Quand les morceaux ne passent pas : Médecine & enfance

Médecine
& enfance
Chez le nourrisson, la succion-
déglutition est une fonction ré-
flexe qui apparaît dès la vie fœ-
tale. La diversification alimentaire né-
cessite un apprentissage des praxies ali-
mentaires, avec un temps buccal qui
devient volontaire sous contrôle corti-
cal. Les périodes optimales d’introduc-
tion de nouvelles textures correspon-
dent à des riodes dites « sensibles »
lors desquelles l’enfant est en mesure
de mettre en place ces praxies avec un
minimum d’effort : entre quatre et six
mois pour le passage à la cuillère et à
partir de un an pour l’introduction des
morceaux. La maturation de ces praxies
se fait progressivement jusqu’à six ans.
La mastication mature comprend des
mouvements d’ouverture, de fermeture
et de diduction de la mâchoire, ainsi
que des mouvements sinusoïdaux de la
langue. Cet apprentissage sintègre
dans le développement global de l’en-
fant, en particulier psychomoteur, avec
contrôle de plus en plus fin des coordi-
nations main-bouche et posturales. La
découverte de nouvelles textures et de
nouveaux aliments peut cependant être
difficile pour l’enfant à partir de deux
ans, du fait d’une néophobie alimentai-
re physiologique qui peut persister jus-
qu’à six ans.
De plus en plus d’enfants sont vus en
consultation pour des difficultés à man-
ger des morceaux. Les causes sont mul-
tiples, souvent imbriquées, allant d’étio-
logies organiques à des causes psycho-
gènes (voir tableau). Il est fondamental de
De plus en plus d’enfants présentent des difficultés pour accepter et
manger des morceaux. Derrière ce symptôme se cachent desalités
physiopathologiques variées dont va dépendre la prise en charge :
causes organiques anatomiques, immaturide la mastication et
problème de coordination, trouble de la sensibilité (hypersensibili
sensorielle avec réflexe hypernauséeux, hyposensibilité), trouble
ducomportement alimentaire avec ou sans sélectivité. Ces causes
peuvent s’associer les unes aux autres. Le bilan s’attache à com-
prendre les différents mécanismes sous-jacents pour adapter la prise
en charge à chaque enfant et à chaque famille. Le contexte et l’anam-
nèse sont primordiaux pour guider la suite des investigations. L’éva-
luation clinique est multidisciplinaire, orthophonique et ORL. Elle
peut comporter une nasofibroscopie avec essai alimentaire etêtre
complétée par une vidéofluoroscopie de déglutition etunemanomé-
trie œsophagienne haute résolution.
Quand les morceaux ne passent pas :
quel bilan chez lenfant ?
C. Blanchet, M. Lathuillière, M. Mondain, département d’ORL et de chirurgie maxillo-faciale, hôpital Gui-de-Chauliac, CHU de Montpellier
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Etiologies des difficultés d’acceptation des morceaux chez l’enfant
Etiologies organiques
anatomiques obstructives
ou fonctionnelles
Gingivites, caries multiples
Troubles de l’articulé
dentaire
Hypertrophie
amygdalienne
Sténose pharyngée (post-
caustique)
Sténose œsophagienne
Trouble du péristaltisme
œsophagien, antécédent
d’atrésie de l’œsophage
Dysfonction du sphincter
supérieur de l’œsophage
Immaturité des praxies,
problèmes de coordination,
problèmes neurologiques
Immaturité de la
mastication et des praxies
bucco-faciales sans cause
neurologique avérée
(retard d’acquisition)
Problème de coordination
bucco-pharyngée et
œsophagienne
Problème de coordination
main-bouche
Trouble du tonus
sensorimoteur
Maladies neuromusculaires
(myopathies, myasthénie,
paralysie cérébrale, etc.)
