parfois d’antagoniste. De conflictuel, depuis
que les sociétés modernes ont cessé d’être gouvernées par de communes visions du monde. En fait,
depuis l’apparition des sciences. Jusqu’à ce jour où l’Europe renaissante a cessé d’aviser le monde par
le truchement des Écritures pour procéder à sa révolution intellectuelle. C’étaient auparavant « les
techniques, les arts, les mythologies et les religions qui valorisaient spontanément la vie humaine »408.
Après l'apparition de la science, « ce sont encore les mêmes fonctions, mais dont le conflit inévitable
avec la science doit être réglé par la philosophie, qui est expressément philosophie des valeurs »409.
L’antique philosophie, qui ne se dissocie pas de l’exercice moral410 et des pratiques de soi411, acquiert
par voie de conséquence une nouvelle légitimité, mise en demeure d’arbitrer les conflits entre ces
différentes valeurs. Elle redevient cette réflexion sur la morale que Nietzsche voyait en elle,
G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 20.
G. Canguilhem, op. cit., p. 117.
409 G. Canguilhem, ibid.
410 Cf. P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique , Paris, Albin Michel, 2002 ; idem, La Philosophie
comme manière de vivre, Paris, Albin Michel, 2002.
411 Les « exercices de soi, par lesquels on essaie de s’élaborer, de se transformer et d’accéder à un certain
mode d’être » (M. Foucault, Dits et Écrits, vol. 2 : 1976-1988, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p.
1528). Voir également A. Larivée, « Un tournant dans l'histoire de la vérité ? Le souci de soi antique », dans
Critique (Revue), vol. 58, n° 660, Paris, 2002, pp. 335-353.
407
408
203
Les valeurs de la vie
l’axiologie qu’elle avait cessé d’être en se perdant, avec le christianisme, dans la perpétuation de
valeurs mortifères412.
En sorte que le ressaisissement de la vie par la philosophie n’opère pas davantage une réification
de la vie qu’un renoncement à toute velléité de thématisation ou de problématisation. La pensée
vitaliste renoue bien au contraire avec la vie en ce qu’elle cherche retrouver son sens, qui est celui
d’une valorisation de la créativité. C’est dans cet horizon que s’inscrit l’épistémologie de Canguilhem.
Son approche dynamique des différents concepts, des théories et des erreurs en sciences reflète celles
de la vie s’élaborant et se revisitant sans cesse en dialogue avec son environnement/contexte : « la
connaissance, écrit l’auteur, consiste concrètement dans la recherche de la sécurité par réduction des
obstacles, dans la construction de théories d'assimilation. Elle est donc une méthode générale pour la
résolution directe ou indirecte des tensions entre l'homme et son milieu »413. En découvrant la vie
comme une activité de lutte contre l’indifférence, l’état de santé comme volonté de puissance et la
pathologie comme témoignant d’autres allures possibles de la vie, Canguilhem trace une voie que la
philosophie peut explorer pour éprouver l’analogie entre pensée de la science et science de la pensée.
Qui est aussi identité de structure entre le déploiement de la vie et de la science de la vie, attendu que
toute connaissance possible de la vie est émanée d’elle-même : la vie, pour Canguilhem, s’autodévoile au travers de la science. L’épistémologie n’est alors plus que la biologie appliquée à la science
dans son devenir vital, marquée par des ruptures qualitatives qui dénotent ses allures, ses équilibres
systémiques précaires auxquels Foucault donnera le nom d’épistémè, ses erreurs heuristiques et ses
remaniements constants dont l’éventualité féconde atteste de de la vitalité. L’incarnation de la
philosophie se fait alors dans une perspective de mise au jour de la normativité vitale innervant toutes
les dimensions de l’existence humaine : le culturel rejoint le naturel, et l’histoire des idées l’histoire
des organismes, le culturel n’étant en fin des fins – Clausewitz nous en excuse – que le «
prolongement des organismes par d’autres moyens ».
Incidemment ; ou plutôt combinant les dimensions éthiques, pratiques et théoriques de l’Essai sur
le normal le pathologique dont on a assez dit le poids en termes d’implications cliniques, sont livrés
aux lecteurs tant les outils que la matière disciplinaire propice à l’engagement d’une réflexion sur les
statuts futurs de la médecine – physiologique comme psychiatrique –, celui de la recherche, de la
pratique du soin en général, des politiques de santé et de leurs retombées sociales à plus ou moins long
terme. Nous ne saurions insister assez sur la profonde actualité de Canguilhem. La désuétude du
Cf. F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles ou Comment philosopher à coups de marteau , Paris, Folio
essais, 1988.
413 G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Librairie Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes
philosophiques, 2000.
412
204
Les valeurs de la vie
vitalisme consécutive à l’avènement de la biochimie et de la génétique414 ne saurait entamer ce qui
reste une piste de réflexion précieuse pour les sciences de la vie. En 1952, lorsque paraît son second
ouvrage phare, La connaissance de la vie, l’auteur pouvait encore écrire qu’« un vitaliste est un
homme qui induit à méditer sur les problèmes de la vie davantage par la contemplation d'un œuf que
par le maniement d'un treuil ou d'un soufflet de forge »415. La découverte de l'ADN allait faire la
lumière sur la subtile constitution des treuils et des soufflets dissimulés sous la coquille de l'œuf.
