Obligés de se lever à cinq heures et demie, pour une journée sans activités ou faite de
travaux inutiles, comme creuser des tranchées inopérantes contre les bombardements aériens
et qu’il fallut reboucher, il n’est pas question pour les prisonniers, pour cet intellectuel
européen, amateur de livres – il a apporté avec lui un Balzac –, de lecture solitaire et
d’écriture, même s’il s’efforce de tenir son journal pour témoigner, et le bavardage, les
rumeurs vont bon train... Les lettres personnelles sont à intervalle de quinze jours, les colis en
partie volés et les journaux interdits, sauf pour ceux qui sont introduits en fraude et dont on
peut acheter un temps de lecture ! Est passionnante la description qu’il fait de ses camarades
de chambrée : allemands ou autrichiens puisqu’ils sont regroupés par nationalité, d’une
diversité extrême de condition sociale et de région d’origine : l’ouvrier mécanicien et
l’industriel sarrois, le tailleur saxon, le rabbin orthodoxe, le patron d’un café de Toulon, le
propriétaire d’un cinéma à Marseille, le professeur de gymnastique, presque tous Juifs, sans
compter les écrivains comme Walter Hasenclever qui se suicide dans le camp, les éditeurs.
Mais le plus extravagant reste les histoires de vie : des internés sont mariés à des Françaises,
pères d’enfants nés en France, dont certains servent comme officiers dans l’armée française,
d’autres sont rescapés des camps de concentration allemands de Buchenwald et Dachau, dont
ils gardent les séquelles, ou des légionnaires, engagés volontaires, médaillés..., plus de deux
mille personnes qui ne comprennent pas pourquoi leurs femmes allemandes et leurs enfants
sont internés à Marseille (hôtel Bompard) ou « déportés » à Gurs, dans les Basses-Pyrénées –
ce qui est le cas pour Marta Feuchtwanger.
Les explications que donne Lion Feuchtwanger sont accablantes pour la Troisième
République finissante : « Je ne crois pas qu’il faut voir une cruauté particulière dans cette
mesure qui nous frappait, et si cette détention a fait le malheur de nombre de nos camarades,
si certains, même, y ont laissé la vie, et si nous avons tous payé un lourd tribut tant physique
que psychologique, ce n’était probablement pas par méchanceté, mais simplement par une
sorte de négligence et de légèreté... Je crois que c’était le diable de la négligence, de
l’inadvertance, du manque de générosité, du conformisme, de l’esprit de routine, c’est-à-dire
ce diable que les Français appellent le je-m’en-foutisme » (page 53).
Un train pour Bayonne (juin 1940)
Mais le pire est à venir avec l’arrivée au pouvoir de Philippe Pétain et de Pierre Laval,
et la signature, le 22 juin 1940, de l’armistice dont l’article 19 fait obligation au gouvernement
français de livrer sur demande les ressortissants allemands désignés par le gouvernement du
Reich, c’est-à-dire les réfugiés politiques et, à terme, avec la loi du 4 octobre 1940 sur les
« ressortissants étrangers de race juive », les Juifs internés ou raflés.
À l’internement, s’est donc s’ajouté le risque de mise à mort, immédiate ou différée,
par remise à leurs bourreaux, des Allemands et des Autrichiens, pour des raisons politiques,
voire « raciales ». Et là, l’analyse se fait plus politique, Lion Feuchtwanger parle de « vieux
général » et de « cabinet fasciste » (page 181). De même, page 184, il écrit : « Les fascistes
français avaient livré leur pays à l’ennemi. Le coup était rude pour nous, mais cela ne
signifiait nullement que la guerre était perdue... Au fond ce n’était qu’une confirmation de ce
que nous savions d’entrée : les fascistes de tous les pays, le cas échéant, sacrifient sans
scrupules l’intérêt national à leurs intérêts particuliers » et page 205 : « Nous les Allemands
de gauche étions pour les dirigeants fascistes de la France des ennemis bien plus haïssables
que les nazis et il ne faisait aucun doute qu’ils nous extraderaient », d’où la pression exercée
sur les autorités militaires, par des prisonniers sans papiers, qui se savaient menacés dans leur
vie, pour que soit organisé un train d’évacuation permettant d’échapper à l’armée et à la