UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL LA PESO À L'ÉPREUVE PENDANT LA CRISE IRAKIENNE 2002/2003­ ÉTUDE DES POLITIQUES ÉTRANGÈRES FRANÇAISES ET BRITANNIQUES MÉMOIRE PRÉSENTÉ COMME EXIGENCE PARTIELLE DE LA MAÎTRISE EN SCIENCE POLITIQUE PAR JENNIFER Hll.,LE JUIN 2008 UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL Service des bibliothèques Avertissement La diffusion de ce mémoire se fait dans le respect des droits de son auteur, qui a signé le formulaire Autorisation de reproduire et de diffuser un travail de recherche de cycles supérieurs (SDU-522 - Rév.01-2006). Cette autorisation stipule que «conformément à l'article 11 du Règlement no 8 des études de cycles supérieurs, [l'auteur] concède à l'Université du Québec à Montréal une licence non exclusive d'utilisation et de publication de la totalité ou d'une partie importante de [son] travail de recherche pour des fins pédagogiques et non commerciales. Plus précisément, [l'auteur] autorise l'Université du Québec à Montréal à reproduire, diffuser, prêter, distribuer ou vendre des copies de [son] travail de recherche à des fins non commerciales sur quelque support que ce soit, y compris l'Internet. Cette licence et cette autorisation n'entraînent pas une renonciation de [la] part [de l'auteur] à [ses] droits moraux ni à [ses] droits de propriété intellectuelle. Sauf entente contraire, [l'auteur] conserve la liberté de diffuser et de commercialiser ou non ce travail dont [il] possède un exemplaire.» « Le discours officiel n'est jamais un acte individuel. Il fait partie d'une tentative des dirigeants d'imposer leur conception de l'identité nationale et de la sécurité. » (Macleod et al., 2004: 24) Remerciements Je tiens à remercier le grand nombre de personnes qui m'ont permis de réaliser cette recherche. Avant tout je voudrais exprimer ma gratitude à Nina et Gunnar Hille, Claire d'Hennezel, au DAAD (German Academie Exchange Service) et à mon directeur de recherche, Alex Macleod. Votre appui a rendu possible ce projet, même dans des conditions inhabituelles et parfois ardues. Je serai toujours reconnaissante de ce soutien précieux. TABLE DES MATIÈRES LISTE DES ABRÉVJATIONS .Y' RÉSUMÉ Vll INTRODUCTION p. 1 J. La grille d'analyse p. 4 II. La notion d' 'identité nationale' p. 5 III. L'analyse de la politique étrangère dans le contexte européen p. 10 TV. La méthodologie p. 13 V. Notre question de recherche p. 16 CHAPITRE 1 LES IDENTITÉS NATIONALES ET LES VISIONS STRATÉGIQUES EN FRANCE ET EN GRANDE-BRETAGNE p. 20 1.1. La politique extérieure française et les identités nationales p. 21 1.1.1. Les facteurs identitaires p. 21 1.1.2. Les crises et leur impact identitaire sur la politique étrangère française p. 24 1.2. La politique extérieure britannique et les identités nationales p. 27 1.2.1. Les facteurs identitaires p. 27 1.2.2. Les crises et leur impact identitaire sur la politique étrangère française p. 29 1.3. Conclusion: Identités et visions stratégiques en France et en Grande-Bretagne p. 33 CHAPITRE Il L'ANALYSE DU DISCOURS OFFICIEL FRANÇAIS PENDANT LA CRISE IRAKIENNE p. 36 2.1. La politique étrangère française avant la crise irakienne p. 36 2.1.1. La politique étrangère du mandat de Jacques Chirac p. 38 2.1.2. L'attitude face à l'intégration européenne p. 40 2.1.3. Les relations franco-américaines p. 42 2.1.4. Les priorités stratégiques françaises p. 44 2.2. La position française pendant la crise irakienne p. 46 2.2.1. Le rôle du « défenseur du droit international et des valeurs humanitaires» p. 47 2.2.2. Le rôle d' « avocat d'un ordre mondial multipolaire» p. 49 2.2.3. Le rôle du « leader européen» p. 51 2.3 Analyse et évaluation: Continuité ou rupture avec les identités nationales p. 54 et les politiques étrangères précédentes? CHAPITRE III L' ANALYSE DU DISCOURS OFFICIEL BRITANNIQUE PENDANT LA CRISE IRAKIENNE p. 60 3.1 La politique étrangère britannique avant la crise irakienne p. 60 3.1.l. La politique étrangère du gouvernement travailliste de Tony Blair p. 61 3.1.2. La Grande-Bretagne et l'Europe p. 64 3.1.3. La « relation spéciale» avec les États-Unis p. 66 3.1.4. Les priorités stratégiques britanniques p. 69 3.2. La position britannique pendant la crise irakienne p. 70 3.2.1. La Grande-Bretagne en tant que « force de bien}) _ p. 71 3.2.2. L' « allié fidèle» des États-Unis p. 74 3.2.3. Le « pont» entre les Européens et Américains p. 77 3.3. Analyse et évaluation: continuité ou rupture avec les identités nationales et les politiques étrangères précédentes? _ CONCLUSION p. 80 __ p. 85 1. Comparaison des discours britannique et français p. 85 II. La conception de la PESD en perspective comparative p. 90 __ III. Réflexions finales BIBLIOGRAPHIE _ _._ p. 96 p. 98 LISTES DES ABRÉVIATIONS, SIGLES ET ACRONYMES ADM Armes de destruction massives CE Communautés Européennes CSNU Conseil de sécurité des Nations unies ONU Organisation des Nations Unies OTAN Organisation du Traité de l'Atlantique Nord PECO Pays de l'Europe Centrale et Orientale PESC Politique Etrangère et de Sécurité Commune PESO Politique Européenne de Sécurité et de Défense SACEUR Commandant Suprême des Alliés en Europe UE Union Européenne UEO Union de l'Europe Occidentale RÉSUMÉ Nous observons la situation en Europe lors d'un moment de crise, avant l'intervention anglo­ américaine en Irak qui a lieu en mars 2003. L'initiative militaire, guidée par les États-Unis, est précédée par une phase de débats entre les nations européennes. Les discussions sur la stratégie préférable concernant l'Irak mènent à j'éclatement des relations intra-européennes. Une scission en « nouvelle» et « vieille» Europe, ou, selon la terminologie que nous avons retenue, les deux camps (pro-guerre et anti-guerre), s'effectue. La crise dans les relations européennes touche surtout un enjeu fragile: les tentatives de coopérer en matière de politique étrangère au sein de J'Union européenne (UE) et plus précisément en matière de sécurité et de défense. La phase préalable à l'intervention militaire est accompagnée par de multiples discussions sur une possible action commune, au niveau européen et international. La faillite intégrale de trouver une solution à ce sujet envenime, au moins à court terme, le progrès concernant le deuxième pilier de l'institution européenne: la politique étrangère commune (PESC), qui englobe également la PESO (politique européenne de sécurité et de défense). Nous nous sommes donc demandé d'où vient le clivage entre les objectifs exigeants concernant une politique étrangère commune, et les difficultés de la mettre en pratique dans une crise actuelle. Quelles sont les difficultés fondamentales qui empêchent de développer une solution commune face à l'Irak? Ce travail retrace le cours des événements de la « crise irakienne ». Les deux pays avant­ gardistes concernant la défense en Europe, la Grande-Bretagne et la France, sont étudiés. Ces deux nations représentent une position adoptée respectivement pour et contre l'intervention militaire. Mais quels sont les intérêts français et britanniques en jeu? Pourquoi la France s'oppose-elle ouvertement à la stratégie favorisée par les États-Unis? Et quel sont les motifs britanniques de mettre en péril une politique européenne de défense qu'elle avait initiée et soutenue elle-même auparavant? La réponse à cette question réside dans les différents intérêts nationaux qui structurent le comportement des gouvernements français et britannique. Mais il ne s'agit pas d'intérêts militaires ou diplomatiques. Pendant la crise irakienne, les deux nations agissent plutôt conformément à leurs identités de base. Les deux pays qui se ressemblent dans leur taille, concernant les ressources militaires et le statut international, divergent toutefois significativement par rapport à leurs valeurs et identités de base. La définition de leurs intérêts nationaux diffère en conséquence et ces intérêts deviennent inconciliables. Globalement, ce travail met en lumière les principales caractéristiques d'une politique étrangère britannique et française et les paramètres de la définition de la sécurité. En ayant recours à un angle constructiviste critique, le lien entre les intérêts et identités est exploité. La notion d'intersubjectivité entre également en jeu dans l'analyse des discours officiels. Les différentes approches stratégiques des deux nations seront ainsi examinées d'un angle identitaire et comparatif. 1 INTRODUCTION La guerre anglo-américaine en Irak, initiée le 20 mars 2003, fut précédée d'une phase de crise au sein de la communauté internationale. Les opinions divergeaient quant à la légitimité et à la légalité au niveau du droit international de cette intervention militaire. En effet, la région de l'Europe représente le meilleur exemple de ce désaccord. La scission profonde avant et pendant l'intervention s'effectue entre les membres actuels de l'Union européenne (UE) ainsi que les huit pays de l'Europe centrale et occidentale (PECO), qui se joignent à l'Union en mai 2004'. Les positions divergent surtout à l'égard de la position à adopter face aux États-Unis. De la sorte, les pays atlanticistes soutiennent la position américaine et se mettent en accord avec une solution militaire en Irak tandis que d'autres pays, de tendance européanistes, s'opposent à l'emploi de la force. Cette position dérive soit d'une attitude pacifiste comme dans le cas de l'Allemagne, ou bien s'appuie sur le désir de mener une guerre seulement à partir des conditions établies dans la résolution onusienne 1441, comme cela est le cas pour la France. Cette résolution représente le cadre légal pour les inspections en Irak et précise les conditions dans lesquels une démarche de désarmement pourrait être effectuée (Conseil de sécurité des Nations unies, 2002). Le désir de procéder de manière multilatérale face à l'Irak que proclame la France se heurte aux visions des pays européens. Ceux-ci exigent l'appui des États-Unis face à la menace représentée par le régime de Saddam Hussein et sa possession apparente d'armes de destruction massive. Cette position est appuyée avant tout par la Grande­ Bretagne qui collabore étroitement avec le gouvernement américain avant et pendant la guerre en Irak. La SCISSion au sem de l'UE envenime surtout sa Politique étrangère commune (PESC) et sa Politique de sécurité et de défense européenne (PESD). En effet, la 1 Il s'agit de la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie, la Slovénie, l'Hongrie, l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie. 2 PESD représente un mouvement historique, la première véritable initiative d'une défense européenne effectuée indépendamment des États-Unis. En ce sens, la crise irakienne, que nous délimitons du début des débats sur la résolution 1441 en septembre 2002 jusqu'aux interventions en mars 2003, constitue un moment de crise dans le développement des capacités militaires européennes et surtout en ce qui concerne la formulation d'une politique commune. Par rapport à cette PESD, la crise représente bel et bien un moment historique puisqu'elle reflète les conceptions inconciliables de la politique étrangère et d'une politique extérieure européenne commune des pays membres. L'opposition entre les positions adoptées par la France et la Grande-Bretagne en est le meilleur exemple. On peut s'interroger sur les variables qui mènent précisément à l'éclatement de cette crise et sur les visions qui sous-tendent les politiques française et britannique à cette période. Ipso facto, le rôle crucial joué par la France et la Grande-Bretagne dans la défense européenne est à souligner. Ces deux nations ont non seulement lancé l'initiative de la PESD avec la rencontre des gouvernements français et britannique à Saint-Malo en décembre 1998 et qui introduit une politique de défense européenne autonome. Cette déclaration commune représente également une initiative de coopération majeure entre les deux premières puissances militaires européennes qui ont historiquement défendu des conceptions de sécurité antagonistes. Surtout pour les Britanniques, l'accord de Saint-Malo en tant que « révolution dans les affaires militaires» (Howorth, 2000: 33), marque une évolution dans leur approche traditionnellement proche de l'OTAN (Organisation du Traité de l'Atlantique Nord) et des États-Unis dans le domaine de la sécurité. La France renonce également, par cette initiative, à sa vIsIon d'une défense européenne indépendante des liens transatlantiques. Pourtant les priorités accordées au projet de défense européen continuent à diverger. La Grande-Bretagne appuie dans ce contexte avant tout l'efficacité militaire et une complémentarité avec l'Alliance transatlantique tandis que la France privilégie le développement des institutions politiques et militaires 3 spécifiquement européennes. Ces conceptions antagonistes sont à la base de l'éclatement qui se produit lors de la crise irakienne et qui nuit à la politique étrangère et de défense commune. Nous suggérons que les différences apparentes avant l'intervention en Irak sont ancrées dans un contexte plus large. Si on observe les différents facteurs qui façonnent la perception nationale de la politique européenne de la sécurité et de la défense, il faut, selon Nicole Gnesotto (2004 : 14), tenir compte des trois phénomènes suivants: l'évènement; l'Amérique; et l'ambition européenne. Ces trois variables structurent le comportement français et britannique dans le domaine de la défense. En effet, malgré un contexte national similaire, le comportement français et britannique pendant la crise diffère considérablement. Nous allons conséquemment examiner d'où émergent les différentes conceptions de la PESD qui façonnent le comportement respectif de ces deux nations en 2002/2003. Subséquemment, le choix d'analyser la France et la Grande-Bretagne dérive de deux facteurs décisifs. D'abord il s'agit du rôle important de ces deux pays concernant la défense européenne comme force catalysatrice de ce mouvement. Ensuite, les deux nations représentent les regroupements de pays européens qui se positionnent en faveur ou contre l'intervention militaire en Irak. Le discours officiel des dirigeants français et britanniques est au cœur de l'analyse. Nous pensons, comme le suggère McSweeney (1998), que les discours sur l'identité et la sécurité nationale représentent des pratiques de légitimation pertinentes. De la sorte, les acteurs gouvernementaux défmissent par leurs déclarations les priorités et le comportement nationaux. Ils cherchent par conséquent à légitimer leur comportement devant un public interne et international. Ce discours démontre les efforts des dirigeants d'imposer leurs conceptions de l'identité et de la sécurité nationale (Macleod et ol., 2004, 19). Ainsi, les paroles des acteurs qui représentent l'État nous semblent pertinentes afin d'analyser les conceptions de la sécurité en France et en Grande-Bretagne tels que les identités de base. Les acteurs principaux dans ce contexte sont les chefs de l'exécutif, c'est-à dire le Président français et le Premier ministre britannique, ainsi que les 4 ministres impliqués, ceux des Affaires étrangères et de la Défense. Leurs paroles sont à observer dans les énoncés officiels, ce qui inclut les revues et entrevues de presses ainsi que les discours publics des dirigeants politiques. Les discours franco­ britanniques seront examinés pendant la période de la fin de l'été 2002 jusqu'au début des interventions militaires de l'opération « Enduring Freedom » en mars 2003. Cette période nous semble refléter la « phase chaude» pendant laquelle le sujet de l'Irak se trouve fortement discuté aux niveaux international et européen. Les commentaires du gouvernement français et britannique sont, par conséquent, assez fréquents pendant cette période- à laquelle nous nous référerons par la suite comme la « crise irakienne». À partir du vote sur la résolution 1441 des Nations unies, le 8 novembre 2002, la situation en Europe devient critique et les différents camps se positionnent pour ou contre l'intervention en Irak. Une telle analyse des discours pourrait nous éclairer sur les priorités stratégiques nationales et nous aider à examiner les intérêts et les identités nationales qui sont à la base des politiques étrangères en France et en Grande-Bretagne. Afin d'analyser le fondement de la politique étrangère britannique et française pendant la crise irakienne une approche constructiviste sera utilisée et brièvement présentée dans les sections suivantes. Cet angle d'analyse est choisi avec l'objectif de déterminer les