La Lettre du Cancérologue Vol. XVII - n° 8 - octobre 2008 | 401
DOSSIER THÉMATIQUE
Prise en charge des femmes
à risque sans mutation
constitutionnelle délétère
des gènes BRCA1/2 identifiée
Management of women with genetic risk without BRCA1
or BRCA2 mutation
A. Fajac*
* Centre de suivi des femmes à risque,
service histologie-biologie tumorale,
hôpital Tenon, Paris.
L’
absence d’identification d’une muta-
tion constitutionnelle délétère des gènes
BRCA1/2 chez une femme à risque est une
situation très fréquente en pratique (environ 80 %
des cas). La prise en charge de ces femmes doit tenir
compte de leur risque de cancer du sein, mais aussi
d’un éventuel risque de cancer ovarien. Elle peut être
effectuée selon deux grandes modalités : prévention
primaire (chirurgie prophylactique, chimiopréven-
tion) ou secondaire (surveillance clinico-radio-
biologique). Évaluer le risque de cancers du sein
et de l’ovaire d’une femme à risque sans mutation
identifiée constitue l’étape préalable à une prise en
charge adaptée.
Les principaux modèles de prédiction du risque de
cancer du sein sont, du plus ancien au plus récent,
les modèles de Gail (1), de Claus (2), le BRCAPRO (3),
le BOADICEA (Breast and Ovarian Analysis of Disease
Incidence and Carrier Estimation Algorithm) [4] et le
modèle Tyrer-Cuzick (5). Les modèles BRCAPRO et
BOADICEA permettent aussi de calculer le risque
de cancer de l’ovaire. Les modèles BRCAPRO,
BOADICEA et Tyrer-Cuzick, développés après le
clonage des gènes BRCA1 et BRCA2, permettent
également de calculer la probabilité de détection
de mutation de ces gènes.
Les paramètres pris en compte par les modèles de
prédiction du risque de cancer du sein peuvent être
classés en trois grandes catégories : l’histoire fami-
liale, les effets génétiques et les facteurs de risque
non génétiques. En ce qui concerne l’histoire fami-
liale et les effets génétiques, on peut distinguer les
modèles dits empiriques” des modèles dits généti-
ques”. Les modèles empiriques prennent en compte
des points de l’histoire familiale (comme le nombre
d’apparentés atteints, l’âge moyen au diagnostic
dans la famille), mais pas la structure familiale, la
répartition des cas et les femmes indemnes. Outre
ces éléments, les modèles génétiques prennent
en compte les effets génétiques, à savoir le mode
de transmission des gènes associés au cancer, leur
fréquence allélique et leur pénétrance. Les modèles
cités ci-dessus sont tous des modèles génétiques, à
l’exception du modèle de Gail.
En ce qui concerne l’histoire familiale, seul le modèle
BOADICEA considère l’ensemble des apparentés, le
modèle de Gail ne considérant que les apparentés
au premier degré, et les autres modèles (Claus,
BRCAPRO, Tyrer-Cuzick) les apparentés aux premier
et deuxième degrés. Le cancer de l’ovaire n’est pas
pris en compte par les modèles de Claus et Gail.
Quant au cancer du sein masculin, il n’est inclus
que dans les modèles BRCAPRO et BOADICEA. Le
modèle BOADICEA considère aussi les cancers de
la prostate et du pancréas.
Les effets génétiques liés aux gènes BRCA1/2 sont
intégrés dans les modèles BRCAPRO, BOADICEA et
Tyrer-Cuzick, avec des fréquences de l’allèle muté
variant selon le modèle de 0,05 à 0,06 % pour
BRCA1 et de 0,02 à 0,07 % pour BRCA2. Les résul-
tats de l’analyse moléculaire des gènes BRCA1/2,
s’ils sont disponibles, sont intégrés dans les modèles
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Résumé
La question de la prise en charge des femmes à risque de cancer du sein en l’absence d’identification d’une mutation
constitutionnelle délétère des gènes BRCA1/2 se pose fréquemment en pratique clinique. Plusieurs modèles de prédic-
tion du risque de cancer du sein sont disponibles permettant de calculer le risque pour une femme donnée d’avoir un
cancer du sein compte tenu de son histoire familiale spécifique. Les caractéristiques des principaux modèles seront
exposées ainsi que les recommandations françaises actuelles de prise en charge des femmes à risque sans mutation
des gènes BRCA1/2 détectée.
