Bergson Canguilhem

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La Pensée
de la vie
chez
Bergson
et
Canguilhem
Essai de philosophie
Guillaume Chaumet
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Avant-propos
De la pensée
On fait de la philosophie parce qu’un jour on a
fait la rencontre avec la pensée. On a fait la rencontre
avec la pensée quant à l’occasion d’une pensée, on a
senti ce que celle-ci signifie. Une pensée, une vraie
pensée c’est ce qui hisse l’existence au-dessus d’ellemême en la mettant un ton au-dessus. C’est une
tonalité, une résonance dans l’intime qui fait que la
vie allant soudain au-delà d’elle-même, celle-ci se
révèle comme en relation avec un pays infini et une
terre d’éternité. La vie ayant alors sa couleur on a
envie de vivre. Liée à la vraie vie, la vie pensante, la vie
pensée, elle vaut la peine d’être vécue.
Un livre peut révéler le sens de la pensée
philosophique. Un cours entendu dans un
amphithéâtre ou dans une salle de classe. Une parole
glanée ici ou là, frappant le cœur comme une
fulgurance venue dont on ne sait où et faisant dire
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« Ça, c’est philosophique ». Une rencontre avec un
maître, un maître étant un être au contact duquel on se
sent redressé, on a envie de se redresser en découvrant
ce que peut être la droiture intérieure. Notre propre
intériorité peut aussi nous révéler la philosophie. Nous
avons soif de plénitude sans le savoir. Nous mourons
sans le savoir faute de plénitude. Jusqu’à ce que dans la
grisaille du monde soudain quelque chose vienne
déchirer cette grisaille et cette mort pour étancher
notre soif avec la fraîcheur de l’eau et de l’ombre dans
une oasis en plein désert.
Une pensée, c’est un climat, une atmosphère, un
milieu, comme le dit Vladimir Jankélévitch. Comme
l’air que l’on respire, une pensée permet de vivre. Un
être vivant vit non pas simplement quand il respire
dans la vie mais quand il respire la vie, celle-ci
respirant à travers lui. Un être pensant pense non pas
simplement quand il respire dans la pensée mais
quand celle-ci respire à travers lui parce qu’il respire
la pensée. En philosophie, un livre qui nous frappe
apprend à respirer dans la pensée parce qu’il respire la
pensée. Pour parvenir à un tel stade, il faut travailler.
C’est ce que fait tout vrai philosophe. Un philosophe
est un travailleur. Il travaille ses pensées en se
donnant une pensée et en revenant sur celle-ci pour se
laisser travailler et habiter par elle.
En 1785, quand Kant propose sa première version
de La critique de la raison pure celui-ci pose la
question de fond de la philosophie moderne. Où est la
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philosophie ? Y a-t-il encore de la philosophie ? S’il
pose cette question c’est parce qu’il a la réponse. La
philosophie n’existe plus. Parce qu’il n’y a plus,
comme dans l’Antiquité, des sages qui vivent celle-ci
et qui enseignent par leur vie à la vie. La philosophie
est devenue scolastique parce qu’elle est devenue
politique. Elle est devenue idéologique. Aujourd’hui
cette idéologie s’appelle la critique sociale. Au
XIXème siècle Nietzsche a lui aussi posé la question de
la philosophie en se demandant où est le philosophe
vivant qui vit vraiment la philosophie. Au XXème siècle
cette question a été reprise par Bergson et par
Canguilhem. Bergson a pensé la vie pour penser la
connaissance philosophique qui devrait exister et qui
n’existe plus. Pour penser il faut sentir ce que l’on
pense et ne pas avoir honte pour cela de sentir.
L’intellectuel du XXème siècle sait-il encore sentir ?
