M I S E A U P O I N T Chimioprévention des lésions prémalignes des VADS J.C. Soria* L es cancers des voies aériennes restent un problème majeur de santé publique de par leur fréquence et la morbi-mortalité qu’ils entraînent. Malgré d’immenses efforts, la mortalité globale liée à ces cancers épithéliaux n’a pas diminué depuis 25 ans (1). Il est admis que le tabac est le principal facteur de risque pour l’apparition d’un cancer des VADS. Par conséquent, la lutte contre le tabagisme reste une priorité de santé publique. Toutefois, force est de constater l’augmentation de la consommation tabagique à l’échelle mondiale et le problème spécifique que soulèvent les anciens fumeurs. En effet, le risque relatif de cancer des voies aériennes décline chez les anciens fumeurs en fonction du temps passé depuis l’arrêt du tabagisme, mais ce risque reste supérieur à celui des non-fumeurs (2). Dans un tel contexte, la prévention et la détection précoce des lésions précancéreuses et cancéreuses des voies aériennes présentent un intérêt tout particulier (3). La chimioprévention, qui correspond à l’utilisation d’agents naturels ou synthéthiques dans le but de prévenir, de supprimer ou d’inverser la progression carcinogénique vers le cancer invasif, est un domaine en pleine expansion, et constitue un des axes de travail pour essayer de diminuer la morbi-mortalité des cancers des VADS. Les principales données concernant les essais de chimioprévention dévéloppés dans le domaine des VADS sont présentées dans ce document. Les orientations les plus récentes dans le domaine de la chimioprévention sont également discutées. Il s’agit de l’individualisation des facteurs de risque afin de réduire le champ de la chimioprévention primaire aux seuls sujets à haut risque, de la mise en place de critères intermédiaires de réponse, nécessaires compte tenu de la lourdeur des essais cliniques et utiles car permettant de valider l’atteinte de la cible visée, et, enfin, du développement de nouvelles cibles de chimioprévention basées sur l’étude des interactions cellules cancéreuses-cellules de l’hôte. du cancer (4). Il s’agit d’un domaine en pleine expansion qui associe la recherche fondamentale, la recherche appliquée et la recherche clinique afin de développer des agents chimiques capables d’arrêter ou de prévenir le processus oncogénique. Les concepts de base en chimioprévention sont la carcinogenèse de champ, la carcinogenèse multi-étapes, la réversibilité de certaines lésions précancéreuses, et l’importance des relations entre les cellules cancéreuses et leur environnement (notion de gènes “ modificateurs ” du processus carcinogénique). Le concept de carcinogenèse de champ (figure 1) traduit le fait Lésions clonales Épithelium des VADS Figure 1. Le concept de carcinogènese de champ. que l’exposition à un agent carcinogène, au niveau de toute une région ou de tout un épithélium, comme celui des voies aériennes, conduit à l’apparition de multiples lésions sur l’ensemble de cette région ou de cet épithélium. Ainsi, la présence de lésions prémalignes ou malignes dans une partie du champ constitue un indicateur de risque élevé de lésions cancéreuses dans d’autres parties du même champ (figure 2). Le traitement ou le contrôle des lésions précancéreuses constitue DÉFINITION DE LA CHIMIOPRÉVENTION La chimioprévention correspond à l’utilisation d’agents naturels ou synthéthiques dans le but de prévenir, de supprimer ou d’inverser la progression carcinogénique vers le stade invasif * Département de médecine, Institut Gustave-Roussy 94805 Villejuif, France. La Lettre du Cancérologue - volume XI - n° 1 - janvier-février 2002 Figure 2. Lésions précancéreuses de la cavité buccale. 