Mots-clés
Oncogénétique
BRCA1
BRCA2
Cancer du sein
Cancer de l’ovaire
Modèle de pdiction
du risque
Highlights
In patients with high breast
cancer risk, the lack of identi-
fication of BRCA1/2 mutation
is frequent (80% of cases). The
management of these women
should take in account the
breast cancer risk as the ovarian
cancer risk. Two procedures
may be considered: primary
prevention (prophylactic
surgery, chemoprevention) or
secondary (clinical, imaging
and biology follow-up). The risk
evaluation is critical for the best
management.
Keywords
Cancer genetics clinics
BRCA1
BRCA2
Breast cancer
Ovary cancer
BRCAPRO, BOADICEA et Tyrer-Cuzick. L’absence de
détection de mutation dans une famille est donc
prise en compte dans le calcul du risque de cancers
du sein et de l’ovaire d’une femme donnée. L’effet de
gènes autres que BRCA1/2 est pris en compte par les
modèles de Claus, BOADICEA et Tyrer-Cuzick.
Dans le modèle de Claus, les auteurs montrent que
le modèle de transmission génétique le plus concor-
dant avec les cas observés de cancer du sein est une
transmission autosomique dominante d’un allèle
rare au niveau d’un seul locus, dont la fréquence est
de 0,33 %. Dans le modèle BOADICEA, les effets
de multiples gènes à faible pénétrance et de gènes
modificateurs sur le risque de cancer du sein sont
considérés. Quant au modèle de Tyrer-Cuzick, il
fait l’hypothèse de l’existence d’un troisième gène
transmis sur le mode dominant dont la fréquence de
l’allèle muté est de 11 % et la pénétrance faible, confé-
rant un risque de cancer du sein de 24 % à 70 ans.
L’âge de la femme dont on doit déterminer le risque
de cancer du sein est intégré dans tous les modèles,
mais seuls les modèles de Gail et Tyrer-Cuzick tien-
nent compte d’autres facteurs de risque non géné-
tiques : dans le modèle de Gail, il s’agit de l’âge aux
premières règles, de l’âge à la première naissance
vivante, du nombre de biopsies mammaires bénignes
et de la présence de lésions d’hyperplasie atypique.
Le modèle de Tyrer-Cuzick intègre ces mêmes para-
mètres et y ajoute le nombre d’enfants, l’âge à la
ménopause, la prise d’un traitement hormonal subs-
titutif, la présence d’un carcinome lobulaire in situ
et l’indice de masse corporelle.
Lensemble de ces modèles et les facteurs pris en
compte sont résumés dans le tableau.
Après avoir exposé les principaux modèles disponi-
bles permettant de calculer un risque de cancer du
sein pour une femme donnée sans mutation iden-
tifiée, examinons les modalités de prise en charge
de cette femme.
Les recommandations françaises pour la prise en
charge des femmes à risque sans mutation identifiée
sont essentiellement celles de l’Expertise collec-
tive Inserm-FNCLCC (6) et celles, plus récentes, de
Saint-Paul-de-Vence (7) [figure]. Elles portent sur
la surveillance clinico-radiologique mammaire, la
mastectomie et l’annexectomie bilatérales prophy-
lactiques.
En ce qui concerne les modalités de surveillance du
sein, les recommandations de l’Expertise collec-
tive et de Saint-Paul-de-Vence sont fondées sur une
Tableau. Paramètres pris en compte dans les modèles de prédiction du risque de cancer du sein.
Gail Claus BRCAPRO BOADICEA Tyrer-Cuzick
Type de modèle Empirique Génétique Génétique Génétique Génétique
Histoire familiale
Degré des apparentés
Cancers
Ovaire
Sein masculin
Autres
Premier
Non
Non
Non
Deuxième
Non
Non
Non
Deuxième
Oui
Oui
Non
Tous
Oui
Oui
Oui**
Deuxième*
Oui
Non
Non
Effets génétiques
Gènes BRCA1/2
Fréquence BRCA1 (%)
Fréquence BRCA2 (%)
Autres gènes
Mode de transmission
Pénétrance
Fréquence (%)
Risque relatif
Non
Non
Non
Oui
Dominant
Forte
0,33
Oui
0,06
0,02
Non
Oui
0,05
0,07
Oui
Polygénique
Faible
Oui
0,06
0,06
Oui
Dominant
Faible
11
13
Facteurs de risque non génétiques Oui Non Non Non Oui
* Certains apparentés au troisième degré sont intégrés dans le modèle de Tyrer-Cuzick : ce sont les cousins.
