Tumeur carcinoïde du grêle métastatique sur terrain à risque cardio-vasculaire :

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Cas
clinique
Tumeur carcinoïde du grêle métastatique
sur terrain à risque cardio-vasculaire :
une cardiopathie peu ordinaire
Fanny Mouton, Christine Do Cao*
M
onsieur M., né en 1950, est pris en charge
pour une tumeur carcinoïde digestive métastatique révélée par un syndrome sécrétoire
en mars 2008. Il a présenté un accident vasculaire cérébral ischémique sylvien gauche en 2002 sans anomalie cardiaque, vasculaire ou thrombophilique mise en
évidence. Un accident vasculaire cérébral était également survenu chez ses deux parents : à 57 ans chez sa
mère, à 65 ans chez son père. Les autres antécédents
de ce patient sont : une intoxication mixte (tabagisme
à 50 paquets-année), des calcifications pancréatiques
sans passé de pancréatite aiguë ni de diabète secondaire, une appendicectomie, une cure de hernie
inguinale. Son traitement comporte un antiagrégant
plaquettaire, un hypolipémiant, un anxiolytique et un
antidépresseur.
* Services d’endocrinologie,
de diabétologie
et métabolisme,
Marc-Linquette,
hôpital Claude-Huriez, Lille.
1 Coupe coronale.
Son histoire débute en 2003, par la survenue de douleurs abdominales diffuses, accompagnées de diarrhées
motrices, le plus souvent aqueuses. Il rapporte l’émission de 4 à 10 selles par jour, déclenchées par la prise
alimentaire (notamment après ingestion de banane ou
de café). La symptomatologie s’est progressivement
enrichie avec l’apparition de flushs du visage et du
2 Coupe axiale.
Images 1 et 2. Entéroscanner – Lésions suspectes de tumeurs neuroendocrines.
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thorax, survenant 3 ou 4 fois par jour, durant approximativement 5 minutes, plus fréquents la nuit ou au
réveil. L’altération de l’état général est plus marquée
depuis quelques mois : asthénie physique, anorexie et
amaigrissement majeur de 20 kg en 6 mois. Des douleurs dorsales exquises en T5-T6 sont présentes lors de
l’examen clinique sans manifestations neurologiques
particulières.
Les premiers examens digestifs sont non contributifs
(échographie abdominale, coloscopie). Les dosages
biologiques orientent le diagnostic vers une tumeur
carcinoïde devant l’élévation spécifique de l’acide
5 hydroxy-indole-acétique (5HIAA) à 20,4 mg/24 h
(< 7) [diurèse de 200 ml, 0,19 g/24 h de créatininurie],
de la sérotonine sérique à 1 315 µg/l (55-180), de la
chromogranine A 445 ng/ml (< 120). Les analyses biologiques standard sont normales. L’exploration digestive
est alors complétée par une vidéocapsule, là encore
non informative. C’est l’entéroscanner qui permettra
de suspecter un foyer primitif du grêle par l’identification d’une lésion nodulaire endoluminale iléale de
15 mm, se rehaussant fortement au temps artériel. Une
seconde lésion tissulaire de 15 × 27 mm, de contours
spiculés, calcifiée et se rehaussant discrètement au
temps artériel, est localisée dans la racine du mésentère.
Sont également présents : des adénopathies suspectes
célio-mésentériques, rétropéritonéales, des nodules
de carcinose péritonéale (images 1 et 2), des lésions
hépatiques hypovasculaires infracentimétriques d’allure secondaire.
Le bilan d’extension est complété par un Octréoscan®
qui montre de multiples foyers de fixation de la région
abdominale, en intra-hépatique, et à l’étage thoracique
en regard des vertèbres dorsales (images 3 et 4). En
scintigraphie osseuse, il existe plusieurs foyers d’hyperfixation suspects : le plus intense est situé en regard
de D6-D7 ; un autre foyer, moins intense, latéralisé à
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Tumeur carcinoïde du grêle métastatique sur terrain
à risque cardio-vasculaire : une cardiopathie peu ordinaire
gauche est situé en regard de D10 ; deux derniers foyers
suspects sont visibles au niveau de l’articulation sacroiliaque gauche. Les radiographies standard et l’étude du
scanner en fenêtre osseuse centrées sur les segments
osseux hypercaptants ne montrent pas d’image de lyse
corticomédullaire.
