LE NORMAL ET LE PATHOLOGIQUE INTRODUCTION « C’est la vie elle-même et non le jugement médical qui fait du normal biologique un concept de valeur et non un concept de réalité statistique. La vie, pour le médecin, ce n’est pas un objet, c’est une activité polarisée dont la médecine prolonge, en lui apportant la lumière relative mais indispensable de la science humaine, l’effort spontané de défense et de lutte contre tout ce qui est de valeur négative. » Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 107 I PARTIE A) Médecine gréco-romaine - La maladie et la santé sont deux états de nature différente : « Le corps de l’homme renferme du sang, du phlegme, de la bile jaune et de la bile noire. Voilà ce qui constitue la nature du corps; voilà ce qui est cause de la maladie et de la santé. Dans ces conditions, il y a santé parfaite quand ces humeurs sont dans une juste proportion entre elles, tant du point de vue de la qualité que de la quantité, et quand leur mélange est parfait. Il y a maladie, en revanche, quand l’une de ces humeurs, en trop petite ou trop grande quantité, s’isole dans le corps au lieu de rester mêlée à toutes les autres. » Collection hippocratique (Nature de l’homme ) - La maladie et la santé sont deux états identiques, aux variations quantitatives près : « De telles constitutions, qui se ressentent promptement et fortement des erreurs (de régime), je dis, pour ma part, qu’elles sont plus faibles que les autres. Le faible est celui qui se rapproche le plus du malade, mais le malade est encore plus faible, et il lui revient de souffrir davantage à chaque fois qu’il s’écarte de la juste mesure. » Collection hippocratique (De l’ancienne médecine) - Ces deux idées chez Galien : « [...] la santé est à chercher dans ces deux choses : soit dans les fonctions (des organes) selon la nature, soit dans les constitutions des organes grâce auxquelles nous fonctionnons. De là suit que la maladie est soit une perturbation de ces fonctions soit une lésion de la constitution d’organes. Cependant, même lorsque nous dormons ou lorsqu’en général nous passons du temps dans l’obscurité et le calme ou encore lorsque nous sommes souvent couchés sans faire le moindre geste et que nous ne percevons absolument rien des stimuli extérieurs, nous ne sommes pas moins sains pour autant. Cela montre clairement qu’être en bonne santé ne veut pas dire fonctionner, mais être capable de fonctionner. [...] Mais si la santé consiste en cela, il est évident que la maladie est le contraire : soit une constitution d’organe contraire à la nature, soit la cause d’une perturbation de fonction. [...] La juste proportion est, selon le principe accepté, ce qui s’accorde avec la nature, non seulement dans les êtres vivants, mais aussi dans les plantes, les graines et tous les organes, alors que l’excès est ce qui est contraire à la nature. La santé serait alors une espèce de juste proportion, et la maladie serait l’excès. » Galien, De differentiis morborum « L’art médical représente la connaissance des gens sains, des personnes malades et de ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre. » Galien, L’art médical B) XIXe siècle - Selon Claude Bernard, entre la santé et la maladie la différence n’est que quantitative : « La santé et la maladie ne sont pas deux modes différant essentiellement, comme ont pu le croire les anciens médecins et comme le croient encore quelques praticiens. Il ne faut pas en faire des principes distincts, des entités qui se disputent l’organisme vivant et qui en font le théâtre de leurs luttes. Ce sont là des vieilleries médicales. Dans la réalité, il n’y a entre ces deux manières d’être que des différences de degré : l’exagération, la disproportion, la désharmonie des phénomènes normaux constituent l’état maladif. » Claude Bernard, Leçons sur la chaleur animale - Claude Bernard considère que les sciences du vivant possèdent leurs particularités et ne peuvent pas être ramenées aux lois physico-chimiques : « Nous croyons avec Lavoisier que les êtres vivants sont tributaires des lois générales de la nature et que leurs manifestations sont des expressions physiques et chimiques. Mais loin de voir, comme les physiciens et les chimistes, le type des actions vitales dans les phénomènes du monde inanimé, nous professons, au contraire, que l’expression est particulière, que le mécanisme est spécial, que l’agent est spécifique, quoique le résultat soit identique. Pas un phénomène chimique ne s’accomplit dans le corps comme en dehors de lui » Claude Bernard, II PARTIE A) Critique que G. Canguilhem fait de C. Bernard - Les exemples de Cl. Bernard trop « unilatéraux » « la continuité de l’état normal et de l’état pathologique ne paraît pas réelle dans le cas des maladies infectieuses, non plus que l’homogénéité, dans le cas des maladies nerveuses. » Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 62-63 - La pensée de Cl. Bernard indissociable de son temps « En cette théorie se fait jour, tout d’abord, la conviction d’optimisme rationaliste qu’il n’y a pas de réalité du mal. Ce qui distingue la médecine du XIXe siècle, surtout avant l’ère pastorienne, par rapport à la médecine des siècles antérieurs, c’est son caractère résolument moniste. En dépit des efforts des iatromécaniciens et des iatrochimistes, la médecine du XVIIIe siècle était restée, par l’influence des animistes et des vitalistes, une médecine dualiste, un manichéisme médical...de ce que le mal n’est pas un être, il ne suit pas qu’il n’y ait pas de valeurs négatives, même parmi les valeurs vitales, il ne suit pas que l’état pathologique ne soit rien d’autre, au fond, que l’état normal. » Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 79-80 « En somme, Claude Bernard a formulé dans le domaine médical, avec l’autorité de tout novateur qui prouve le mouvement en marchant, l’exigence profonde d’une époque qui croyait à la toute-puissance d’une technique fondée sur la science, et qui se trouvait bien dans la vie, en dépit, ou peut-être en raison, des lamentations