Quand les morceaux ne passent pas : Médecine & enfance

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Médecine
& enfance
Quand les morceaux ne passent pas :
quel bilan chez l’enfant ?
C. Blanchet, M. Lathuillière, M. Mondain, département d’ORL et de chirurgie maxillo-faciale, hôpital Gui-de-Chauliac, CHU de Montpellier
De plus en plus d’enfants présentent des difficultés pour accepter et
manger des morceaux. Derrière ce symptôme se cachent des réalités
physiopathologiques variées dont va dépendre la prise en charge :
causes organiques anatomiques, immaturité de la mastication et
problème de coordination, trouble de la sensibilité (hypersensibilité
sensorielle avec réflexe hypernauséeux, hyposensibilité), trouble
du comportement alimentaire avec ou sans sélectivité. Ces causes
peuvent s’associer les unes aux autres. Le bilan s’attache à comprendre les différents mécanismes sous-jacents pour adapter la prise
en charge à chaque enfant et à chaque famille. Le contexte et l’anamnèse sont primordiaux pour guider la suite des investigations. L’évaluation clinique est multidisciplinaire, orthophonique et ORL. Elle
peut comporter une nasofibroscopie avec essai alimentaire et être
complétée par une vidéofluoroscopie de déglutition et une manométrie œsophagienne haute résolution.
hez le nourrisson, la succiondéglutition est une fonction réflexe qui apparaît dès la vie fœtale. La diversification alimentaire nécessite un apprentissage des praxies alimentaires, avec un temps buccal qui
devient volontaire sous contrôle cortical. Les périodes optimales d’introduction de nouvelles textures correspondent à des périodes dites « sensibles »
lors desquelles l’enfant est en mesure
de mettre en place ces praxies avec un
minimum d’effort : entre quatre et six
mois pour le passage à la cuillère et à
partir de un an pour l’introduction des
morceaux. La maturation de ces praxies
se fait progressivement jusqu’à six ans.
La mastication mature comprend des
mouvements d’ouverture, de fermeture
et de diduction de la mâchoire, ainsi
que des mouvements sinusoïdaux de la
langue. Cet apprentissage s’intègre
dans le développement global de l’enfant, en particulier psychomoteur, avec
contrôle de plus en plus fin des coordinations main-bouche et posturales. La
C
découverte de nouvelles textures et de
nouveaux aliments peut cependant être
difficile pour l’enfant à partir de deux
ans, du fait d’une néophobie alimentaire physiologique qui peut persister jusqu’à six ans.
De plus en plus d’enfants sont vus en
consultation pour des difficultés à manger des morceaux. Les causes sont multiples, souvent imbriquées, allant d’étiologies organiques à des causes psychogènes (voir tableau). Il est fondamental de
Etiologies des difficultés d’acceptation des morceaux chez l’enfant
Etiologies organiques
anatomiques obstructives
ou fonctionnelles
Immaturité des praxies,
problèmes de coordination,
problèmes neurologiques
Problème d’intégration
sensorielle
ou comportemental
첸 Gingivites, caries multiples
첸 Troubles de l’articulé
dentaire
첸 Hypertrophie
amygdalienne
첸 Sténose pharyngée (postcaustique)
첸 Sténose œsophagienne
첸 Trouble du péristaltisme
œsophagien, antécédent
d’atrésie de l’œsophage
첸 Dysfonction du sphincter
supérieur de l’œsophage
첸 Immaturité de la
mastication et des praxies
bucco-faciales sans cause
neurologique avérée
(retard d’acquisition)
첸 Problème de coordination
bucco-pharyngée et
œsophagienne
첸 Problème de coordination
main-bouche
첸 Trouble du tonus
sensorimoteur
첸 Maladies neuromusculaires
(myopathies, myasthénie,
paralysie cérébrale, etc.)
첸 Trouble de la sensibilité
(hypersensibilité sensorielle
avec réflexe hypernauséeux,
hyposensibilité)
첸 Trouble du comportement
alimentaire avec sélectivité
en texture pathologique
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bien comprendre les mécanismes impliqués pour proposer une prise en charge
adaptée. L’un des premiers éléments à
faire préciser est le moment de survenue des difficultés : s’agit-il d’une difficulté récente chez un enfant qui n’avait
pas de problème jusque-là (en cas d’hypertrophie des amygdales par exemple)
ou d’un enfant qui n’a jamais réussi à
manger de morceaux. En effet, les difficultés d’acceptation des morceaux s’inscrivent souvent dans un continuum de
difficultés alimentaires que les parents
(et les soignants) n’avaient pas forcément repérées (problèmes d’oralité
chez le prématuré avec hypersensibilité
sensorielle par exemple).
liquides ou aux morceaux avec antécédent de blocage alimentaire), ainsi que
l’existence d’une dysphagie (gêne au
passage pharyngé et œsophagien des
morceaux).
Enfin sont abordés :
첸 le vécu parental face à ces difficultés
d’alimentation de l’enfant (peur panique
d’étouffement et éviction de tout morceau, sentiment d’incompétence, etc.) ;
첸 le retentissement sur la vie sociale
de la famille (difficulté de mise en collectivité du fait de l’absence de prise
de morceaux, projet d’accueil individualisé, etc.).
