T R I B U N E Le cancer du sein chez les femmes âgées : préjugés et préjudices ● C. Jasmin*, R. Sverdlin*, M. Riofrio* A ujourd’hui, une femme française a une probabilité de près de 90 % d’atteindre l’âge de 65 ans, de 48,5 % d’atteindre 85 ans et de 1,7 % d’atteindre 100 ans. Ce vieillissement de la population féminine, qui doit s’accroître au cours des prochaines décennies, s’accompagnera d’une augmentation notable du nombre de femmes atteintes de cancer : une femme sur quatre développera un cancer entre 60 et 79 ans. Le cancer du sein est une affection fréquente et grave dont le risque croît avec l’âge, au moins jusqu’à 80 ans. Au-delà de 50 ans, une femme a un risque de 11 % de développer un cancer du sein, dont 7 % après 70 ans. Le cancer du sein constituera donc un problème encore plus grave dans les années à venir, sauf si nous disposons rapidement de moyens de prévention efficaces. L’avenir est aujourd’hui au moins aussi préoccupant pour les femmes âgées que pour les plus jeunes. En effet, si la mortalité par cancer du sein a baissé au cours des cinq dernières années aux États-Unis et en Europe, ce bénéfice ne concerne que les femmes de moins de 60 ans ; pour les plus âgées, la mortalité a continué à augmenter. En recherchant les causes de cette dissociation du pronostic selon l’âge, on peut mettre en évidence les effets des préjudices et des injustices dont sont victimes les femmes âgées atteintes de cancer du sein. LES EXCLUSIONS LÉGALES, SOCIALES ET MÉDICALES DES FEMMES ÂGÉES Dépistage : discrimination et préjugés Le dépistage systématique du cancer du sein est encore très inégalement appliqué en France : en effet, il y a des différences régionales considérables dans ce domaine. En plus, il existe aussi des exclusions. Ainsi, la limite d’âge supérieure, précédemment fixée à 64 ans, vient d’être relevée à 69 ans, contre 75 aux États-Unis, bien que la longévité moyenne des femmes françaises soit supérieure à celle des Américaines. L’espérance de vie d’une femme française de 75 ans est de 9,2 ans et la majorité des cancers du sein se développent chez des femmes âgées de plus de 70 ans. La limite d’âge actuelle reste donc discriminatoire, car infondée sur le plan médical. * Service d’oncologie, hôpital Paul-Brousse, 12, avenue Paul VaillantCouturier, 94804 Villejuif. La Lettre du Gynécologue - n° 263 - juin 2001 Cette attitude est d’autant plus préjudiciable qu’il existe déjà trop souvent des barrières psychologiques et socio-économiques pour le dépistage du cancer du sein chez les femmes âgées. Ces dernières ont trop souvent des craintes et des attitudes négatives, face au cancer du sein notamment. De plus, elles ont souvent plus de difficultés à exprimer leurs symptômes à leurs proches, et même parfois à leur médecin. Ces derniers n’ont pas toujours le temps, la patience ou la formation nécessaires pour assurer ce dépistage précoce lorsqu’ils reçoivent en consultation une femme âgée, parfois atteinte par plusieurs comorbidités. On évoque, trop facilement, comme un alibi et sans données exhaustives, la faible évolutivité des tumeurs du sein chez les femmes âgées. Certes, il paraît logique que les tumeurs ayant la vitesse de progression (temps de doublement) la plus rapide apparaissent plus précocement. Cela n’empêche pas d’observer des tumeurs faiblement ou fortement agressives à tout âge. Rien ne peut justifier un retard au diagnostic lié à l’âge. L’exclusion thérapeutique Les préjugés et les exclusions retardent aussi significativement l’accès de personnes âgées aux progrès thérapeutiques. Si on prend les résultats publiés par le Early Breast Cancer Trialist Group, qui portent sur un groupe de 20 000 patientes incluses dans des essais de chimiothérapie adjuvante de leur cancer, il n’y a que 609 femmes âgées de plus de 70 ans sur 18 000 patientes incluses dans cette étude, qui reste la principale référence dans le traitement de cette maladie. La sous-représentation des femmes âgées est flagrante dans tous les groupes thérapeutiques : chirurgie, radiothérapie et même hormonothérapie. Ainsi, on prive les femmes de plus de 70 ans des références thérapeutiques dont bénéficient les patientes plus jeunes, et qui ont aujourd’hui l’indispensable recul du temps permettant de prendre en compte les résultats à long terme dans la prise de décision