Prise en charge des femmes à risque sans mutation constitutionnelle

32 | La Lettre du Sénologue 42 - octobre-novembre-décembre 2008
DOSSIER THÉMATIQUE
Entretiens du Groupe Sein
Prise en charge des femmes à risque
sans mutation constitutionnelle
délétère des gènes BRCA1/2 identifiée
Management of women with genetic risk without BRCA1 or BRCA2 mutation
A. Fajac*
* Centre de suivi des femmes à risque,
service histologie-biologie tumorale,
hôpital Tenon, Paris.
L’
absence d’identification d’une mutation consti-
tutionnelle délétère des gènes BRCA1/2 chez
une femme à risque est une situation très
fréquente en pratique (environ 80 % des cas). La
prise en charge de ces femmes doit tenir compte de
leur risque de cancer du sein, mais aussi d’un éven-
tuel risque de cancer ovarien. Elle peut être effectuée
selon deux grandes modalités : prévention primaire
(chirurgie prophylactique, chimioprévention) ou secon-
daire (surveillance clinico-radio-biologique). Évaluer le
risque de cancers du sein et de l’ovaire d’une femme à
risque sans mutation identifiée constitue l’étape préa-
lable à une prise en charge adaptée.
Les principaux modèles de prédiction du risque de
cancer du sein sont, du plus ancien au plus récent,
les modèles de Gail (1), de Claus (2), le BRCAPRO (3),
le BOADICEA (Breast and Ovarian Analysis of Disease
Incidence and Carrier Estimation Algorithm) [4] et le
modèle Tyrer-Cuzick (5). Les modèles BRCAPRO et
BOADICEA permettent aussi de calculer le risque de
cancer de l’ovaire. Les modèles BRCAPRO, BOADICEA
et Tyrer-Cuzick, développés après le clonage des gènes
BRCA1 et BRCA2, permettent également de calculer la
probabilité de détection de mutation de cesnes.
Les paramètres pris en compte par les modèles de
prédiction du risque de cancer du sein peuvent être
classés en trois grandes catégories : l’histoire fami-
liale, les effets génétiques et les facteurs de risque non
génétiques. En ce qui concerne l’histoire familiale et
les effets génétiques, on peut distinguer les modèles
dits “empiriques” des modèles dits “génétiques”. Les
modèles empiriques prennent en compte des points
de l’histoire familiale (comme le nombre d’apparentés
atteints, l’âge moyen au diagnostic dans la famille),
mais pas la structure familiale, la répartition des cas et
les femmes indemnes. Outre ces éléments, les modèles
génétiques prennent en compte les effets génétiques,
à savoir le mode de transmission des gènes associés
au cancer, leur fréquence allélique et leur pénétrance.
Les modèles cités ci-dessus sont tous des modèles
génétiques, à l’exception du modèle de Gail.
En ce qui concerne l’histoire familiale, seul le modèle
BOADICEA considère l’ensemble des apparentés, le
modèle de Gail ne considérant que les apparentés au
premier degré, et les autres modèles (Claus, BRCAPRO,
Tyrer-Cuzick) les apparentés aux premier et deuxième
degrés. Le cancer de l’ovaire n’est pas pris en compte par
les modèles de Claus et Gail. Quant au cancer du sein
masculin, il n’est inclus que dans les modèles BRCAPRO
et BOADICEA. Le modèle BOADICEA considère aussi
les cancers de la prostate et du pancréas.
Les effets génétiques liés aux gènes BRCA1/2 sont inté-
grés dans les modèles BRCAPRO, BOADICEA et Tyrer-
Cuzick, avec des fréquences de l’allèle muté variant selon le
modèle de 0,05 à 0,06 % pour BRCA1 et de 0,02 à 0,07 %
pour BRCA2. Les résultats de l’analyse moléculaire des
gènes BRCA1/2, s’ils sont disponibles, sont intégrés dans
les modèles BRCAPRO, BOADICEA et Tyrer-Cuzick. L’ab-
sence de détection de mutation dans une famille est donc
prise en compte dans le calcul du risque de cancers du
sein et de lovaire d’une femme donnée. Leffet de gènes
autres que BRCA1/2 est pris en compte par les modèles
de Claus, BOADICEA et Tyrer-Cuzick.