Même en l’absence de signes cliniques d’insuffisance
cardiaque, une évaluation cardiologique systématique
est organisée devant l’importance de la sécrétion
tumorale de sérotonine concordante avec l’atteinte
secondaire hépatique et l’association diarrhée chronique-flushs. L’échocardiographie découvre une fraction
d’éjection réduite à 30 %, un ventricule gauche hypokinétique, une insuffisance tricuspidienne de grade 2
(discret épaississement tricuspide), une insuffisance
mitrale de grade 1, une oreillette gauche modérément
dilatée. L’ imagerie par résonance magnétique (IRM)
cardiaque vient confirmer ces données : la fraction
d’éjection est abaissée à 23 % et on constate une akinésie apicale, associée à une prise de contraste tardive
dans le territoire de la marginale correspondant en
coronarographie à une artère marginale thrombosée.
Monsieur M. présente une tumeur carcinoïde du grêle
multimétastatique, compliquée d’une cardiopathie
carcinoïde, mais surtout ischémique. L’attitude thérapeutique a consisté en une prise en charge cardiologique en urgence devant l’identification du problème
ischémique. L’introduction des analogues retards de la
somatostatine, destinée à réduire la sécrétion tumorale
de sérotonine et à améliorer la symptomatologie digestive et vasomotrice, a permis au patient de reprendre
une dizaine de kilos. Pour la maladie osseuse ont été
proposées une irradiation externe antalgique et la perfusion de biphosphonates intraveineux. L’état général
précaire du patient et surtout l’atteinte cardiaque mixte
n’ont pas permis d’envisager l’exérèse de la lésion primitive ni la mise en route de traitements systémiques
(cardiotoxicité des chimiothérapies). La chimioembolisation hépatique a été réfutée du fait du caractère peu
vascularisé des lésions.
Discussion
Les carcinomes endocrines bien différenciés se développent à partir de cellules du système neuroendocrine
et correspondent à des tumeurs malignes de croissance
lente. Leur incidence est de l’ordre de 1 à 4 nouveaux
cas/100 000 habitants. Leur pic de fréquence concerne
la 6e-7e décennie (1). Ces tumeurs se rencontrent principalement dans le thymus, dans le système broncho-
3 Face postérieure.
4 Face antérieure.
Images 3 et 4. Scintigraphie à l’octréotide marqué à l’indium 111 – Multiples foyers de fixations abdominales, hépatiques et dorsales.
pulmonaire, dans le pancréas endocrine, dans le tractus
gastro-intestinal, au niveau des gonades, etc. Près
de 42 % des tumeurs endocrines se développent au
niveau de l’intestin grêle ; ces carcinomes endocrines,
en général bien différenciés et capables de produire
de la sérotonine, répondent également à la dénomination historique de “tumeurs carcinoïdes”. Deux tiers
des patients atteints de carcinomes endocrines du grêle
présentent une maladie métastatique ganglionnaire
et/ou hépatique au moment du diagnostic.
Les cellules neuroendocrines du tractus digestif peuvent
sécréter de nombreux peptides, dont la sérotonine,
principale hormone incriminée dans les manifestations
cliniques du syndrome carcinoïde. Cette molécule est
synthétisée à partir du tryptophane, elle est catabolisée en 5-hydroxy-indole-acétaldéhyde, puis en acide
5HIAA (métabolite inactif) dans le foie, les poumons
et le rein. On lui connaît le rôle de neurotransmetteur
mais elle possède également des effets systémiques :
vasoconstriction et vasodilatation (via son action sur
le système nerveux autonome), action prothrombogène, accélération du péristaltisme intestinal, donc du
transit intestinal… La sérotonine mais aussi les autres
substances produites par le système endocrine diffus
(bradykinine, prostaglandines, kallicréine, substance P,
histamine, etc.) sont habituellement métabolisées et
inactivées par le foie. Ainsi, un syndrome carcinoïde
en provenance d’une lésion intestinale drainée par
les vaisseaux portes n’apparaît qu’en présence de taux
circulants élevés de sérotonine, et d’envahissement
tumoral hépatique ou de masse tumorale fonctionnelle
importante dépassant les capacités de catabolisme
hépatique.