BILAN CLINIQUE
Le bilan orthophonique débute par une
phase d’observation du comportement
de l’enfant vis-à-vis de sa bouche : succion du pouce, d’une tétine, etc. Il recherche la persistance anormale des réflexes oraux archaïques, la présence
d’un réflexe nauséeux trop marqué ou
trop antérieur, ainsi que d’autres hypersensibilités sensorielles (tactiles, olfactives, auditives ou visuelles). Il fait une
analyse des praxies bucco-labio-faciales
et verbales, puis s’intéresse au tonus et
à la motricité, et recherche des particularités tonico-posturales. La déglutition
salivaire (bavage ?), le mode de respiration (nasal ou buccal) et la posture linguale de repos sont observés.
Une consultation multidisciplinaire est la
démarche la plus efficace pour évaluer
les troubles de déglutition du jeune enfant. Le minimum requis est une consultation ORL et un bilan orthophonique, si
possible réalisés conjointement.
ANAMNÈSE
L’anamnèse, fondamentale, permet de
comprendre le contexte. Cette anamnèse
recherche :
첸 les antécédents familiaux (troubles
des conduites alimentaires) ;
첸 les antécédents anténatals et périnatals (terme, déroulement de l’accouchement, nécessité de ventilation mécanique et/ou d’alimentation entérale,
notamment chez le prématuré) ;
첸 les antécédents médicaux et chirurgicaux pouvant être à l’origine de difficultés alimentaires (antécédents cardiaques,
malformation digestive).
Le déroulement initial des prises alimentaires est étudié (modalités de l’allaitement et des tétées). L’âge de la diversification (âge d’introduction de la cuillère,
puis des morceaux) est noté (périodes
sensibles respectées ?). Les textures actuellement acceptées sont analysées (sélectivité ?), ainsi que le déroulement du
repas (installation, personne référente
faisant manger l’enfant, etc.).
La présence de fausses routes est recherchée (fausse route à la salive, aux
PREMIER TEMPS DU BILAN
ORTHOPHONIQUE
EXAMEN ORL
Eléments morphotypiques, paires crâniennes et flux nasal sont analysés. La
cavité buccale est inspectée : articulé
dentaire, état bucco-dentaire, volume et
mobilité de la langue, brièveté du frein
de langue, intégrité du palais dur et du
voile du palais, présence d’une hypertrophie amygdalienne gênant le passage des morceaux et présence de salive
dans la cavité buccale.
L’examen se poursuit par une nasofibroscopie, sans puis avec essai alimentaire
si possible, dans un environnement sécurisé (matériel d’aspiration préparé,
ballon pour oxygénation avec masque
facial adapté à l’âge de l’enfant à disposition). Un jeûne de deux heures est
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préférable pour éviter toute régurgitation ou tout vomissement lors de l’examen. Des nasofibroscopes pédiatriques
de moins de 3 mm de diamètre sont actuellement disponibles, permettant de
réaliser un examen atraumatique et non
douloureux. Le plus désagréable est le
passage des fosses nasales.
La nasofibroscopie est réalisée l’enfant
assis sur les genoux d’un parent, afin de
pouvoir proposer un essai alimentaire
en fin d’examen. Cet examen permet
d’analyser la filière aéro-digestive, des
fosses nasales au larynx. Il permet de
rechercher un obstacle anatomique,
une malformation, une inflammation
(signes indirects de reflux pharyngolaryngé), un trouble de la mobilité vélaire ou laryngée et la présence de
stases de salive ou de sécrétions pharyngées. La qualité de la déglutition de
la salive est observée. La sensibilité pharyngée peut être analysée en touchant
la paroi pharyngée postérieure si les circonstances le permettent.
Pour compléter l’examen, un essai alimentaire est proposé [1, 2]. Cependant,
cet essai est contre-indiqué en cas de
problème de vigilance ou de troubles de
la déglutition sévères avec fausses routes
salivaires et stases.
Dans les cas favorables, plusieurs textures peuvent être essayées : liquides, liquides épaissis, aliments mixés, voire
morceaux, mais uniquement chez les enfants très coopératifs qui comprennent
l’examen. Pour une meilleure analyse, les
liquides utilisés sont colorés (lait, colorant alimentaire ajouté à de l’eau, etc.).
Plusieurs contenants peuvent également
être utilisés (seringue, verre, cuillère,
paille pour les liquides). L’orthophoniste
gère la proposition des aliments et surveille le temps buccal, en se plaçant à
hauteur de l’enfant. Si la déglutition est
correcte, avec une bonne coordination
oro-bucco-pharyngée, le passage de l’aliment n’est pas visible au moment du
temps pharyngé de la déglutition, et c’est
par l’existence d’une stase résiduelle ou
la présence de colorant au niveau des
cordes vocales que des fausses routes
peuvent être suspectées. Un défaut de
continence de l’isthme vélo-pharyngé
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pendant le temps buccal préparatoire
peut être mis en évidence par la visualisation de l’aliment dans les vallécules avant
que la propulsion linguale ait lieu. La coordination entre le temps buccal et le
temps pharyngé peut être étudiée.
