Lion Feuchtwanger, Le diable en France, récit autobiographique de son internement dans le camp des Milles par Marie-Paule Hervieu, professeure Le livre, remarquablement écrit, de Lion Feuchtwanger, Le diable en France1 donne à lire le témoignage des trois internements subis par un écrivain juif allemand qui avait, en 1933, choisi la France comme terre d’asile. Ces trois emprisonnements datent de 1939 et 1940, et se situent dans le camp des Milles, une briqueterie désaffectée près d’Aix-en-Provence 2, puis dans la ferme Saint Nicolas, aux environs de Nîmes. Un écrivain remarquable Né à Munich, le 7 juillet 1884, Lion Feuchtwanger était d’une famille juive allemande religieuse, dont il garde la mémoire avec quelques citations bibliques en référence « aux enfants d’Israël contraints de fabriquer des briques destinées aux entrepôts de Pitom et de Ramsès ». Mais le jeune homme, brillant intellectuel, choisit de faire une carrière littéraire, avec entre autres la publication, en 1925, du Juif Süss3 – chef-d’œuvre du roman historique allemand, selon Thomas Mann –, qui lui valut une célébrité mondiale et fut traduit en quinze langues. Œuvre que les nazis tentèrent de s’approprier, en la dénaturant complètement, avec le film de Veit Harlan 4. Et pourtant l’auteur n’est pas, par eux, récupérable, pacifiste en 1914, antifasciste de la première heure, en tournée de conférences aux États-Unis en 1932-1933, il choisit de ne pas rentrer en Allemagne, à Berlin, alors que les SA mettent à sac sa maison de Grünewald, près de Berlin, et que le gouvernement d’Hitler lui retire sa nationalité allemande, le 23 août 1933. C’est en France qu’il se fixe, à Sanary, près de Toulon, dans le Var, en avril 1933, il a alors quarante-huit ans. Il est l’ami des plus grands écrivains de langue allemande : Heinrich Mann, Franz Werfel, Arnold Zweig, Bertolt Brecht avec qui il tenta de constituer « un Front populaire des écrivains ». C’est que l’homme est de gauche, antifasciste déclaré, et, comme il l’écrit « dans les tracts que les avions anglais déversaient sur le territoire français, on pouvait lire des citations de mes œuvres ; j’avais écrit des livres dont l’arrière plan était la barbarie nazie » dont Erfolg5 (Succès) en 1930. 1 Livre écrit pendant son exil américain, paru en 1942, réédité en allemand en 1982, puis en français en 1985, par l’éditeur Belfond, et réédité par la même maison, en 2009, avec une préface d’Alexandre Adler et la postface de son traducteur Jean-Claude Capèle. Cf. FEUCHTWANGER Lion, Le Diable en France, traduit par Jean-Claude Capèle, Belfond 2010 (1 ère éd. Belfond, 1996, paru sous le titre The Devil in France, New York, Viking Press, 1941), 312 p. Le livre The Devil in France est disponible en anglais à l’adresse suivante : http://sait.usc.edu/orientation/media/Publications/DevilinFranceLibrary.pdf 2 Voir le plan et la photographie du camp des Milles, intra, p. 101. 3 FEUCHTWANGER Lion, Jud Süß, München, Drei Masken Verlag, 1925, 610 p. 4 HARLAN Veit, Le Juif Süss, 1940. Sur Le Juif Süss, voir : FERRO Marc, « Les fondus enchaînés du “Juif Süss” », in Cinéma et Histoire, Paris, Gallimard, coll. Folio histoire, nouvelle édition refondue, 1993, p. 159-161. 5 FEUCHTWANGER Lion, Erfolg, Berlin, G. Kiepenheuer, 1930, 583 p. Le premier internement (septembre 1939) Le couple Lion et Marta Feuchtwanger est donc « heureux comme Dieu en France » quand la guerre éclate le 3 septembre 1939. Il est interné 6 le 18 septembre, une première fois, dans le camp des Milles, une ancienne tuilerie située près d’Aix-en-Provence, comme ressortissant d’une puissance ennemie. Il avait déjà été emprisonné 7 pour des raisons « militaires », en 1914, à Tunis, mais il s’était évadé en montant sur un bateau italien (neutre), le Citta di Messina, et en abandonnant ses bagages sur le quai pour échapper à la police française. Paradoxe d’un homme que « les nazis avaient désigné dans de nombreuses manifestations comme l’ennemi public numéro 1 » (page 55) et qui avait été reçu par le président de la République française. Il est d’ailleurs libéré le 27 septembre 1939. Le deuxième internement aux Milles, camp français (mai-juillet 1940) Suite à l’offensive allemande déclenchée le 10 mai 1940, Lion Feuchtwanger apprend par la radio « que les ressortissants allemands ou apatrides d’origine allemande, résidant dans le département de la Seine et âgés de dix-sept à cinquante-cinq ans, hommes ou femmes, doivent se présenter pour être internés » (page 18) et alors qu’il lui « semblait précisément qu’une guerre lui permettrait de se rendre utile