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Cas
clinique
Un syndrome tumoral (subocclusion, occlusion, saignement digestif) peut parfois révéler la maladie intestinale
en l’absence de symptomatologie sécrétoire. Quatre à
10 % des patients avec lésions secondaires hépatiques
présentent un syndrome carcinoïde associant classiquement diarrhée, flush, bronchoconstriction et cardiopathie carcinoïde. La symptomatologie est variable
d’un patient à l’autre, comme au cours du temps. Les
flushs peuvent être spontanés ou provoqués par l’ingestion de certaines substances comme pour notre
patient. L’existence d’une diarrhée (motrice et sécrétoire) chronique peut se compliquer d’un syndrome
de malabsorption (2).
L’évaluation biologique chez ces patients comprend
le dosage de 5HIAA dans les urines de 24 heures, de
chromogranine A plasmatique. Ces deux marqueurs
sont des indicateurs pronostiques et sont également
utiles lors du suivi (2).
Le scanner abdomino-pelvien, l’entéroscanner, la coloscopie ou l’IRM sont les premiers examens réalisés à la
recherche de la lésion primitive, et pour compléter le
bilan d’extension. Si la tumeur primitive n’est pas mise
en évidence, l’échoendoscopie, la vidéocapsule peuvent être utiles pour étudier respectivement la région
duodéno-pancréatique et l’intestin grêle. L’imagerie
fonctionnelle repose sur la scintigraphie des récepteurs
à la somatostatine (Octréoscan®), qui est un examen
à la fois spécifique des tumeurs endocrines et intéressant pour explorer le corps entier. Les métastases
osseuses peuvent être visualisées sur l’Octréoscan®,
ou être recherchées spécifiquement par une scintigraphie osseuse. L’IRM rachidienne ou le scanner rachidien
précisent mieux le risque fracturaire ou neurologique.
La chirurgie est le traitement de référence des tumeurs
endocrines bien différenciées et localisées. En présence de métastases hépatiques, elle reste une option
à discuter : l’exérèse du foyer primitif intestinal peut
éviter une complication occlusive et une chirurgie
de réduction tumorale hépatique peut permettre de
réduire le syndrome fonctionnel. En l’absence d’indication chirurgicale, des traitements locaux tels que la
chimioembolisation hépatique, l’ablation par radiofréquence, la cryothérapie représentent des pistes thérapeutiques en fonction du nombre et de la distribution
des foyers tumoraux (2). Le bénéfice des analogues
de la somatostatine est réél dans le contrôle clinique
du syndrome carcinoïde (efficacité dans 40 à 80 % des
cas, en corrélation avec une baisse de sécrétion des
marqueurs biologiques). Leur action antitumorale n’est
pas affirmée, néanmoins une stabilisation semble être
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obtenue pour 50 % à 60 % des patients présentant des
tumeurs progressives et chez des patients ayant un
faible volume tumoral hépatique (3, 4). Les chimiothérapies systémiques donnent des résultats décevants. La
radiothérapie métabolique par les analogues radiomarqués de la somatostatine (177 Lu-Dota-octreotate ou
90-Yttrium-Dota-octreotate) constitue une alternative
thérapeutique intéressante à la fois pour le contrôle
symptomatique et tumoral. Ces traitements disponibles aux Pays-Bas, en Belgique et en Suisse ne sont
pas encore délivrés en France.