** Cancers de la prostate et du pancréas.
Expertise collective Inserm-FNCLCC
Risque mammaire
Risque ovarien
Surveillance clinico-radiologique
Mastectomie prophylactique
Probabilité mutation
10-15 %
> 10-15 %
Risque cumulé
cancer sein > 20 %
Mastectomie envisageable
36-65 ans
Risque cumulé
cancer ovaire > 2-3 %
Annexectomie envisageable
Âge ?
IRM ? (x 1/an)
≥ 30 ans
• Palpation x 2-3/an
≥ 20 ans
• Mammographie-échographie x 1/an
30-75 ans
Saint-Paul-de-Vence
Probabilité mutation
30 %
≤ 30 % et > ? > 30 %
Famille sein-ovaire
Probabilité mutation BRCA1 très élevée
Annexectomie envisageable
Âge ? (≥ 40 ans ?)
IRM x 1/an
≥ 30 ans
• Palpation x 2/an
• Mammographie-échographie x 1/an
≥ 40 ans ou 5 ans avant l'âge du cas
le plus jeune
• Palpation x 2/an
≥ 25 ans
• Mammographie x 1/an
≥ 30 ans
• Échographie x 1/an
≥ 25 ans
Figure. Recommandations françaises de prise en charge des femmes à risque de cancer du sein sans mutation
BRCA1/2 identifiée.
La Lettre du Cancérologue Vol. XVII - n° 8 - octobre 2008 | 403
DOSSIER THÉMATIQUE
probabilité de mutation et non sur un niveau de
risque, avec des seuils différents : 10-15 % et 30 %,
respectivement. Selon l’Expertise collective, pour
une probabilité de mutation supérieure à 10-15 %,
il est recommandé d’effectuer un examen clinique
2 à 3 fois par an à partir de 20 ans, ainsi qu’une
échographie et une mammographie annuelles à
partir de 30 ans. La place de l’IRM reste à définir.
Les recommandations de Saint-Paul-de-Vence, pour
une probabilité de mutation supérieure à 30 %,
préconisent une surveillance identique à celle des
femmes porteuses d’une mutation BRCA1/2. Celle-ci
comprend, outre l’examen clinique 2 fois par an et
l’échographie annuelle réalisés à partir de 25 ans,
une IRM et une mammographie annuelles à partir
de 30 ans. Lorsque la probabilité de mutation est
inférieure à 30 %, les modalités de surveillance sont
aussi définies dans les recommandations de Saint-
Paul-de-Vence, mais sans que soit précisée une limite
supérieure. Il est recommandé d’effectuer, à partir
de 40 ans ou 5 ans avant l’âge auquel est survenu
le cancer du sein le plus précoce dans la famille, un
examen clinique 2 fois par an, ainsi qu’une mammo-
graphie et une échographie annuelles.
Les recommandations de surveillance mammaire
d’une femme sans mutation identifiée en vigueur
à l’étranger (outre-Atlantique, Europe) sont
variées. Ainsi, aux États-Unis, les recommanda-
tions récentes de la Société américaine de cancé-
rologie sont fondées sur un risque cumulé sur la
vie avec un seuil à 20 % (8-9), au-delà duquel il
est recommandé de réaliser une IRM annuelle à
partir de 30 ans.