aux ennemis d’Hitler » (page 25), il est de nouveau passible d’internement à partir du 18 ou 19 mai, soit moins de deux mois avant d’atteindre sa cinquante-sixième année. La description qu’il fait des Milles, après son arrivée le 21 mai, est représentative des tracasseries multiples que font subir aux étrangers allemands, autrichiens et tchèques, puis luxembourgeois, belges et hollandais, et même scandinaves, ainsi qu’aux réfugiés, les autorités administratives et militaires françaises : nécessité d’un laissez-passer pour se rendre au camp, trente kilogrammes de bagages, obligation d’inscription et de numérotation, il est le n°187, pour des raisons de criblage, c’est-à-dire de tri entre les suspects, les dangereux, les agents des services de contre-espionnage allemand et les innocents. Mais, comme il l’écrit pages 52-53, « les réfugiés originaires d’Allemagne avaient été triés dix fois déjà ; nous faisions l’objet depuis le début de la guerre d’une surveillance policière permanente et rigoureuse, et nous n’avions pas l’autorisation de quitter notre domicile. Non, les autorités compétentes savaient parfaitement que les espions et les saboteurs, les amis des nazis, les chefs de la cinquième colonne se trouvaient partout sauf parmi nous... Nous, on nous avait incarcérés dans le seul but d’impressionner la population. On voulait détourner l’attention des Français de ceux qui en réalité portaient la responsabilité des échecs et qui restaient intouchables », et la commission dite de criblage ne s’est jamais présentée... Mais surtout, il y a la privation totale de liberté, avec les barbelés et les sentinelles armées qui entourent le camp, un quotidien fait d’une « extrême humiliation », avec la saleté (des paillasses crasseuses), la poussière envahissante liée aux briques cassées, les rats, le risque de dysenterie, un manque d’eau potable, des latrines insuffisantes, l’ombre intérieure des dortoirs et le soleil accablant dans des cours sans arbre. S’y ajoute une alimentation médiocre, à onze heures une soupe aux lentilles ou aux pois, avec très peu de viande, à dixsept heures un peu de saucisson douteux, du fromage, une sardine, que l’on pouvait essayer d’améliorer par le recours (payant) à la cantine, voire au marché noir. 6 En application du décret-loi du 12 novembre 1938 (gouvernement Daladier) prévoyant des centres d’internement « pour les étrangers susceptibles d’avoir des activités dangereuses pour la sécurité nationale ». 7 Des camps d’internement dits « de concentration » avaient déjà été créés pour les étrangers « évacués sur les départements de l’intérieur », ce qui explique son passage par la prison de Tunis, puis il fut forcé par les autorités de son pays de porter l’uniforme allemand, en dépit de son pacifisme (p. 16, récit repris p. 237-238). 2 Obligés de se lever à cinq heures et demie, pour une journée sans activités ou faite de travaux inutiles, comme creuser des tranchées inopérantes contre les bombardements aériens et qu’il fallut reboucher, il n’est pas question pour les prisonniers, pour cet intellectuel européen, amateur de livres – il a apporté avec lui un Balzac –, de lecture solitaire et d’écriture, même s’il s’efforce de tenir son journal pour témoigner, et le bavardage, les rumeurs vont bon train... Les lettres personnelles sont à intervalle de quinze jours, les colis en partie volés et les journaux interdits, sauf pour ceux qui sont introduits en fraude et dont on peut acheter un temps de lecture ! Est passionnante la description qu’il fait de ses camarades de chambrée : allemands ou autrichiens puisqu’ils sont regroupés par nationalité, d’une diversité extrême de condition sociale et de région d’origine : l’ouvrier mécanicien et l’industriel sarrois, le tailleur saxon, le rabbin orthodoxe, le patron d’un café de Toulon, le propriétaire d’un cinéma à Marseille, le professeur de gymnastique, presque tous Juifs, sans compter les écrivains comme Walter Hasenclever qui se suicide dans le camp, les éditeurs. Mais le plus extravagant reste les histoires de vie : des internés sont mariés à des Françaises, pères d’enfants nés en France, dont certains servent comme officiers dans l’armée française, d’autres sont rescapés des camps de concentration allemands de Buchenwald et Dachau, dont ils gardent les séquelles, ou des légionnaires, engagés volontaires, médaillés..., plus de deux mille personnes qui ne comprennent pas pourquoi leurs femmes allemandes et leurs enfants sont internés à Marseille (hôtel Bompard) ou « déportés » à Gurs, dans les Basses-Pyrénées – ce qui est le cas pour