EVIDENCE-BASED MEDICINE Nutrition Faut-il proposer une pharmaconutrition périopératoire à un malade au cours d’un acte de chirurgie digestive majeure ? Xavier Hébuterne, Nice. Ce qu’il faut retenir Une pharmaconutrition pré- et périopératoire avec un mélange de pharmaconutriments (arginine, acides gras n-3 et nucléotides) permet de réduire les complications infectieuses postopératoires et la durée d’hospitalisation après une chirurgie pour cancer digestif. La pharmaconutrition périopératoire semble bénéficier surtout aux malades dénutris, qui représentent la grande majorité des malades qui subissent ce type de chirurgie. niveau de preuve P 1 lusieurs études ont voulu évaluer l’intérêt de la pharmaconutrition périopératoire chez des malades devant bénéficier d’une chirurgie digestive majeure pour cancer. Deux études, l’une italienne et l’autre allemande (1, 2), suggèrent que la pharmaconutrition périopératoire (préopératoire par voie orale et postopératoire intrajéjunale) à l’aide d’un mélange nutritif enrichi en arginine, huile de poisson et nucléotides réduit les complications postopératoires et la durée d’hospitalisation comparativement à une supplémentation standard. Cependant, dans ces études, il n’y avait pas de groupe contrôle, les malades n’étaient pas stratifiés selon l’état nutritionnel et la part revenant à l’intervention nutritionnelle pré- ou postopératoire est impossible à définir. Dans une autre étude, L. Gianotti et al. (3) ont randomisé 305 malades non sévèrement dénutris (perte de poids < 10 %) devant subir une chirurgie digestive programmée pour cancer (œsogastrique, pancréatique ou colique). Le groupe 1 (n = 102) recevait un support nutritionnel préopératoire (1 000 ml/j d’un mélange enrichi en arginine, huile de poisson et nucléotides) par voie orale pendant 5 jours. Le groupe 2 (n = 101) recevait la même supplémentation préopératoire plus une nutrition entérale intrajéjunale commencée dès la douzième heure 46 | La Lettre de l’Hépato-Gastroentérologue • Vol. XVII - n° 1 - janvier-février 2014 postopératoire et poursuivie jusqu’à la reprise de l’alimentation normale. Les malades du groupe 3 (n = 102) n’avaient aucune supplémentation pré- ou postopératoire et constituaient le groupe contrôle. En intention de traiter, l’incidence des complications infectieuses postopératoires était de 13,7 % dans le groupe 1, de 15,8 % dans le groupe 2 et de 30,4 % dans le groupe 3 (p = 0,006 versus groupe 1 ; p = 0,02 versus groupe 2). La durée moyenne d’hospitalisation était de 11,6 ± 4,7 jours dans le groupe 1, de 12,2 ± 4,1 jours dans le groupe 2 et de 14,0 ± 7,7 jours dans le groupe 3 (p = 0,008 versus groupe 1 ; p = 0,03 versus groupe 2). Cette étude, menée de manière particulièrement rigoureuse, démontre que, en intention de traiter, une supplémentation orale avec un mélange nutritif enrichi en pharmaconutriments dans les 5 jours qui précèdent un acte de chirurgie digestive pour cancer chez un malade non dénutri réduit la morbidité postopératoire et la durée d’hospitalisation. D’autres études ont confirmé ces données. La dernière méta-analyse en date a regroupé 19 essais randomisés contre placebo qui ont évalué le rôle de la pharmaconutrition périopératoire chez 2 331 patients opérés d’un cancer digestif (4). Les résultats montrent que la pharmaconutrition périopératoire réduit les complications postopératoires infectieuses (RR = 0,44 ; IC95 : 0,32-0,60 ; p < 0,01) et non infectieuses (RR = 0,72 ; IC95 : 0,540,97 ; p = 0,03) ainsi que la durée d’hospitalisation (− 2,62 jours ; IC95 : − 3,26 - − 1,97 ; p < 0,01). Six essais regroupant 548 patients ont évalué la pharmaconutrition préopératoire seule et ont montré qu’elle réduisait les complications infectieuses postopératoires (RR = 0,45 ; IC95 : 0,31-0,65 ; p < 0,01) ainsi que la durée d’hospitalisation. Trois essais ont comparé la pharmaconutrition préopératoire et la pharmaconutrition périopératoire. Aucune différence n’a été observée. Nutrition 90 p = 0,03 Pharmaconutrition 80 