romantiques. » Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 63 B) Problématisation - La maladie « Et le problème est le suivant : le concept de maladie est-il le concept d’une réalité objective accessible à la connaissance scientifique quantitative ? La différence de valeur que le vivant institue entre sa vie normale et sa vie pathologique est-elle une apparence illusoire que le savant doit légitimement nier ? » Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 52 - La médecine « C’est donc bien toujours en droit, sinon actuellement en fait, parce qu’il y a des hommes qui se sentent malades qu’il y a une médecine, et non parce qu’il y a des médecins que les hommes apprennent d’eux leurs maladies. » Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 69 C) Une nouvelle conception de la maladie, de la norme et de la santé - La santé selon R. Leriche et G. Canguilhem : « La santé est la vie dans le silence des organes » « Si la santé est la vie dans le silence des organes, il n’y a pas à proprement parler de science de la santé. La santé c’est l’innocence organique. Elle doit être perdue, comme toute innocence, pour qu’une connaissance soit possible ». Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 76-77 - La maladie précède la santé, la pathologie précède la physiologie : « Or il y a ici un oubli professionnel – peut-être susceptible d’explication par la théorie freudienne des lapsus et actes manqués – qui doit être relevé. Le médecin a tendance à oublier que ce sont les malades qui appellent le médecin. Le physiologiste a tendance à oublier qu’une médecine clinique et thérapeutique ...a précédé la physiologie. » Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 182 - C’est l’individu (le vivant) qui instaure la norme : « On a délégué au vivant lui-même, considéré dans sa polarité dynamique, le soin de distinguer où commence la maladie. » Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 155 - La maladie comme une norme rétrécie : « [...] la maladie est encore une norme de vie, mais c’est une norme inférieure en ce sens qu’elle ne tolère aucun écart des conditions dans lesquelles elle vaut, incapable qu’elle est de se changer en une autre norme. » Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 157 - La santé comme la capacité d’instaurer de nouvelles normes : « L’homme ne se sent en bonne santé – qui est la santé – que lorsqu’il se sent plus que normal – c’est-à-dire adapté au milieu et à ses exigences – mais normatif, capable de suivre de nouvelles normes de vie...l’homme se sent porté par une surabondance de moyens dont il lui est normal d’abuser. Contre certains médecins trop prompts à voir dans les maladies des crimes, parce que les intéressés y ont quelque part du fait d’excès ou d’omissions, nous estimons que le pouvoir et la tentation de se rendre malade sont une caractéristique essentielle de la physiologie humaine. » Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 174 « C’est l’abus possible de la santé qui est au fond de la valeur accordée à la santé, comme, selon Valéry, c’est l’abus du pouvoir qui est au fond de l’amour du pouvoir. L’homme normal c’est l’homme normatif, l’être capable d’instituer de nouvelles normes, même organiques. » Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 115-116 III PARTIE A) L’oeuvre de Canguilhem en France et ailleurs « Ôtez Canguilhem et vous ne comprendrez pas grand-chose à toute une série de discussions qui ont eu lieu chez les marxistes français ; vous ne saisirez pas non plus ce qu’il y a de spécifique chez des sociologues comme Pierre Bourdieu, Robert Castel, Jean-Claude Passeron, et qui les marqua si fortement dans le champ de la sociologie ; vous manquerez tout un aspect du travail théorique fait chez les psychanalystes et en particulier chez les lacaniens. Plus : dans tout le débat d’idées qui a précédé ou suivi le mouvement de 1968, il est facile de retrouver la place de ceux qui, de près ou de loin, avaient été formés par Canguilhem. » Michel Foucault, « La vie : l’expérience et la science » « La trilogie « Bachelard, Canguilhem, Foucault » correspond bien à une tradition antipositiviste dans la philosophie française des sciences, mais elle ne doit pas masquer la valeur singulière d’un philosophe au sens plein du terme, formé auprès d’Alain à la fin des années 1920, admirateur de Valéry, lecteur attentif de Bergson, essentiellement préoccupé de morale et de politique ; un héros de la Résistance enfin qui aura connu l’épreuve affective et intellectuelle de voir tant d’amis tomber au combat, tant d’autres ne pas y participer ; de leur avoir survécu à tous jusqu’en 1995 dans une retraite vigilante. » D. Lecourt, Georges Canguilhem, p. 109-110 B) Le naturalisme de C. Boorse - Le jugement est uniquement scientifique, pas de jugement de valeur : « Le niveau fondamental de description auquel décider du statut pathologique d’un organe comme le cœur par exemple, peut relever d’un jugement scientifique et empirique qui soit indépendant des valeurs » E. Giroux, L’après-Canguilhem, p. 13 « ...la classification des états humains comme sains ou pathologiques est une question objective, que l’on doit résoudre à partir des faits biologiques de la nature sans qu’il soit nécessaire de recourir à des jugements de valeur. » E. Giroux, L’après-Canguilhem, p. 61 C) Le holisme de L. Nordenfelt - La santé définie par trois facteurs : La sante est la « capacité qu’une personne a, dans des circonstances acceptées, de réaliser ses buts vitaux, c’est-à-dire [...] ceux nécessaires et suffisants pour vivre un bien-être minimal et durable » E. Giroux, L’après-Canguilhem, p. 112 - La spécificité de la théorie holistique de Nordenfelt : « Ainsi, dans cette théorie de l’action, les notions de « normativité vitale » et de « capacité normative » introduites par Canguilhem se trouvent conceptualisées dans les termes de la relation des capacités d’un sujet à ses buts vitaux. La normativité est ici avant tout fondée dans l’intentionnalité d’un sujet plutôt que dans la biologie. » E. Giroux, L’après-Canguilhem, p. 112-113