Marta Feuchtwanger. Les explications que donne Lion Feuchtwanger sont accablantes pour la Troisième République finissante : « Je ne crois pas qu’il faut voir une cruauté particulière dans cette mesure qui nous frappait, et si cette détention a fait le malheur de nombre de nos camarades, si certains, même, y ont laissé la vie, et si nous avons tous payé un lourd tribut tant physique que psychologique, ce n’était probablement pas par méchanceté, mais simplement par une sorte de négligence et de légèreté... Je crois que c’était le diable de la négligence, de l’inadvertance, du manque de générosité, du conformisme, de l’esprit de routine, c’est-à-dire ce diable que les Français appellent le je-m’en-foutisme » (page 53). Un train pour Bayonne (juin 1940) Mais le pire est à venir avec l’arrivée au pouvoir de Philippe Pétain et de Pierre Laval, et la signature, le 22 juin 1940, de l’armistice dont l’article 19 fait obligation au gouvernement français de livrer sur demande les ressortissants allemands désignés par le gouvernement du Reich, c’est-à-dire les réfugiés politiques et, à terme, avec la loi du 4 octobre 1940 sur les « ressortissants étrangers de race juive », les Juifs internés ou raflés. À l’internement, s’est donc s’ajouté le risque de mise à mort, immédiate ou différée, par remise à leurs bourreaux, des Allemands et des Autrichiens, pour des raisons politiques, voire « raciales ». Et là, l’analyse se fait plus politique, Lion Feuchtwanger parle de « vieux général » et de « cabinet fasciste » (page 181). De même, page 184, il écrit : « Les fascistes français avaient livré leur pays à l’ennemi. Le coup était rude pour nous, mais cela ne signifiait nullement que la guerre était perdue... Au fond ce n’était qu’une confirmation de ce que nous savions d’entrée : les fascistes de tous les pays, le cas échéant, sacrifient sans scrupules l’intérêt national à leurs intérêts particuliers » et page 205 : « Nous les Allemands de gauche étions pour les dirigeants fascistes de la France des ennemis bien plus haïssables que les nazis et il ne faisait aucun doute qu’ils nous extraderaient », d’où la pression exercée sur les autorités militaires, par des prisonniers sans papiers, qui se savaient menacés dans leur vie, pour que soit organisé un train d’évacuation permettant d’échapper à l’armée et à la 3 police allemandes. Ce fut ce que Lion Feuchtwanger a appelé un « train de la mort8 », parti le 22 juin, avec quatre cents détenus transportables, dans des wagons de voyageurs et de marchandises, gardés par des soldats algériens. Le convoi passa par Arles, Sète, Tarbes, Lourdes, Pau, Oloron pour arriver à Bayonne, dans les Pyrénées-Atlantiques, où il apparut très vite que toute émigration par voie maritime ou évasion par voie de terre était condamnée à l’échec pour des Allemands sans papiers et a priori suspects. D’où le retour, par Toulouse, vers Nîmes, dans de très mauvaises conditions : « Il pleuvait toujours, et le froid humide nous transperçait. Nous étions épuisés par la tension nerveuse et les émotions de la journée. Nous étions tenaillés par la peur d’être attaqués l’instant d’après par les nazis. Chacun haïssait l’autre, chacun se querellait avec son voisin » ; et, toujours page 179, « Les malades gémissaient et les bien-portants se plaignaient ; d’autres ronflaient, et le wagon tout entier, plongé dans le noir et envahi par des odeurs nauséabondes, suintait l’angoisse. Nous étions debout, nous nous balancions au rythme du train. Certains sanglotaient… » Le troisième internement, dans le camp de tentes de la ferme Saint Nicolas, près de Nîmes, en zone non occupée À quinze kilomètres, dans la montagne, les conditions de vie des deux mille internés sont moins rudes : si le camp est « ouvert », dans la mesure où les barbelés et les soldats de garde n’interdisent pas les descentes à la ville, de même que les visites de membres de la famille – Lion Feuchtwanger y a reçu la visite de sa femme évadée de Gurs pendant quatre jours –, le camp n’en reste pas moins surveillé et les évadés sont recherchés et ramenés par la gendarmerie française. Les corvées sont multiples, les latrines inexistantes, les moustiques abondent et la dysenterie menace, Lion Feuchtwanger en a été atteint et est resté quelques jours en péril de mort. Et surtout « le désespoir se faisait de plus en plus fort au milieu de cette ambiance de foire », avec des trafics en tous genres. Ce qui nous rongeait, ce n’était pas seulement le danger, on ne peut plus tangible, de la clause d’extradition, c’était aussi cette inactivité forcée, l’absurdité