Dans le modèle de Claus, les auteurs montrent que le
modèle de transmission génétique le plus concordant
avec les cas observés de cancer du sein est une trans-
mission autosomique dominante d’un allèle rare au
niveau d’un seul locus, dont la fréquence est de 0,33 %.
Dans le modèle BOADICEA, les effets de multiples
gènes à faible pénétrance et de gènes modificateurs sur
le risque de cancer du sein sont considérés. Quant au
modèle de Tyrer-Cuzick, il fait l’hypothèse de l’existence
d’un troisième gène transmis sur le mode dominant
dont la fréquence de l’allèle muté est de 11 % et la
Références
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La Lettre du Sénologue 42 - octobre-novembre-décembre 2008 | 33
Résumé
La question de la prise en charge des femmes à risque de cancer du sein en l’absence d’identification d’une mutation
constitutionnelle délétère des gènes BRCA1/2 se pose fréquemment en pratique clinique. Plusieurs modèles de prédic-
tion du risque de cancer du sein sont disponibles permettant de calculer le risque pour une femme donnée d’avoir un
cancer du sein compte tenu de son histoire familiale spécifique. Les caractéristiques des principaux modèles seront
exposées ainsi que les recommandations françaises actuelles de prise en charge des femmes à risque sans mutation
des gènes BRCA1/2 détectée.
Mots-clés
Oncogénétique
BRCA1
BRCA2
Cancer du sein
Cancer de l’ovaire
Modèle de prédiction
du risque
Highlights
In patients with high breast
cancer risk, the lack of identi-
fication of BRCA1/2 mutation
is frequent (80% of cases). The
management of these women
should take in account the
breast cancer risk as the ovarian
cancer risk. Two procedures
may be considered: primary
prevention (prophylactic
surgery, chemoprevention) or
secondary (clinical, imaging
and biology follow-up). The risk
evaluation is critical for the best
management.
Keywords
Cancer genetics clinics
BRCA1
BRCA2
Breast cancer
Ovary cancer
Tableau. Paramètres pris en compte dans les modèles de prédiction du risque de cancer du sein.
Gail Claus BRCAPRO BOADICEA Tyrer-Cuzick
Type de modèle Empirique Génétique Génétique Génétique Génétique
Histoire familiale
Degré des apparentés
Cancers
Ovaire
Sein masculin
Autres
Premier
Non
Non
Non
Deuxième
Non
Non
Non
Deuxième
Oui
Oui
Non
Tous
Oui
Oui
Oui**
Deuxième*
Oui
Non
Non
Effets génétiques
Gènes BRCA1/2
Fréquence BRCA1 (%)
Fréquence BRCA2 (%)
Autres gènes
Mode de transmission
Pénétrance
Fréquence (%)
Risque relatif
Non
Non
Non
Oui
Dominant
Forte
0,33
Oui
0,06
0,02
Non
Oui
0,05
0,07
Oui
Polygénique
Faible
Oui
0,06
0,06
Oui
Dominant
Faible
11
13
Facteurs de risque non génétiques Oui Non Non Non Oui
* Certains apparentés au troisième degré sont intégrés dans le modèle de Tyrer-Cuzick : ce sont les cousins.
** Cancers de la prostate et du pancréas.
pénétrance faible, conférant un risque de cancer du
sein de 24 % à 70 ans.
L’âge de la femme dont on doit déterminer le risque
de cancer du sein est intégré dans tous les modèles,
mais seuls les modèles de Gail et Tyrer-Cuzick tiennent
compte d’autres facteurs de risque non génétiques : dans
le modèle de Gail, il s’agit de l’âge aux premières règles,
de l’âge à la première naissance vivante, du nombre
de biopsies mammaires bénignes et de la présence de
lésions d’hyperplasie atypique. Le modèle de Tyrer-Cuzick
intègre ces mêmes paramètres et y ajoute le nombre
d’enfants, l’âge à la ménopause, la prise d’un traitement
hormonal substitutif, la présence d’un carcinome lobu-
laire in situ et l’indice de masse corporelle.
Lensemble de ces modèles et les facteurs pris en
compte sont résumés dans le tableau.