7 M I S E A U donc un moyen potentiel pour éviter le développement de lésions invasives. De fait, si le traitement standard des lésions précancéreuses des VADS correspond à la chirurgie, il est clair toutefois que cette approche reste insatisfaisante (récidives, apparition de nouvelles lésions), d’où le développement des traitements médicaux qui cherchent à traiter l’ensemble de l’épithélium, et à prévenir les rechutes. CHIMIOPRÉVENTION DES VADS Le rôle des rétinoïdes comme agents pharmacologiques chimiopréventifs a été évalué aussi bien en termes de chimioprévention secondaire (patients avec des lésions précancereuses) que de chimioprévention tertiaire (patients avec une histoire de cancer ORL). De nombreux essais cliniques développés dans ce domaine sont positifs et ont permis de valider l’approche de chimioprévention. Ils sont résumés dans le tableau I (5-13). Le premier essai positif, publié par Hong et al. en 1986 (5) mettait en évidence une efficacité de l’acide 13 cis rétinoïque dans les leucoplasies orales (67 % de régression majeures contre 10 % dans le groupe placebo). Toutefois, cet essai pivot présentait deux problèmes : le taux très élevé de rechutes à distance du traitement et l’importance des effets secondaires liés aux rétinoïdes. L’essai conduit par Lippman et al. en 1993 (6) a permis de démontrer l’efficacité de faibles doses d’isotrétinoïne dans les leucoplasies orales avec une nette diminution des effets secondaires. Cependant, après l’arrêt du traitement, et avec un suivi médian de 66 mois, il a été mis en évidence une perte du bénéfice initial lié au traitement avec survenue de cancers ORL dans les deux groupes de l’étude. Tableau I. Essais de chimioprévention des VADS utilisant notamment les rétinoïdes. Essai Population étudiée (n) Médicament (dose) Résultat Chimioprévention secondaire (lésions précancéreuses) Hong et al. (1986) Leucoplasie orale 44 Isotrétinoïne (2 mg/kg/j) Positif Stich et al. (1988) Leucoplasie orale 70 Vitamine A Positif (200 000 UI/semaine) Han et al. (1990) Lésions orales 61 Rétinamide (40 mg/j) Positif prémalignes Lippman et al. (1993) Leucoplasie orale 70 Isotrétinoïne (0,5 mg/kg/j) Positif Costa et al. (1994) Leucoplasie orale 153 Fenrétinide (200 mg/j) Positif Papadimitrakopoulou Lésions de dysplasie 36 13 cis acide rétinoïque Positif et al. (1999) sévère ou modérée (100 mg/m2/j) (larynx) des VADS α-tocophérol (1 200 UI/j) Négatif Interféron α (cavité orale) (3 MU/m2, x 2/semaine) Chimioprévention tertiaire (antécédent de cancer) Hong et al. (1990) Antécédent 103 Isotrétinoïne Positif de cancer ORL (50-100 mg/m2/j) Bolla et al. (1994) Antécédent de cancer 316 Etrétinate (20-50 mg/j) Négatif de la cavité orale ou de l’oropharynx EUROSCAN (2000) Cancer de la cavité 1550 Rétinyl palmitate seul Négatif orale (T1-2 et N0-1), (300 000 UI/j 1ère année, ou du larynx 150 000 UI/J 2e année) (Tis, T1-3 et N0-1) N-acétylcystéine seule traité avec (600 mg/j 2 ans) une intention curatrice Association des deux 8 P O I N T Cela souligne l’importance d’une intervention prolongée (plusieurs années) pour pouvoir réellement supprimer les lésions précancéreuses. D’autres essais ont confirmé l’intérêt des rétinoïdes dans le traitement des lésions précancéreuses. Parmi eux, l’essai italien utilisant le fenrétinide (4HPR) après traitement laser des leucoplasies orales a montré une diminution nette du risque de récidive (6 % de récurrences contre 30 % dans le groupe placebo) (7). L’essai publié par Papadimitrakopoulou et al. en 1999 (8) a démontré l’efficacité des rétinoïdes en association avec l’interféron α et l’α-tocophérol, dans les dysplasies modérées et sévères du larynx (50 % de rémissions complètes à 12 mois). Cependant, ce traitement s’est avéré insuffisant dans les dysplasies avancées de la cavité orale (9 % de rémissions complètes à 6 mois), soulignant la nécessité d’une autre approche pour ce type de lésions orales à très haut risque. Les patients traités pour un cancer ORL ont un risque très élevé de développer un second cancer (4-6 % par an). Ils constituent donc une population intéressante pour la mise en place de protocoles de chimioprévention. Dans notre expérience, il s’agit de patients plus motivés par ces