S. Pérez*, C. Sostras, M.L. Peretti*, L. Lecocq*, S. Périé*, B. Baujat*, J. Lacau Saint Guily* Sous la responsabilité de ses auteurs n° 16 fiche technique Évaluation de la vulnérabilité médico-psychosociale des patients porteurs d’un cancer ORL Les plans cancer ont intégré les réseaux comme acteurs de la cancérologie, réservant leur action à la coordination des patients dits complexes ; les patients atteints de cancers ORL sont typiquement des cas complexes qui peuvent bénéficier S. Pérez déclare ne pas avoir de liens d’intérêts. * Service d’ORL et de chirurgie cervico-faciale, hôpital Tenon, AP-HP ; université Pierre et Marie-Curie Paris-VI ; Réseau Oncologie Paris-Est (ROPE). de cette coordination, à condition qu’ils soient intégrés dans le circuit de soins et qu’ils y restent, ce qui n’est pas toujours le cas. Il n’existe pas, à l’heure actuelle, d’échelle ou de score d’évaluation de cette composante qui soient validés et unanimement utilisés, et qui tiennent compte en particulier des spécificités françaises ou européennes. Toutefois il a été montré que l’évaluation précoce de ces facteurs de vulnérabilité permettait une prise charge plus adéquate dès le début de la maladie, par exemple en faisant intervenir l’assistante sociale dès ce stade. On a montré par ailleurs que l’application systématique d’une telle échelle quantitative était plus efficace qu’une approche purement intuitive, plus aléatoire et méconnaissant les problèmes médico-sociaux d’une importante proportion de patients. Dans le cadre du Réseau oncologie Paris-Est (ROPE), nous avons étudié la constitution d’un outil de détection précoce de marqueurs de vulnérabilité, utilisable par les professionnels dès le début de la prise en charge d’un patient. Scores disponibles Dans un premier temps, un inventaire de critères constituant a priori des marqueurs de vulnérabilité a été établi. Trois médecins – dont un ORL et un médecin en soins palliatifs –, une psychologue clinicienne, une assistante sociale, une cadre supérieure de soins infirmiers, une infirmière d’annonce et une diététicienne ont travaillé sous la supervision d’un sociologue de la santé et élaboré une grille de critères de vulnérabilité, classés dans des chapitres de critères médicaux (liés au cancer et au contexte médical général), d’environnement social et familial, de couverture sociale et de critères personnels, répartis en critères impératifs et secondaires. F I C H E À D É T A C H E R L a prise en charge des patients atteints d'un cancer doit prendre en compte non seulement les caractéristiques de la tumeur en termes d’extension locale, régionale et métastatique ainsi que les comorbidités, mais aussi l’ensemble des facteurs sociaux et psychologiques susceptibles de peser sur les modalités du traitement et leurs conséquences sur toute la vie de l’individu malade (1-3). Ces notions générales prennent une dimension particulière chez les patients atteints d’un cancer des voies aérodigestives supérieures (VADS), chez lesquels les addictions alcoolotabagiques jouent un rôle remarquable dans l’épidémiologie de ces cancers, mais aussi à cause de leurs conséquences en termes de dégradation familiale, sociale, professionnelle et psychologique. Cela se vérifie plus fréquemment que dans d’autres localisations cancéreuses, et pour une proportion plus élevée de patients que ce qui est observé dans la plupart des autres cancers. L’atteinte des capacités physiques et psychologiques du patient et de son intégration sociale altère sa capacité à faire face à la maladie, diminue sa compliance au traitement, augmente le risque de comorbidités, ce qui constitue un facteur majeur de vulnérabilité. Le parcours de soins peut en être gravement altéré, ne serait-ce qu’en raison de l’absence de médecin traitant ou par défaut de familiarité avec le circuit de soins, qui retardent l'accès du patient à une prise en charge médicalement efficace, prise en charge qui passe souvent par les urgences, compliquant le traitement et le suivi. La Lettre d’ORL La Lettre et de d’ORL chirurgie et de cervico-faciale chirurgie cervico-faciale 2013 | 25 • n° 334 - juillet-août-septembre • n° 317 - avril-juin 2009 2 Bénéficiez-vous d’une assurance maladie complémentaire ? – 11,83 0 3 Vivez-vous en couple ? – 8,28 0 4 Êtes-vous propriétaire de votre logement ? – 8,28 0 5 Y a-t-il des périodes dans le mois où vous rencontrez de réelles difficultés financières à faire face à vos besoins (alimentation, loyer, EDF, etc.) ? 