facteurs matériels ainsi que d'ordre immatériel qui ont contribué à la formulation des intérêts nationaux de ces deux politiques étrangères. De cette manière, les aspects identitaires du comportement de l'État, ou plus précisément des gouvernements, nous intéresseront davantage. I. La grille d'analyse À partir de l'analyse de la crise irakienne comme moment crucial pour le développement et l'avenir de la PESD, une approche théorique devrait nous aider à 5 comprendre les sources des différences internes au sein de l'Union. Par la suite, nous allons examiner les différents aspects de la politique étrangère nationale britannique et française qui ont mené aux comportements diamétralement opposés des deux pays pendant la crise. Il s'agit également de valeurs et d'identités nationales qui ont eu une influence sur les conceptions et les priorités de la politique étrangère. Ainsi, l'approche théorique favorisée doit tenir compte de ces divers facteurs qui jouent sur la formulation des intérêts nationaux, d'où l'émergence de notre choix en faveur d'une approche constructiviste. En outre, la notion de l' « identité» sera examinée plus en profondeur concernant les définitions de l'identité nationale ainsi que l'impact des crises sur celle-ci. Finalement, le contexte européen particulier dans lequel se concrétisaient les politiques étrangères française et britannique est à observer. II. La notion d' 'identité nationale' Malgré la diversité des approches théoriques en Relations internationales, la plupart des auteurs soulignent l'importance des intérêts nationaux et leur influence sur la politique extérieure d'un État. Selon une vision constructiviste, ces intérêts sont conditionnés par plusieurs facteurs. De manière générale, ils sont constitués par les éléments faisant partie intégrante de J'identité sociale, les rapports interétatiques, la puissance financière nationale, et finalement les pressions qu'exercent les différents groupes d'intérêt de la société civile (Battistella, 2002: 162). Cette constitution à partir de variables matérielles et idéationnelles structure le caractère flexible des intérêts nationaux. Ces derniers demeurent ainsi dans un état d'évolution permanente (Wendt, 1999 : 110 s.) Ils représentent des constructions sociales, créées au niveau national par le processus omniprésent de la représentation. Les acteurs responsables de la fOlmulation de la politique étrangère engendrent la signification de ces intérêts à travers leurs actes de représentation, c'est-à-dire leurs paroles. De cette manière, la description d'une situation par les officiels du gouvernement produit et construit l'intérêt national (Weldes, 1996: 282 s.). Nous soulignons la différence entre une 6 telle perception de l'intérêt national, en tant que variable instable, construit par les acteurs dans un environnement social, et d'autres approches théoriques. En effet, la conception réaliste insiste dans ce sens sur la définition de l'intérêt national en termes de puissance. Dans une conception libérale, cet intérêt sera issu des préférences sociétales, et le rôle des acteurs sociétaux majoritaires sera largement pris en considération. Mais d'un point de vue constructiviste, l'intérêt national inspirant la politique étrangère sera conditionné non seulement par ces pressions des sociétés civiles, mais également par les enjeux matériels ainsi que l'identité sociale des États (Battistella, 2002 :143-162). D'une telle manière, il existe un grand nombre d'intérêts nationaux qui structureront les choix en matière de politique extérieure. Une telle manière d'appréhender les intérêts nationaux est au cœur de la notion d'identité nationale d'une perspective constructiviste. Les identités représentent des intérêts fondamentaux de chaque État qu'il cherchera à défendre et à promouvoir dans le monde. Quelques auteurs mènent cette pensée encore plus loin. Par exemple David Campbell souligne dans son analyse de cas des États-Unis lors de la guerre froide que la tâche de la politique étrangère sera de reproduire l'identité instable au niveau étatique et d'endiguer les contraintes face à cette identité (Campbell, 1998 : 71). Sans nécessairement accepter cette interprétation étendue de l'influence identitaire sur la politique étrangère, il est indéniable que la reconnaissance par d'autres acteurs constitue une motivation centrale, qui pousse l'État à promouvoir son identité politique (Ringmar, 1996: 13, cité par Macleod, 2004b: 360). Pourtant, cette identité ne représente pas un fait établi de la société ('fact of society') mais se négocie entre les gens et les groupes d'intérêt (McSweeney, 1999 : 73). La nature construite et flexible des identités, base de la formulation des intérêts nationaux selon les constructivistes, vient, entre autres, du fait qu'elles dérivent des pratiques sociales autant que des contraintes structurelles d'une société. Ainsi, les identités ont une signification en tant qu'acte social ('social act'), autant que comme structure de signification ('structure of meaning') (McSweeney, 1999: 7 165 s.). Dans la formulation des identités nationales, l'impact des agents qUI construisent les intérêts et les identités à travers leurs discours est donc aussi pertinent que celui des conditions externes, d'ordre structurel, du paysage politique. En d'autres termes, l'interaction entre les agents et la structure mène à la formulation d'intérêts, d'identités et de valeurs communs (Kubâlkova, 2001 : 65). Les identités sont généralement d'un caractère processuel, soit en transformation perpétuelle. Ceci devient problématique sion observe les moments où des changements identitaires se produisent. A ce sujet les auteurs constructivistes se mettent uniquement en accord sur le fait que les identités et intérêts s'influent respectivement. Mais il devient plus difficile de catégoriser leur interaction. Par exemple, Wendt caractérise le lien entre ces deux variables comme plutôt linéaire, car il voit les identités à la base des intérêts. Pourtant il souligne également leur interaction. Ainsi, les intérêts motiveront les identités pendant que ces dernières dirigent les intérêts (Wendt, 1999 : 398). De manière semblable, Bill McSweeney insiste sur la dualité de leur relation: « the relationship between interests and identity is best conceived as a recursive one, inseparably linked and 'feeding back' reflexively one upon the other » (McSweeney, 1999 : 168) Cependant, afin d'appréhender les changements identitaires, il faut mettre l'accent sur l'importance du caractère multiple des identités, comme le souligne Risse (2001 : 201). Les identités émergent de différents contextes sociaux. Elles se produiront que partiellement et à plusieurs niveaux dans le temps. Pour distinguer ces différents niveaux, les auteurs constructivistes proposent diverses définitions. Ainsi, Kowert (1999) distingue entre identités « internes» et « externes ». Une identité interne serait un phénomène endogène qui pouua être en évolution tranquille, tandis que, les identités externes s'inspireront des relations avec d'autres acteurs et pouuont se transformer plus rapidement. Les idées de Katzenstein et al. sont proches de cette délimitation. Ces derniers perçoivent les identités comme ancrées dans 8 l'environnement national et international. Ces deux milieux, ainsi que le passé et les expériences historiques d'un État, formeront l'identité et les intérêts qui motivent les acteurs au sein de l'État (Katzenstein et al., 1996 : 22 s.). Selon Wendt, les identités « corporatives », « de type », « de rôle» ainsi que « collectives» seront à l'origine des intérêts nationaux. Les deux premières catégories correspondent considérablement à l' « identité interne» de Kowert et seront ainsi largement résistantes aux changements (Wendt, 1999: 155-160). Les adhérents du constructivisme critique poussent les définitions de l'identité encore plus loin et soulignent davantage son caractère construit (Macleod et al., 2004 : 18)2. Selon Jutta Weldes, la définition de l'identité d'une société se manifeste par une structure de significations et de relations sociales à partir desquelles le monde des relations internationales est construit, elle appelle cette structure en matière de sécurité 1'« imaginaire de sécurité» ('security imaginary') (Weldes, 1996: 10). Si on prend en considération cette définition en rappelant les processus sociaux et discursifs à la base de la production des identités (McSweeney, 1999: 73), leur caractère fluide devient éminent et une catégorisation pourra sembler artificielle. Pourtant, afin de saisir les transformations identitaires, nous devons distinguer entre certains éléments et niveaux qui constituent les identités sociales. Nous estimons que la division entre identité interne et externe ne reflète pas suffisamment la diversité des degrés identitaires et qu'elle simplifie les possibilités selon lesquelles des changements dans les identités nationales pourront se produire. A notre avis, il semble cohérent de différencier entre le fondement d'une identité, qui se constitue à partir des valeurs profondes qui caractérisent une société, et des éléments identitaires secondaires. Ces éléments pourront être affectés plus facilement par des événements externes­ quoiqu'ils surviennent au niveau national ou international. Cette distinction s'inspire Il nous est impossible de préciser les différences majeures entre les approches constructivistes «critiques» et d'autres dans le cadre de ce travail. Une différentiation pertinente entre Je constructivisme « dominant» versus « critique» est effectuée par Macleod, 2004a. Parmi les auteurs du constructivisme critique on trouve notamment Jutta Weldes, Bill McSweeney, Karin Fierke, Antje Wiener, Didier Bigo et JefHuysmans. 2 9 de la définition établie par Manuel Castells entre l'identité centrale ('core identity'), qui sera relativement stable, et les autres aspects identitaires. De la sorte, une identité primaire demeure cruciale pour l'identification symbolique d'un acteur social avec la raison de ses actions. Elle structurera les autres facettes identitaires ainsi que la conception des rôles que l'acteur joue. Par ailleurs, elle sera assez stable dans le temps et davantage resistante aux changements, contrairement aux autres éléments identitaires et aux rôles (Castells, 2004 : 6 s.). Pourtant, la notion de multiplicité ne signifie pas nécessairement que les « identités de base» soient fréquemment en processus de changement. Même si des évolutions sont toujours possibles, les schèmes cognitifs des individus ne peuvent pas, selon Risse et al., être ajustés constamment aux signaux complexes reçus d'un monde social. Les changements dans l'identité nationale s'effectueraient donc lentement. Conséquemment, des simplifications de la réalité complexe du monde social se produisent, et qui se manifestent dans le recours aux mécanismes de rejet ou de production des stéréotypes qui seront déployés par les membres d'une communauté (Risse et al., 2001 : 103). Les changements des identités sociales- concernant la conceptualisation du groupe social, ses symboles et valeurs largement partagés ainsi que son identité de rôle (Brewer et Herrmann, 2004 : 6) - ne se produiront alors que graduellement au fil du temps, à l'exception des périodes de crise (Risse et al., 2001 : 103). Pendant une crise - qui ne se présente pas nécessairement de manière objective et évidente mais qui peut être forgée par les décideurs politiques (Weldes, 1996 : 37) - des transformations d'identité s'effectuent plus aisément. Soit des évènements externes, soit l'échec total d'une politique peuvent produire des situations perçues comme des crises, au cours desquelles les identités seront les plus susceptibles au changement. Par contre, les crises ne provoqueront pas de bouleversements identitaires absolus et immédiats. En outre, les facteurs culturels ainsi que les normes, l'histoire et l'environnement politique d'une société (Macleod et al., 2004: 19) façonnent le contexte dans lequel les identités collectives se produisent. 10 En ce qui concerne le discours officiel, les dirigeants politiques doivent tenir compte de ce contexte culturel et historique afin de proclamer des idées qui seront cohérentes avec l'environnement politique du groupe qu'ils représentent. Les intérêts des politiciens et la résonance de leurs idées au sein de la population mèneront vers la création des perspectives collectives (Risse et al., 2001: 118). En somme, les identités sociales dérivent de plusieurs niveaux et se construisent dans un processus flexible, intersubjectif. Les multiples identités collectives d'une société doivent être cohérentes avec les intérêts des dirigeants politiques autant qu'avec les valeurs de la population. Elles jouent sur le processus de la politique étrangère qui émerge des contextes identitaires, institutionnels tels que des intérêts nationaux (Hyde-Priee, 2004 : 99 s.). III. L'analyse de la politique étrangère dans le contexte européen La crise irakienne révèle d'importantes différences dans les perceptions nationales d'une politique étrangère européenne (PESC/PESD). Ces différences dérivent des conceptions à deux niveaux, l'un concernant la politique européenne, mais également l'autre par rapport à la politique étrangère nationale et aux priorités stratégiques qui structurent celle-ci. La scission produite par cette crise au sein de l'UE contredit la thèse d'une « européanisation »3, à savoir une homogénéisation des politiques, des identités et des politiques extérieures nationales. Il sera alors intéressant d'examiner quels sont facteurs qui mènent vers cette division au niveau européen et quelles sont les approches théoriques qui peuvent nous aider à les comprendre. ) Une façon de définir la manière dont les États membres de l'UE adaptent leurs politiques nationales aux inspirations européennes en 1'« européanisant» ainsi graduellement, sera selon Ben Toma (2000 : 219) : « (...) a transformation in the way in which national Foreign policies are constructed, in the ways in which professional raies are defined and pursued and in the consequent internalization of norms and expectations arising from a complex system of collective European policy making ». 