mais aussi d’un ensemble de règles tacites qui permettent, justement, de vivre ensemble. Une société sans contrôle
social, ça n’existe pas. Or, en France, le contrôle social est assez faible. Il est sans doute plus prégnant dans les pays de
culture protestante. Par exemple, en Allemagne, une personne qui traverserait un passage piéton alors que ce n’est pas
son tour, aurait quelque chance de subir la réprobation d’autres piétons. En France, il est évidemment mal vu de ne pas
faire la queue au cinéma ou pour prendre son bus, mais les contrevenants sont plus rarement recadrés par les autres
usagers que dans d’autres pays. Dans Yann Algan et Pierre Cahuc citent une étude réalisée à
La société de défiance,
entre 1997 et 2002 sur le comportement de stationnement du personnel diplomatique qui bénéficie d’une immunité en
matière d’infraction aux règles du stationnement. Les diplomates des pays anglo-saxons et scandinaves n’enregistraient
aucune contravention. Les diplomates français se situaient dans la moyenne, avec 6 infractions par diplomate. Les
diplomates les moins scrupuleux provenaient d’Afrique, du Maghreb et du Moyen-Orient, les Koweitiens faisaient
particulièrement forts, avec 246 contraventions par diplomate. Notons que, d’une manière générale, on observe un plus
grand civisme dans les pays où la confiance entre individus et envers les institutions est la plus forte.
L’individualisation pourrait avoir un impact sur la multiplication des incivilités dans la mesure où elle s’accompagne
certainement d’une tendance à déléguer la responsabilité du contrôle social aux gens « dont c’est le métier ». Faire
respecter la norme est moins souvent considéré comme l’affaire de tous. Et la non réaction des uns entraîne celle des
autres : chacun a peur d’être le seul à réagir, et devoir affronter seul l’hostilité de l’auteur de l’incivilité. L’éventuelle
croissance de l’incivilité trouve peut-être enfin une source dans l’évolution des comportements des personnages, réels ou
de fiction, qui peuvent servir de modèle, notamment aux jeunes. La remise en cause des normes sociales, je l’ai dit, fait
partie intégrante de la modernité. Et les normes de civilité n’ont pas échappé à la règle. Sur les plateaux de télévision, à
la radio, dans les séries, le ton s’est fait plus informel, parfois très relâché, voire grossier. Mais il n’est pas impossible
qu’une certaine lassitude s’installe vis-à-vis de cet anticonformisme qui est devenu la norme.
Le débat sur le retour de la blouse à l’école envisagé d’abord pour éviter la surexploitation des marques, mérite aussi
d’être vu comme le moyen de revenir à l’affirmation d’un statut plus qu’à l’expression d’une personnalité. Porter une
blouse, comme l’on porte un uniforme, permet de montrer que l’on joue un rôle social. Lorsque le policier est insulté,
c’est l’agent qui reçoit l’insulte, pas la personne. Ce qui est formel nous protège, il s’agit en sorte d’une hypocrisie
nécessaire. Il y a ainsi quelques avantages à ne pas être toujours « soi-même ».
N’y a t-il pas toujours une forme d’attirance pour la transgression ?
La transgression de la norme était fortement valorisée dans les années 1960/1970. Et si elle l’est moins aujourd’hui, elle
est toujours plus forte chez les jeunes, et particulièrement dans les populations qui sont en échec par ailleurs. Dans
certains quartiers, suivre la norme ou la règle qui prévaut dans le reste de la société, et particulièrement la norme
scolaire, est même un comportement sanctionné. On comprend alors aisément que dans les quartiers où les jeunes sont
les plus nombreux et le plus souvent qu’ailleurs en échec scolaire, les comportements déviants soient plus importants.
Mais, les modes se démodent. L’effort pour « bien se tenir » pourrait être à nouveau valorisé. C’est ce que l’on appelait
avant la distinction. Elle passait naguère par la maîtrise de son corps, de sa diction, de son vocabulaire. Récemment, on
a cherché à se distinguer plutôt qu’à l’être (distingué). Mais demain, qui dit qu’on ne cherchera pas à nouveau à se
distinguer en adoptant les marques de ce que l’on appelait autrefois la « distinction » ?
Comment s’appréhende et se vit la multiculturalité dans une société de plus en plus individualiste et
fragmentée ?
La diversité est un terme très utilisé actuellement et généralement dans un sens positif, envisagé comme une chance
pour la société. De mon point de vue elle représente d’abord un défi car le fameux « vivre ensemble » ne se décrète pas,
il est difficile à construire. a écrit que nous risquions d’entrer dans un monde où nous aurions de plus enMarcel Gauchet
plus de mal à nous supporter. De fait, les caractéristiques de l’espace public sont en contradiction avec celles des liens
privés modernes, dont on a vu qu’ils étaient de plus en plus électifs. L’espace public, c’est justement l’endroit où l’on
croise des inconnus que l’on n’a pas choisi de croiser. Il me semble donc que vivre ensemble est plus difficile pour des
individus qui se sont habitués à choisir leurs relations.
La diversité ethnoculturelle croissante de notre société ajoute une difficulté supplémentaire à l’exercice, et une difficulté
de taille.
Lorsqu’on vante la diversité, on fait surtout de nécessité vertu, car cette diversité est aujourd’hui une réalité sur laquelle
on ne semble pas avoir beaucoup de prise. Et si l’on parle tant du vivre ensemble, c’est qu’on a quand même l’intuition
que ce dernier ne va pas du tout de soi, qu’il ne fonctionne pas de façon optimale. Il convient, sur cette question de la
multiculturalité, d’être nuancé. Les enquêtes menées en comparaison internationale révèlent qu’en France les jeunes
d’origine immigrée sont plus proches, du point de vue des normes de comportement et des valeurs, des jeunes
autochtones que ne le sont par exemple les jeunes d’origine turque en Allemagne ou ceux d’origine pakistanaise en
Grande-Bretagne. Mais ces « bons résultats » du modèle français d’intégration me paraissent fragiles. D’abord parce que
l’intégration suppose, qu’on le veuille ou non, l’adoption par la minorité des codes de la majorité. Or, dans les quartiers
où vivent les minorités, ces dernières sont assez souvent majoritaires, et la référence aux codes de la société d’accueil
est de plus en plus lointaine. On constate d’ailleurs de plus en plus souvent des phénomènes qualifiés parfois
d’intégration « à l’envers », mais qui sont en fait toujours des phénomènes d’intégration « à l’endroit », puisque c’est bien
la population minoritaire localement qui tend à adopter les codes de la population majoritaire à cette échelle. Plus