Ra conté à Juli ette Coagulation et thrombose racontées à Juliette M.C. Béné* T u vas retrouver dans ce dossier, Juliette, la célèbre phrase d’Armand Trousseau faisant lui-même le diagnostic de son cancer de l’estomac en se réveillant un beau matin le bras gonflé par une phlébite : un caillot dans une veine de l’avant-bras. Tumeurs et thromboses sont effectivement associées par toute une série de mécanismes complexes de mieux en mieux compris, et les hémopathies malignes ne font pas exception à la règle comme tu vas le lire ici. Il en résulte des recommandations prophylactiques qui s’avèrent très efficaces, mais qui ne sont pas totalement dénuées d’effets indésirables et qui nécessitent une surveillance attentive. En effet, la coagulation du sang est une cascade complexe et finement régulée (figure) qui a pour rôle majeur d’obstruer et d’aider à réparer les brèches vasculaires. Elle ne doit cependant pas se produire spontanément de manière intempestive, car un vaisseau oblitéré par un caillot ou un fragment de caillot ne joue plus son rôle de transporteur du sang. En cas de thrombose artérielle, les tissus en aval souffrent vite de l’ischémie et de la mort cellulaire qui en résulte, générant selon le territoire concerné infarctus ou accident vasculaire cérébral. Lors des thromboses veineuses qui sont les plus fréquentes, notamment dans un contexte tumoral, on observe le plus souvent une phlébite et/ou une embolie pulmonaire. Cette propriété étonnante du sang à former un caillot de fibrine emprisonnant les hématies, les plaquettes et les globules blancs dans une masse vis- Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. IX - n° 2 - mars-avril 2014 queuse semi-solide est bien sûr connue depuis la nuit des temps : les premières blessures, les sacrifices d’animaux ou l’épistaxis, avec l’étonnante exception du sang menstruel qui ne coagule pas. La légende dit que les anciens pensaient que le sang “mourait” en quittant le corps et acquérait une forme de rigidité cadavérique (rigor mortis), ou encore qu’il prenait en masse en refroidissant. Cette théorie du refroidissement a persisté jusqu’en 1770, lorsque William Hewson l’a remise en cause en émettant l’hypothèse que l’absence de mouvement et le contact de l’air étaient en fait à l’origine de la formation du caillot. Il a ensuite montré que * Laboratoire d’hématologie, CHU de Nantes. Voie extrinsèque Facteur tissulaire Voie intrinsèque Facteur contact Phase contact Kininogène Kallicréine XII TFPI XIIa XI VIII XIa IX Brèche vasculaire IXa VIIIa X Prothrombine (II) Xa Va V Protéine C active VIIa VII Facteur tissulaire Antithrombine X Thrombine (IIa) Fibrinogène Voie commune Fibrine Protéine S Protéine C + thrombomoduline XIIIa XIII Caillot de fibrine TFPI : Tissue Factor Pathway Inhibitor. Figure. Représentation schématique des voies d’activation de la coagulation. En rouge : mécanismes inhibiteurs. 53 Ra conté à Juli ette le plasma (alors appelé lymphe) était responsable de cette coagulation, et pas les cellules. Mais il a fallu attendre 1905 pour que Paul Morawitz commence à décrire la cascade de la coagulation en montrant que, en présence de calcium et de thromboplastine, la prothrombine (baptisée facteur II) était convertie en thrombine, à son tour capable de transformer le fibrinogène (facteur I) en un caillot de fibrine. Diverses études de patients déficitaires ont ensuite progressivement conduit à la description des autres facteurs, jusqu’au facteur XIII en 1965 et au kininogène de haut poids moléculaire en 1975. Le rôle des plaquettes dans la formation du clou hémostatique avait commencé à être suspecté dès 1882 lorsque l’italien Giulio Bizzozero en a fourni la première bonne description, les baptisant piastrine traduit en français par “petites plaques” puis évidemment “plaquettes”. Rudolf Virchow avait déjà démontré, en 1856, que le thrombus initial était formé de fi brine et de leucocytes. Bizzozero, en regardant ce qui se passait après l’altération de la surface de petites veines ou d’artères avec une aiguille, écrivait en 1883 : “Le matériel thrombotique est constitué de quelques leucocytes dans de larges amas de plaquettes”, et suggérait que “ce matériel thrombotique peut être très efficace pour stopper les hémorragies en bouchant les discontinuités d’une paroi vasculaire”. Il avait également remarqué que le réseau de fibrine ne se formait que lorsque des plaquettes s’étaient accumulées. L’histoire a gardé la mémoire de farouches disputes entre Bizzozero et Georges Hayem qui, pour les Français tout au moins, a donné son nom au fameux clou hémostatique. Virchow est quant à lui l’auteur de la triade éponyme des facteurs favorisant la thrombose : variations hémodynamiques (stase, turbulence), dysfonctionnement ou altération de l’endothélium, et hypercoagulabilité. 