HISTOIRE
La Lettre du Cardiologue • n° 457 - septembre 2012 | 33
de médecine, les étudiants commencent leur cursus
avec les arts libéraux, où Aristote règne en maître.
À la faculté des arts, ils apprennent le plus important
des 7 arts, la dialectique. À l’âge de 20 ans, ils arrivent
à la faculté de médecine avec un appareil intellectuel
d’influence aristotélicienne qui leur servira pour se
frotter aux textes médicaux. Par ailleurs, un désac-
cord entre Galien et Aristote permet aux médecins
de se définir dans leur discipline. Pour le premier, il
ne peut y avoir de vérité que la philosophie naturelle,
pour le second, l’action thérapeutique doit guider les
choix théoriques. Aristote place ainsi la médecine
dans la technè (ars en latin), qui appartient au faire,
et non dans l’epistémê qui relève du jugement des
choses universelles et nécessaires.
Son influence est prédominante dans ce que l’on
appellerait aujourd’hui la biologie. Un premier
pan, qui relève de la physique et du fonctionne-
ment mécanique du corps humain, bénéficie d’un
consensus. Vient ensuite l’aspect, qui mêle anatomie
et physiologie. Le système aristotélicien est cardio-
centrique : le cœur, organe central, est la source de
chaleur et de vie, il gouverne les sensations comme
les mouvements. Cette conception diverge de celle
de Galien qui propose ce rang à 3 organes : le cœur,
mais aussi le cerveau et le foie ; ses élèves y ajoutent
parfois les testicules. Enfin, un troisième niveau de
l’œuvre relève de la méthodologie de l’investiga-
tion scientifique et se retrouve dans ses Seconds
analytiques et dans sa Métaphysique. Il est curieux
de constater que l’exploitation de cette œuvre est
très hétérogène : commentaires et traductions de
certaines parties, ignorance de certaines autres.
Dans ce débat entre Galien et Aristote, Avicenne
joue les conciliateurs. Pour lui, le praticien n’a pas
à se préoccuper des causes premières sur lesquelles
il ne peut agir. La discussion perd ainsi tout son sel.
La même mise en perspective l’amène également
à tempérer la place de l’astrologie : véritable outil
chez Galien (Des jours critiques), mais objet de fortes
réserves chez lui.
L’influence arabe mérite d’être discutée. Les traduc-
tions, je l’ai rappelé, jouent un rôle important. Leur
rôle majeur me semble épistémologique, avec
l’influence prolongée et capitale du Canon d’Avi-
cenne, qui fait son entrée dans les programmes
des facultés de Montpellier, Paris et Bologne entre
1270 et 1320. Les statuts de la faculté de Bologne
de 1405 prévoient un enseignement directement
lié à son Canon. Ce dernier attribue à chaque partie
de la médecine un statut de science qu’il scinde en
scienta scientalis – la connaissance des principes –,
et en scientia operative – la connaissance de ce que
l’on a à faire. Mais cette séparation, absente chez
Galien, ne résiste pas à la réalité pratique quoti-
dienne et au siècle, le monde universitaire refuse
d’isoler une science purement spéculative et légi-
time progressivement toute science médicale par
sa finalité opérative. Surtout, le concept de “canon”
est capital pour l’avenir de la médecine. L’auteur
s’impose d’élaborer une œuvre qui englobe toute
la médecine. La tâche exige de créer un ensemble
cohérent, logique, et suppose une vue d’ensemble
et non une juxtaposition de principes.
À cette période où les pensées d’Aristote et d’Avi-
cenne s’installent, la scolastique conquiert le monde
médical. Mais à chaque fois qu’un paradigme devient
dominant, le militantisme de ses acteurs les conduit
à pousser le trait et quelques esprits critiques
réagissent. Le franciscain d’Oxford Roger Bacon (vers
1214-1294) stigmatise déjà des erreurs du monde de
la médecine dans De erroribus medicorum. Il critique
l’ignorance des médecins dans les constituants des
médicaments, leur mépris de l’alchimie, de l’astro-
nomie, et de tout ce qui n’est pas latin. Surtout, il
fait plusieurs séjours à Paris et rapporte que “la foule
des médecins s’adonne aux disputes de questions
infinies et d’arguments inutiles ; ils ne recourent pas
comme il conviendrait à l’expérience. Il y a 30 ans,
ils recouraient à l’expérience qui seule certifie, mais
désormais ils multiplient les questions accidentelles
infinies, les arguments dialectiques et sophistiques
encore plus infinis en se fondant sur l’art des Topiques
et des Réfutations sophistiques (Sophistici Elenchi),
à tel point qu’ils cherchent toujours la vérité sans
jamais la trouver. En effet, la découverte (inventio) se
fait grâce au sens de l’expérience et de la mémoire,
surtout dans les sciences pratiques auxquelles la
médecine appartient.” Mais, à l’époque, la notion
d’expérience relève de la métaphysique d’Aristote :
l’expérience vient de la multiplicité des souvenirs
d’une même chose. Le premier aphorisme d’Hippo-
crate la qualifie de “trompeuse” ou de “dangereuse”,
selon les traductions. Cependant, si elle peut s’appli-
quer aux premiers essais pharmacologiques, il faut
reconnaître à Galien 2 constatations que les prati-
ciens modernes de l’éthique pourraient revendiquer :
l’expérimentation ne peut s’appliquer à l’humain
comme aux objets en raison du risque encouru, et
l’interprétation de l’expérience est difficile, car l’effet
exact de la cause ne peut être isolé avec certitude.
Les problématiques ainsi soulevées sont modernes :
la notion de temps écoulé ainsi que la variabilité
infinie des poids et des mesures sont d’abord sujets
d’une glose galénique avant de devenir l’objet d’une
discussion pratique.