11 La définition de la « politique étrangère» que nous utiliserons, par la suite, est empruntée à lan Manners et Richard Whitman qui la déterminent en tant que: « attempts by governments to influence or manage events outside the state's boundary» (Manners et Whitman, 2001 : 2). Dans ce sens, les auteurs nous incitent à dépasser une approche centrée sur les États, qui nous semble moins appropriée dans le cas de l'Europe, et de porter notre attention plutôt vers l'impact du gouvernement sur la formulation de la politique étrangère. Nous emploierons cette façon d'analyse, qui cible les activités des ministres impliqués dans ce domaine et également celles du chef d'État ou du chef de gouvernement. Par la suite, seront introduites les variables déterminantes dans une analyse des politiques étrangères. Comme l'indique Jeffrey Checkel, un nombre de facteurs déterminent et structurent une politique extérieure qu'il désigne comme le résultat d'une interaction complexe des stimuli des variables cognitives, institutionnelles et politiques qui se produisent à un niveau externe et interne (Checkel, 1993: 297). Mais ces facteurs diffèrent dans leur définition selon l'approche théorique qu'on applique. Les modèles existant pour analyser les politiques étrangères dans un contexte général peuvent être catégorisés en trois courants généraux: (1) le modèle de l' « acteur rationnel met l'accent sur le rôle de l'État, perçu comme un acteur égoïste et rationnel qui désire poursuivre ses intérêts matériels nationaux (Manners et Whitman, 2001 : 5 s.) ; (2) les approches qui font appel au « modèle de la prise de décision », ainsi que le suggèrent Richard Snyder et Graham Allison (Snyder et al., 1962, Allison, 1971, cités par Idem.). En désirant dépasser les modèles d'analyses qui traitent l'État comme une « boîte noire », les analyses des processus organisationnels et bureaucratiques au sein de l'État trouvent surtout leur pertinence pour des études centrées sur les États-Unis; 12 (3) Un ensemble d'approches, très ample, qui regroupe toutes celles traitant des aspects sociétaux de la politique étrangère qui se trouve particulièrement utile pour l'analyse du milieu européen. Trop vaste pour représenter un vrai courant, ces approches désirent en somme élargir l'angle d'analyse centré sur l'État comme acteur principal dans ce domaine politique (Manners et Whitman, 2001 : 6). Parmi celles-ci, s'insère l'approche constructiviste qui applique également un angle d'analyse sociétal aux études européennes. Afin d'examiner les similitudes et les différences respectives des politiques étrangères nationales, plusieurs enjeux théoriques doivent être pris en considération. Ces enjeux entrent en jeu dans une analyse qui s'effectue dans le contexte européen et soulèvent des questionnements à propos du 'changement', du 'processus' et des 'actions' de la politique étrangère (Ibid., 6-12 ; 243-273). Premièrement, le rôle de la socialisation et des interactions sociales dans la détermination des pratiques, des perceptions et des intérêts des décideurs politiques représentent des facteurs pertinents. Ces aspects sont soulignés par Ben Toma qui se réfère dans ce sens à Wendt (Toma, 2001, 186 s.; Wendt, 1992). La question cruciale, dans ce contexte, sera d'examiner si les intérêts nationaux s'élargissent à partir de la transformation d'identités à un niveau européen. Deuxièmement, le changement de ces identités et intérêts devrait être considéré dans des situations particulières. À cet égard, un autre livre pertinent est l'ouvrage de Wiener et al. qui applique un modèle constructiviste à divers sujets de recherche européens (Wiener et al., 2001). En outre, concernant le processus qui inspire la politique extérieure, la corrélation des domaines internes et externes (<< two-Ievel game ») sont d'importance primordiale dans le contexte européen (Manners et Whitman, 2000: 8). Le rôle des structures institutionnelles européennes, selon le contexte international et national, aide à expliquer la politique étrangère d'un État membre de l'Union européenne. Des études constructivistes pertinentes sur l'interaction de la politique étrangère nationale et européenne ont été effectuées, entre autres, par Thomas Risse, Adrian Hyde-Priee, Lisbeth Aggestam et 13 Ben Toma (Risse, 2001, Aggestam et Hyde-Priee, 2000, Aggestam, 2004; Toma, 2004). Finalement, on doit s'interroger sur l'impact précis des processus politiques externes, européennes, sur la formulation des politiques étrangères nationales. Cela concerne SUitout l'impact qu'aurait la PESC sur la politique étrangère nationale et également sur les relations externes de l'Union. Comment les États membres profitent-ils de la PESC et comment leurs intérêts et leurs relations demeurent-ils néanmoins nationaux? Quelles sont les « relations spéciales» qu'entretiennent les États membres, soit au sein de l'UE ou au-delà de ce contexte supranational, avec des pays non-membres? Et quels sont les enjeux nationaux précis qui sont au cœur d'intérêt dans la politique étrangère nationale et qui se reflète ainsi dans l'attitude à la PESCIPESO? (Manners et Whitman, 2000: lOs.). Les questions présentées ci­ dessus nous semblent pertinentes dans le contexte de la littérature des études européennes et concernant chaque étude de la politique étrangère d'un pays membre de l'UE. Également dans le contexte de notre recherche ces trois sujets seront pertinents; surtout le deuxième et troisième catalogue de questions seront pertinents pour notre sujet de recherche. Les différentes relations avec des pays tiers à un niveau national et européen ainsi que l'influence de la PESCIPESO sur les politiques étrangères représentent des variables importantes dans l'analyse comparative des politiques extérieures française et britannique. IV. La méthodologie Au niveau conceptuel, la théorie de rôle, introduite par Kal Holsti (1970), se présente utile afin d'établir la direction générale de la politique étrangère d'un État. Puisque la définition d'un rôle ainsi que son acceptation par d'autres acteurs demeurent des objectifs centraux d'un État, les préférences, l'image du monde ainsi que la définition d'une situation et des options disponibles peuvent être élaborées à partir des rôles employés par les représentants de cet État (Le Prestre, 1997 : 5). La manière dont les membres d'un groupe pensent être perçus par les autres et le statut qu'ils attribuent à 14 leur nation représentent des facteurs pertinents à la définition d'une identité nationale (Wendt, 1992 : 398) qui agit sur la formulation des rôles. Le concept de rôle peut aider à expliquer les anomalies dans le comportement d'un État. En effet, à partir d'un rôle établi, l'État pourrait même entreprendre des actions qui contredisent ses intérêts nationaux. On pourrait même aller aussi loin et dire que les changements en matière de la politique étrangère pivotent autour de la redéfinition des rôles étatiques au sein du système international (Le Prestre, 1997 : 3). Les divers rôles que possède chaque État constituent un ensemble (<< role set ») qui guidera son comportement en politique étrangère (Kirste et MauIl, 1996 : 293). A un niveau théorique, les concepts de rôle relient les constructions d'identité et les motifs de la politique étrangère à un niveau analytique et opérationnel. Ces concepts peuvent servir comme feuille de route ('road map') facilitant aux décideurs politiques la navigation à travers une réalité politique complexe. A un niveau épistémologique, les concepts de rôle fournissent un lien essentiel entre l'agent et la structure dans le sens qu'ils englobent le contexte institutionnel dans lequel se produit la politique étrangère de même que les intentions personnelles du personnel politique (Aggestam, 2004 : 82). La question de recherche dans une analyse de rôle sera alors: quelles collectivités sociales, quels intérêts et valeurs les dirigeants politiques veulent-ils représenter et avancer dans leur politique étrangère? Les priorités politiques exprimées et appuyées par les rôles doivent pourtant être étudiées à partir de leurs trois niveaux d'émergence: la structure, l'interaction et l'intention. Ceci nous mène à éviter le piège de trop socialiser les sujets de la politique étrangère (<< over-socialise the agenda in foreign policy ») à partir d'un angle d'analyse constructiviste. En effet, le contexte dans lequel émerge l'ensemble des rôles auquel se réfère un État ou gouvernement est structuré par les normes et règles qui dérivent du niveau institutionnel. Cependant, ce contexte est de même influencé par les caractéristiques matérielles ainsi que par exemple la puissance économique et/ou la situation géographique. Il apparaît également que les interactions avec d'autres acteurs 15 étatiques ou non-gouvernementaux contribuent à ce contexte dynamique. Le processus flexible à ces trois niveaux peut guider les leaders politiques vers la redéfinition de leurs priorités et rôles (Ibid., 89). Nous pensons que l'État en tant qu'acteur politique ne représente pas un acteur abstrait et autonome, mais que le comportement étatique va plutôt être guidé par les intérêts et conceptions des dirigeants politiques qui constituent- entre autres- l'entité d'analyse de 1'« État ». A partir d'une telle conception de l'État, le discours des dirigeants politiques est primordial afin de caractériser les priorités et intérêts nationaux construits. Par une analyse du discours, les variables matérielles et les valeurs sous-jacentes qui inspirent les priorités établis par les gouvernements peuvent être observées. La justification des choix politiques ressort autant du discours officiel que de l'attitude nationale à l'égard des politiques européennes de la PESC/PESD. Nous avons donc analysé les discours, les entretiens et les prises de positions publiées dans la presse quotidienne ou bien exprimées lors des conférences de presse. Les acteurs qui formulent les objectifs de la politique étrangère et de la sécurité et qui prononcent ainsi les rôles déterminants sont avant tout le Premier ministre britannique et le Président français. Cependant, les ministres des Affaires étrangères et, dans une moindre mesure, les ministres de la Défense sont également impliqués dans la formulation de la position officielle que nous analysons. Ce cadre a été délimité par le choix de tous les discours où les politiciens prennent position ou se réfèrent au sujet de l'Irak. Puisqu'il s'agit d'un grand nombre de documents- environ 300 - une étude quantitative des rôles nous semblait ardue en rapportant pas nécessairement les résultats pertinents. Ainsi, nous avons renoncé à compter le nombre d'occurrence de chaque rôle au sein des documents d'analyse. Nous pensons qu'une analyse concernant le contenu des différents rôles sera davantage intéressante qu'un exercice de quantification. Pourquoi cette crise au sein de l'UE s'est-elle produit et de quelle manière? Nous avons examiné le discours de la façon suivante. 16 En observant les documents officiels présentés ci-dessus, selon nous, trois rôles structurent respectivement le discours du gouvernement français et britannique. Nous allons préciser de quels rôles il s'agit dans le deuxième et troisième chapitre. Ainsi, ces trois rôles vont être observés après une analyse de l'identité de base et des tendances de la politique étrangère nationales. Nous regardons comment ces rôles sont présentés, par quels arguments les gouvernements tiennent à convaincre le public et si cette tâche est réussie. Les rôles ressortant du discours pourront nous aider à déterminer les intérêts nationaux ainsi que les identités de base des deux politiques extérieures. En outre, ils nous indiquent la direction de la politique étrangère et expliquent dans ce sens le comportement qui est priorisé pendant la crise irakienne et pourquoi un tel comportement est favorisé. Il s'agit entre autres des positions appuyées par rapport aux États-Unis, à l'emploi de la force ainsi que concernant les Nations Unies et le droit international. Il reste à déterminer si les stratégies favorisées par rapport à la situation d'actualité en Irak sont cohérentes avec la politique étrangère nationale appuyée au précédent. De même, concernant les identités de base, la question de la continuité est pertinente. On pourrait constater soit une cohérence avec l'identité nationale appuyée en général ou bien une rupture avec des valeurs identitaires précédentes. v. Notre question de recherche A la base de notre questionnement se trouve une préoccupation fondamentale, à savoir d'où provient l'opposition entre les visions stratégiques française et britannique qui amène à une scission au sein de l'UE pendant la crise irakienne. Nous considérons que les perceptions nationales de la PESD sont façonnées par divers facteurs. D'abord, nous trouvons pertinente la thèse de Gnesotto (2004 :14) selon laquelle cette politique se formulerait à partir d'événements extérieurs, notamment 17 l'ambition européenne et l'attitude face à l'Amérique. Ces éléments représentent un premier axe de recherche. De la sorte, ce seraient les conceptions divergentes franco­ britanniques des relations entre l'Europe et les États-Unis qui structureraient leur vision sécuritaire et stratégique. Ensuite, nous pouvons nous interroger sur quelles variables précises se constitue la politique étrangère nationale. Quels pourraient être les intérêts qui guident le Président français vers une crise grave dans les relations avec la grande puissance américaine? De même quels motifs mènent Tony Blair vers une participation à cette guerre, malgré le scepticisme et l'opposition de la population britannique à l'égard de cette intervention? Les motifs liés aux stratégies privilégiées par les deux pays ne semblent pas dériver uniquement des intérêts matériels. Le deuxième axe de recherche nous suggère, par VOle de conséquence, que les identités et valeurs contribuent également à la formulation des politiques étrangères nationales. Conséquemment les attitudes et principes dérivant de ces facteurs non-matériels vont influencer le comportement du gouvernement en situation de crise. Une analyse, qui tient compte de la multitude des éléments qui influent sur une politique étrangère, en soulignant également les identités nationales et leur impact sur les visions stratégiques respectives, nous semble dans ce sens mener à des réponses pertinentes pour expliquer les comportements britannique et français. En somme, plusieurs questions vont guider notre recherche au suivant: En premier lieu, l'influence de la PESCIPESD sur les politiques étrangères (Manners et Whitman, 2000 : 13) est à souligner pour l'analyse que nous désirons effectuer. A cet égard, nous n'avons pas l'intention d'examiner précisément les politiques européennes de sécurité et de défense dans notre travail, mais il sera plutôt d'intérêt d'établir comment celles-ci pèsent sur les politiques nationales. Le champ de la politique étrangère nationale se trouve ainsi influencé par le contexte européen dans toute son envergure, tout en préservant des domaines d'action « réservés », alors 18 nationaux. En second lieu, à partir d'une approche inspirée de la pensée constructiviste, qui tient compte de l'état construit et processuel de la politique étrangère, nous soulignons que les identités représentent un facteur d'influence central sur les politiques extérieures. L'identité nationale en tant que produit d'un débat interne au niveau de la société, guidé par les médias, les forces politiques et sociales ainsi que l'appareil étatique et les membres du gouvernement (Macleod, 2002 : 72) agissent sur la formulation des intérêts nationaux. Également, l'élément d'altérité est à accentuer. La délimitation envers les membres hors du groupe mène les acteurs d'un système social vers l'affirmation de leur identité. Surtout lors de situations politiques conflictuelles, ce processus de démarcation mène à la formation d'une identité nationale encore plus distincte (Katzenstein et al., 1996 : 6). La mise en évidence de l'identité dans la détermination des facteurs d'influence sur les politiques menées par la France et la Grande-Bretagne sera donc pertinente. Finalement, à partir des actes de langage, nous analyserons les facteurs centraux qui reflètent le clivage intra-européen, explicite pendant la crise irakienne. Notre mémoire est structuré de la manière suivante. Dans une première pal1ie, les identités nationales seront mises en relation avec les visions stratégiques française et britannique. Par la suite, nous analyserons la politique étrangère de chacun des deux États, et en particulier les priorités et tendances qui sont au cœur de cette politique extérieure au cours mandat du Premier ministre britannique, Tony Blair, et du Président français, Jacques Chirac. Il ne s'agit pas de tracer les événements de cette période, mais plutôt de déterminer les caractéristiques ainsi que le style de gouvernement de chacun. Il va sans dire que certains incidents, par exemple les attentats du Il septembre 2001 vont modifier le comp0l1ement des leaders politiques. Mais généralement, nous désirons envisager le contexte plus large, c'est-à dire la manière de mener la politique étrangère. Nous nous pencherons notamment sur, les relations de ces pays avec l'UE ainsi que les États-Unis et qui affecteront leur comportement tout au long de la crise irakienne. Ensuite, l'analyse du discours 19 national va retracer les priorités soulignées par les discours pendant la crise irakienne. Finalement, l'étude sera complétée par une conclusion qui relie les aspects importants de la recherche. En premier lieu, une partie comparative évalue les différents rôles, leurs origines et leurs applications dans le contexte national spécifique en France et en Grande-Bretagne. Ensuite, la conception nationale de la PESD et les préférences stratégiques seront à comparer. Ceci permettra de conclure notre étude avec quelques remarques finales. 20 CHAPITRE 1 LES IDENTITÉS NATIONALES ET LES VISIONS STRATÉGIQUES DE LA FRANCE ET DE LA GRANDE­ BRETAGNE Les premières et deuxièmes parties de ce chapitre tracent les tendances principales des identités nationales en tenant compte des valeurs qui inspirent la politique étrangère de la France et de la Grande-Bretagne. La manière dont les visions stratégiques respectives sont influencées par des aspects identitaires sera comparée dans la dernière partie du chapitre. La période d'analyse débute avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale jusqu'au commencement des mandats de Tony Blair (en 1997) et de Jacques Chirac (en 1995). Les chapitres suivants vont examiner plus précisément ces mandats et le style de la politique étrangère des deux hommes politiques. Puisque ce chapitre traitera les identités nationales dans un contexte politique, nous devons ajouter quelques remarques sur cette notion de recherche. Parmi les caractéristiques des identités on doit souligner surtout le caractère flexible des phénomènes identitaires. Les identités demeurent difficiles à cerner. Les thèses sur les identités préserveront ainsi toujours un caractère construit et hypothétique. Nous soulignons cela avant d'effectuer des analyses dans le cas de la France et la Grande­ Bretagne. Il est nécessaire de tenir compte du fait que les idées présentées ci-dessous ne pourront représenter qu'un aspect de toute l'identité nationale, française et britannique, qui dérive d'un contexte historique et culturel très riche. Les éléments présentés dans notre étude se réfèrent uniquement aux notions qui ont un impact sur les visions stratégiques des deux pays et sont ainsi pertinents pour la politique étrangère nationale. 