Malades avec infection du site opératoire (%) Dans une étude récente non prise en compte dans la dernière méta-analyse, une équipe japonaise a souhaité évaluer l’effet d’une pharmaconutrition préopératoire de 5 jours chez des malades non dénutris qui devaient bénéficier d’une gastrectomie totale pour cancer (5). Deux cent quarante-quatre malades âgés en moyenne de 65 ans ont participé à l’étude ; 127 ont reçu une pharmaconutrition préopératoire et 117 n’ont reçu aucune supplémentation. Le stade tumoral et le type de résection (le plus souvent une gastrectomie totale seule) étaient identiques dans les 2 groupes. Treize malades ont été exclus de l’étude : 10 parce qu’ils avaient bénéficié d’une laparotomie exploratrice sans gastrectomie et 3 parce qu’ils avaient été inclus à tort, en raison d’une perte de plus de 10 % de poids corporel en préopératoire, ce qui était un critère d’exclusion. Cent vingt malades ont finalement été retenus pour l’analyse dans le groupe pharmaconutrition et 111 dans le groupe contrôle. Une infection du site opératoire est survenue chez 22,5 % des malades du groupe pharmaconutrition, contre 20,7 % des malades du groupe contrôle (RR = 1,09 ; IC95 : 0,66-1,78). De même, la survenue de n’importe quel type de complication (30,8 versus 26,1 %) ou d’un syndrome de réponse inflammatoire systémique (SIRS) [38,3 versus 30,6 %] et la durée moyenne d’hospitalisation (18 [9-85] versus 17 j [10-88]) n’étaient pas significativement différentes dans les groupes pharmaconutrition et contrôle, respectivement. Dans le sous-groupe des 34 patients qui avaient perdu plus de 5 % de leur poids en préopératoire, une infection du site opératoire est apparue chez 10 (47,6 %) des 21 sujets qui avaient reçu une pharmaconutrition, contre 11 (84,6 %) des 13 sujets du groupe contrôle (RR = 0,56 ; IC95 : 0,340,93 : p = 0,031) [figure]. Cette étude ne confirme donc pas l’intérêt de la pharmaconutrition préopératoire avant une chirurgie pour cancer gastrique. Cependant, la grande majorité des malades n’était pas dénutrie, ce qui est rarement le cas en Europe chez un malade porteur d’un cancer gastrique. Cette différence entre l’Europe et le Japon EVIDENCE-BASED MEDICINE Contrôle 70 60 50 40 30 NS 20 10 0 Perte de poids < 5 % Perte de poids ≥ 5 % NS : non significatif Figure. Pourcentage de malades avec ou sans perte de poids d’au moins 5 % qui ont présenté une infection du site opératoire en fonction du traitement préopératoire. est probablement à mettre sur le compte du dépistage systématique du cancer de l’estomac dans ce pays. Par contre, dans le petit groupe des malades initialement dénutris, les résultats rejoignent ceux ■ des séries européennes. Références bibliographiques 1. Braga M, Gianotti L, Radaelli G et al. Perioperative immunonutrition in patients undergoing cancer surgery. Results of a randomized double-blind phase 3 trial. Arch Surg 1999;134(4):428-33. 2. Senkal M, Zumtobel V, Bauer KH et al. Outcome and costeffectivenes of perioperative enteral immunonutrition in patients undergoing elective upper gastrointestinal tract surgery: a prospective randomized study. Arch Surg 1999;134(12):1309-16. 3. Gianotti L, Braga M, Nespoli L et al. A randomized conrolled trial of preoperative oral supplementation with a specialized diet in patients with gastrointestinal cancer. Gastroenterology 2002;122(7):1763-70. 4. Zhang Y, Gu Y, Guo T et al. Perioperative immunonutrition for gastrointestinal cancer: a systematic review of randomized controlled trials. Surg Oncol 2012;21(2):e87-95 5. Fujitani K, Tsujinaka T, Fujita J et al.; Osaka Gastrointestinal Cancer Chemotherapy Study Group. Prospective randomized trial of preoperative enteral immunonutrition followed by elective total gastrectomy for gastric cancer. Br J Surg 2012;99(5):621-9. Question non résolue » La pharmaconutrition périopératoire est-elle utile lorsque la chirurgie digestive n’est pas carcinologique ? La Lettre de l’Hépato-Gastroentérologue • Vol. XVII - n° 1 - janvier-février 2014 | 47