14,80 0 6 Vous est-il arrivé de faire du sport au cours des 12 derniers mois ? – 6,51 0 7 Êtes-vous allé au spectacle au cours des 12 derniers mois ? – 7,10 0 8 Êtes-vous parti en vacances au cours des 12 derniers mois ? – 7,10 0 9 Au cours des 6 derniers mois, avez-vous eu des contacts avec des membres de votre famille autres que vos parents ou vos enfants ? – 9,47 0 10 En cas de difficultés, y a-t-il dans votre entourage des personnes sur qui vous puissiez compter pour vous héberger quelques jours en cas de besoin ? – 9,47 0 11 En cas de difficultés, y a-t-il dans votre entourage des personnes sur qui vous puissiez compter pour vous apporter une aide matérielle ? – 7,10 0 Constante Tableau II. Le score ONCODAGE. Items Score A Le patient présente-t-il une perte d’appétit ? A-t-il mangé moins ces 3 derniers mois par manque d’appétit, problèmes digestifs, difficultés de mastication ou de déglutition ? 0 : anorexie sévère 1 : anorexie modérée 2 : pas d’anorexie B Perte récente de poids (< 3 mois) 0 : perte de poids > 3 kg 1 : ne sait pas 2 : p erte de poids entre 1 et 3 kg 3 : pas de perte de poids C Motricité 0 : du lit au fauteuil 1 : a utonome à l’intérieur 2 : sort du domicile E Indice de masse corporelle 0 : IMC < 19 1 : IMC = 19 à IMC < 21 2 : IMC = 21 à IMC < 23 3 : IMC ≥ 23 H Prend plus de 3 médicaments 0 : oui 1 : non P Le patient se sent-il en meilleure ou en moins bonne santé que la plupart des personnes de son âge ? 0 : moins bonne 0,5 : ne sait pas 1 : aussi bonne 2 : meilleure Âge 0 : > 85 1 : 80-85 2 : < 80 Score total 0-17 75,14 Calcul du score : chaque coefficient est ajouté à la constante si la réponse à la question est oui. A Un score inférieur ou égal à 14 révèle une vulnérabilité ou une fragilité gériatriques devant conduire à une consultation adaptée. Autres scores De nombreuses propositions sont faites pour évaluer chez un individu donné les notions de précarité et de vulnérabilité (7). Les critères suivants sont généralement proposés : ➤➤ critères liés au cancer : stade de la maladie, longueur prévisible du traitement, lourdeur prévisible de l’intervention I L’Institut national du cancer propose, dans le domaine gériatrique, un nouvel outil de dépistage pour les personnes âgées atteintes d'un cancer : le score ONCODAGE (6) ; son but est de repérer le risque de mauvaise tolérance d’un traitement anticancéreux lié à une dénutrition, des comorbidités, une polymédication, des troubles cognitifs. Cet outil d’évaluation simplifiée (8 items) à l’usage des médecins non gériatres permet d’identifier les cas devant bénéficier d’une consultation adaptée aux anomalies dépistées et/ou d’une évaluation gériatrique approfondie (EGA), considérée comme le standard de référence mais longue, et difficile à effectuer en routine avant de commencer le traitement anticancéreux. R Oncodage E 0 H 10,06 C Rencontrez-vous parfois un travailleur social ? T 1 É Non D Oui À Question E N° H Tableau I. Le score EPICES. Globalement, la sensibilité du score ONCODAGE est de 76,5 % et sa spécificité, de 64,4 %. Si l’EGA prend en moyenne environ 1 heure, le questionnaire ONCODAGE, réalisé dans cette étude le plus souvent par une infirmière ou un attaché de recherche clinique, est passé en moins de 10 minutes. Ces résultats valident l’utilisation de cette grille comme outil de dépistage gériatrique à employer par les équipes de cancérologie pour tout patient âgé atteint d'un cancer avant traitement (tableau II). C Le score EPICES (4, 5) est un score individuel de précarité qui a été validé prospectivement sur une population de plus de 197 000 personnes. Il comporte 11 questions qui appellent une réponse binaire oui/non (tableau I). Chaque réponse oui est associée à un coefficient positif ou négatif. On aboutit alors à un score individuel selon 5 quintiles, le quintile 1 étant sans précarité et le quintile 5 correspondant à la précarité maximale. Le score est lié de façon statistiquement significative à tous les indicateurs de position sociale, de modes de vie, d’accès aux soins et de santé. Le score ONCODAGE est coté de 0 à 17 ; un score inférieur ou égal à 14 est le reflet d’une vulnérabilité ou d’une fragilité gériatrique. L’outil a été validé par une étude multicentrique ayant inclus 1 674 patients. Le score ONCODAGE était anormal dans 68,4 % des cas. Le type de cancer (sein, côlon, poumon, prostate, ORL, lymphome) influait sur le pourcentage de scores EGA et ONCODAGE anormaux. F n ° 16 t e c h n i q u e f i c h e Épices 