HISTOIRE ιστορία medicus vita Naissance de la clinique à l’ombre de la scolastique (1re partie) ιστορία Philippe Abastado*, Denis Chemla** Universitas dicta est ab universo et universum dicitur quasi unum versum1 . M ichel Foucault, dans son très célèbre Naissance de la clinique, fait naître cette dernière avec le xviiie siècle. Mais en épistémologie, il n’est pas de naissance. Si des publications, des découvertes, peuvent servir de repères, l’évolution des modes de penser s’inscrivent dans la longue durée. Ainsi, la clinique – la pratique du soin réfléchie à l’échelon de l’individu –, survient à la charnière du Moyen Âge et de la Renaissance, alors que le paradigme dominant est celui de la scolastique, pratique purement intellectuelle spéculant sur un savoir théorique. vita Le paradigme scolastique 1 “Ceux qui s’unissent pour se consa- crer à une tâche unique, bien déterminée, forment une université” ; explication étymologique du terme “universitas” donnée par Heinrich Schmidinger. * Cardiologue libéral, directeur de recherche épistémologie appliquée, CRPMS Paris-VII, Paris. ** EA4533, faculté de médecine ParisSud-XI, AP-HP, Paris. La scolastique est caricaturée comme joute entre 2 élèves d’Esculape, et Molière retient de la médecine de ces temps (celle du xvie ou du xviie siècle), ces seuls jeux. Elle est d’abord une tentative de l’Église de résoudre une contradiction apparente : concilier la foi, qui suppose une révélation divine, et la raison, représentée par la philosophie gréco-latine. Elle est le produit des universités naissantes, et si le terme “scolastique” signifie simplement “scolaire” en français moderne, par référence à l’enseignement des écoles des cathédrales, la scolastique marque une prise de distance du corps enseignant de la hiérarchie religieuse. La médecine universitaire naissante rejette la démarche empirique de la médecine du haut Moyen Âge, qu’elle perçoit comme aveugle. Le renouvellement intellectuel reste longtemps axé par la découverte de nouveaux textes, de traductions nouvelles. Durant cette longue période, les commentaires des textes ne relèvent pas d’un exercice littéraire, mais appartiennent à ce que l’on qualifierait aujourd’hui de travail original, appropriation et discussion d’un savoir. Curieusement, chez un même auteur, certains textes sont exploités, d’autres restent ignorés. 32 | La Lettre du Cardiologue • n° 457 - septembre 2012 La place occupée par les traductions mériterait d’être réévaluée. La période féconde s’étend du xie au xive siècle, de Constantin l’Africain et Gérard de Crémone à Arnaud de Villeneuve. La recherche de l’œuvre authentique de Galien constitue la trame de ces travaux successifs, à côté de traductions des auteurs arabes (Avicenne, Rhazès, Averroès, etc.). Au-delà du xiiie siècle, l’arabe n’est plus traduit. Ces traductions vont se diffuser jusqu’au milieu du xive siècle ; à la fin du xve siècle, l’ère des traductions est achevée depuis longtemps. L’on convient − et je conviendrai − du rôle important des traductions. Néanmoins, des réserves doivent être apportées. Produit de l’Université, la scolastique s’exprime tout d’abord dans l’enseignement. Le programme des cours n’est pas fixé par un sujet, mais par une liste de textes. Après la lectio – explication littérale –, vient la quaestio – analyse sémantique –, et enfin la disputatio – confrontation entre le maître et les élèves, juxtaposition des textes de divers auteurs ou de différentes traductions. Ceux qui se rapportent aux mêmes idées sont regroupés en concordantiae. Ainsi apparaissent avant l’heure ce que l’on appellerait aujourd’hui des séances de consensus sous la forme de conciliatiores controversiarum qui cherchent à écarter les contradictions, réelles ou apparentes, entre les auteurs. Ces exercices permettent de révéler des contradictions, mais ils ne parviennent pas encore à confronter la lecture au réel ; c’est le chemin inverse qui se produit avec, dans l’examen du réel, la volonté de retrouver les grands principes théoriques. Par ailleurs, la fragmentation des sujets ne permet pas de constituer une vue d’ensemble. La scolastique apparaît ainsi essentiellement comme une méthodologie du savoir. Deux matières, pour user des termes d’aujourd’hui, dominent : Galien et Aristote. Aristote arrive dans le sillage d’Avicenne et prend une place majeure. Tout d’abord, au seuil des études HISTOIRE de médecine, les étudiants commencent leur cursus avec les arts libéraux, où Aristote règne en maître. À la faculté des arts, ils apprennent le plus important des 7 arts, la dialectique. À l’âge de 20 ans, ils arrivent à la faculté de médecine avec un appareil intellectuel d’influence aristotélicienne qui leur servira pour se frotter aux textes médicaux. Par ailleurs, un désaccord entre Galien et Aristote permet aux médecins de se définir dans leur