L’horloge vivante n’en est pas mieux comprise. Que les mécanismes du vivant ne nous soient plus si
mystérieux qu’ils pouvaient l’être en d’autres temps, c’est là chose dont on ne peut douter. Cela ne
signifie pas que tous nous soient connus. Notre ignorance grandit, bien au contraire, avec notre savoir ;
et le physicalisme sous ses modernes avatars est encore loin d’avoir élucidé tous les arcanes de la
matière animée. C’est en ceci, écrit l’auteur, « qu’un rationalisme raisonnable doit savoir reconnaître
ses limites et intégrer ses conditions d’exercice ; l’intelligence ne peut s’appliquer à la vie qu’en
reconnaissant l’originalité de la vie. La pensée du vivant doit tenir du vivant l’idée du vivant »416.
Le vitalisme propose à cette enseigne un éclairage philosophique sur le vivant dont la médecine
contemporaine aurait par trop tendance à faire l’économie. Économie de pensée, déplorons-nous ;
économie, par suite, d’égards pour le patient dont la vie altérée (devenue autre) manque d’être
reconnue dans son originalité. Et le patient lui-même d’être entendu dans sa demande. Encore que
toute demande liée à de nouveaux possibles en termes de technique (GPA, nanotechnologie,
augmentation, etc.) doive faire l’objet d’une délibération publique. D’où, à nouveau, l’utilité pratique
de la philosophie. Philosopher, c’est d’abord arbitrer des conflits de valeurs. Conflits éthiques et
bioéthiques. Qu’au moins si dérives il y a, puisse émerger une forme de contre-discours qui ne laisse
pas démunie la société civile. Qu’au moins le citoyen ne soit pas exclu de la controverse sur les enjeux
à plus ou moins long terme des progrès scientifiques ; ne soit pas, en somme, toujours placé devant le
fait accompli. La science ne décide pas de ce que nous devons faire des connaissances qu’elle nous
obtient. Au commencement doit demeurer le verbe – et non l’action comme s’en avisait Faust417. La
pensée en amont doit précéder la décision. Ceci bien que l’ensemble des cas de figure – et l’expérience
l’atteste – ne sauraient être anticipés, tant la réalité dépasse les limites franches de l’imagination. « La
414
« Le vitalisme a besoin, pour survivre, que subsistent en biologie, sinon de véritables paradoxes, au moins
des "mystères". Les développements de ces vingt dernières années en biologie moléculaire ont
singulièrement rétréci le domaine des mystères, ne laissant plus guère, grand ouvert aux spéculations
vitalistes, que le champ de la subjectivité : celui de la conscience elle-même. On ne court pas grand risque à
prévoir que, dans ce domaine pour l’instant encore "réservé", ces spéculations s’avéreront aussi stériles que
dans tous ceux où elles se sont exercées jusqu’à présent » (J. Monod, op. cit., chap. II).
415 G. Canguilhem, op. cit., p. 12.
416 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 108.
417 J.W. von Goethe, Faust, trad. G. de Nerval, Paris, Garnier Flammarion, Théâtre étranger, 1999.
205
Les valeurs de la vie
chouette de la déesse Minerve, s’en ouvrait mélancoliquement Hegel, ne prend son vol qu’à la tombée
de la nuit »418.
Nous voudrions conclure par ce qui est peut-être l’ultime enseignement de Canguilhem.
Enseignement qu’il nous dispense par voie d’exemplarité, et qui ressort en filigrane tout au long ses
œuvres. L’auteur nous livre à travers ses travaux une démonstration magistrale de l’importance qu’il
peut y avoir pour la philosophie à s’intéresser à des domaines autres que le sien (en supposant que son
domaine ne soit pas précisément tout ce qui n’est pas elle). Non content d’être enrichissante pour la
philosophie en tant que pensée de la pensée, cette prise en compte le serait tout autant pour les
domaines considérés. La pratique doit être pensée et la pensée nourrie par la pratique. Indéniablement,
la formation philosophique de Canguilhem, sa connaissance de Nietzsche a forgé son regard ; et ce
regard projeté sur la médecine a ouvert la médecine à des évolutions qu’elle n’aurait pas connues
spontanément. Réciproquement, sa connaissance de la médecine a très probablement nourri, incarné,
participé à asseoir ses positions philosophiques au sujet de la vie. La thèse de Canguilhem nous
semble par conséquent fournir l’entière démonstration du postulat qui l’introduit : « La philosophie est
une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute
bonne matière est étrangère ». C’est là toute la fécondité des approches transdisciplinaires, dont
Canguilhem se fait à notre avis l’un des plus éloquents représentants.
G.W.F Hegel, Principes de la philosophie du droit (1821), Paris, Presses Universitaires de France,
Quadrige, 2013.
418
206
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MATHIEU Frédéric
Montpellier, mars 2014.
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Du même auteur
Le Dernier Mot (2008)
Kant et la Subjectivité (2008)
Les Texticules t. I, II, III (2009-2012)
Somme Philosophique (2009-2012)
Révulsez-vous ! (2011)
D’un Plateau l’Autre (2012)
Sociologie des Marges (2012)
Le Cercle de Raison (2012)
Platon, l’Égypte et la question de l’Âme (2013)
Une brève Histoire de Mondes (2013)
L’Apologie de Strauss-Kahn (2013)
Les Nouveaux Texticules (2013)
Le Miroir aux Alouates (2014)
Platon. Un regard sur l’Égypte t. I, II, III (2014)
Somme Philosophique t. II (2014)
Planète des Signes (à paraître)
Mythes à l’Écran (à paraître)
Des PDFs (gratuits) et les livres papiers (sur commande) sont disponibles à l’adresse :
http://texticules.fr.nf/
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Version 1.0
Dernière màj : mars 2014
Copyright © 2013 F. Mathieu
ISBN : 979-10-92895-03-2
Frédéric Mathieu
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