54 Curieusement, il n’y a aucun élément évocateur de phlébites ou de thromboses dans les descriptions pathologiques de l’Antiquité et le premier cas réellement rapporté remonte au XIIIe siècle chez un jeune homme de 20 ans, guéri après avoir appliqué, sur sa jambe gonflée et fistulisée, de la poussière recouvrant la tombe de saint Louis. Plus qu’un cancer, c’était chez lui sans doute une anomalie congénitale de thrombophilie. Le diagnostic de thrombose a ensuite progressé et on en retrouve une trace croissante dans les traités de médecine. Cette reconnaissance diagnostique a conduit au développement de toutes sortes de techniques pour enlever le caillot chirurgicalement si c’était possible, ligaturer le vaisseau en cause pour fixer le thrombus ou au moins éviter son déplacement en immobilisant le patient parfois dans des carcans barbares. Au début du XXe siècle, on tentait aussi de favoriser le retour veineux et la circulation collatérale en plaçant les patients dans des lits inclinés relevant les jambes et en appliquant sur le membre atteint des compresses chaudes. Les approches thérapeutiques médicamenteuses se sont développées progressivement, autour de la Première Guerre mondiale, lorsque les chercheurs essayaient de trouver des substances procoagulantes pour favoriser le traitement des plaies des soldats. En 1916, un étudiant de deuxième année de médecine, Jay McLean, qui travaillait chez William Henry Howell sur les propriétés procoagulantes de la céphaline extraite du cerveau, se mit à appliquer la technique d’extraction de ce composé à des extraits de foie. Surprise : il isole alors une substance aux propriétés anticoagulantes, in vitro et chez l’animal. Les travaux se poursuivent chez Howell, et l’origine hépatique des extraits obtenus (du grec hepar [foie]) dicte l’étymologie de l’héparine. En fait, McLean avait isolé des phospholipides, et la véritable héparine, un mucopolysaccharide, est présentée par Howell à la Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. IX - n° 2 - mars-avril 2014 Coagulation et thrombose racontées à Juliette Société américaine de physiologie et au Congrès international de physiologie, respectivement en 1922 et en 1926. Les premières préparations sont impures et ont des effets indésirables. Mais, à la fin des années 1930, un produit plus pur et sans effet toxique entre en pratique clinique. Le premier patient est traité en 1937, ce qui ouvre la voie à des applications potentielles de ce produit pour les embolectomies, les greffes veineuses et les embolies pulmonaires. L’autre classe d’anticoagulants couramment utilisés, complémentaires de l’héparine aux effets immédiats par voie intraveineuse, sont les antivitaminiques K oraux. Leur découverte fortuite remonte au début du XXe siècle, où dans les troupeaux des grandes plaines d’élevage américaines se déclenche une épidémie de maladies hémorragiques fatales. Le coupable est identifié dans du trèfle moisi, la crise contraignant alors les agriculteurs à donner cet aliment à manger à leurs bêtes. Pas de trace d’infection, aucun élément identifié en dehors de l’association avec cette consommation dans la quinzaine précédant le déclenchement de la maladie. Les recommandations émises sont d’éviter de donner cet aliment aux bêtes et de transfuser celles qui sont atteintes. Rien n’avance pendant 10 ans, lorsqu’un fermier, excédé, apporte un bidon du sang incoagulable d’une de ses vaches mortes à Karl Link qui vient de commencer à s’intéresser à cette maladie. En fractionnant systématiquement le trèfle moisi, il finit, 6 ans plus tard, par démontrer que le coumarol du trèfle doux avarié est oxydé en dicoumarol, finalement breveté en 1941. Link Correspondances en Onco-Hématologie - Vol. IX - n° 2 - mars-avril 2014 pense alors à utiliser ce produit comme raticide. Ses recherches sont fi nancées par la Wisconsin Alumni Research Foundation (WARF) et il entreprend de modifier le dicoumarol, d’action lente (le bétail mourait en 30 à 50 jours), pour tenter d’obtenir un produit plus actif. Sur 150 dérivés, le 42e apparaît comme particulièrement effi cace et reçoit, en hommage à ses sponsors, le nom de warfarine. Entre temps, l’efficacité de la vitamine K à inhiber l’effet anticoagulant des coumariniques a été identifi ée. On pense cependant que la warfarine est trop toxique pour l’homme et elle devient, à partir de 1948, un raticide très utilisé. Jusqu’à la tentative de suicide inefficace d’un jeune marine conscrit qui avale en 5 jours 567 mg de warfarine, ce qui démontre sa relative innocuité. Elle est introduite en thérapeutique humaine en 1954. Depuis, bien sûr, on a continué à travailler, et on a trouvé de nouveaux anticoagulants oraux, agissant spécifiquement sur la thrombine ou le facteur Xa. Mais c’est une autre histoire… ■ P o u r e n s avo i r p l u s … • Mannucci PM. Venous thrombosis: the history of knowledge. Pathophysiol Haemost Thromb 2002;32(5-6):209-12. • De Gaetano G. Historical overview of the role of platelets in hemostasis and thrombosis. Haematologica 2001;86(4):349-56. • Galanaud JP, Laroche JP, Righini M. The history and historical treatments of deep vein thrombosis. J Thromb Haemost 2013;11(3):402-11. • McLean J. The discovery of heparin. Circulation 1959;19(1):75-8. L’auteur n’a pas précisé ses éventuels liens d’intérêts. 55