apparente de notre séjour dans le camp. On tournait en rond, on bavardait, on parlait toujours des mêmes choses, et l’on attendait de tomber malade ou d’être livré aux nazis » (page 256). L’obsession de ces hommes était donc d’être libérés ou, à défaut, de récupérer leurs papiers et de gagner Marseille. L’évasion et le sauvetage C’est dans ces conditions qu’avec l’aide de sa femme et du consulat américain de Marseille, Lion Feuchtwanger s’évade, habillé en dame anglaise. Revenus et cachés à Marseille, Lion et Marta Feuchtwanger empruntent la voie de terre, en traversant à pied les Pyrénées, puis ils gagnent Barcelone et prennent le train pour Lisbonne. Lion s’embarque pour les États-Unis sur l’Excalibur et débarque à New York le 5 octobre 1940, Marta le rejoint 15 jours plus tard, ils sont sauvés. Dans son dernier chapitre intitulé « Les jardins de Marseille », inachevé pour des raisons de sécurité, Lion Feuchtwanger remercie deux de ses sauveteurs américains et rend comme un hommage indirect à Varian Fry et à « une minorité de Justes et de Sages qui érigèrent une digue plus haute et plus résistante » que le danger. 8 Cf. Le film de fiction inspiré de cette histoire : Les Milles : le train de la liberté, réalisé par Sébastien Grall (1995) avec Jean-Pierre Marielle, Philippe Noiret, Kristin Scott-Thomas, François Berléand... ; 104 min. (sortie en DVD 2007). 4 ©Maryvonne Braunschweig La tuilerie (encore en activité) en juillet 2006. Ci-dessus le bâtiment F (en largeur sur le plan), précédé de la cour, ici occupée par des piles de tuiles ; entre la double rangée de petits poteaux blancs, une route, l’ancien chemin vicinal de Badesse. Légende 1 bureau du commandant 3 habitation concierge 4, 5, 6 ateliers 7 dortoirs gardiens peintures murales entrée bureaux b arbres F fours à tuiles D dortoirs 27 cuisine 28 infirmerie ©Cercle d’étude de la Déportation et de la Shoah Plan des Milles. 5 Réflexions S’il n’est pas question de comparer les camps d’internement français aux camps d’extermination nazis, l’on peut cependant repérer quelques analogies avec les camps de concentration allemands : la privation d’identité et de droits pour les internés, l’encadrement et la discipline militaires, le travail manuel comme servage, les privations de tous ordres, les épidémies (dysenterie, typhus), les morts par épuisement physique et/ou psychique mais aussi les multiples formes d’aide et de solidarité, désintéressées ou non, les amitiés qui se nouent entre des hommes au passé et aux activités si contrastés, les hiérarchies sociales qui se reconstituent, les antagonismes nationaux qui refont surface. Ce que Marta lui rapporte du camp de femmes de Gurs ajoute encore à sa douleur : les femmes enceintes qui accouchent alors que le camp manque d’eau potable et qu’elle est rationnée jusque pour le café du matin, la terre argileuse, la boue où l’on s’enlise en devant abandonner ses chaussures, la faim qui demeure, même au delà de la sortie du camp [...] tout ce qui en a fait « un enfer de pestiférés ». Conclusion Les émigrés et réfugiés allemands et autrichiens, internés dans les camps français, pendant la drôle de guerre et les débuts de l’Occupation, ont été traités, en dépit des affirmations publiques, de façon contraire à l’honneur, en leur faisant subir vexations et humiliations, alors qu’il leur avait été promis hospitalité et protection. Ils ont été maltraités à la fois comme Allemands (appelés Boches), Juifs pour la plupart et antifascistes. Le devenir de ce camp des Milles est à l’image de la radicalisation du gouvernement de Vichy engagé dans une politique de collaboration : il se transforme en camp de transit puis en camp de déportation à partir d’août 1942. Au total près de deux mille cinq cents Juifs, hommes, femmes, enfants, furent transférés de ce camp à Drancy, en vue de leur déportation à Auschwitz, puis le camp fut encore utilisé après la rafle de janvier 1943 dans la région de Marseille, avant de fonctionner de nouveau comme tuilerie en 1946 et d’être enfin transformé en Mémorial de camp qui ouvrira fin 20119. 9 « Sur 7 hectares, les 1 500 m² de bâti “bruts comme à l’époque” vont : proposer des expositions permanentes étayées de recherches scientifiques “décortiquant les grandes étapes qui peuvent conduire au crime de masse” ; héberger un centre de ressources multimédia et des ateliers pédagogiques ; accueillir des débats et conférences, des événements culturels “qui compléteront par l’expression artistique ce que la raison scientifique ne peut totalement traduire”. », La Provence, 27 janvier 2011. 6