DOSSIER THÉMATIQUE Prise en charge des femmes à risque sans mutation constitutionnelle délétère des gènes BRCA1/2 identifiée Management of women with genetic risk without BRCA1 or BRCA2 mutation A. Fajac* L’ absence d’identification d’une mutation constitutionnelle délétère des gènes BRCA1/2 chez une femme à risque est une situation très fréquente en pratique (environ 80 % des cas). La prise en charge de ces femmes doit tenir compte de leur risque de cancer du sein, mais aussi d’un éventuel risque de cancer ovarien. Elle peut être effectuée selon deux grandes modalités : prévention primaire (chirurgie prophylactique, chimioprévention) ou secondaire (surveillance clinico-radiobiologique). Évaluer le risque de cancers du sein et de l’ovaire d’une femme à risque sans mutation identifiée constitue l’étape préalable à une prise en charge adaptée. Les principaux modèles de prédiction du risque de cancer du sein sont, du plus ancien au plus récent, les modèles de Gail (1), de Claus (2), le BRCAPRO (3), le BOADICEA (Breast and Ovarian Analysis of Disease Incidence and Carrier Estimation Algorithm) [4] et le modèle Tyrer-Cuzick (5). Les modèles BRCAPRO et BOADICEA permettent aussi de calculer le risque de cancer de l’ovaire. Les modèles BRCAPRO, BOADICEA et Tyrer-Cuzick, développés après le clonage des gènes BRCA1 et BRCA2, permettent également de calculer la probabilité de détection de mutation de ces gènes. Les paramètres pris en compte par les modèles de prédiction du risque de cancer du sein peuvent être classés en trois grandes catégories : l’histoire familiale, les effets génétiques et les facteurs de risque non génétiques. En ce qui concerne l’histoire fami- liale et les effets génétiques, on peut distinguer les modèles dits “empiriques” des modèles dits “génétiques”. Les modèles empiriques prennent en compte des points de l’histoire familiale (comme le nombre d’apparentés atteints, l’âge moyen au diagnostic dans la famille), mais pas la structure familiale, la répartition des cas et les femmes indemnes. Outre ces éléments, les modèles génétiques prennent en compte les effets génétiques, à savoir le mode de transmission des gènes associés au cancer, leur fréquence allélique et leur pénétrance. Les modèles cités ci-dessus sont tous des modèles génétiques, à l’exception du modèle de Gail. En ce qui concerne l’histoire familiale, seul le modèle BOADICEA considère l’ensemble des apparentés, le modèle de Gail ne considérant que les apparentés au premier degré, et les autres modèles (Claus, BRCAPRO, Tyrer-Cuzick) les apparentés aux premier et deuxième degrés. Le cancer de l’ovaire n’est pas pris en compte par les modèles de Claus et Gail. Quant au cancer du sein masculin, il n’est inclus que dans les modèles BRCAPRO et BOADICEA. Le modèle BOADICEA considère aussi les cancers de la prostate et du pancréas. Les effets génétiques liés aux gènes BRCA1/2 sont intégrés dans les modèles BRCAPRO, BOADICEA et Tyrer-Cuzick, avec des fréquences de l’allèle muté variant selon le modèle de 0,05 à 0,06 % pour BRCA1 et de 0,02 à 0,07 % pour BRCA2. Les résultats de l’analyse moléculaire des gènes BRCA1/2, s’ils sont disponibles, sont intégrés dans les modèles * Centre de suivi des femmes à risque, service histologie-biologie tumorale, hôpital Tenon, Paris. La Lettre du Cancérologue • Vol. XVII - n° 8 - octobre 2008 | 401 Résumé Mots-clés Oncogénétique BRCA1 BRCA2 Cancer du sein Cancer de l’ovaire Modèle de prédiction du risque Highlights In patients with high breast cancer risk, the lack of identification of BRCA1/2 mutation is frequent (80% of cases). The management of these women should take in account the breast cancer risk as the ovarian cancer risk. Two procedures may be considered: primary prevention (prophylactic surgery, chemoprevention) or secondary (clinical, imaging and biology follow-up). The risk evaluation is critical for the best management. Keywords Cancer genetics clinics BRCA1 BRCA2 Breast cancer Ovary