Après avoir exposé les principaux modèles disponi-
bles permettant de calculer un risque de cancer du
sein pour une femme donnée sans mutation iden-
tifiée, examinons les modalités de prise en charge
de cette femme.
Les recommandations françaises pour la prise en charge
des femmes à risque sans mutation identifiée sont
essentiellement celles de l’Expertise collective Inserm-
FNCLCC (6) et celles, plus récentes, de Saint-Paul-de-
Vence (7) [figure]. Elles portent sur la surveillance
clinico-radiologique mammaire, la mastectomie et
l’annexectomie bilatérales prophylactiques.
En ce qui concerne les modalités de
surveillance du sein, les recomman-
dations de l’Expertise collective et de
Saint-Paul-de-Vence sont fondées sur
une probabilité de mutation et non sur
un niveau de risque, avec des seuils
différents : 10-15 % et 30 %, respective-
ment. Selon l’Expertise collective, pour
une probabilité de mutation supérieure
à 10-15 %, il est recommandé d’effec-
tuer un examen clinique 2 à 3 fois par
an à partir de 20 ans, ainsi qu’une
échographie et une mammographie
annuelles à partir de 30 ans. La place de
l’IRM reste à définir. Les recommanda-
tions de Saint-Paul-de-Vence, pour une
probabilité de mutation supérieure à
30 %, préconisent une surveillance iden-
tique à celle des femmes porteuses d’une
mutation BRCA1/2. Celle-ci comprend,
outre l’examen clinique 2 fois par an et
l’échographie annuelle réalisés à partir de 25 ans, une
IRM et une mammographie annuelles à partir de 30 ans.
Lorsque la probabilité de mutation est inférieure à 30 %,
les modalités de surveillance sont aussi définies dans les
recommandations de Saint-Paul-de-Vence, mais sans que
soit précisée une limite supérieure. Il est recommandé d’ef-
fectuer, à partir de 40 ans ou 5 ans avant l’âge auquel est
survenu le cancer du sein le plus précoce dans la famille,
un examen clinique 2 fois par an, ainsi qu’une mammo-
graphie et une échographie annuelles.
Les recommandations de surveillance mammaire
d’une femme sans mutation identifiée en vigueur à
l’étranger (outre-Atlantique, Europe) sont variées. Ainsi,
aux États-Unis, les recommandations récentes de la
Société américaine de cancérologie sont fondées sur
un risque cumulé sur la vie avec un seuil à 20 % (8-9),
au-delà duquel il est recommandé de réaliser une IRM
annuelle à partir de 30 ans.
Au Royaume-Uni, les recommandations du National
Institute for Health and Clinical Excellence (NICE),
actualisées en 2006 pour les indications de l’IRM,
reposent sur deux paramètres : le risque calculé à
10 ans et l’âge, trois niveaux de risque à 10 ans avec des
seuils à 3 et 8 % et quatre tranches d’âge (20-29 ans,
30-39 ans, 40-49 ans et au-delà de 50 ans) étant
définis (10). Une IRM annuelle est recommandée
aux femmes encourant un risque élevé, c’est-à-dire
celles de la tranche d’âge 30-39 ans dont le risque à
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DOSSIER THÉMATIQUE
Entretiens du Groupe Sein
10 ans est supérieur à 8 %, et celles de la tranche d’âge
40-49 ans dont le risque est supérieur à 20 %, ou à
12 % en cas de seins denses.Pour les tranches d’âge
extrêmes, une IRM annuelle est recommandée pour
la tranche 20-29 ans quand le risque est supérieur à
10 % ; au-delà de 50 ans, l’IRM n’est pas indiquée, quel
que soit le niveau de risque.
En ce qui concerne la mastectomie prophylactique,
l’Expertise collective se fonde sur le risque cumulé de
cancer du sein (et non sur une probabilité de mutation,
comme c’était le cas pour la surveillance clinico-radio-
logique), et fixe à 20 % le seuil au-delà duquel elle est
envisageable”. La définition de l’âge à partir duquel la
pratiquer est possible, 35 ans, peut être modulée par
l’âge au diagnostic de cancer du sein chez les appa-
rentés. La mastectomie prophylactique n’apparaît pas
dans les recommandations de Saint-Paul-de-Vence
concernant les femmes sans mutation détectée.