1.1. La politique extérieure française et les identités nationales 21 Quels éléments d'une identité nationale se trouvent alors centraux dans la formulation de la politique étrangère et des priorités stratégiques françaises? Il s'agit de mettre en contexte les notions caractéristiques à l'identité nationale tel que l' « exceptionnalisme ». Ensuite, les grandes lignes de la politique étrangère seront retracées afin d'examiner à quel moment des crises se sont produites qui ont pu plausiblement influer sur les identités de base. Finalement, les conclusions pour les identités, leurs changements et l'impact sur les choix stratégiques seront tirées en comparaison avec la Grande-Bretagne à la fin du chapitre. 1.1.1. Les facteurs identitaires Si l'histoire nationale représente toujours un élément crucial dans la formation de l'identité d'un État, ceci est encore davantage le cas pour la France. Ses valeurs dérivent d'une conception nationale de l'État, de la nation et de la culture, inspirée par la révolution française de 1789 (Lüsebrink, 2003 : 151). La forte conscience du passé propre à la France est accompagnée de la perception d'un exceptionnalisme, et d'un sens de la différence qui se trouvent au cœur de l'identité française. Le poids de l'histoire pèse même sur la marge de manœuvre des politiciens dans la formulation de la politique étrangère et de défense. Ipso facto, un patrimoine culturel restreint la libelté d'action individuelle des politiciens et des fonctionnaires au niveau structurel et cognitif (Keiger, 2005: 138 s.). Concernant l'impact sur la politique étrangère nationale, deux notions qUl proviennent de l'histoire moderne française structurent la logique interne de l'identité française. D'abord, il s'agit du terme de la « grande nation », régulièrement utilisé dans la presse internationale pour se référer au pays (souvent de manière ironique). Cette expression dérive également d'un contexte historique d'une longue tradition. Elle a été forgée pendant la révolution française où les fondements d'une 22 « grandeur» française ont été établis (Cogan, 2003, 61 s.). Le terme fait référence à la tradition de conquêtes et d'imposition de force dans l'histoire française. Surtout l'expansion coloniale, qui assurait à la France un statut de grande puissance impériale, contribue au maintien de son rang et mène à une attitude qu'un diplomate français nomme « querelleuse et individualiste» (cité par Cogan, 2003 : 68). Les notions de 'statut', de 'puissance' et de 'prestige' comme éléments centraux dans le processus de formulation d'une po litique étrangère (Blunden, 2000 : 19) dérivent de ce contexte historique. Deuxièmement, l'histoire a façonné le rôle de la France en tant qu' « opprimée» ('underdog,)4 qui lutte contre un système ou un ordre étatique établi. Face à la force dominante en Europe, que ce soit pendant l'empire romain ou plus tard contre les Autrichiens, Britanniques, Allemands ou bien Américains, la nation française a souvent défendu sa position et son indépendance. Dans ces luttes contre une puissance supérieure, la France défend ses valeurs et son identité au besoin contre la « tyrannie de l'heure» (Cogan, 2003 : 68-71). Un exemple actuel pour le rôle d'opprimé joué par la France sera celui d'un défenseur de la diversité culturelle dans une ère largement marquée par les effets de la mondialisation et du néo-libéralisme ainsi que des normes anglo-saxonnes (Kolboom et Stark, 2005 : 367). Par rapport aux valeurs qui marquent la politique étrangère française, on trouve à la base le sentiment d'un « exceptionnalisme » français. L'insistance sur le fait que la France est en quelque sorte différente des autres pays s'inspire de la conscience de l'unicité de la langue française et des valeurs universelles de la liberté, égalité et fraternité (Graham, 2004: 254). Tony Chafer et Emmanuel Godin proposent les quatre caractéristiques principales pour délimiter cet exceptionnalisme français: le rôle puissant de l'État français, le style de négociation, la diffusion des valeurs et le modèle républicain français. La première caractéristique est représentée par l'État Nous utiliserons la traduction proposée par l'auteur (voir: Cogan, 2005 qui représente une traduction de la publication anglaise), même si une traduction du mot anglais « underdog » par « défavorisé» serait également appropriée. 4 23 français, sous son apparence soit jacobine, républicaine ou protectionniste. Son rôle extrêmement puissant face à d'autres systèmes démocratiques occidentaux façonne la culture politique française (Chafer et Godin, 2005 : xv). Cette importance accordée à l'appareil étatique et son impact sur les divers domaines de la vie quotidienne aboutit à un sentiment de fierté national, ressenti par exemple dans le domaine de la défense (Sabin et Touraine, 1990: 80). L'identification forte avec cet État et ainsi des objectifs et valeurs communes mène à une identité notablement politisée qui a donc tendance à intégrer les différentes attitudes de ces citoyens (Duchesne et Heath, 2005: 13). Un deuxième facteur structurant l'exceptionnalisme français sera une préférence de style. Ceci s'effectue en faveur des confrontations et au détriment des négociations, caractéristique des débats politiques; ce facteur fait référence à la notion d' « opprimé ». Troisièmement, les valeurs héritées du siècle des Lumières et de la révolution française, et la mission de les diffuser universellement, sont très ambitieuses (Chafer et Godin, 2005 : xvi). Le désir français de partager et diffuser les valeurs est à souligner. L'importance qui est attachée à la promotion des valeurs peut s'expliquer par l'affirmation du caractère universaliste de ce système de valeurs. En somme, la priorité accordée à leur diffusion peut dépasser encore les intérêts immédiats, militaires ou économiques, en matière de la politique étrangère (Cerny, 1980: 75, cité par Le Prestre, 1997: 132). Finalement, le modèle républicain privilégie les individus en négligeant les communautés et minorités au sein de l'État nation (Chafer et Godin, 2005 : xv s.). La conscience de l'exceptionnalisme, présente dans tous les domaines de la vie publique en France, est déterminante pour appréhender l'idée sur laquelle la politique française repose, et qui inclut le désir de garantir sa « place dans le monde» (Grosser, 1986 : 405). Cette idée fondamentale de la position du pays dans le monde marque non seulement le discours politique mais se démontre même par l'intérêt français pour les sujets de la politique internationale (Kolboom et Stark, 2005 : 365 s.) et la réclamation de répandre ses valeurs sur la scène internationale (Chafer et Godin, 2005 : xx). Un tel rayonnement de la France dans le monde serait inimaginable sans les facteurs que représentent la langue et la 24 culture française (Kolboom et Stark, 2005 : 367). L'ensemble de l'influence historique et des valeurs sur la politique étrangère seront discutés ci-après face à la politique étrangère et aux intérêts stratégiques français. 1.1.2. Les crises et leur impact identitaire sur la politique étrangère française Deux événements provoquent des transformations remarquables dans l'identité nationale en France depuis 1945, d'abord le début du mandat du général de Gaulle en 1958 et par la suite la fin de l'ère bipolaire, à partir de 1989-91. De nouvelles aspirations d'une conception identitaire nationale en découlent. Le retour du général de Gaulle au pouvoir politique en 1958, dans un moment de crise causé par la guerre en Algérie, introduit une nouvelle politique étrangère « gaulliste ». Cette politique façonne au suivant les lignes directrices de la future politique française. Dans son approche, de Gaulle appuie des éléments qui accroîtront l'indépendance et la grandeur nationale. Ses initiatives militaires reflètent ces ambitions: il en va ainsi du retrait des troupes françaises du commandement militaire intégré de l'OTAN, et de la création de la Force de frappe qui assure par l'acquisition des capacités nucléaires une certaine autonomie politique (Cogan, 2003 : 84-88). Par les thèmes « mythiques à contenu positif» proposés par de Gaulle - la grandeur de la France, son rang dans le monde et surtout l'indépendance nationale - (Agulhon, 2000: 133) le général essaie de projeter son idée de la France qui jouera un rôle particulier et unique au niveau interne et mondial. Par sa politique étrangère il tente de dépasser les contraintes systémiques afin de promouvoir l'identité nationale (Le Prestre et Thumerelle, 1997 : 132). La vision gaulliste soustend pendant une période durable la politique étrangère française ainsi que la culture politique. Les vingt années suivantes, soit la politique étrangère de la phase de la guerre froide, s'inspirent de la 25 politique du général, non seulement concernant le contenu, mais aussi dans son style et sa cohérence (Macleod, 2002 : 79-81). En effet, le discours politique se trouve essentiellement marqué par ce que le général de Gaulle (1954: 7) appelait une « certaine idée de la France ». Ce discours est particulièrement crucial pour définir le style politique français, car il influence notablement l'action politique et en fait partie intégrante. Pour reprendre l'expression de Kolboom et Stark (2005 : 365), la politique fonctionne en tant que style qui devient conséquemment aussi action politique. A cet égard, l'influence du général et des éléments 'gaullistes' de la politique étrangère se ressentent jusqu'à nos jours. Le deuxième événement qui influe sur les identités politiques de la France est la fin de la guerre froide. La position stratégique de puissance française est mise en péril, en premier lieu, par la dévaluation de ses capacités militaires. Ensuite, les relations franco-allemandes, d'importance majeure dans le contexte de l'intégration européenne, se reconstituent par les transformations géopolitiques, et amoindrissent la marge de manœuvre de la France envers le partenaire allemand (Kolboom et Stark, 2005 : 366). Troisièmement, sa {( position unique» comme charnière entre l'Est et l'Ouest disparaît avec le bouleversement du monde bipolaire (Blunden, 2000 : 20­ 23). En somme, comme le souligne un ancien le conseiller diplomatique français, Hubert Védrine, les éléments du patrimoine historique ainsi que la « puissance» et le {( prestige » subissent une relativisation énorme à cette époque qui crée un nouvel équilibre des puissances en faveur des États-Unis (Védrine, 2000 : 31). La politique étrangère française depuis la fin de la guerre froide est axée en partie sur des préoccupations au sujet du rôle que la nation devrait maintenant jouer dans le monde (Le Prestre et Thumerelle, 1997 : 131). Dans ce nouveau contexte la recherche d'une identité européenne de défense se poursuit. Celle-ci était une ambition française stratégique et diplomatique subsistante depuis quarante ans. Elle retrouve son actualité dans les perturbations en Europe qui renforcent la nécessité et la possibilité de développer une telle défense après la guerre froide (Bozo, 1991: 195). 26 Deuxièmement, l'aspect multilatéral de la politique étrangère redevient crucial dans le nouvel ordre unipolaire. En ce concerne la construction européenne et l'instauration d'un système collectif de sécurité en Europe, les efforts français sont remarquables (Le Prestre et Thumerelle, 1997: 138). Avec l'insistance sur les liens multilatéraux, un élargissement de la puissance nationale est envisagé dans le but que la voix française se fasse entendre sur la scène mondiale. Si on évalue les identités apparentes dans le contexte politique français, trois thèmes centraux ressortent autour desquels se structure un grand nombre d'intérêts nationaux. Premièrement, il s'agit d'une identité de base axée sur la « tradition républicaine ». Les intérêts centrés sur la défense et la promotion des institutions internationales résultent de cette notion identitaire. Les concepts clés liées à cet aspect identitaire sont l'indépendance et la souveraineté. Des réactions comme le retrait de la structure intégrée de l' OTAN peuvent être expliquées par rapport à cette facette de l'identité. Ensuite, la notion de « rang» suscite le désir de se hisser au niveau d'autres grandes puissances. On vise à accomplir le désir de se positionner d'une telle manière en dégageant un leadership au sein de l'UE. Le rôle de puissance occidentale en Afrique francophone contribue également au maintien du rang national. Enfin, la notion de « mission civilisatrice» fait référence à l'acceptation et la diffusion des valeurs ainsi que de la langue française au niveau international (Macleod, 2002 : 80). L'identité nationale centrale, relativement stable par rapport aux changements temporaires, (Castells, 2004: 6) englobe ces éléments principaux ainsi que la tradition républicaine, le rang et la mission civilisatrice de la France. Certains intérêts nationaux et certaines structures de comportements dérivent de ces valeurs fondamentales. Également, les politiques multilatérales sont devenues centrales pour la politique étrangère française qui a pour objectif principal la prise d'influence sur la scène mondiale. Nous allons préciser cette hypothèse à la fin du chapitre, après avoir examiné les éléments identitaires de la politique étrangère britannique. 27 1.2. La politique extérieure britannique et les identités nationales Comme dans le cas de la France, il s'agit de préciser les facteurs identitaires et les valeurs au cœur d'une politique étrangère britannique. Également, il est d'intérêt de démontrer à quels moments des changements d'identité ont pu émerger dans le contexte historique. Ceci permettra finalement de comparer les identités et leur impact sur les choix internationaux ainsi que les politiques stratégiques respectivement menées par les deux pays tout à la fin du chapitre. 