Non. Il fait de la critique. Il critique les discours en
démontant leur logique rationnelle, sociologique ou
psychologique comme un mécanicien démonte une
machine. D’où l’importance de revenir à la vie pour
revenir à la connaissance, seul le fait de vivre la pensée
permettant de retrouver le sens d’une idée et, derrière
elle, d’une vision. Dans le champ des sciences
Canguilhem va épouser la même démarche que celle
de Bergson. La science bien vécue est créatrice. Est-ce
toujours le cas ? Non. La science qui nous domine ne
s’intéresse pas à la science mais au pouvoir. Elle ne
nous parle pas de la réalité mais du pouvoir sur la
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réalité. Elle devrait être une science-contemplation,
une theoria comme chez les Grecs. Elle est devenue
une science-pouvoir, un kratos.
On ne pense pas la vie par hasard. Pour penser la
vie il faut avoir décidé de vivre et de faire du fait de
vivre un objet de pensée, mieux encore l’objet
suprême de la pensée. Ce qui est un signe de maturité
philosophique. Être philosophe qu’est-ce sinon
décider de vivre philosophiquement en vivant la
philosophie ? La vie comme objet de la pensée n’est
donc pas une pensée, mais la pensée. Nietzsche l’a
compris. Bergson et Canguilhem aussi. Pour des
raisons différentes. Nietzsche a choisi la vie comme
objet de sa pensée pour remédier à la crise de la
pensée de son époque, crise marquée par le nihilisme
que produit la perte du lien avec la vie. Bergson a
choisi la vie pour revenir à la vraie connaissance. Il est
courant de croire, comme le fait le rationalisme, que
celle-ci consiste dans le raisonnement. Elle réside en
fait dans l’intuition. Il faut avoir vécu la vie et senti
pour accéder à une pensée de la vie et non s’être
contenté de tenir des raisonnements à son sujet. Rilke
disait que l’on devient poète quand on a beaucoup
voyagé et vu beaucoup de pays, de villes et d’hommes.
Une vraie pensée n’est pas autre chose que de la vie
pure qui ouvre les horizons de la vie. D’où
l’importance de la vie. Une importance que
Canguilhem a parfaitement comprise quand il se
donne comme projet de réhabiliter le vitalisme. La
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vraie pensée n’est pas une pensée sur mais une pensée
de. Le monde est rempli de raisonneurs qui sont à
l’extérieur de l’existence en tenant des raisonnements
figés sur l’existence. La vraie pensée est ailleurs. Dans
ce qui vient de l’intérieur et qui, parce que cela vient
de l’intérieur, est multiple, riche, foisonnant,
débordant, dansant, musical. La vraie pensée est
comme la passion. Elle n’en finit pas de penser. Aussi
crée-t-elle une science ouverte qui n’est pas une
science mais la vie de la pensée. Nietzsche l’avait
compris. Il n’y a pas de meilleure façon de vivre que
de penser ni de meilleure façon de penser que de
vivre. La philosophie meurt quand elle l’oublie. Elle
ressuscite quand elle s’en souvient. Bergson et
Canguilhem ont su en leur temps rappeler cette leçon
essentielle de façon concise, intense, méditée. D’où ce
je-ne-sais-quoi qui ressort de leur lecture. Quelque
chose comme un plaisir. Le plaisir de vivre la pensée
et par là même de vivre.
Il y a dans cet essai de Guillaume Chaumet sur la
pensée de la vie chez Bergson et Canguilhem quelque
chose qui relève de l’esprit philosophique véritable.
Cela tient à la démarche, au travail et à ce je-ne-saisquoi issu de la démarche et du travail qui fait dire,
quand on le lit, que l’on a bien affaire là à de la
philosophie.
Bertrand Vergely.
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Bertand Vergely, ancien élève de l’École Normale
Supérieure, agrégé de philosophie, docteur en
philosophie enseigne en classes préparatoires. Il est
l’auteur de nombreux ouvrages dont entre autres La
Philosophie, Larousse, 1993 ; Le Philosophe et la Vie,
Desclée de Brouwer, 2005 ; Sommes-nous libres ? en
collaboration avec Henri Atlan, Salvator, 2012 ; La
tentation de l’homme-Dieu, Le Passeur, 2015.