thérapeutique. On doit espérer que ce type de discrimination ne sera plus à l’œuvre pour de nouvelles techniques, comme par exemple celle du ganglion sentinelle. Globalement, il est indispensable de rattraper le retard accumulé dans le domaine des essais thérapeutiques chez les personnes âgées. Faut-il simplement leur ouvrir la porte des essais à venir ou définir une politique de recherche et de traitement semblable à celle qui existe actuellement, mais dont les “seniors” sont exclus ? Ou faut-il modifier spécifiquement et profondément les modalités de l’essai thérapeutique en cancé5 T R I B U N E rologie ? Car ce déficit n’est pas limité au cancer du sein ; il est généralisé en oncologie gériatrique pour toutes les formes nécessitant de la chimiothérapie. Certes, on peut évoquer les difficultés de la prescription de traitements lourds chez des personnes âgées en raison de comorbidités, de handicaps physiques, ainsi que les risques d’interactions pharmacologiques chez des patients ayant déjà divers traitements médicamenteux ; on peut aussi avancer l’argument de la qualité de vie… En réalité, comme le montrent les exemples de chimiothérapie lourde en onco-hématologie chez des personnes âgées, la mise en œuvre de ces essais est possible et utile, à condition de le vouloir et de disposer des moyens humains et matériels nécessaires à leur bonne réalisation. L’argument du rapport coût-efficacité de traitements onéreux est parfois avancé. Il n’est nullement démontré que ces présupposés économiques négatifs soient conformes à la réalité ; en tout cas, nous sommes toujours en attente d’études convaincantes dans ce domaine. Il nous paraît aussi plausible, a priori, que l’absence d’essais thérapeutiques de tout type (phases I, II, III et IV) chez les personnes âgées soit, in fine, plus coûteuse à la société. Un dépistage précoce et un traitement adéquat constituent, lorsqu’ils sont possibles, la vraie solution, à la fois médicale, éthique et économique. L’AVENIR DU CANCER DU SEIN Nous connaissons encore très imparfaitement les facteurs de risque du cancer du sein. La durée et l’intensité de l’exposition estrogénique du tissu de la glande mammaire jouent un rôle important et, dans 10 à 20 % des cas, l’influence génétique est déterminante. Les autres facteurs, notamment ceux liés à la nutrition et à l’obésité, sont d’interprétation plus complexe. On 6 peut cependant fonder de grands espoirs sur les progrès de la connaissance des récepteurs d’hormones stéroïdes et des modulateurs spécifiques des récepteurs d’estrogènes. La publication des résultats positifs de protection, chez des femmes américaines à risque moyen ou élevé de cancer du sein traité par le tamoxifène ou le raloxifène, est très encourageante. Ces résultats ouvrent la voie à une prophylaxie susceptible de retarder ou même d’éviter le développement du cancer du sein. Gardons-nous d’en exclure les femmes de plus de 70 ans. Avant de faire des choix médicaux susceptibles de guérir ou d’améliorer le patient, mais aussi de compromettre sa qualité de vie, un bilan d’évaluation globale de son cas est nécessaire. Il s’agit de mesurer ses principales fonctions (motrices et sensorielles, cognitives et affectives, biologiques et éventuellement pharmacocinétiques), son mode de vie, son environnement familial et affectif ainsi que les caractéristiques socio-économiques avant tout choix thérapeutique : c’est à partir de ces données que le patient, ses proches et l’équipe soignante pourront décider de choix thérapeutiques éclairés. Il faut remplacer un chiffre de plus en plus arbitraire par l’approche globale de la réalité du patient. L’objectif de l’unité pilote d’oncologie gériatrique de l’hôpital Paul-Brousse est de rendre disponible ce bilan global préthérapeutique pour les personnes âgées chez qui une affection maligne vient d’être découverte et de développer une formation spécifique à la prise en charge de ces patients. Comme l’oncologie pédiatrique a ouvert la voie à la chimiothérapie des cancers et leucémies grâce à ses succès thérapeutiques notoires, on peut espérer que l’oncologie gériatrique servira de modèle pour l’évaluation et la prise en charge globale des patients atteints de cancer et qu’elle contribuera à diminuer les discriminations liées à l’âge. ■ La Lettre du Gynécologue - n° 263 - juin 2001