1.2.1. Facteurs identitaires En ce qui concerne les ongmes de l'identité britannique, le phénomène semble à prime abord moins facile à cerner qu'en France. Dans une comparaison avec la France, celle-ci représente le modèle républicain de l'identité nationale par excellence, en représentant une nation homogène et universaliste. Quant à la Grande­ Bretagne, elle possède une histoire plus compliquée en raison des deux niveaux de son identité nationale (Duchesne et Heath, 2005 : 1). Ces niveaux dérivent de sa structure géographique et mènent à un manque d'un nationalisme homogène. Car au sein de la Grande-Bretagne se regroupent les nations de l'Angleterre, de l'Écosse et de Wales, avec un contexte d'expériences historiques largement différent. Au-delà de cette diversité, l'Irlande du Nord ajoute une dimension problématique à l'identification d'un concept d'État nation britannique; la population étant divisée entre loyalistes qui désirent renforcer le lien avec le Royaume-Uni, et groupes nationalistes qui cherchent à joindre une République irlandaise plus large. Historiquement, le nationalisme britannique était à son point culminant pendant les périodes où l'existence d'un ennemi commun aux nations et îles britannique rendait l'homogénéité nécessaire. Dans le passé, la défense face aux ennemis était fréquente, ce qui s'explique par l'ancien rôle de puissance mondiale et impériale dont jouissait la Grande-Bretagne (Mannin, 2004, 308 s.). Néanmoins, ces conditions n'ont pas pu 28 mener au développement d'une nation, ni a fortiori d'une identité homogène. Un autre facteur qui inspire le manque de nationalisme dérive du modèle multiculturel d'immigration qui structure la société britannique actuelle. En somme, le manque de consistance au niveau national explique largement la nature non consensuelle de l'identité nationale britannique (Duchesne et Heath, 2005 : 1). De cette manière, la définition d'une identité précise de la Grande-Bretagne dans le monde est au moins contestée, non seulement dans les débats académiques mais également par les partisans des partis politiques. Au sein du Parti conservateur, les gouvernements de Margaret Thatcher ainsi que de John Major soulignent tous les deux les éléments centraux d'une identité britannique en les accentuant de différentes manières (Macleod, 1997 : 174-178). Nous considérons que ces éléments, présentés au sein d'une étude sur les rôles de la Grande-Bretagne après la guerre froide, constituent d'importantes sources dans la quête de l'identité nationale britannique. Les mêmes quatre composantes principales sont définies et utilisée dans leurs discours par Major et Thatcher. Il s'agit d'abord de la Grande-Bretagne en tant que « bastion des valeurs libérales », viennent ensuite son statut de « pays européen », de « compétiteur économique », et finalement l'importance de la « souveraineté» (Ibid. : 174). L'attachement aux valeurs libérales date encore du 19 ème siècle. La Grande­ Bretagne a, dans ce sens, toujours défendue, et, dans une certaine mesure, exportée ses valeurs soit en situation de guerre contre ses ennemis, soit dans ses anciennes colonies. Parmi ces valeurs figurent avant tout l'attachement au libre échange et la dénonciation du protectionnisme, mais également les valeurs libérales occidentales, ainsi que la démocratie parlementaire, les élections libres et les principes du marché. Dans l'ère communiste, la supériorité de ces principes face à ceux du monde communiste sont régulièrement soulignés par Thatcher. L'image du compétiteur économique s'insère dans le contexte des efforts effectués par le gouvernement Thatcher pour contrer le déclin économique britannique. Prenant le contrepied d'une économie britannique déclinante de longue date, les gouvernements conservateurs 29 insistent sur cette nouvelle caractéristique dans l'identité de la Grande-Bretagne (Ibid: 177 s.), suite aux politiques et réformes économiques introduites par Thatcher (Marmin, 2004 : 304-307). L'identité européenne et la notion de souveraineté en tant qu'éléments identitaires vont de pair. Effectivement, la souveraineté se trouve à l'ordre du jour pendant le débat sur le Traité de Maastricht en 1992, au cours duquel on évalue une éventuelle renonciation de la Grande-Bretagne à sa souveraineté, et son sacrifice sur l'autel d'une Europe unie. Généralement, la préoccupation du maintien des prérogatives du Parlement britannique devient d'actualité aux moments où émergent des débats européens sur une intégration approfondie (Macleod, 1997: 175). Quant à l'identité européenne, elle gagne en pertinence dans le contexte post­ guerre froide et se trouve soulignée par les Premier ministres conservateurs. Néanmoins, la vision britannique de cette identité donne priorité plutôt à la mise en vigueur des mesures politiques concrètes au lieu d'insister sur des « rêves impraticables» (Maj or, 1991, cité par Ibid.: 177), ce qui se réfère à l'élément supranational de l'UE. Cette position explique en partie son isolement par rapport aux autres pays européens (Idem.). 1.2.2. Les crises et leur impact identitaire sur la politique étrangère britannique Pour la Grande-Bretagne, les événements extérieurs produisant des ruptures dans sa politique étrangère et nécessitant une reformulation des identités nationales sont d'abord le nouveau système international après la Deuxième Guerre mondiale, et ensuite les changements imposés par la fin de la guerre froide. Même s'il faut souligner le mandat et l'impact politique de Margaret Thatcher, ils n'ont à notre avis pas marqué le paysage et l'identité politique de manière aussi durable que cela ceux du gaullisme sur la France. Cette différence fondamentale peut encore s'expliquer par les conceptions divergentes de « nationalité» qui existent en France et en Grande­ Bretagne. Dans le cas de la Grande-Bretagne, les motifs qui inspirent sa nationalité 30 sont plutôt segmentés. En fait, la conception de la nationalité semble influencée par des facteurs sociodémographiques généraux ainsi que par l'éducation ou la génération. Face à ce caractère segmenté, la conception d'une nationalité française sera au contraire politisée et plus intégrée, indépendamment du groupe social (Duchesne et Heath, 2005 : 13). En conséquence, l'impact politique thatchérien n'a pas marqué le style politique et encore moins les politiques travaillistes actuelles de manière fondamentale. Un tel infléchissement était d'autant plus difficile que le système politique se trouve plutôt fragmenté, et l'opinion publique non homogène. La fin de la Deuxième Guerre mondiale signale le déclin de l'Empire britannique, un fait que les politiciens et le public britanniques reconnaissent difficilement. Mais les conséquences ont non seulement un impact notable sur les politiques interne et étrangère de la Grande-Bretagne, mais aussi sur le déclin de sa position de puissance économique mondiale. Néanmoins, le succès de la guerre et le fait de s'être défendu seul avant de recevoir le soutien militaire des États-Unis entretient la vision partagée par l'élite et la population britannique que la Grande-Bretagne demeure une grande puissance dans le scénario international d'après-guerre (Mannin, 2004 : 300). Cet héritage culturel provoquera un ajustement difficile dans les années à suivre. Contrairement aux autres nations européennes qui introduisent, en réaction à leurs expériences pendant et avant la guerre, des changements majeurs à leurs structures de gouvernance, la Grande-Bretagne n'estime pas que ses institutions politiques nécessitent de modifications. Le modèle de Westminster et un parlementarisme du 19 ème siècle compliquent pourtant l'application des mesures qui pourraient mettre à jour le système social. De même, les réformes économiques nécessaires se produisent difficilement dans ce même contexte (Ibid., 301 s.). Les premiers efforts pour joindre l'Union européenne découlent du désir de solutionner les problèmes économiques, alors que les politiques « révolutionnaires» de Margaret Thatcher produisent les conditions pour les changements économiques et politiques majeurs pendant la fin des années 1980 (Ibid., 304). 31 Ce contexte interne de la politique étrangère britannique est accompagné de la perception externe du rôle de la Grande-Bretagne, soit la conception du rôle qu'elle devrait jouer sur la scène mondiale. À cet égard, on doit citer le modèle des « trois cercles qui se chevauchent » de Churchill, et qui résume la vision britannique des priorités dans les relations de la politique étrangère. À cet égard le partenariat avec les États-Unis représente la première priorité, suivie par les relations avec le Commonwealth, puis troisièmement avec le continent européen (Churchill, 1948). Le rôle majeur que jouent les Américains dans la politique étrangère et la conception du monde britannique représente une constante qui demeure centrale dans les années précédentes, SUliout à un niveau militaire. Ainsi, les choix britanniques s'effectuent par référence aux choix américains, avec l'intention d'orienter les décisions des États­ Unis. Mais la politique britannique en matière de défense est ambivalente: on désire maintenir les liens privilégiés avec les États-Unis, tout en s'assurant par sa politique nucléaire contre un isolationnisme américain (Sabin et Touraine, 1990, 58 ; 61). En cultivant un certain mythe de la relation spéciale, la Grande-Bretagne bénéficie d'une image de puissance stratégique, et occulte le rôle qui lui est souvent reproché de « client» des Américains. Ainsi, l'ajustement de l'identité et des intérêts nationaux aux États-Unis permet aux dirigeants britanniques de se prévaloir d'une gestion de leur puissance, en participant au façonnement de l'ordre mondial, quoique de manière subalterne aux Américains (Lavallée et ü'Meara, 2005, 38). Par contre, suite à la crise de Suez en 1956, la Grande-Bretagne - comme la France- se rend compte de sa perte d'influence en tant que puissance mondiale et de son incapacité à agir contre les intérêts américains. Un rapprochement avec l'Europe en résulte. La première demande d'adhésion à la Communauté européenne de 1961 doit être comprise dans ce contexte de Suez comme une orientation vers l'Europe; même si elle est principalement motivée par les raisons économiques (Forster, Blair, 2002, 18-20). Mais la vision de la politique européenne des gouvernements britanniques dans les années suivantes s'inspire généralement du modèle de la coopération de manière 32 intergouvernementale entre les États membres (Morgan, 1997, 23 s.). Cette image trace ainsi clairement les limites de la coopération régionale. Mais néanmoins, une réorientation dans le modèle de Churchill a graduellement été effectué en faveur de l'Europe, même si la relation avec les États-Unis semble souvent encore priori sée face au partenariat européen (Blair, 2003a)5. Après 1990 une rupture s'effectue concernant le statut de puissance de la Grande­ Bretagne. Tout au long de la guerre froide elle avait profité de la structure bipolaire des relations internationales qui l'aidait dans une certaine mesure à camoufler son déclin politique et économique. Surtout la relation « spéciale» avec les États-Unis lui avait assuré un gain considérable de statut et prestige. Cette amitié lui permettait d'étendre son statut au-delà de ses capacités militaires, même si l'intensité de cette union diminue graduellement (Buller, 2004, 194). Maintenant, le nouvel environnement géopolitique flou et incertain exige une adaptation à de nouvelles réalités. A cette contrainte s'ajoute le processus de la mondialisation qui réduit la marge de manœuvre des États nations et pèse conséquemment sur la politique étrangère britannique (Ibid.: 194 s.). Même SI son déclin sur le plan intérieur s'effectuait au fur et à mesure depuis 1945, l'effondrement du communisme en Europe de l'Est aggrave la situation pour la Grande-Bretagne. Un autre de ses piliers essentiels assurant sa place dans le monde, qui fût sa contribution au réseau de défense occidental, était maintenant éliminé (Macleod, 1997 : 162). De cette manière, l'incertitude à propos de l'identité britannique se renforce, ce qui est démontré par la domination de cet enjeu dans les débats concernant la politique étrangère britannique. Généralement, la Grande-Bretagne n'a pas réussi à réinventer son rôle et son identité face aux nouvelles réalités internationales. Contrairement à la France, qui a réagi aux Cette relation sera étudiée plus profondément dans notre troisième chapitre. Pourtant, dans les priorités stratégiques de la politique étrangère britannique que Tony Blair cite en 2003, le partenariat américain est encore nommé en première place avant l'importance accordée à l'Union européenne (B lair, 2003a). 5 33 conditions extérieures en réorientant son rôle vers celui d'une puissance centrale dans la construction de l'UE, la Grande-Bretagne manque de nouveaux enjeux qui définissent son rôle et son identité. Ce fait est surtout dû au manque de consensus par rapport à la place et au rôle britannique au sein de l'Europe. En ce qui concerne son rang comme puissance européenne dans un ordre hégémonique mondial en transition, la classe politique britannique ainsi que la population sont divisées concernant les identités et intérêts liés à ce statut (Lavallée et Q'Meara, 2005 : 39). Les désaccords s'expriment entre les partis politiques et à l'intérieur des partis; ces dissensions diminuent l'impact des positions sur le débat politique général (Sabin et Touraine, 1990: 87). Les divisions identitaires se remarquent également dans l'actualité et affaiblissent la formulation des stratégies pour la politique étrangère britannique. Ceci nous met dans l'impossibilité d'énumérer les composantes incontestées d'une identité centrale britannique, vu le manque d'homogénéité face à celle-ci. La quête d'une identité qui structurera la politique étrangère britannique est guidée par le désir moins précis de jouer un rôle sur la scène globale qui n'est cependant pas clairement clarifié. Mais le gouvernement Blair inscrit sa politique dans ce désir, ce que nous allons résumer au sein du troisième chapitre. 1.3. Conclusion: Identités et visions stratégiques en France et en Grande-Bretagne Les sections précédentes nous ont indiqué que malgré les contraintes structurelles similaires auxquelles les deux nations étaient confrontées depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale jusqu'à la première moitié des années 1990, leurs réponses respectives diffèrent notablement. Cependant, beaucoup de facteurs analogues définissent la position britannique et française. Il s'agit du statut de puissances moyennes « particulières» fondé sur la préservation d'un certain nombre d'atouts, comme le statut de puissance nucléaire, leur siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies et l'appartenance à d'autres organisations internationales 34 de sécurité. La volonté identique de jouer un rôle important sur la scène internationale après la deuxième guerre mondiale guide les deux nations et se démontre par exemple par le maintien de vastes appareils diplomatiques. Troisièmement, les deux acteurs visent à obtenir une influence et puissance à un niveau suprarégional, ceci à partir d'une aura internationale due aux valeurs de liberté et de démocratie (de la Serre et al., 1990 : 15 s.). En fait, les deux pays insistent sur leurs intérêts au-delà de la région de l'Europe occidentale. N'ayant jamais totalement acceptées la perte de leur statut de puissance mondiale (Macleod, 2006 : 126), la France et la Grande-Bretagne essayent de maintenir un niveau d'influence international. Malgré ces éléments communs, les deux plus anciennes nations européennes effectuent des choix internationaux de manière diamétralement opposée: Les proclamations répétées d'une indépendance française depuis son retrait du commandement militaire de l'OTAN s'affrontent à l'image de la Grande-Bretagne qui souligne ses «relations spéciales» avec les États-Unis et sa confiance en l'Alliance atlantique (Sabin et Touraine, 1990 : 55). Dans leurs choix internationaux, le désir d'intégration du côté britannique, ainsi que l'indépendance souhaitée par les Français se reflètent également sur des politiques stratégiques adaptées. Par tradition, ainsi que par leur contexte identitaire, la France pratique une politique de visibilité et revendication. La Grande-Bretagne applique d'autre part un style marqué de pragmatisme et d'influence (Ibid., 56). Mais au-delà des différences concernant les styles politiques s'affrontent deux conceptions opposées de la puissance internationale et du rôle de l'État, dans le sens que l'indiquent leurs identités et histoires respectives. En somme, la stratégie « d'influence» de la Grande-Bretagne guide sa politique de défense. En s'inspirant de ce principe, elle désire accéder aux centres de décision par l'amitié américaine et jouer un rôle à partir de l'intérieur. À l'inverse, la France refuse une telle politique de compromis et en déduit une politique 35 « d'indépendance ». Cette préférence ne dérive non seulement d'une méfiance à l'égard des États-Unis, mais de la conviction de différer essentiellement à l'égard des conceptions américaines du monde (Sabin et Touraine, 1990 : 58 s.). La préservation d'un statut de 'rang' a toujours inspiré les tentatives françaises d'instaurer une structure de sécurité de l'Europe occidentale qui sera indépendante de l'OTAN. Au contraire, la Grande-Bretagne désire maintenir la direction américaine en matière de sécurité européenne ainsi qu'un rôle puissant de cette institution. Selon la vision britannique, la présence américaine représente une source vitale pour la sécurité en Europe (Macleod, 2006: 128). Les cultures sécuritaires dans les deux pays font preuve de cette accentuation opposée, la différence centrale traditionnelle étant représentée par l'attitude atlanticiste britannique versus l'européanisme français (Howorth, 2000 : 35). 