discipline. Pour le premier, il ne peut y avoir de vérité que la philosophie naturelle, pour le second, l’action thérapeutique doit guider les choix théoriques. Aristote place ainsi la médecine dans la technè (ars en latin), qui appartient au faire, et non dans l’epistémê qui relève du jugement des choses universelles et nécessaires. Son influence est prédominante dans ce que l’on appellerait aujourd’hui la biologie. Un premier pan, qui relève de la physique et du fonctionnement mécanique du corps humain, bénéficie d’un consensus. Vient ensuite l’aspect, qui mêle anatomie et physiologie. Le système aristotélicien est cardiocentrique : le cœur, organe central, est la source de chaleur et de vie, il gouverne les sensations comme les mouvements. Cette conception diverge de celle de Galien qui propose ce rang à 3 organes : le cœur, mais aussi le cerveau et le foie ; ses élèves y ajoutent parfois les testicules. Enfin, un troisième niveau de l’œuvre relève de la méthodologie de l’investigation scientifique et se retrouve dans ses Seconds analytiques et dans sa Métaphysique. Il est curieux de constater que l’exploitation de cette œuvre est très hétérogène : commentaires et traductions de certaines parties, ignorance de certaines autres. Dans ce débat entre Galien et Aristote, Avicenne joue les conciliateurs. Pour lui, le praticien n’a pas à se préoccuper des causes premières sur lesquelles il ne peut agir. La discussion perd ainsi tout son sel. La même mise en perspective l’amène également à tempérer la place de l’astrologie : véritable outil chez Galien (Des jours critiques), mais objet de fortes réserves chez lui. L’influence arabe mérite d’être discutée. Les traductions, je l’ai rappelé, jouent un rôle important. Leur rôle majeur me semble épistémologique, avec l’influence prolongée et capitale du Canon d’Avicenne, qui fait son entrée dans les programmes des facultés de Montpellier, Paris et Bologne entre 1270 et 1320. Les statuts de la faculté de Bologne de 1405 prévoient un enseignement directement lié à son Canon. Ce dernier attribue à chaque partie de la médecine un statut de science qu’il scinde en scienta scientalis – la connaissance des principes –, et en scientia operative – la connaissance de ce que l’on a à faire. Mais cette séparation, absente chez Galien, ne résiste pas à la réalité pratique quotidienne et au xive siècle, le monde universitaire refuse d’isoler une science purement spéculative et légitime progressivement toute science médicale par sa finalité opérative. Surtout, le concept de “canon” est capital pour l’avenir de la médecine. L’auteur s’impose d’élaborer une œuvre qui englobe toute la médecine. La tâche exige de créer un ensemble cohérent, logique, et suppose une vue d’ensemble et non une juxtaposition de principes. À cette période où les pensées d’Aristote et d’Avicenne s’installent, la scolastique conquiert le monde médical. Mais à chaque fois qu’un paradigme devient dominant, le militantisme de ses acteurs les conduit à pousser le trait et quelques esprits critiques réagissent. Le franciscain d’Oxford Roger Bacon (vers 1214-1294) stigmatise déjà des erreurs du monde de la médecine dans De erroribus medicorum. Il critique l’ignorance des médecins dans les constituants des médicaments, leur mépris de l’alchimie, de l’astronomie, et de tout ce qui n’est pas latin. Surtout, il fait plusieurs séjours à Paris et rapporte que “la foule des médecins s’adonne aux disputes de questions infinies et d’arguments inutiles ; ils ne recourent pas comme il conviendrait à l’expérience. Il y a 30 ans, ils recouraient à l’expérience qui seule certifie, mais désormais ils multiplient les questions accidentelles infinies, les arguments dialectiques et sophistiques encore plus infinis en se fondant sur l’art des Topiques et des Réfutations sophistiques (Sophistici Elenchi), à tel point qu’ils cherchent toujours la vérité sans jamais la trouver. En effet, la découverte (inventio) se fait grâce au sens de l’expérience et de la mémoire, surtout dans les sciences pratiques auxquelles la médecine appartient.” Mais, à l’époque, la notion d’expérience relève de la métaphysique d’Aristote : l’expérience vient de la multiplicité des souvenirs d’une même chose. Le premier aphorisme d’Hippocrate la qualifie de “trompeuse” ou de “dangereuse”, selon les traductions. Cependant, si elle peut s’appliquer aux premiers essais pharmacologiques, il faut reconnaître à Galien 2 constatations que les praticiens modernes de l’éthique pourraient revendiquer : l’expérimentation ne peut s’appliquer à l’humain comme aux objets en raison du risque encouru, et l’interprétation de l’expérience est difficile, car l’effet exact de la cause ne peut être isolé avec certitude. Les problématiques ainsi soulevées sont modernes : la notion de temps écoulé ainsi que la variabilité infinie