essais et plus enclins à en accepter les contraintes (effets secondaires, suivi à long terme) que des patients sans aucun antécédent néoplasique. Toutefois, une sélection appropriée et un suivi rapproché des patients ORL (confirmation de l’arrêt complet et définitif du tabac, compliance, etc.) doivent être assurés si ces patients sont inclus dans des essais de chimioprévention. La première étude de chimioprévention tertiaire fut celle publiée par Hong en 1990 (9). Elle concernait 103 patients traités et guéris d’un cancer ORL et qui avaient reçu de l’isotrétinoïne ou un placebo sur une durée de 12 mois. L’incidence des seconds cancers était de 4 % contre 24 % à 32 mois, et de 14 % versus 31 % à 54 mois, pour le bras rétinoïde et le bras placebo respectivement. La toxicité liée au traitement était considérable avec, comme conséquence, 33 % des patients dans le bras isotrétinoïne incapables de maintenir sur 12 mois leur traitement. L’essai coopératif français publié en 1994 (10) ayant testé l’emploi de l’étrétinate (50 mg/j 1 mois puis 25 mg/j 24 mois) a confirmé la forte incidence des seconds cancers dans une population de 322 patients préalablement traités pour un cancer de la cavité orale ou de l’orophraynx (T1-2 N0-1), mais n’a pas démontré d’efficacité pour le traitement chimiopréventif (24 % de seconds cancers dans le groupe placebo contre 38 % dans le groupe étrétinate à 41 mois). La publication récente des résultats négatifs de l’essai EUROSCAN (11) ayant porté sur 1 550 patients avec un cancer de la cavité orale (T1-2 et N0-1), ou du larynx (Tis, T1-3 et N0-1) traités avec une intention curatrice, et secondairement randomisés placebo versus rétinyl palmitate et/ou N-acétylcystéine, vient obscurcir les résultats initialement très prometteurs de l’équipe du M.D. Anderson Cancer Center quant à l’efficacité de la chimioprévention tertiaire. C’est donc avec impatience que sont attendus les résultats de l’essai mené conjointement par le Radiation Therapy Oncology Group (RTOG) avec le Community Clinical Oncology Program (CCOP-M.D. Anderson), et qui compare un placebo à 3 ans de faibles doses d’étrétinate chez des patients traités pour un cancer ORL T1-2, N0. La Lettre du Cancérologue - volume XI - n° 1 - janvier-février 2002 CONCLUSION 3. Hong WK, Sporn MB. Recent advances in chemoprevention of cancer. L’incidence et la mortalité associées aux cancers des VADS n’ont pas été significativement modifiées depuis plus de 25 ans, malgré l’introduction de nouvelles drogues cytotoxiques et le développement d’approches multidisciplinaires associant chirurgie, chimiothérapie et radiothérapie. Ce constat indique à quel point la mise en place d’approches de chimioprévention, pour prévenir le processus carcinogénique au niveau des voies aériennes, est nécessaire. La caractérisation complète des déterminants moléculaires de la carcinogenèse des VADS est essentielle pour permettre le développement rationnel et ciblé d’agents chimiopréventifs. Des progrès considérables ont été réalisés en ce sens ces dernières années. Les résultats préliminaires, démontrant une efficacité des rétinoïdes dans le cadre des lésions prémalignes de la cavité orale et du larynx, fournissent un rationnel supplémentaire pour continuer à explorer la stratégie chimiopréventive avec ces agents ou d’autres molécules présentant un meilleur index thérapeutique. La chimioprévention va sans doute s’enrichir de l’utilisation d’agents pharmacologiques capables de combattre la dépendance vis-à-vis de la nicotine chez des sujets à risque. Il a été démontré que l’addiction nicotinique pouvait être associée avec des polymorphismes génétiques mettant en jeu le récepteur D2 à la dopamine et l’enzyme CYP2A6 (14). La lutte contre la dépendance nicotinique pourrait faire intervenir des antagonistes du récepteur dopaminergique D2 et des inhibiteurs de l’enzyme CYP2A6. Par ailleurs, des molécules ciblant des mécanismes alternatifs de la carcinogenèse des VADS (inhibiteurs des tyrosines kinases, de la farnesyl-transférase et des cyclo-oxygénases 2) sont en train d’être évaluées dans le cadre de la chimioprévention (15-18). Quoi qu’il en soit, le futur de la chimioprévention réside sans doute dans la mise en place d’essais fondés sur une meilleure compréhension des mécanismes carcinogéniques. O 4. Sporn MB, Dunlop NM, Newton DL, Smith JM. Prevention of chemical carcinoge- R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Greenlee RT, Hill-Harmon BB, Murray T, Thun M. Cancer statistics, 2001. CA Cancer J Clin 2001 ; 51 : 16-36. 