36 CHAPITRE II L'ANALYSE DU DISCOURS OFFICIEL FRANÇAIS PENDANT LA CRISE IRAKIENNE Après avoir défini quelques caractéristiques de J'identité française, ce chapitre va analyser les priorités, ambitions et lignes de comportement qui guident la politique étrangère française à partir de 1995. Les tendances qui marquent le mandat du Président de la République de la France, Jacques Chirac, sont à élaborer. Les ambitions européennes, l'attitude face aux États-Unis et ensuite les préférences stratégiques françaises vont être au centre d'intérêt. La deuxième partie du chapitre mettra en évidence les rôles construits par les représentants officiels tout au long du discours officiel, en étudiant comment les images de rôles s'insèrent dans la continuité de la politique étrangère française et quel impact l'identité de base exerce sur les rôles formulés. 2.1. La politique étrangère française avant la crise irakienne Dans sa fonction de chef d'État et garant de l'indépendance nationale (art. 5 de la Constitution), le Président de la République est chargé de déterminer les priorités en matière de la politique extérieure dans le système politique français. D'ici dérive la notion du « domaine réservé» qui est souvent utilisée pour souligner l'idée que la direction de la politique étrangère ainsi que de sécurité et de défense appartient avant tout au Président, du moins quand il est soutenu par une majorité parlementaire. Ainsi, tous les Présidents réclament ce privilège dans leur pratique politique, parmi eux Jacques Chirac (Kessler, 1999 : 24 s.). Même pendant la période de cohabitation6 La « cohabitation» représente la situation politique où le Président de la République et le Premier ministre appartiennent à des groupes politiques opposés. Le Président n'a conséquemment pas le soutien majoritaire parlementaire et son rôle est nettement plus restreint. Dans ce sens, la réalité politique correspond largement au texte constitutionnel; ce qui n'est pas le cas dans la situation habituelle où le Président possède le soutien de la majorité parlementaire. (Schild et Uterwedde, 2006 : 6 37 avec le gouvernement socialiste de Jospin, entre 1998 et 2002, le pouvoir présidentiel dans ce domaine ne se trouve que graduellement restreint (Müller-Brandeck-Bocquet, 2004: 158-160). En effet, les institutions de la Cinquième République instaurées par De Gaulle garantissent généralement une marge de manœuvre large au chef de l'État. La puissance du Président en tant qu'organe exécutif est encore renforcée par une administration publique fortement centralisée. De la sorte, le système constitutionnel français a souvent été défini comme système présidentiel ou même associé à une « monarchie républicaine» (Graham, 2004: 253; 257). Au niveau institutionnel, l'impact de Chirac sur la politique étrangère a été donc considérable. Le Président doit obligatoirement tenir corn pte du contexte historique et idéationnel français et insérer sa politique dans celui-ci (Keiger, 2005 : 138 s.). Le rôle de la France dans le monde, que nous avions précisé au chapitre précédent, qui est inspiré par une vision gaulliste et ainsi centrée sur la poursuite de la 'puissance' et de l' 'influence' mondiale, représente une priorité stratégique française. De la sorte, cette vision est soulignée dans la formulation de la politique extérieure par les Présidents, quel que soit leur affiliation politique (Kolboom et Stark, 2005 : 367 s.) L'impact de Chirac sur la politique étrangère française sera examiné dans ce contexte constitutionnel national ainsi que par rapport aux conditions externes du système mondial qui influent sur les actions dans ce domaine politique. Spécifiquement, les relations avec l'Europe et l'Amérique ainsi que les priorités stratégiques de la France seront étudiées en fonction des principaux concepts et motivations français. 12). 38 2.1.1. La politique étrangère sous le mandat de Jacques Chirac Depuis la Deuxième Guerre mondiale, la politique étrangère de la France est marquée par une dialectique fondamentale. En premier lieu, le maintien d'une indépendance est généralement désiré. Cette revendication marque une constante dans la politique française, surtout après l'expérience de l'occupation allemande à partir de 1940. Deuxièmement il s'agit de l'engagement français en faveur du multilatéralisme (Cogan, 2003 : 80 s.). Quand Chirac débute sa présidence en 1995, il représente le premier Président gaulliste depuis Georges Pompidou (1969-1974). Plus précisément, Chirac provient d'une tradition politique que l'on peut qualifier de néogaulliste. En effet, non seulement l'identité nationale mais aussi les domaines traditionnels de l'influence française ont été transformés par le nouvel environnement international de l'après-guerre froide. Alors que les instruments d'influence classiques français au niveau international ont amplement perdu de leur pertinence, la France préserve avant tout son rôle d'initiateur dans le processus de l'intégration européenne (Müller­ Brandeck-Bocquet, 2004: 164 s.). Cette réalité façonne l'attitude face au multilatéralisme qui est mise en pratique surtout par l'engagement au sein de l'UE. Ainsi, l'appui des structures multilatérales demeure central, même si le deuxième enjeu, de favoriser l'indépendance française, garde également une importance durant le mandat de Chirac. Cependant, l'attitude chiraquienne face à l'Europe était difficile à prédire, parce qu'il avait soutenu des opinions contradictoires dans le passé. Chirac était impliqué depuis longuement dans la politique de la Cinquième République, même en tant que Premier ministre sous le gouvernement de cohabitation avec Mitterrand, de 1986 à 1988. Ses attitudes envers l'Europe se transforment graduellement pendant son implication politiq ue. Initialement très critique à l'égard de l'intégration, il joint, après quelques hésitations, le camp des partisans du Traité de Maastricht en 1990 (Müller-Brandeck­ Bocquet, 2004: 166 s.). Pendant sa campagne électorale, il exprime pourtant 39 clairement sa réserve face au supranationalisme bruxellois. Ainsi, il se prononce dans un discours sur ses principes en faveur d'une revalorisation du principe intergouvernemental de l'Union (Chirac, discours du 16 mars 1995, cité par Idem.), tradiormellement appuyé par la France en matière d'intégration politique. En somme, les nouvelles conditions dues à l'envirormement externe et à la dévalorisation des instruments d'influence française, imposent deux développements essentiels à la politique étrangère française. D'une part on assiste à un ajustement des relations avec les États-Unis, surtout en ce qui concerne leur nouveau rôle en tant que dirigeant de l'Alliance transatlantique après la fin de la guerre froide. L' obj ectif central de la France demeure celui de se présenter comme partenaire fiable des Américains. Un changement d'orientation mène vers une politique davantage atlantiste au milieu des armées 1990, sans pour autant que l'objectif de contrebalancer l'influence américaine en Europe, surtout dans le domaine de la défense, soit négligé (Meimeth, 2005: 413). D'autre part, Chirac se voit obligé d'accepter certaines mesures fédératives dans la politique européerme, moins populaires dans une France qui promeut traditiormellement une Europe intergouvernementale (Mül1er-Brandeck­ Bocquet, 2004 : 166). Généralement, la conception stratégique qui sous-tend la vision française en matière de la politique étrangère, adoptée également par Chirac, est celle d'un ordre mondial multipolaire. Dans un tel ordre alternatif, l'Europe prend sa place qui devrait être « éminente» selon le Président (Chirac, 1999) 7 . L' « hyperpuissance» que représentent les États-Unis sera contrebalancée par un tel poids amplifié de la part de l'Europe qui changera le système actuel, dominé par la puissance unilatérale américaine (Kolboom et Stark, 2005: 380 s.). Le terme de l'hyperpuissance est « La force pol itique de l'Union européenne sur la scène internationale est celle de ses Etats membres. Ce sont eux, par leur volonté et par leurs capacités, qui décideront de faire vivre la nouvelle ambition de l'Union européenne et contribueront ainsi à l'émergence d'un monde multipolaire dans lequel l'Europe occupera toute sa place et qui ne peut être qu'éminente. » (Chirac, 1999). 7 40 introduit par le conseiller diplomatique français, Hubert Védrine, et signifie que les États-Unis sont « beaucoup plus qu'une superpuissance du temps de la guerre froide ». Une nation possédant une telle dominance et influence au niveau mondial modifie largement la position des autres pays (Védrine, 2003 : 383 s.) et met en péril l'équilibre de l'ordre mondial. Cette vision implique déjà en quelque sOlie le rôle accordé à l'Europe et aux États-Unis par la politique étrangère française. 2.1.2. L'attitude face à l'intégration européenne En tant qu'un des pays fondateurs des Communautés européennes (CE), devenues depuis le Traité de Maastricht, en 1991, l'Union européenne, la France a toujours insisté sur une intégration européenne en matière économique et politique. La France a exercé longuement une influence incontestable au sein de l'institution européenne où elle est une des puissances de propulsion. En transférant la recherche de la « grandeur» et de l' « influence» au niveau supranational, elle étend sa marge de manœuvre nationale. L'Union européenne représente alors le multiplicateur idéal d'influence et de puissance mondiale (Blunden, 2000: 19-23). Tout en demeurant sceptique face à l'orientation supranationale de l'intégration européenne, l'Europe représente un instrument politique qui donne un moyen pour faire entendre la voix française sur la scène internationale (Kolboom et Stark, 2005 : 370). En somme, une politique de « balance coopérative dans le sens d'un ordre mondial multilatéral» (Albertin, 2004: 24) est souhaitée par l'attribution de plus de compétences et conséquemment de puissance à l'UE. Surtout grâce à un partenariat approfondi avec l'Allemagne, autour d'initiatives communes depuis les années 1950, elle essaie de réaliser sa vision d'une Europe en tant qu'acteur politique mondial (Cogan, 2003: 80 s.). L'alliance proche avec l'Allemagne représente un pilier central de la politique française envers l'Europe. La combinaison du poids international de la France et de sa force militaire avec les 41 capacités économiques allemandes fournissent le fondement pour une puissance et un leadership incontesté en Europe continentale (Graham, 2004 : 269). Dans le processus de l'intégration européenne, surtout au niveau politique, une majorité des initiatives communautaires sont inspirées par les propos franco-allemands. Pourtant les relations perdent largement leur intensité pendant les années 1990. Ainsi, le « moteur» de l'intégration européenne (Picht et Wessels) devient généralement moins efficace sous la direction de Chirac qu'il l'avait été pendant la coopération entre Kohl et Mitterrand. Les résultats faibles des Traités d'Amsterdam et de Nice (en 1997 et 2000), aussi concernant la politique étrangère commune, résultent, entre autres, du manque d'initiatives franco-allemandes. Ce « blocage du moteur franco-allemand» (Koopmann, 2003: 19) est continuellement dépassé par de nombreuses nouvelles initiatives qui émergent à la veille du 40 èrne anniversaire du Traité de l'ÉlyséeS en automne 2002 et également par la coopération dans la phase finale de la crise irakienne. La politique européenne française s'appuie à la base sur le concept d'une « Europe puissance ». Cette conception de l'Europe constitue un leitmotiv de la politique française face à l'Europe depuis le mandat du général De Gaulle. Dans ce sens les politiciens à travers les partis politiques accordent sur cette notion d'un «euro­ gaullisme» (Müller-Brandeck-Bocquet, 2004 : 207). Selon cette vision une Europe crédible et influente serait en possession de capacités crédibles au niveau militaire afm de devenir un acteur puissant au niveau mondial. La priorité française à l'égard de l'intégration européenne sera donc le renforcement de la crédibilité et de l'efficacité de l'action extérieure de l'Union (Chirac, 2002a). La nécessité de renforcer la coopération européenne en matière de politique extérieure, de sécurité et de défense est encore consolidée par les guerres dans les Balkans, où la dépendance européenne de l'aide américaine se démontre clairement (Gnesotto, 2004: 14 s.). Ce Traité d'amitié franco-allemande, mis en vigueur le 22 janvier 1963 structure et règlemente les relations entre la France et J'Allemagne pour les années à suivre. 8 42 Concernant la défense européenne, cette politique connaît ses résultats les plus significatifs pendant la présidence de Chirac. En reconnaissant les avantages d'une collaboration avec la Grande-Bretagne dans ce domaine plutôt qu'avec le partenaire allemand traditionnel, la déclaration de St-Malo est effectuée qui marque un tournant majeur dans la relance de la défense européenne (Howorth, 2000: 33-35) en établissant les fondements de la PESD. L'attitude générale de Chirac à l'égard de l'Europe peut être décrite dans ses propres mots comme «euro-réaliste ». De la sorte, il constate que la création de l'Europe politique est inévitable. Conséquemment, il ne fait pas de théorie sur cette entité ni idéaliserait le processus d'intégration en général. Il tente plutôt de s'adapter aux réalités de l'heure (Chirac, cité par Le Monde, 30 septembre 2003). Cette attitude marquera tout son mandat, sans nuire nécessairement à la position française au sein de l'Europe. Malgré une position chiraquienne moins tournée vers l'Europe que ne l'ont été d'autres Présidents français, le leadership français dans l'UE demeure central pour la définition de son rôle et de sa position mondiale. 2.1.3. Les relations franco-américaines Pour appréhender la relation complexe franco-américaine, marquée par la concurrence et l'amitié, il faut prendre en considération une complémentarité centrale entre ces deux nations. Elles ont respectivement de fortes ambitions à projeter leurs valeurs et culture à un niveau mondial. Ce désir structure et guide particulièrement leur politique étrangère. Autant que les États-Unis, la France souhaite diffuser un message universel et insiste en outre sur son statut, rang et exceptionnalisme culturel (Cohen, 1996: 23) 9. Cependant, le rôle de la France en tant que porteuse d'une « Tout au long de notre histoire, notre nation s'est sentie investie d'une mission particulière sur le théâtre du monde, porteuse de valeurs qu'elle voulait partager avec les autres peuples. » (De Villepin, 9 2üü2b). 