À titre d’exemple de recommandations faites à l’étranger,
la Société américaine de chirurgie oncologique stipule
qu’il existe une indication “potentielle” de mastectomie
prophylactique en cas d’histoire familiale forte, c’est-
à-dire plusieurs apparentés au premier degré et/ou
plusieurs générations atteints de cancer du sein sans
qu’il soit précisé de niveau de risque (11).
Pour ce qui est de la prise en compte du risque de cancer
de l’ovaire, selon l’Expertise collective, l’annexec tomie
prophylactique est “envisageable” en cas de risque
cumulé de cancer de l’ovaire supérieur à 2-3 %. L’âge
de réalisation n’est pas précisé. Selon les recommanda-
tions de Saint-Paul-de-Vence,
elle est “envisageable” si l’his-
toire familiale comporte des
cas de cancer ovarien ou si
la probabilité de détection
d’une mutation BRCA1 est très
élevée, sans définition chiffrée
d’un seuil de probabilité. L’âge
de réalisation reste à définir,
peut-être à partir de 40 ans.
Une étude récente rapporte
que, dans les familles où seuls
des cancers du sein ont été
rapportés, le risque de cancer
de l’ovaire ou de la trompe
n’est pas augmenté (12). Les
auteurs en concluent qu’il ne
faut pas proposer de prise en
charge ovarienne spécifique
dans ces familles ou qu’il ne
faut discuter l’annexectomie
prophylactique que dans la
mesure elle diminue le
risque de cancer du sein. On notera cependant que, dans
cette étude, le suivi moyen est assez court (41 mois).
En ce qui concerne la surveillance clinico-radio-biolo-
gique de l’ovaire, il nexiste aucune recommandation. En
France, la chimio-prévention n’a pas d’indication chez les
femmes à risque porteuses de mutation BRCA1/2, et, a
fortiori, chez les femmes sans mutation détece.
Conclusion
Afin de déterminer la prise en charge la plus adéquate
pour une femme à risque sans mutation constitution-
nelle délétère BRCA1/2 identifiée, il convient d’estimer
au mieux son risque propre, qui est lié à son histoire
familiale et personnelle. Les modèles de prédiction du
risque actuellement disponibles ne sont pas parfaits,
mais la connaissance de leurs limites permet néan-
moins d’avoir une estimation de ce risque. Les recom-
mandations françaises actuelles de prise en charge
de ces femmes diffèrent quelque peu selon le groupe
d’experts. Les points à pciser sont la place de l’IRM
mammaire et de l’annexectomie prophylactique, et
plus particulièrement les niveaux de risque à partir
desquels de telles options doivent être recomman-
dées. De même, l’intérêt éventuel de la surveillance
clinico-radio-biologique de l’ovaire chez de telles
femmes devrait être précisé par des études en cours,
qui incluent un grand nombre de patientes.
Expertise collective Inserm-FNCLCC
Risque mammaire
Risque ovarien
Surveillance clinico-radiologique
Mastectomie prophylactique
Probabilité mutation
10-15 %
> 10-15 %
Risque cumulé
cancer sein > 20 %
Mastectomie envisageable
36-65 ans
Risque cumulé
cancer ovaire > 2-3 %
Annexectomie envisageable
Âge ?
IRM ? (x 1/an)
≥ 30 ans
• Palpation x 2-3/an
≥ 20 ans
• Mammographie-échographie x 1/an
30-75 ans
Saint-Paul-de-Vence
Probabilité mutation
30 %
≤ 30 % et > ? > 30 %
Famille sein-ovaire
Probabilité mutation BRCA1 très élevée
Annexectomie envisageable
Âge ? (≥ 40 ans ?)
IRM x 1/an
≥ 30 ans
• Palpation x 2/an
• Mammographie-échographie x 1/an
≥ 40 ans ou 5 ans avant l'âge du cas
le plus jeune
• Palpation x 2/an
≥ 25 ans
• Mammographie x 1/an
≥ 30 ans
• Échographie x 1/an
≥ 25 ans
Figure. Recommandations françaises de prise en charge des femmes à risque de cancer du sein sans mutation
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Références
bibliographiques
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