cancer La question de la prise en charge des femmes à risque de cancer du sein en l’absence d’identification d’une mutation constitutionnelle délétère des gènes BRCA1/2 se pose fréquemment en pratique clinique. Plusieurs modèles de prédiction du risque de cancer du sein sont disponibles permettant de calculer le risque pour une femme donnée d’avoir un cancer du sein compte tenu de son histoire familiale spécifique. Les caractéristiques des principaux modèles seront exposées ainsi que les recommandations françaises actuelles de prise en charge des femmes à risque sans mutation des gènes BRCA1/2 détectée. BRCAPRO, BOADICEA et Tyrer-Cuzick. L’absence de détection de mutation dans une famille est donc prise en compte dans le calcul du risque de cancers du sein et de l’ovaire d’une femme donnée. L’effet de gènes autres que BRCA1/2 est pris en compte par les modèles de Claus, BOADICEA et Tyrer-Cuzick. Dans le modèle de Claus, les auteurs montrent que le modèle de transmission génétique le plus concordant avec les cas observés de cancer du sein est une transmission autosomique dominante d’un allèle rare au niveau d’un seul locus, dont la fréquence est de 0,33 %. Dans le modèle BOADICEA, les effets de multiples gènes à faible pénétrance et de gènes modificateurs sur le risque de cancer du sein sont considérés. Quant au modèle de Tyrer-Cuzick, il fait l’hypothèse de l’existence d’un troisième gène transmis sur le mode dominant dont la fréquence de l’allèle muté est de 11 % et la pénétrance faible, conférant un risque de cancer du sein de 24 % à 70 ans. L’âge de la femme dont on doit déterminer le risque de cancer du sein est intégré dans tous les modèles, mais seuls les modèles de Gail et Tyrer-Cuzick tiennent compte d’autres facteurs de risque non génétiques : dans le modèle de Gail, il s’agit de l’âge aux premières règles, de l’âge à la première naissance vivante, du nombre de biopsies mammaires bénignes et de la présence de lésions d’hyperplasie atypique. Le modèle de Tyrer-Cuzick intègre ces mêmes paramètres et y ajoute le nombre d’enfants, l’âge à la ménopause, la prise d’un traitement hormonal substitutif, la présence d’un carcinome lobulaire in situ et l’indice de masse corporelle. L’ensemble de ces modèles et les facteurs pris en compte sont résumés dans le tableau. Après avoir exposé les principaux modèles disponibles permettant de calculer un risque de cancer du sein pour une femme donnée sans mutation identifiée, examinons les modalités de prise en charge de cette femme. Les recommandations françaises pour la prise en charge des femmes à risque sans mutation identifiée sont essentiellement celles de l’Expertise collective Inserm-FNCLCC (6) et celles, plus récentes, de Saint-Paul-de-Vence (7) [figure]. Elles portent sur la surveillance clinico-radiologique mammaire, la mastectomie et l’annexectomie bilatérales prophylactiques. En ce qui concerne les modalités de surveillance du sein, les recommandations de l’Expertise collective et de Saint-Paul-de-Vence sont fondées sur une Tableau. Paramètres pris en compte dans les modèles de prédiction du risque de cancer du sein. Type de modèle Histoire familiale Degré des apparentés Cancers Ovaire Sein masculin Autres Effets génétiques Gènes BRCA1/2 Fréquence BRCA1 (%) Fréquence BRCA2 (%) Autres gènes Mode de transmission Pénétrance Fréquence (%) Risque relatif Facteurs de risque non génétiques Gail Claus BRCAPRO BOADICEA Tyrer-Cuzick Empirique Génétique Génétique Génétique Génétique Premier Deuxième Deuxième Tous Deuxième* Non Non Non Non Non Non Oui Oui Non Oui Oui Oui** Oui Non Non Non Non Oui 0,06 0,02 Oui 0,05 0,07 Oui 0,06 0,06 Non Oui Dominant Forte 0,33 Non Oui Polygénique Faible Oui Dominant Faible 11 13 Oui Non Non Non Oui * Certains apparentés au troisième degré sont intégrés dans le modèle de Tyrer-Cuzick : ce sont les cousins. ** Cancers de la prostate et du pancréas. 