Problème d’intégration
sensorielle
ou comportemental
Trouble de la sensibilité
(hypersensibilité sensorielle
avec réflexe hypernauséeux,
hyposensibilité)
Trouble du comportement
alimentaire avec sélectivité
en texture pathologique
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bien comprendre les mécanismes impli-
qués pour proposer une prise en charge
adaptée. L’un des premiers éléments à
faire préciser est le moment de surve-
nue des difficultés : s’agit-il d’une diffi-
culté récente chez un enfant qui n’avait
pas de problème jusque-là (en cas d’hy-
pertrophie des amygdales par exemple)
ou d’un enfant qui n’a jamais réussi à
manger de morceaux. En effet, les diffi-
cultés d’acceptation des morceaux s’ins-
crivent souvent dans un continuum de
difficultés alimentaires que les parents
(et les soignants) n’avaient pas forcé-
ment repérées (problèmes doralité
chez le prématuré avec hypersensibilité
sensorielle par exemple).
BILAN CLINIQUE
Une consultation multidisciplinaire est la
démarche la plus efficace pour évaluer
les troubles de déglutition du jeune en-
fant. Le minimum requis est une consul-
tation ORL et un bilan orthophonique, si
possible réalisés conjointement.
ANAMNÈSE
L’anamnèse, fondamentale, permet de
comprendre le contexte. Cette anamnèse
recherche :
les antédents familiaux (troubles
des conduites alimentaires) ;
les antécédents anténatals et périna-
tals (terme, déroulement de l’accouche-
ment, nécessité de ventilation méca-
nique et/ou dalimentation entérale,
notamment chez le prématuré) ;
les antécédents médicaux et chirurgi-
caux pouvant être à l’origine de difficul-
s alimentaires (antécédents cardiaques,
malformation digestive).
Le déroulement initial des prises alimen-
taires est étudié (modalités de l’allaite-
ment et des tétées). L’âge de la diversifi-
cation (âge d’introduction de la cuillère,
puis des morceaux) est no(périodes
sensibles respectées ?). Les textures ac-
tuellement acceptées sont analysées (sé-
lectivité ?), ainsi que le déroulement du
repas (installation, personne férente
faisant manger l’enfant, etc.).
La présence de fausses routes est re-
cherchée (fausse route à la salive, aux
liquides ou aux morceaux avec antécé-
dent de blocage alimentaire), ainsi que
lexistence dune dysphagie (gêne au
passage pharyngé et œsophagien des
morceaux).
Enfin sont abordés :
le vécu parental face à ces difficultés
d’alimentation de l’enfant (peur panique
d’étouffement et éviction de tout mor-
ceau, sentiment d’incompétence, etc.) ;
le retentissement sur la vie sociale
de la famille (difficulté de mise en col-
lectivité du fait de labsence de prise
de morceaux, projet d’accueil indivi-
duali, etc.).
PREMIER TEMPS DU BILAN
ORTHOPHONIQUE
Le bilan orthophonique débute par une
phase d’observation du comportement
de l’enfant vis-à-vis de sa bouche : suc-
cion du pouce, d’une tétine, etc. Il re-
cherche la persistance anormale des ré-
flexes oraux archaïques, la présence
d’un réflexe nauséeux trop marqué ou
trop antérieur, ainsi que d’autres hyper-
sensibilités sensorielles (tactiles, olfac-
tives, auditives ou visuelles). Il fait une
analyse des praxies bucco-labio-faciales
et verbales, puis s’intéresse au tonus et
à la motricité, et recherche des particu-
larités tonico-posturales. La déglutition
salivaire (bavage ?), le mode de respira-
tion (nasal ou buccal) et la posture lin-
guale de repos sont observés.
EXAMEN ORL
Eléments morphotypiques, paires crâ-
niennes et flux nasal sont analysés. La
cavité buccale est inspece : articulé
dentaire, état bucco-dentaire, volume et
mobilité de la langue, brièveté du frein
de langue, intégrité du palais dur et du
voile du palais, présence d’une hyper-
trophie amygdalienne gênant le passa-
ge des morceaux et présence de salive
dans la cavité buccale.