des poids et des mesures sont d’abord sujets d’une glose galénique avant de devenir l’objet d’une discussion pratique. La Lettre du Cardiologue • n° 457 - septembre 2012 | 33 HISTOIRE Une organisation matérielle qui modifie la perspective La puissance normative de la scolastique, dès le haut Moyen Âge, occulte la place de la pratique. Cette dernière est importante et conceptualisée, une partition entre la pratique et la théorie pouvant être attribuée à l’influence de la médecine d’Alexandrie. Les 3 divisions de la philosophie selon Aristote – théorétique, pratique et poétique –, conduisent à diviser la médecine entre les 2 premières parties et à donner un but purement spéculatif à la physique et aux théories médicales. La découverte des textes grecs, les discussions qu’ils soulèvent avec la critique des traductions, l’influence des auteurs arabes ont comme premier effet de hisser la médecine, qu’elle soit comprise comme un art ou comme une science, à une discipline intellectuelle, que ce soit compris comme un art ou comme une science. L’enjeu sousjacent de cette question récurrente réside dans les rôles respectifs de la pratique ou de la raison, une discussion entamée dès l’Antiquité qui sous-tend l’enseignement médical du xiie siècle à la Renaissance et que la scolastique n’élude pas. Ainsi, le De ingenio sanitatis de Galien traite du passage de la réflexion à l’action, et plus généralement du savoir collectif au savoir particulier. Bien qu’il ait été écrit en grec par Galien, Gérard de Crémone le traduit en latin à partir de l’arabe. Cet ouvrage fait référence pendant plusieurs siècles. La place officielle de l’enseignement pratique varie selon l’université. Montpellier (comme Bologne), sous l’influence d’une puissante université de droit, aurait une orientation plus professionnelle que Paris, “soumis à l’empire de la théologie”. Cette réputation d’enseignement plus intellectuel est contredite dans les faits. Des documents administratifs, des souvenirs d’étudiants – tel le recueil, par un étudiant allemand, des consultations de maître Guillaume Boucher à la fin du xive siècle − plaident pour une formation parisienne plus pragmatique qu’intellectuelle. Les mêmes facultés de droit semblent également déterminantes pour la diffusion de la dissection. Aucun texte n’interdit cette pratique, les poursuites judiciaires connues répondent à des violations de sépulture ou à des vols de cadavre. Galien disséquait, puis la pratique disparaît et sa résurgence reste d’abord discrète. Les séances publiques qui se tiennent à Bologne à la fin du xiiie siècle constituent le repère classique. Il est difficile de percevoir les éléments qui vont lever cet interdit de fait. Pour répondre aux demandes du monde judiciaire, des médecins 34 | La Lettre du Cardiologue • n° 457 - septembre 2012 examinent les victimes à la recherche de preuves. Il s’agit d’abord de l’examen du cadavre, l’autopsie n’est pas obligatoire. Les premières dissections ne font pas avancer le savoir. Les médecins voient ce que Galien et Avicenne leur enseignaient. Les discordances entre les auteurs les conduisent à vérifier de visu. Certaines de ces dissections sont publiques, le médecin disserte et ainsi conserve dans ses exposés une part spéculative. Progressivement, des erreurs du grand Galien commencent à être admises. Albert le Grand montre que l’homme a 5 ou 4 vertèbres sacrées (et non 3). La prééminence du savoir perdure néanmoins et la pratique doit seulement permettre de vérifier les principes, de faire son choix entre les différents commentaires, interprétations ou traductions. Mais en aucun cas elle ne doit remettre en cause les principes. Témoin de la prégnance de la pratique, une nouvelle forme de la littérature médicale apparaît, qui va largement se diffuser dans toute l’Europe. Tout d’abord, les Consilia : sur le modèle du monde juridique, les médecins publient ce que l’on appelle aujourd’hui des “cas cliniques” réels ou supposés. Je les évoquerai plus en détail ci-dessous. Au xive siècle apparaissent également les Practica, encyclopédies de tout ce qui est supposé nécessaire à l’art médical. Le propos n’occulte pas l’aspect théorique. En effet, il s’agit largement d’argumentaires dans le choix d’attitudes qui ne peuvent se passer de références. Il est intéressant de relever que la moquerie des raisonnements sophistes des confrères est très répandue. Surtout, ces textes laissent percer le désarroi répété devant l’échec. La désobéissance des patients, la malhonnêteté des apothicaires, l’incom­pétence des confrères sont mises en avant. Dans ces ouvrages, une attention croissante est portée aux particularia, vérification des principes sur des cas particuliers, compréhension des raisons de leur échec et, in fine, leur désintégration progressive. À suivre... ... dans le prochain numéro... en octobre