L’évaluation cardiaque des patients porteurs de
tumeurs endocrines fonctionnelles est indispensable
dès le moment où une élévation de 5HIAA urinaire
est mise en évidence. L’examen clinique recherchera
un souffle tricuspidien, des signes périphériques d’insuffisance ventriculaire droite. L’électrocardiogramme
est le plus souvent normal. L’échocardiographie est
un temps essentiel, elle évalue la fonction cardiaque
globale, la morphologie et la mobilité des valves. L’IRM
cardiaque permet une étude plus fine de la morphologie cardiaque. En 1993, P.A. Pellikka a évalué la fonction cardiaque de 74 patients, 56 % étaient porteurs
d’un retentissement cardiaque dont la majorité présentait un épaississement de la valve tricuspide (plus
ou moins rétractée) responsable d’une insuffisance
tricuspidienne. L’atteinte de l’endocarde correspond
à des dépôts de tissu fibreux, localisée préférentiellement au niveau du cœur droit (la sérotonine et les
autres molécules vasoactives sont inactivées lors du
passage pulmonaire). L’atteinte est valvulaire mais
concerne aussi les cordages et les muscles papillaires.
L’épaississement valvulaire tricuspidien ainsi que pulmonaire doit être recherché de façon attentive. L’atteinte
valvulaire du cœur gauche est rare (7 % des patients
selon P.A. Pellikka, en raison soit d’un foramen ovale,
soit d’un foyer tumoral pulmonaire). L’atteinte cardiaque
carcinoïde semble bien corrélée à l’exposition à la sérotonine. La production de 5HIAA est significativement
plus importante chez les malades porteurs d’une cardiopathie carcinoïde. L’atteinte cardiaque est par ailleurs
un facteur indépendant de mauvais pronostic (5-8). Le
taux de survie dépend du stade, de la différenciation
de la maladie. Il est évalué à 5 ans, à 65 % en l’absence
de métastases, et à 36 % en présence de localisations
secondaires ; il dépend également de l’existence d’une
atteinte cardiaque (taux de survie à 3 ans : 68 % sans
atteinte cardiaque, 31 % avec) [1, 7].
En ce qui concerne la physiopathologie de l’atteinte
cardiaque ischémique, notre patient présente de façon
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Tumeur carcinoïde du grêle métastatique sur terrain
à risque cardio-vasculaire : une cardiopathie peu ordinaire
indéniable de nombreux facteurs de risque cardio­
vasculaires héréditaires et environnementaux. Au-delà
de ces facteurs vasculaires classiques reconnus, existet-il un impact de la pathologie néoplasique carcinoïde
sur la coronaropathie ? L’atteinte coronaire a pu en effet
être favorisée par la sécrétion tumorale de sérotonine,
par le biais d’effets vasculaires. Celle-ci possède des
actions chimiotactiques, trophiques et mitogènes sur
les cellules endothéliales, un effet prothrombotique
via une vasoconstriction coronaire (action directe
ou médiée via d’autres hormones : noradrénaline,
endothéline, etc.). La sérotonine induit ainsi une
hyperagrégabilité plaquettaire pouvant favoriser le
développement et l’aggravation de lésions d’athérosclérose (9).
Conclusion
Il s’agit d’une observation inhabituelle de cardiopathie
mixte, plurifactorielle, dans un contexte de tumeur carcinoïde du grêle métastasée. La sérotonine, produite en
excès par les cellules tumorales digestives, non dégradée par le foie en raison de la dissémination hépatique,
a pu accéder aux cavités et aux vaisseaux cardiaques.
Les actions prothrombotiques, trophiques, fibrosantes
induites par la sérotonine ont contribué ou favorisé
chez notre patient (en addition aux facteurs vasculaires
existants) une double atteinte cardiaque : carcinoïde
et ischémique. La double atteinte cardiaque ainsi que
l’extension tumorale ont été deux facteurs décisifs dans
la prise en charge et pour le devenir de ce patient. ■
Références
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Tinteren H, Taal BG. Carcinoid heart disease: the role of urinary 5-hydroxyindoleacetic acid excretion and plasma levels
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école doctorale Sciences de la vie et de la santé, université
Paris-Est, soutenue en 2008.
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