L’examen se poursuit par une nasofibro-
scopie, sans puis avec essai alimentaire
si possible, dans un environnement sé-
curi (matériel d’aspiration ppa,
ballon pour oxygénation avec masque
facial adapté à l’âge de l’enfant à dispo-
sition). Un jeûne de deux heures est
préférable pour éviter toute gurgita-
tion ou tout vomissement lors de l’exa-
men. Des nasofibroscopes pédiatriques
de moins de 3 mm de diamètre sont ac-
tuellement disponibles, permettant de
réaliser un examen atraumatique et non
douloureux. Le plus désagréable est le
passage des fosses nasales.
La nasofibroscopie est alisée l’enfant
assis sur les genoux d’un parent, afin de
pouvoir proposer un essai alimentaire
en fin dexamen. Cet examen permet
d’analyser la filière aéro-digestive, des
fosses nasales au larynx. Il permet de
rechercher un obstacle anatomique,
une malformation, une inflammation
(signes indirects de reflux pharyngo-
laryngé), un trouble de la mobilité vé-
laire ou laryngée et la présence de
stases de salive ou de séctions pha-
ryngées. La qualité de la déglutition de
la salive est observée. La sensibilité pha-
ryngée peut être analysée en touchant
la paroi pharyngée postérieure si les cir-
constances le permettent.
Pour compléter l’examen, un essai ali-
mentaire est proposé [1, 2]. Cependant,
cet essai est contre-indiqué en cas de
problème de vigilance ou de troubles de
la déglutition sévères avec fausses routes
salivaires et stases.
Dans les cas favorables, plusieurs tex-
tures peuvent être essayées : liquides, li-
quides épaissis, aliments mis, voire
morceaux, mais uniquement chez les en-
fants très coopératifs qui comprennent
l’examen. Pour une meilleure analyse, les
liquides utilisés sont colorés (lait, colo-
rant alimentaire ajouà de l’eau, etc.).
Plusieurs contenants peuvent également
être utilisés (seringue, verre, cuilre,
paille pour les liquides). L’orthophoniste
gère la proposition des aliments et sur-
veille le temps buccal, en se plaçant à
hauteur de l’enfant. Si la déglutition est
correcte, avec une bonne coordination
oro-bucco-pharyngée, le passage de l’ali-
ment nest pas visible au moment du
temps pharyngé de la glutition, et c’est
par l’existence d’une stase résiduelle ou
la présence de colorant au niveau des
cordes vocales que des fausses routes
peuvent être suspectées. Un défaut de
continence de l’isthme vélo-pharyngé
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pendant le temps buccal préparatoire
peut être mis en évidence par la visualisa-
tion de l’aliment dans les vallécules avant
que la propulsion linguale ait lieu. La co-
ordination entre le temps buccal et le
temps pharyngé peut être étudiée.
FIN DU BILAN ORTHOPHONIQUE :
OBSERVATION D’UNE PRISE
DE REPAS
Selon le résultat de la nasofibroscopie,
une observation de prise alimentaire
peut terminer le bilan. Différentes tex-
tures sont là aussi proposées, en lais-
sant si possible un choix d’aliments à
l’enfant. L’orthophoniste évalue les ca-
pacités masticatoires lors du temps buc-
cal : capacité à réaliser des mouvements
latéraux sinusoïdaux de langue pour
transporter le bol alimentaire, indépen-
dance des mouvements de la langue et
de la mâchoire, présence de mouve-
ments parasites, etc. La propulsion est
également analysée (sphinctérisation
avec occlusion labiale et dentaire, ap-
puis linguaux), ainsi que l’ascension du
larynx lors de la déglutition, la présence
d’une toux et la clairance buccale après
la déglutition. Les capacités de coordi-
nation main-bouche et les difficultés
posturales sont également notées.