2. Lippman SM, Hong WK. Second malignant tumors in head and neck squamous cell carcinoma : the overshadowing threat for patients with early stage disease. Int J Radiat Oncol Biol Phys 1989 ; 17 : 691-4. La Lettre du Cancérologue - volume XI - n° 1 - janvier-février 2002 Science 1997 ; 278 : 1073-7. nesis by vitamin A and its synthetic analogs (retinoids). Fed Proc 1976 ; 35 : 1332-8. 5. Hong WK, Endicott J, Itri L, Doos W, Batsakis JG, Bell R et al. 13-Cis retinoic acid in the treatment of oral leukoplakia. N Engl J Med 1986 ; 315 : 1501-5. 6. Lippman SM, Batsakis JG, Toth BB, Weber RS, Lee JJ, Martin JW et al. Comparison of low-dose isotretinoin with b-carotene to prevent oral carcinogenesis. N Engl J Med 1993 ; 328 : 15-20. 7. Costa A, Formelli F, Chiesa F, Decensi A, De Palo G, Veronesi U. Prospects of chemoprevention of human cancers with the synthetic retinoid fenretinide. Cancer Res 1994 ; 54 : 2032s-2037s. 8. Papadimitrakopoulou VA, Clayman GL, Shin DM, Myers JN, Gillenwater AM, Goepfert H et al. Biochemoprevention for dysplastic lesions of the upper aerodigestive tract. Arch Otolaryngol Head Neck Surg 1999 ; 125 : 1083-9. 9. Hong WK, Lippman SM, Itri LM, Karp DD, Lee JS, Byers RM et al. Prevention of second primary tumors with isotretinoin in squamouscell carcinoma of the head and neck. N Engl J Med 1990 ; 323 : 795-801. 10. Bolla M, Lefur R, Ton Van J, Domenge C, Badet JM, Koskas Y et al. Prevention of second primary tumours with etretinate in squamous cell carcinoma of the oral cavity and oropharynx. Results of a multicentric double-blind randomized study. Eur J Cancer 1994 ; 30A : 767-72. 11. Van Zandwijk N, Dalesio O, Pastorino U, de Vries N, van Tinteren H. EUROSCAN, a randomized trial of vitamin A and N-acetylcysteine in patients with head and neck cancer or lung cancer. J Nat Cancer Inst 2000 ; 92 : 97786. 12. Stich HF, Hornby AP, Mathew B, Sankaranarayanan R, Nair MK. Response of oral leukoplakias to the administration of vitamin A. Cancer Lett 1988 ; 40 : 93-101. 13. Han J, Jiao L, Lu Y, Sun Z, Gu QM, Scanlon KJ. Evaluation of N-4(hydroxycarbophenyl) retinamide as a cancer prevention agent and as a cancer chemotherapeutic agent. In Vivo 1990 ; 4 : 153-60. 14. Spitz MR, Shi H, Yang F, Hudmon KS, Jiang H, Chamberlain RM et al. Case-control study of the D2 dopamine receptor gene and smoking status in lung cancer patients. J Nat Cancer Inst 1998 ; 90 : 358-63. 15. Chan G, Boyle JO, Yang EK, Zhang F, Sacks PG, Shah JP et al. Cyclooxygenase-2 expression is up-regulated in squamous cell carcinoma of the head and neck. Cancer Res 1999 ; 59 : 991-4. 16. Grandis JR, Tweardy DJ. Elevated levels of transforming growth factor alpha and epidermal growth factor receptor messenger RNA are early markers of carcinogenesis in head and neck cancer. Cancer Res 1993 ; 53 : 3579-84. 17. Shin DM, Ro JY, Hong WK, Hittelman WN. Dysregulation of epidermal growth factor receptor expression in premalignant lesions during head and neck tumorigenesis. Cancer Res 1994 ; 54 : 3153-9. 18. Un essai multicentrique de chimioprévention avec l’Iressa® (inhibiteur del’EGFr) des patients traités chirurgicalement pour une leucoplasie ou une érythroplasie buccale ou oro-pharyngée va débuter en France au printemps 2002. Pour plus d’informations, contacter les docteurs Jean-Charles Soria à [email protected] ou Stéphane Temam à [email protected]. 9