43 mission est mis en péril par les effets de la mondialisation, d'où la méfiance française envers l' «américanisation », perçue comme menace pour l'objectif central de la politique étrangère française de projeter mais aussi de protéger ses valeurs (Blunden, 2000 : 22). Toutefois, l'amitié entre la France et les États-Unis émane d'une longue histoire. La France représente l'allié le plus ancien des Américains ainsi que le seul grand pays européen n'ayant jamais été en guerre contre eux. Par contre les échanges considérables en matière économique et culturelle n'ont pas pu empêcher un certain scepticisme français face aux promesses des États-Unis, qui dérive encore d'événements historiques traumatisant tels que la crise de Suez en 1956 (Parmentier, 2004 : 119). De cette manière, la relation avec les Américains n'a jamais été basée sur un rôle de soutien à toute condition (<< blind followership »). Elle favorise plutôt traditiormellement une relation d'égalité avec le partenaire américain, dans laquelle le rôle de l'Europe gagne de plus en plus d'importance (Parmentier, 2004 : 122) et qui est cohérente à sa« stratégie d'indépendance ». Après qu'un rapprochement général en direction des États-Unis se soit effectué pendant le mandat de Chirac, les événements du Il septembre 2001 à New York marquent une deuxième rupture dans les relations franco-américaines après les changements maj eurs de 1990-1991. Le gouvernement et le Président français recormaissent l'impact de cette date comme un grand choc au niveau international. Ainsi, selon le ministre des Affaires étrangères Dominique de Villepin, cet événement s'inscrit dans le sillon de la chute du Mur de Berlin et du choc dégagé par la mondialisation; ces trois grands chocs façormant considérablement l'envirormement international (Villepin, 2002b). En effet, les réactions initiales françaises suite aux attentats sont très solidaires des Américains. Non seulement la citation historique du journal Le Monde du 13 septembre qui titre «Nous sommes tous Américains» fait preuve de cette solidarité, mais de même la participation française subséquente à l'intervention «Enduring Freedom» en Afghanistan. Pourtant, l'identification spontanée avec les Américains mène vers des malentendus futurs. Comme d'autres 44 États européens, la France croit que ces expériences traumatiques mèneront au fur et à mesure vers un renforcement des relations bilatérales. Par contre, la perception américaine d'être « en guerre» contre le terrorisme, comme le déclare le Président américain, ainsi que la nouvelle stratégie de sécurité des États-Unis marquent le début d'une nouvelle ère. Ce traumatisme n'est pas saisi dans toute son ampleur par les partenaires français (Parmentier, 2004: 117 s.). Ce fait, ainsi que le comportement américain unilatéral lors les interventions en Afghanistan et en Irak mène vers un changement dans l'humeur française qui se réoriente vers une perception critique de la politique étrangère américaine (Parmentier, 2004: 119). En fin de compte, la France reconnaît les « conséquences considérables» des attentats du II septembre, mais conclue que cette date n'a« pas révolutionné le monde» (Védrine, 2003 : 313). Cette perception doit être prise en compte pour appréhender le conflit qui se produit entre les deux nations pendant les mois qui précèdent l'intervention en Irak. 2.1.4. Les priorités stratégiques françaises Le désir français de conserver une indépendance face aux États-Unis se reflète également dans le contexte de l'Alliance transatlantique. Ainsi, depuis que la France a quitté le commandement militaire et ordonné aux troupes de l'OTAN de se retirer de son territoire en 1966 (Cogan, 2005 : 191), le refus de participer à une structure de commandement militaire intégrée demeure fondamental. Aux plans sécuritaire et militaire cette stratégie est accompagnée de la priorité de maintenir une autonomie nucléaire française (Gordon, 1993: 163 s.). La fin de la guerre froide et le changement du rôle de l'OTAN qui en résulte incitent la France à exprimer une fois plus son désir d'établir une identité européenne de défense. Mais avec Chirac un rapprochement en direction de l'OTAN s'effectue à partir de 1995, ce qui devient manifeste lors d'une réunion ministérielle à Berlin en juin 1996. Par contre, les négociations sur un retour de la France dans les structures de l'OTAN échouent, étant données les revendications françaises ambitieuses et incompatibles avec les intérêts 45 des États-Unis à cet égard (Cogan, 2003: 163-186). Par conséquence, la France réoriente ses ambitions militaires vers l'Europe et s'engage davantage dans la construction des structures communautaires autonomes (Meimeth, 2005: 413). Néanmoins, l'attitude face à l'Alliance continue à se transformer progressivement sous la présidence de Chirac, ce dont témoigne la participation française aux interventions au Kosovo sous mandat de l'OTAN. Par ailleurs, l'idée que l'OTAN peut représenter un instrument potentiel pour contenir la puissance unilatérale américaine influe certainement sur la nouvelle préférence française d'opérer à travers les structures de l'Alliance (Parmentier, 2004 : 120). En même temps que la France essaie d'élargir son rôle sur la scène mondiale par son impact au sein de l'Union européenne, elle projette également ses ambitions stratégiques au niveau européen. Le désir d'établir une politique européenne de défense autonome marque la politique étrangère française depuis les années 1950. La première illustration de cette attitude se trouve dans l'initiative des « Plans de Pleven» qui échouent devant l'Assemblée nationale en 1954 (Müller-Brandeck­ Bocquet, 2004: 14), en représentant pourtant une initiative avant-gardiste à cette époque 10. Le désir de créer les fondements d'une Europe politique forte et unie explique l'engagement actuel en faveur d'une politique européenne de sécurité et de défense (PESD) afin d'approfondir le profil de la politique extérieure européenne et ainsi son impact et poids au niveau mondial (Kolboom et Stark, 2005 : 367). Tout en désirant se démarquer comme partenaire fiable des États-Unis, la création d'une autonomie stratégique européenne est fortement souhaitée pendant le mandat de Chirac et appuyée par une multitude d'initiatives au niveau international (Meimeth, 2005 : 413). L'exigence d'une influence européenne en domaine de défense dérive également du fait que la politique stratégique française se veut une politique globale (Sabin et Touraine, 1990 : 63). La revendication d'une Europe de défense s'inscrit en 10 Cette initiative a comme objectif la construction d'une armée européenne et la création d'une communauté de défense européenne (Müller-Brandeck-Bocquet, 2004: 14). 46 outre logiquement dans la VISIon stratégique de l'ordre multipolaire. En ce qU! concerne le style français selon cette tentative, il est marqué par la préférence des grandes déclarations de principes, comme par exemple le «Plan d'action pour la défense» présenté par Chirac en 1999. Par des discours présidentiel ou ministériel de haut vol, on cherche à inspirer de manière politique la création d'une autonomie stratégique européenne (Howorth, 2000 : 37). 2.2. La position française pendant la crise irakienne Plusieurs phases structurent l'approche française face à la crise irakienne depuis la fin d'été 2002 jusqu'au début des interventions, le 20 mars 2003. Pendant la phase qui précède les négociations sur la résolution 1441 du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU), qui vise à orienter le désarmement de l'Irak, la France promeut surtout deux enjeux: le rôle central de l'ONU dans le processus de désarmement ainsi que l'importance du retour des inspecteurs en Irak. Après le vote en faveur de cette résolution, elle tente de rassembler une majorité internationale autour de la procédure des inspections. Depuis début janvier 2003, jusqu'en février 2003, les fonctionnaires français, désormais convaincus que l'administration Bush s'enligne sur une intervention militaire, essaient de défendre le régime des inspections au lieu d'une intervention avec emploi de la force militaire. A partir de février, le vote sur une éventuelle deuxième résolution du CSNU devient actuel. La France entreprend à cet égard d'abord la tentative de l'empêcher et elle essaie ensuite de trouver une majorité contre le projet de résolution. Après la phase active de la guerre, elle s'implique finalement de nouveau pour la légitimation des Nations unies dans le contexte d'après-guerre (Howorth, 2006 : 49). Dans le discours français pendant la crise irakienne nous avons discerné les trois conceptions du rôle de la France suivants: il s'agit, en premier lieu, du rôle d'un 47 « protecteur du droit international et des valeurs humanitaires », ensuite d'un « avocat pour un ordre multipolaire» et finalement, du rôle du « leader européen ». 2.2.1. Le rôle du « défenseur du droit international et des valeurs humanitaires» Le désir français d'appuyer une action communautaire est à la base de l'objectif central de désarmer l'Irak, toujours avec l'option du recours à la force comme moyen ultime (Villepin, 2üü2j). Face à la question « quel mot pourra décrire et définir la démarche française concernant l'Irak? », le ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, souligne qu'il s'agit d'une « conviction, appuyée sur le respect du droit et de la morale» (Villepin, 2üü2g). Dans un autre discours il accentue les trois principes français de l'heure qui seront la « sécurité collective », comme principe qui exige une responsabilité et action collective, deuxièmement le « respect du droit et de la morale» et finalement la « solidarité et la justice ». D'un tel angle, le respect du droit comme de la morale doivent conférer une légitimité à l'action internationale. A partir de l'adhésion des nations, une action efficace­ militaire ou pacifique- pourra être menée (Villepin, 2üü3a). En effet, la primauté du droit et les principes humanitaires sont soulignés dans la position officielle française tout en mettant en évidence que la France n'insiste pas à sur la position pacifiste 11. L'ambition universelle de la France d'assurer les principes de justice face aux enjeux de sécurité est portée à l'attention 12. Cette insistance sur le respect du droit international passe évidemment par l'appui du rôle central des Nations unies dans un processus de désarmement. « Les Nations unies 11« France is not a pacifist country. We currently have more troops in the Balkan than the Americans» (Chirac,2üü3e). 12 « La France se veut à la pointe de ce combat pour la planète. Il y a bien sûr un impératif extrêmement important de sécurité générale de la planète, il faut défendre cette planète, aujourd'hui menacée par les excès des hommes, mais il faut aussi se soucier de la justice entre les hommes el c'est là où la perspective de développement représente un aspect très important. La France doit faire un effort particulier et mobiliser la communauté internationale. » (Villepin, 2ü02a). 48 constituent la clef de voûte de l'ordre du monde. (... ] Dans l'urgence, doit se forger entre les nations une nouvelle alliance, une communauté de destin. Elle est notre avenir ; elle est notre chance.» (Villepin, 2002c) 13. Mais l'intérêt d'assurer l'implication de l'ONU et du Conseil de sécurité est loin d'être uniquement motivé par des valeurs ou au nom d'une justice abstraites. En effet, le siège au sein du Conseil demeure un instrument de puissance pour la France. En conséquence pendant les négociations sur le contenu de la résolution 1441,jusqu'à son entrée en vigueur en novembre 2002, la diplomatie française participe à une «bataille onusieunne» importante (Chirac, cité par Le Monde, 18 mars 2003). Il s'agit d'une part de réaliser les ambitions multilatérales et d'assurer le fonctionnement des instruments du droit international ainsi que d'autre part d'appuyer l'influence internationale de la France. Au sein de l'ONU la France a toujours prétendu posséder le même poids que les États-Unis, ce qui appuie de manière importante le « rang» français (Müller­ Brandeck-Boquet, 2004, 255). L'acceptation de la résolution se présente alors comme un succès. Cependant, les gains obtenus par son adoption sont vite dépassés dans les mois suivants. Même si la France affirme toujours sa volonté de participer à une intervention militaire 14 , elle est très consciente du désir croissant des États-Unis d'intervenir en Irak, sans le nécessaire appui onusien. Les représentants politiques français essaient alors d'éviter une soumission au vote d'une deuxième résolution l5 , qui est pourtant favorisé surtout du côté britannique (Graham, 2004, 266 s.). Ils persistent en outre à souligner les convictions françaises au niveau de la légalité et de la morale concernant l'action en Irak: «Dans un monde en désordre, il est très 13 Une remarque d'ordre général concernant l'analyse du discours s'impose. À moins d'indication contraire, les passages mis en italiques dans les citations du discours officiel dans ce travail ont été effectués par nous. 14 « Nous considérons que, s'il devait y avoir une action militaire, celle-ci ne pourrait être décidée que par le Conseil de sécurité sur le rapport des inspecteurs. Et la France garde naturellement sa totale liberté d'appréciation sur ce sujet. » (Chirac, 2003a). 15 « Dans la position française, il n'y a pas besoin d'une nouvelle résolution dès lors que le cadre posé par la résolution des Nations unies offre toutes les possibilités d'amélioration et de renforcement [... ] » (Vi llepin, 2003d). 49 important de défendre avec conviction des principes moraux, d'avoir des exigences très fortes dans le respect du droit. »(Villepin, 2003b). Une fois que l'approche multilatérale à travers l'ONU semble avoir échoué, la France cherche l'appui de l'Allemagne et de la Russie. Dans des déclarations communes les trois nations favorisent le cadre du droit et multilatéralisme. Notamment leur lettre commune, publiée en début mars 2003, insiste sur le soutien accordé au travail des inspecteurs et le fondement légal que représente la résolution 1441 (Ivanov, Villepin et Fischer, 2003). Les arguments moraux sont défendus par les dirigeants français tout au long de la crise, même après qu'il semble déjà trop tard pour réaliser une démarche multilatérale et légitimée par l'ONU. 2.2.2. Le rôle d' « avocat d'un ordre mondial multipolaire» La préférence pour le multilatéralisme se trouve au cœur du deuxième rôle quand la position officielle française s'exprime en faveur d'un ordre mondial multipolaire. Cependant, cette prétention va au-delà d'un simple appui des structures multilatérales. Il s'agit plutôt de l'aspiration de répartir le pouvoir mondial de manière plus juste. Une telle vision s'inspire de l'idée d'un contrepoids à l' « hyperpuissance» en instituant un ordre mondial alternatif, comme nous l'avons présenté dans la première partie du chapitre. Ce rôle se trouve donc directement lié aux valeurs. Ainsi, les références à une telle image de la France sont d'ordre idéologique et assez abstrait. Néanmoins, cette vision sous-entend le positionnement pendant la phase qui précède la guerre en Irak et explique l'aversion contre toute action militaire qui semble dériver d'une prétention unilatérale. Pendant la crise, Chirac et Villepin accentuent l'impact général qu'a cette vIsIon centrale d'un ordre mondial alternatif sur la politique étrangère française: 50 Aucune pUIssance ne peut aujourd'hui assumer seule la responsabilité de l'équilibre du globe. Le monde aspire à se structurer autour de pôles de stabilité et de progrès. Au-delà des États-Unis, l'Union EuropéeIU1e a naturellement vocation à en constituer un, tout comme la Russie, la Chine, le Japon, l'Inde notamment. (Villepin, 2002c) En soulignant la nécessité de construire un système multipolaire, on met l'accent sur les dangers d'une communauté mondiale où domine une seule puissance (Chirac, 2003e). En outre, Villepin précise les effets de stabilité et de justice mondiaux qui résulteront du bâtiment d'un tel ordre mondial équilibré (Villepin, 2002g). Un début dans une construction de ces structures pourra se faire justement par un comportement collectif face à l'Irak: Nous voulons rassembler, nous voulons être efficaces, que l'action soit collective, non pas unilatérale et préventive. Il n'y a aucun alignement là, il y a une vision claire de l'ordre international, l'idée que cet ordre international doit être marqué à la fois par la détermination et en même temps, par l'exercice d'une action collective. (Villepin, 2002d) Cette conception du monde se heurte à celle des États-Unis, à l'égard de la sécurité mondiale. Comme l'exprime Chirac en août 2002, la vision de la sécurité collective de la France est perturbée par la tentative de légitimer l'usage unilatéral et préventif de la force. Une conception de la sécurité devrait surtout reposer sur la coopération des États et le respect du droit international (Chirac, 2002b). La perception de la sécurité mondiale de la France tient compte des insécurités mondiales. Dans ce sens les armes de destruction massives peuvent présenter des menaces dans des contextes d'inégalité et de pauvreté. Mais la réponse à ces menaces ne sera pas nécessairement le recours à la force, qui semble moins efficace face aux insécurités actuelles d'ordre global. Plutôt une stabilisation de l'architecture mondiale en général et des régions en 51 déséquilibre pourrait représenter une stratégie sécuritaire de prévention (Chirac, 2üü2b). Dans une telle vision, la guerre contre le terrorisme que mènent les États­ Unis est ambigüe et, du point de vue français, semble moins efficace que le seraient des mesures d'endiguement de la pauvreté. Ces positions antonymes sont censées produire des différences; la crise diplomatique franco-américaine à l'époque de l'intervention irakienne l'affirme. Par ailleurs, les officiels français mettent en évidence que leur amitié avec l'hyperpuissance n'implique pas de soutien aveugle. Selon eux, une alliance et amitié peuvent se construire sans que les avis doivent nécessairement être congruents sur les sujets actuels irakiens et mondiaux 16 . Selon Chirac, il est important d'exprimer sa propre opinion sans que cela mette en cause la solidarité atlantique (Chirac, 2üü3d). Ainsi, l'opinion que l'intervention unilatérale représentera une erreur stratégique pour la stabilité de la région du Moyen-Orient est ouvertement propagée l ? Le rôle du défenseur d'un ordre mondial multipolaire s'applique alors par une stratégie d'indépendance qui refuse de camoufler les propres attitudes face à une vision idéale du système mondial, en dépit des difficultés diplomatiques qui pourraient en résulter. 