SYNTHÈSE DE LA CONSULTATION
Au terme de cette évaluation, une syn-
thèse est donnée aux parents sur les
canismes des troubles, la nécessi
ou non de bilans complémentaires. Des
conseils sont donnés pour adapter l’ali-
mentation aux possibilités de l’enfant,
et une prise en charge multidisciplinai-
re est souvent proposée.
VIDÉOFLUOROSCOPIE
DE DÉGLUTITION
ET AUTRES EXAMENS
COMPLÉMENTAIRES
L’examen nasofibroscopique de dégluti-
tion analyse mal la sous-glotte et pas du
tout la trachée ni l’œsophage. De plus,
certaines fausses routes peuvent être
difficiles à voir.
Une viofluoroscopie de déglutition
peut compléter l’examen ORL. Cet exa-
men radiologique nécessite une équipe
formée, acceptant de positionner l’en-
fant dans une posture compatible avec
la prise alimentaire. Des aliments de
différentes textures, mélans à de la
baryte, peuvent être proposés dans dif-
férents contenants. Cet examen analyse
la dynamique du carrefour pharyngo-
laryngé et peut visualiser tous les types
de fausses routes. Le temps œsophagien
est également accessible, avec analyse
de la motricité (défaut d’ouverture du
sphincter supérieur de lœsophage,
trouble de synchronisation pharyngo-
œsophagien, achalasie). Des signes de
compression de l’œsophage (malposi-
tion vasculaire), de communication
anormale trachéo-œsophagienne (fistu-
le), de malposition du cardia ou de l’es-
tomac et de reflux gastro-œsophagien
sont recherchés [3].
La manométrie œsophagienne haute ré-
solution, réalisable dès la première ane
de vie par certaines équipes, peut égale-
ment être très utile pour analyser les
troubles œsophagiens (anomalie du péri-
staltisme, dysfonction du sphincter supé-
rieur de l’œsophage, achalasies, etc.) [4, 5].
CONCLUSION
Les difficuls pour manger des mor-
ceaux sont fréquentes chez lenfant,
mais peuvent être dues à des méca-
nismes physiopathologiques très variés
qui s’imbriquent les uns avec les autres.
Comprendre ces mécanismes est fonda-
mental pour proposer une prise en char-
ge adaptée. L’évaluation est tout d’abord
clinique, multidisciplinaire, associant un
bilan orthophonique et un examen ORL
incluant une nasofibroscopie avec essai
alimentaire. Une vidéofluoroscopie de
déglutition, voire une manométrie œso-
phagienne haute résolution peuvent
compléter le bilan clinique.
C. Blanchet déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.
M. Lathuillière et M. Mondain n’ont pas préci leurs
éventuels liens d’intérêts.
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& enfance
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Références
[1] HARTNICK C.J., HARTLEY B.E., MILLER C., WILLGING J.P. :
« Pediatric fiberoptic endoscopic evaluation of swallowing »,
Ann. Otol. Rhinol. Laryngol., 2000 ; 109 : 996-9.
[2] SITTON M., ARVEDSON J., VISOTCKY A. et al. : « Fiberoptic
endoscopic evaluation of swallowing in children : feeding out-
comes related to diagnostic groups and endoscopic findings »,
Int. J. Pediatr. Otorhinolaryngol., 2011 ; 75 : 1024-31.
[3] ST PIERRE A.E., REELIE B.A., DOLAN A.R. et al. : « Terms
used to describe pediatric videofluoroscopic feeding studies : a
Delphi survey », Can. J. Occup. Ther., 2012 ; 79 : 159-66.
[4] GOLDANI H.A., STAIANO A., BORRELLI O. et al. : « Pediatric
esophageal high-resolution manometry : utility of a standardized
protocol and size-adjusted pressure topography parameters »,
Am. J. Gastroenterol., 2010 ; 105 : 460-7.
[5] SINGENDONK N.M., KRITAS S., COCK C. et al. : « Applying
the Chicago Classification criteria of esophageal motility to a pe-
diatric cohort : effects of patient age and size », Neurogastroen-
terol. Motil., 2014 ; 26 : 1333-41.
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