26 | La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 334 - juillet-août-septembre 2013 Le recours à une grille de critères simples est donc à recommander en pratique cancérologique clinique des VADS en raison de la fréquence des facteurs de vulnérabilité associés. Son utilisation précoce dès la phase de bilan initial, par les médecins ORL ou cancérologues, les internes, les infirmières (en particulier les infirmières d’annonce) paraît la plus efficace pour déclencher le recours à l’assistante sociale ou au psychologue clinicien. Ce type d’outil gagnerait également à être employé en ville par le médecin traitant ou le professionnel de ville. ■ E H C T A 1. Gueguen R. Géographie de la santé des populations en situation de précarité. In : Joubert M, Chauvin P, Facy F, Ringa V, editors. Précarisation risque et santé. Paris : Inserm, 2001. 2. Haut Comité de la santé publique. La progression de la précarité en France et ses effets sur la santé. Rennes : ENSP, 1998. 3. Lagabrielle D, Moulin JJ. Inégalités sociales de santé : comment repérer la personne à risque avec qui agir. Rev Prat 2006;744-5:1065-6. 4. Sass C, Moulin JJ, Guéguen R et al. Le score EPICES: un score individuel de précarité. Construction et évaluation du score dans une population de 197 389 personnes. Bull Epidemiol Heb 2006;14:93-6. 5. Sass C, Guéguen R, Moulin JJ et al. Comparaison du score individuel de précarité des Centres d’examens de santé, EPICES, à la définition socio-administrative de la précarité. Santé Publique 2006;18 (4):513-22. 6. http://www.e-cancer.fr/rss-soins/6983 (possibilité de télécharger l’outil ONCODAGE) 7. Pieron C, Cremadez M, Perez S et al. Construction d’un outil permettant d’établir un profil de vulnérabilité médico-psycho-sociale d’un patient atteint d’un cancer des voies aéro-digestives supérieures. In : Badet JM (ed). Les soins de support en carcinologie cervico-faciale. Paris : EDK, 2012:219-22. F I C H E À D É Références bibliographiques La Lettre d’ORL et de chirurgie cervico-faciale • n° 334 - juillet-août-septembre 2013 | 27 n ° 16 t e c h n i q u e Les cancers des VADS restent fréquents en France. Ils concernent une forte proportion de patients socialement défavorisés et/ou porteurs de comorbidités associées qui vont interférer avec la prise en charge et le traitement. Une prise en charge globale, intégrant l’ensemble des composantes médicales, sociales et psychologiques de chaque patient est susceptible d’améliorer l’efficacité des traitements délivrés et de conduire à une restauration de la personne et à son retour au sein de son environnement. La détection précoce des différents facteurs de vulnérabilité, médicale, sociale et psychologique, est proposée comme un des éléments du bilan initial. Différents scores existent, dont le score EPICES qui a été validé sur plusieurs milliers de malades. L’emploi systématique d’une détection de la vulnérabilité améliore la prise en charge par rapport à une détection intuitive, plus aléatoire. f i c h e Discussion R chirurgicale, type de chimiothérapie, de radio-chimiothérapie, risque de handicap fonctionnel nouveau et importance de la mutilation prévue ; ➤➤ critères liés au contexte médical général : pathologies associées, statut nutritionnel et perte de poids, addictions, autonomie (handicap associé), difficultés dans les gestes de la vie quotidienne, âge supérieur à 75 ans, nomadisme médical ou absence de médecin traitant ; ➤➤ critères personnels ou liés à l’environnement social et familial : maîtrise du français parlé, lu, écrit, vit seul, isolement social et/ou familial, famille monoparentale + enfant mineur, en France depuis moins de 3 mois, conditions de logement, rupture de statut professionnel, entourage à charge ; ➤➤ critères liés à la prise en charge sociale : absence de sécurité sociale, absence de mutuelle, aide médicale d’état ; ➤➤ critères psychologiques : antécédents psychiatriques, troubles du comportement, rupture de vie sociale, rupture de vie familiale, décès d’un proche, veuvage récent, refus de l’entretien d’annonce, refus de la maladie, attitude générale. À partir des critères observés chez les patients, des profils différents peuvent être établis concernant la vulnérabilité : médicale, sociale, psychologique ou mixte. Ils permettent la mise en place d’actions avec les professionnels concernés : assistante sociale, psychologue, médecins. L’idéal serait un score robuste et suffisamment simple pour être utilisable en routine à large échelle.