402 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XVII - n° 8 - octobre 2008 DOSSIER THÉMATIQUE Risque mammaire Expertise collective Inserm-FNCLCC Saint-Paul-de-Vence Probabilité mutation 10-15 % Probabilité mutation 30 % Surveillance clinico-radiologique > 10-15 % • Palpation x 2-3/an ≥ 20 ans • Mammographie-échographie x 1/an 30-75 ans Mastectomie prophylactique ≤ 30 % et > ? IRM ? (x 1/an) ≥ 30 ans Risque cumulé cancer sein > 20 % • Palpation x 2/an • Mammographie-échographie x 1/an ≥ 40 ans ou 5 ans avant l'âge du cas le plus jeune > 30 % • Palpation x 2/an IRM x 1/an ≥ 25 ans ≥ 30 ans • Mammographie x 1/an ≥ 30 ans • Échographie x 1/an ≥ 25 ans Mastectomie envisageable 36-65 ans Risque ovarien Risque cumulé cancer ovaire > 2-3 % Famille sein-ovaire Probabilité mutation BRCA1 très élevée Annexectomie envisageable Âge ? Annexectomie envisageable Âge ? (≥ 40 ans ?) Figure. Recommandations françaises de prise en charge des femmes à risque de cancer du sein sans mutation BRCA1/2 identifiée. probabilité de mutation et non sur un niveau de risque, avec des seuils différents : 10-15 % et 30 %, respectivement. Selon l’Expertise collective, pour une probabilité de mutation supérieure à 10-15 %, il est recommandé d’effectuer un examen clinique 2 à 3 fois par an à partir de 20 ans, ainsi qu’une échographie et une mammographie annuelles à partir de 30 ans. La place de l’IRM reste à définir. Les recommandations de Saint-Paul-de-Vence, pour une probabilité de mutation supérieure à 30 %, préconisent une surveillance identique à celle des femmes porteuses d’une mutation BRCA1/2. Celle-ci comprend, outre l’examen clinique 2 fois par an et l’échographie annuelle réalisés à partir de 25 ans, une IRM et une mammographie annuelles à partir de 30 ans. Lorsque la probabilité de mutation est inférieure à 30 %, les modalités de surveillance sont aussi définies dans les recommandations de SaintPaul-de-Vence, mais sans que soit précisée une limite supérieure. Il est recommandé d’effectuer, à partir de 40 ans ou 5 ans avant l’âge auquel est survenu le cancer du sein le plus précoce dans la famille, un examen clinique 2 fois par an, ainsi qu’une mammographie et une échographie annuelles. Les recommandations de surveillance mammaire d’une femme sans mutation identifiée en vigueur à l’étranger (outre-Atlantique, Europe) sont variées. Ainsi, aux États-Unis, les recommandations récentes de la Société américaine de cancé- rologie sont fondées sur un risque cumulé sur la vie avec un seuil à 20 % (8-9), au-delà duquel il est recommandé de réaliser une IRM annuelle à partir de 30 ans. Au Royaume-Uni, les recommandations du National Institute for Health and Clinical Excellence (NICE), actualisées en 2006 pour les indications de l’IRM, reposent sur deux paramètres : le risque calculé à 10 ans et l’âge, trois niveaux de risque à 10 ans avec des seuils à 3 et 8 % et quatre tranches d’âge (20-29 ans, 30-39 ans, 40-49 ans et au-delà de 50 ans) étant définis (10). Une IRM annuelle est recommandée aux femmes encourant un risque élevé, c’est-à-dire celles de la tranche d’âge 30-39 ans dont le risque à 10 ans est supérieur à 8 %, et celles de la tranche d’âge 40-49 ans dont le risque est supérieur à 20 %, ou à 12 % en cas de seins denses.Pour les tranches d’âge extrêmes, une IRM annuelle est recommandée pour la tranche 20-29 ans quand le risque est supérieur à 10 % ; au-delà de 50 ans, l’IRM n’est pas indiquée, quel que soit le niveau de risque. En ce qui concerne la mastectomie prophylactique, l’Expertise collective se fonde sur le risque cumulé de cancer du sein (et non sur une probabilité de mutation, comme c’était le cas pour la surveillance clinico-radiologique), et fixe à 20 % le seuil au-delà duquel elle est “envisageable”. La définition de l’âge à partir duquel la pratiquer est possible, 35 ans, peut La Lettre du Cancérologue • Vol. XVII - n° 8 - octobre 2008 | 403 DOSSIER THÉMATIQUE Entretiens du Groupe Sein Prise en charge des femmes à risque sans mutation constitutionnelle délétère des gènes BRCA1/2 