FIN DU BILAN ORTHOPHONIQUE :
OBSERVATION D’UNE PRISE
DE REPAS
Selon le résultat de la nasofibroscopie,
une observation de prise alimentaire
peut terminer le bilan. Différentes textures sont là aussi proposées, en laissant si possible un choix d’aliments à
l’enfant. L’orthophoniste évalue les capacités masticatoires lors du temps buccal : capacité à réaliser des mouvements
latéraux sinusoïdaux de langue pour
transporter le bol alimentaire, indépendance des mouvements de la langue et
de la mâchoire, présence de mouvements parasites, etc. La propulsion est
également analysée (sphinctérisation
avec occlusion labiale et dentaire, appuis linguaux), ainsi que l’ascension du
larynx lors de la déglutition, la présence
d’une toux et la clairance buccale après
la déglutition. Les capacités de coordination main-bouche et les difficultés
posturales sont également notées.
SYNTHÈSE DE LA CONSULTATION
Au terme de cette évaluation, une synthèse est donnée aux parents sur les
Références
[1] HARTNICK C.J., HARTLEY B.E., MILLER C., WILLGING J.P. :
« Pediatric fiberoptic endoscopic evaluation of swallowing »,
Ann. Otol. Rhinol. Laryngol., 2000 ; 109 : 996-9.
[2] SITTON M., ARVEDSON J., VISOTCKY A. et al. : « Fiberoptic
mécanismes des troubles, la nécessité
ou non de bilans complémentaires. Des
conseils sont donnés pour adapter l’alimentation aux possibilités de l’enfant,
et une prise en charge multidisciplinaire est souvent proposée.
VIDÉOFLUOROSCOPIE
DE DÉGLUTITION
ET AUTRES EXAMENS
COMPLÉMENTAIRES
œsophagien, achalasie). Des signes de
compression de l’œsophage (malposition vasculaire), de communication
anormale trachéo-œsophagienne (fistule), de malposition du cardia ou de l’estomac et de reflux gastro-œsophagien
sont recherchés [3].
La manométrie œsophagienne haute résolution, réalisable dès la première année
de vie par certaines équipes, peut également être très utile pour analyser les
troubles œsophagiens (anomalie du péristaltisme, dysfonction du sphincter supérieur de l’œsophage, achalasies, etc.) [4, 5].
L’examen nasofibroscopique de déglutition analyse mal la sous-glotte et pas du
tout la trachée ni l’œsophage. De plus,
certaines fausses routes peuvent être
difficiles à voir.
Une vidéofluoroscopie de déglutition
peut compléter l’examen ORL. Cet examen radiologique nécessite une équipe
formée, acceptant de positionner l’enfant dans une posture compatible avec
la prise alimentaire. Des aliments de
différentes textures, mélangés à de la
baryte, peuvent être proposés dans différents contenants. Cet examen analyse
la dynamique du carrefour pharyngolaryngé et peut visualiser tous les types
de fausses routes. Le temps œsophagien
est également accessible, avec analyse
de la motricité (défaut d’ouverture du
sphincter supérieur de l’œsophage,
trouble de synchronisation pharyngo-
Les difficultés pour manger des morceaux sont fréquentes chez l’enfant,
mais peuvent être dues à des mécanismes physiopathologiques très variés
qui s’imbriquent les uns avec les autres.
Comprendre ces mécanismes est fondamental pour proposer une prise en charge adaptée. L’évaluation est tout d’abord
clinique, multidisciplinaire, associant un
bilan orthophonique et un examen ORL
incluant une nasofibroscopie avec essai
alimentaire. Une vidéofluoroscopie de
déglutition, voire une manométrie œsophagienne haute résolution peuvent
첸
compléter le bilan clinique.
endoscopic evaluation of swallowing in children : feeding outcomes related to diagnostic groups and endoscopic findings »,
Int. J. Pediatr. Otorhinolaryngol., 2011 ; 75 : 1024-31.
[3] ST PIERRE A.E., REELIE B.A., DOLAN A.R. et al. : « Terms
used to describe pediatric videofluoroscopic feeding studies : a
Delphi survey », Can. J. Occup. Ther., 2012 ; 79 : 159-66.
[4] GOLDANI H.A., STAIANO A., BORRELLI O. et al. : « Pediatric
esophageal high-resolution manometry : utility of a standardized
protocol and size-adjusted pressure topography parameters »,
Am. J. Gastroenterol., 2010 ; 105 : 460-7.
[5] SINGENDONK N.M., KRITAS S., COCK C. et al. : « Applying
the Chicago Classification criteria of esophageal motility to a pediatric cohort : effects of patient age and size », Neurogastroenterol. Motil., 2014 ; 26 : 1333-41.
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CONCLUSION
C. Blanchet déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.
M. Lathuillière et M. Mondain n’ont pas précisé leurs
éventuels liens d’intérêts.
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