Au Royaume-Uni, les recommandations du National
Institute for Health and Clinical Excellence (NICE),
actualisées en 2006 pour les indications de l’IRM,
reposent sur deux paramètres : le risque calculé
à 10 ans et l’âge, trois niveaux de risque à 10 ans
avec des seuils à 3 et 8 % et quatre tranches d’âge
(20-29 ans, 30-39 ans, 40-49 ans et au-delà de
50 ans) étant définis (10). Une IRM annuelle est
recommandée aux femmes encourant un risque
élevé, c’est-à-dire celles de la tranche d’âge
30-39 ans dont le risque à 10 ans est supérieur à
8 %, et celles de la tranche d’âge 40-49 ans dont
le risque est supérieur à 20 %, ou à 12 % en cas de
seins denses.Pour les tranches d’âge extrêmes, une
IRM annuelle est recommandée pour la tranche
20-29 ans quand le risque est supérieur à 10 % ;
au-delà de 50 ans, l’IRM n’est pas indiquée, quel
que soit le niveau de risque.
En ce qui concerne la mastectomie prophylactique,
l’Expertise collective se fonde sur le risque cumulé
de cancer du sein (et non sur une probabilité de
mutation, comme c’était le cas pour la surveillance
clinico-radiologique), et fixe à 20 % le seuil au-delà
duquel elle est “envisageable”. La définition de l’âge
à partir duquel la pratiquer est possible, 35 ans, peut
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Prise en charge des femmes à risque
sans mutation constitutionnelle délétère des gènes BRCA1/2 identifiée
DOSSIER THÉMATIQUE
Entretiens du Groupe Sein
être modulée par l’âge au diagnostic de cancer du
sein chez les apparentés. La mastectomie prophy-
lactique n’apparaît pas dans les recommandations
de Saint-Paul-de-Vence concernant les femmes sans
mutation détectée.
À titre d’exemple de recommandations faites à
l’étranger, la Société américaine de chirurgie oncolo-
gique stipule qu’il existe une indication “potentielle”
de mastectomie prophylactique en cas d’histoire
familiale forte, c’est-à-dire plusieurs apparentés au
premier degré et/ou plusieurs générations atteints
de cancer du sein sans qu’il soit précisé de niveau
de risque (11).
Pour ce qui est de la prise en compte du risque
de cancer de l’ovaire, selon l’Expertise collective,
l’annexec tomie prophylactique est “envisageable” en
cas de risque cumulé de cancer de l’ovaire supérieur
à 2-3 %. L’âge de réalisation nest pas précisé. Selon
les recommandations de Saint-Paul-de-Vence, elle
est “envisageable” si l’histoire familiale comporte
des cas de cancer ovarien ou si la probabilité de
détection d’une mutation BRCA1 est très élevée,
sans définition chiffrée d’un seuil de probabilité.
L’âge de réalisation reste à définir, peut-être à partir
de 40 ans.
Une étude récente rapporte que, dans les familles
où seuls des cancers du sein ont été rapportés, le
risque de cancer de l’ovaire ou de la trompe n’est
pas augmenté (12). Les auteurs en concluent qu’il
ne faut pas proposer de prise en charge ovarienne
spécifique dans ces familles ou qu’il ne faut discuter
l’annexectomie prophylactique que dans la mesure
elle diminue le risque de cancer du sein. On notera
cependant que, dans cette étude, le suivi moyen est
assez court (41 mois).
En ce qui concerne la surveillance clinico-radio-
biologique de l’ovaire, il n’existe aucune recom-
mandation. En France, la chimio-prévention na pas
d’indication chez les femmes à risque porteuses de
mutation BRCA1/2, et, a fortiori, chez les femmes
sans mutation détectée.
Conclusion
Afin de déterminer la prise en charge la plus adéquate
pour une femme à risque sans mutation constitu-
tionnelle délétère BRCA1/2 identifiée, il convient
d’estimer au mieux son risque propre, qui est lié à
son histoire familiale et personnelle. Les modèles
de prédiction du risque actuellement disponibles
ne sont pas parfaits, mais la connaissance de leurs
limites permet néanmoins d’avoir une estimation de
ce risque. Les recommandations françaises actuelles
de prise en charge de ces femmes diffèrent quelque
peu selon le groupe d’experts. Les points à préciser
sont la place de l’IRM mammaire et de l’annexec-
tomie prophylactique, et plus particulièrement
les niveaux de risque à partir desquels de telles
options doivent être recommandées. De même,
l’intérêt éventuel de la surveillance clinico-radio-
biologique de l’ovaire chez de telles femmes devrait
être précisé par des études en cours, qui incluent un
grand nombre de patientes.
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Références bibliographiques
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