identifiée être modulée par l’âge au diagnostic de cancer du sein chez les apparentés. La mastectomie prophylactique n’apparaît pas dans les recommandations de Saint-Paul-de-Vence concernant les femmes sans mutation détectée. À titre d’exemple de recommandations faites à l’étranger, la Société américaine de chirurgie oncologique stipule qu’il existe une indication “potentielle” de mastectomie prophylactique en cas d’histoire familiale forte, c’est-à-dire plusieurs apparentés au premier degré et/ou plusieurs générations atteints de cancer du sein sans qu’il soit précisé de niveau de risque (11). Pour ce qui est de la prise en compte du risque de cancer de l’ovaire, selon l’Expertise collective, l’annexec­tomie prophylactique est “envisageable” en cas de risque cumulé de cancer de l’ovaire supérieur à 2-3 %. L’âge de réalisation n’est pas précisé. Selon les recommandations de Saint-Paul-de-Vence, elle est “envisageable” si l’histoire familiale comporte des cas de cancer ovarien ou si la probabilité de détection d’une mutation BRCA1 est très élevée, sans définition chiffrée d’un seuil de probabilité. L’âge de réalisation reste à définir, peut-être à partir de 40 ans. Une étude récente rapporte que, dans les familles où seuls des cancers du sein ont été rapportés, le risque de cancer de l’ovaire ou de la trompe n’est pas augmenté (12). Les auteurs en concluent qu’il ne faut pas proposer de prise en charge ovarienne spécifique dans ces familles ou qu’il ne faut discuter l’annexectomie prophylactique que dans la mesure où elle diminue le risque de cancer du sein. On notera cependant que, dans cette étude, le suivi moyen est assez court (41 mois). En ce qui concerne la surveillance clinico-radiobiologique de l’ovaire, il n’existe aucune recommandation. En France, la chimio-prévention n’a pas d’indication chez les femmes à risque porteuses de mutation BRCA1/2, et, a fortiori, chez les femmes sans mutation détectée. Conclusion Afin de déterminer la prise en charge la plus adéquate pour une femme à risque sans mutation constitutionnelle délétère BRCA1/2 identifiée, il convient d’estimer au mieux son risque propre, qui est lié à son histoire familiale et personnelle. Les modèles de prédiction du risque actuellement disponibles ne sont pas parfaits, mais la connaissance de leurs limites permet néanmoins d’avoir une estimation de ce risque. Les recommandations françaises actuelles de prise en charge de ces femmes diffèrent quelque peu selon le groupe d’experts. Les points à préciser sont la place de l’IRM mammaire et de l’annexectomie prophylactique, et plus particulièrement les niveaux de risque à partir desquels de telles options doivent être recommandées. De même, l’intérêt éventuel de la surveillance clinico-radiobiologique de l’ovaire chez de telles femmes devrait être précisé par des études en cours, qui incluent un grand nombre de patientes. ■ Références bibliographiques 1. Gail MH, Brinton LA, Byar DP et al. Projecting individualized probabilities of developing breast cancer for white females who are being examined annually. J Natl Cancer Inst 1989;81(24):1879-86. 2. Claus EB, Risch N, Thompson WD. Genetic analysis of breast cancer in the cancer and steroid hormone study. Am J Hum Genet 1991;48(2):232-42. 3. Parmigiani G, Berry D, Aguilar O. Determining carrier probabilities for breast cancer-susceptibility genes BRCA1 and BRCA2. Am J Hum Genet 1998;62(1):145-58. 4. Antoniou AC, Pharoah PD, McMullan G et al. 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Recommandations du NICE 2006 : www.nice.org. 11. Giuliano AE, Boolbol S, Degnim A et al. Society of Surgical Oncology: position statement on prophylactic mastectomy. Approved by the Society of Surgical Oncology Executive Council, March 2007. Ann Surg Oncol 2007;14(9): 2425-727. 12. Kauff ND, Mitra N, Robson ME et al. Risk of ovarian cancer in BRCA1 and BRCA2 mutation-negative hereditary breast cancer families. J Natl Cancer Inst 2005;97(18):1382-4.