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A la mémoire de mon père,
philosophe également, trop tôt disparu
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Introduction
L’étude des êtres vivants a suscité dès l’Antiquité
l’élaboration de théories visant à rendre compte de ce
qu’ils ont en commun : la vie.
Limitée à l’origine, et pendant longtemps réduite
à une approche descriptive de son objet, la biologie a
mis plus de vingt siècles à se constituer comme
science. Le terme « biologie » a d’ailleurs été créé et
utilisé pour la première fois au début du XIXe siècle
par Treviranus en Allemagne et par Lamarck, en
France, en 1802.
Foucault disait que l’histoire naturelle à l’époque
classique ne pouvait pas se constituer comme
biologie, et jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, en effet, la
vie n’existe pas mais seulement des êtres vivants. Et si
on peut parler de la vie, c’est seulement comme d’un
caractère (au sens taxinomique du mot) dans
l’universelle distribution des êtres.
Ce n’est que peu à peu que l’objet de la biologie
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s’est dégagé, non plus soumis à certaines
imprécisions, et a été progressivement délimité,
permettant à des méthodes et procédés de mener une
étude objective de l’être vivant, étude qui s’est vue de
plus en plus affinée et rigoureuse. Cependant, dans
cette démarche « contre-nature » d’analyse du vivant
par ce vivant qu’est l’homme, dans ce paradoxe « du
vivant séparé de la vie par la science et s’essayant à
rejoindre la vie à travers la science »1, l’homme s’est
trouvé confronté à la validité de l’étude de
phénomènes par nature inséparables des fonctions à
travers lesquelles ils se manifestent, pratiquement
impossibles à isoler, et de ce fait il ne pouvait
manquer de s’interroger sur la valeur de
l’expérimentation à laquelle il procédait, constatant
qu’elle était de nature à porter atteinte à son objet
même. L’ambiguïté du vivant pour la connaissance
devait donc conduire l’homme à renouer avec, ou à
prolonger, les explications fournies en d’autres temps
sur la nature de la vie.
Mais les progrès accomplis en biologie tout au
long du XIXe et au cours du XXe siècle, et surtout leur
efficacité explicative croissante (la naissance de la
génétique avec Mendel, mettant en évidence les lois
qui règlent la reproduction et la transmission de
l’hérédité ; les théories de l’évolution de Lamarck et
Darwin, permettant la compréhension de l’histoire
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Georges Canguilhem. La connaissance de la vie. Ed. Vrin – 2e éd. rev.
et augm. – nov. 1992 – p. 86.
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des espèces ; la théorie cellulaire dégagée par
Schleiden et Schwann, reconnaissant les êtres vivants
comme des organismes, c’est-à-dire des systèmes
existant par soi, dont toutes les parties sont
indépendantes et ont des fonctions qui concourent à
la conservation du tout ; la découverte de l’acide
désoxyribonucléique (A.D.N.) et de son mécanisme
de reproduction chimique, la présence des gènes sur
cette molécule à la structure en double hélice – Crick
et Watson – et tout le développement de la biologie
moléculaire), en révélant à quel point l’être vivant est
bien gouverné par les lois de la physico-chimie,
étaient de nature à écarter définitivement, en dépit
des difficultés pourtant rencontrées en chemin, toute
explication ne souscrivant pas à ces clés incontestables
d’interprétation.
Or, les voix de deux philosophes, l’un de la fin du
e
XIX siècle et de la première moitié du XXe, Henri
Bergson, l’autre totalement du XXe siècle (puisque né
au début du siècle, il s’est éteint en 1995), Georges
Canguilhem, tous deux rompus aux disciplines
scientifiques et très au fait, chacun en leur temps, des
découvertes scientifiques contemporaines, se sont
élevées pour penser la vie en d’autres termes que ceux
qui avaient cours ou tout au moins pour faire droit à
des explications qui prenaient leur distance par
rapport au discours ambiant, en rappelant
l’irréductibilité de la vie à l’entreprise des
scientifiques.
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