2.2.3. Le rôle du « leader européen» Le troisième rôle met en évidence la pertinence qui est liée à l'Union européenne et son rôle dans le processus de la crise irakienne. Non seulement qu'une importance est accordée au positionnement de l'Europe sur la scène mondiale 18, désir qui s'insère 16 « Et, ce que je vous dis, c'est que la France compte parmi les amis des Américains, pas nécessairement parmi les courtisans. Et donc, quand elle a quelque chose à dire, elle le dit. » (Chirac, 2002c) 17 « On voit en revanche très clairement dans le discours américain que l'on glisse progressivement de la logique du désarmement à celle du changement de régime et même, plus largement, à celle du remodelage du Moyen-Orient. Or c'est une logique qui ne figure pas dans la résolution 1441 et qui soulève de multiples questions. » (ViJlepin, 2003g). 18 « Il faut bien sûr une Europe forte sur Je plan international pour avoir une véritable stabilité du monde. » (Villepin, 2002e). 52 dans l'idée de la construction d'un ordre mondial multipolaire, mais cette insistance révèle également la conception de multiplier l'influence nationale française à travers l'UE. Généralement, le partenariat franco-allemand et son impact sur les structures internes de l'Union permettent à la France d'exercer un certain leadership. L'ancienne image du couple franco-allemand en tant que « moteur» de l'intégration supranationale et au service de l'ambition européenne est soulignée par les officiels politiques français (Villepin, 2ûû3a). Une Europe forte émanerait alors, entre autres, d'un leadership français au sein de l'institution. De la sorte, la France souligne le besoin pour l'UE d'être appuyée par les initiatives françaises 19. L'objectif fondamental dans ce sens sera l'élargissement du rôle de l'Union européenne sur la scène internationale et l'importance politique qui devrait lui être attribuée par la communauté internationale. Dans ce sens, le ministre des affaires étrangères souligne à plusieurs occasions le besoin mondial d'une Europe forte au niveau international 2o ainsi que le désir non seulement proclamé par les Européens d'atteindre à cet objectie ' . Cette ambition pour l'Europe doit être motivée par une direction commune dans le domaine de la politique étrangère ainsi que par la contribution active des pays membres aux budgets militaires et conséquemment à l'instauration d'une Europe de la défense (Chirac, 2ûû2b ; 2ûû3a ;Villepin, 2ûû3c). Pendant la cnse irakienne, l'insistance sur la formulation d'objectifs européens communs de la part de la France résulte du désir d'exercer un certain impact 19 « Parce qu'une Europe forte a besoin d'une France forte, il faut, avec ambition et énergie, nous placer aux avant-postes de ce mouvement. » (Villepin, 2ÜÜ2h). 20 « Je pars d'une réalité simple, le monde a besoin de plus d'Europe, le monde a besoin d'une Europe plus efficace. » (Villepin, 2002i). 21 « Partout où je me déplace, je constate un énorme désir de France, comme d'Europe. Nous voulons une France forte dans une Europe forte. En Afrique, en Asie, au Proche-Orient, en Amérique latine, mes interlocuteurs sont tous dans l'attente» (Villepin, 2002f). 53 européen sur la scène mondiale 22 . Malgré l'accentuation de l'importance de l'Europe dans le processus de la prise de décision irakien, Villepin déclare: Je crois qu'il y a une responsabilité particulière de la part de la France et de l'Europe, et dans cette période de très grande tension, on voit bien à quel point compte la mémoire qui est la nôtre, l'expérience qui est la nôtre, parce que nous avons connu les guerres civiles. [00'] Tout ceci fait que nous sommes porteurs d'une vision particulière du monde, portée justement par l'exigence du droit, par l'exigence des valeurs, par la nécessaire application des règles. (Villepin,2002b) Les difficultés d'établir une position commune, surtout avec les futurs pays membres, devient de plus en plus évidente dans les mois qui précèdent l'intervention en Irak. Notamment à partir de janvier 2003 les tensions existantes dans la relation franco­ américaine entrent une fois plus en jeu. Car le gouvernement américain lance plusieurs initiatives qui déstabilisent l'identité française en tant que leader au sein de l'Union européenne. Surtout les remarques de Donald Rumsfeld en font partie. En désignant la France et l'Allemagne comme la « vieille Europe» qui ne représentait pas les vrais intérêts européens, il attaque directement ce rôle français 23 . En plus, ses remarques suivent directement les célébrations du 40ème anniversaire du Traité de l'Élysée entre la France et l'Allemagne et sont donc lancées à un moment stratégique. Seulement une semaine après cette déclaration, une lettre publiée par huit nations européennes, dont la Grande-Bretagne, exprime le soutien à la politique américaine sur l'Irak (The Times, 30 janvier 2003). Par la suite, le clivage au sein de l'Europe est révélé et s'aggrave dans les semaines suivantes jusqu'au début des interventions. La « 11 faut qu'en matière d'immigration, en matière de sécurité, de coopération, nous soyons aussi exigeants les uns que les autres pour que cette Europe ne soit pas le plus petit dénominateur commun mais bien le plus grand dénominateur d'ambition et de vision [... J.» (Villepin, 2002b). 23 « Germany has been a problem, and France has been a problem. But you look at vast numbers of other countries in Europe. They're not with France and Germany on this, they're with the United States.» (Rumsfeld, Donald, cité par: CNN, 23 janvier 2003). 22 54 France ne peut plus ignorer les divergences et se réfère alors dans les mOlS qUi précèdent directement l'intervention de moins en moins à son rôle au sein de l'Europe concernant l'Irak. 2.3 Analyse et évaluation: continuité ou rupture avec les identités nationales et les politiques étrangères précédentes? En observant les trois rôles promus pendant la crise irakienne, le nombre de références effectué par les acteurs politiques aux valeurs, en tant que sources de motivation pour le comportement pendant la crise, est notable. Ce comportement pendant la phase d'avant-guerre insiste d'abord largement sur l'importance d'agir par la voie de la communauté internationale et d'éviter un unilatéralisme fort en priorisant la collaboration en coalitions (Ho worth, 2006 : 51) ; tous des objectifs qui guident le rôle d'un «promoteur des valeurs et du droit international ». En reconnaissant la prééminence américaine au niveau politique, diplomatique et militaire, la France choisit d'articuler une approche alternative au recours à la force automatique en appuyant les Nations unies (Idem.). Dans ce contexte doivent être évalués les efforts diplomatiques français de trouver un soutien pour la résolution 1441. Avec la « bataille onusienne» il ne s'agit pas pour Chirac de trouver uniquement une preuve pour la praticabilité des solutions multilatérales, mais aussi d'affirmer, dans une certaine mesure, le maintien du rang français (Macleod et Voyer-Léger, 2005: 160). L'insistance sur la primauté du mandat onusien pour l'intervention démontre le fait que la France réalise qu'elle ne pourrait pas contenir la puissance américaine par elle-même. En conséquence les moyens multilatéraux ainsi que l'institution des Nations unies représentent le meilleur instrument afin de équilibrer l'impact américain (Parmentier, 2004: 120) et en conséquence l'ordre mondial. Par contre, l'opposition aux États-Unis ne se fait pas uniquement «par principe» afin de s'opposer à la position américaine, comme le conçoivent certains commentateurs américains (Pauly, 2005: 13). Les différences entre les deux 55 perceptions de la situation irakienne sont majeures et se situent à plusieurs niveaux. Le désir des Français d'offrir une approche multilatérale alternative, souvent perçu comme opposition directe aux États-Unis, doit être compris dans le contexte de ses valeurs et principes (Howorth, 2006: 56). En somme, le rôle du promoteur des valeurs et du droit international souligne deux facettes identitaires: En désirant diffuser et projeter les valeurs universelles, on fait recours à la « mission civilisatrice ». Deuxièmement, le désir d'acquérir de l'indépendance et une souveraineté nationale par le soutien des arrangements multilatéraux est au cœur de l'appui à la légalité internationale. En suggérant une démarche multilatérale, la France peut offrir une stratégie alternative viable au recours direct à la force. Ainsi, sa stratégie d'« indépendance» est adoptée même si cela lui apporte également des problèmes dans les relations avec les États-Unis. Au moins, l'approche d'appuyer les principes et le droit international est largement soutenue par la population française (Hollis, 2006 : 42). Le désir d'instituer une multipolarité mondiale inspire et structure profondément la politique étrangère « indépendante ». Le deuxième rôle complémente donc de la même façon le souhait de maintenir un « rang» et s'inscrit ainsi dans la vision stratégique française généralement proclamée. En appuyant l'idée du modèle mondial multipolaire, ce rôle façonne surtout le partenariat avec l'Europe et les États-Unis. Concernant les relations avec l'Union européenne, la position favorisée pendant la crise demeure constante. L'impact que devrait avoir l'Europe dans l'ordre mondial désiré, sans pourtant que l'importance du lien transatlantique soit négligée, est souligné: Nous sommes convamcus qu'il faut un monde multipolaire et qu'une puissance seule ne peut pas assurer l'ordre du monde. Il faut une Europe forte et unie. La qualité des liens transatlantiques, l'amitié avec les États-Unis 56 doivent constituer une force commune pour contribuer ensemble à la stabilité du monde et non pas diviser les Européens. (Villepin, 2003f) A fin d'assurer l'équilibre mondial, l'Europe devrait créer un pôle de stabilité (Villepin, 2003c). Malheureusement pour les Français, ni les Britanniques ni les Américains ne soutiennent cette manière de concevoir la structure mondiale (Lavallée et Ü'Meara, 2005 : 47; 55). Même s'il s'agit plutôt d'une formule rhétorique que d'une réelle pratique politique, ce principe souligne encore la différence et l'incompatibilité entre les deux interprétations de la crise irakienne. Effectivement, le concept de multipolarité auquel fait référence ce rôle suppose la création d'un équilibre dans une communauté de valeurs et complémente en appui aux ambitions multilatérales du premier rôle. La vision stratégique globale de Chirac fondée sur l'idée d'un monde multipolaire suppose l'appui au droit international et à des valeurs universelles et s'oppose donc essentiellement à une solution unilatérale, guidé par une conception étroite de l'intérêt national. Dans une certaine mesure, les tensions avec Washington sont la conséquence de l'insistance sur ce principe de la politique étrangère française qui offusque les Américains. Pourtant, le rôle de défendeur d'un ordre multipolaire ne suffit pas pour expliquer toute l'ampleur de la tension dans les relations franco-américaines pendant la crise irakienne. Il peut juste nous indiquer que les différences se situent à un niveau plus profond que le serait un désaccord sur des intérêts matériels. Cela nous permet d'avancer qu'un conflit de principes et d'identités motive ces tensions bilatérales inquiétantes. Concernant le troisième rôle de « leader européen », le rapprochement avec l'Allemagne indique la détermination de rétablir une position dominante au sein de l'Union. Les positions franco-allemandes diffèrent initialement. Pendant que le chancelier allemand Gerhard Schroder insiste sur la non-participation allemande aux activités militaires, Chirac et le gouvernement français se préparent à un éventuel recours à la force comme « moyen ultime» (Villepin, 2002j ; 2003e). Mais une fois 57 que les intentions américaines d'agir sans le soutien onusien se précisent, la France profite de l'occasion du 40 ème anniversaire du Traité de l'Élysée pour rétablir l'ancienne proximité vers le partenaire allemand (Howorth, 2006 : 53). Pendant la phase de guerre et après, la France et l'Allemagne collaborent étroitement. Une amélioration de leur relation bilatérale stimule également la propension de coopérer en domaine de l'intégration européenne (Müller-Brandeck-Bocquet, 2004), une tendance qui avait été négligée au précédent. Néanmoins, le rôle de « leader européen» pour la France se trouve plutôt endommagé par les événements qui précèdent et suivent l'intervention en Irak. En appuyant l'approche par les Nations unies qui lui permet se mettre sur un pied d'égalité avec Washington, Chirac néglige les liens européens et ne travaille pas sur la formulation d'une position commune. Sa prétention de parler au nom de l'Europe, qu'il avance globalement, semble dans ce sens arrogante (Howorth, 2006 : 57 s.), également face aux remarques qu'il lance aux nouveaux pays membres concernant leur soutien pour l'alliance transatlantique 24 . Le rôle français traditionnel comme propulseur au sein de l'Union doit être ajusté face aux nouvelles réalités, produites par la crise irakienne et après. En observant les trois rôles promus pendant la cnse irakienne, surtout les deux premières catégories, celui de défenseur de la légalité internationale et des valeurs universelles ainsi que celui d'avocat pour l'ordre multipolaire, sont remplis par la France avec crédibilité, mais sans grand succès. Les valeurs proclamées s'insèrent logiquement dans l'identité centrale et les principes subséquents qui guident la politique étrangère française en général. Ainsi, les idées prononcées par l'élite politique sont congruentes avec les identifications au sein de la population qui se met largement en accord avec les politiques françaises au sujet de l'Irak. Pourtant, La réaction du Président face à déclaration de Vilnius, se réfère aux futurs membres de j'UE qui sont les trois pays baltes, la Slovénie, la Slovaquie, la Roumanie et la Bulgarie. Il déclare à cet égard: « [... ] honnêtement, je trouve qu'ils se sont comportés avec une certaine légèreté. Car entrer dans l'Union européenne, cela suppose tout de même un minimum de considération pour les autres, un minimum de concertation. (... ] En tous les cas, ce n'est pas très bien élevé. Donc, je crois qu'ils ont manqué une bonne occasion de se taire. » (Chirac, 2003f). 24 58 pendant la crise irakienne aucun des rôles appuyés par Chirac et les ministres ne mène vers le résultat désiré: la guerre est poursuite sans une légitimation onusienne en négligeant la voie multilatérale, les États-Unis démontrant un unilatéralisme à la carte qui ne permet même au partenaire anglais proche qu'un rôle de compagnon de route. Cela constitue un défi pour les deux premiers rôles de la France, qu'elle remplit avec l'appui de l'opinion publique, sans pourtant influer les événements extérieurs de manière considérable. Le rôle d'un leadership en Europe semble moins pertinent dans les circonstances de la crise irakienne, mais s'insère néanmoins dans l'identité française qui appuie traditionnellement l'impOitance du rôle politique de l'UE, motivé par un leadership français. Dans l'ensemble, les références au rang de la France ainsi qu'à ses valeurs et intérêts particuliers structurent le discours officiel. Les éléments d'une « identité centrale» sont également soulignés: L'inspiration gaullienne est au cœur de ce que j'entreprends, marquée par le souci de l'indépendance de la France et la volonté d'assumer notre rang et notre mission, d'afficher nos convictions et de refuser les compromissions. Il nous faut courage et détermination pour défendre une certaine idée de la France [... ] (Villepin, 2003 b) Dans ce contexte, ces éléments identitaires ainsi que l'exceptionnalisme et son influence spécifique au niveau international inspirent et guident l'approche stratégique française. Quoique la France agisse conformément à son identité nationale pendant la crise, ce comportement représente néanmoins une rupture avec les lignes de sa politique extérieure traditionnelle. En effet, la guerre en Irak représente la première occasion depuis la débâcle de Suez en 1956 que la France refuse à soutenir les États-Unis lors 59 d'une crise sérieuse. Un appui à la position américaine aurait pu s'intégrer dans une ligne de continuité, puisque la France avait déjà soutenu les interventions militaires pendant la guerre du Golfe de 1990/91 et au Kosovo. En effet, jusqu'en janvier 2003, la possibilité d'une participation militaire est maintenue par la France. Néanmoins, le soutien français aux activités militaires n'a jamais été inconditionnel (Parmentier, 2004: 120). Ainsi, la réponse de Chirac à la crise irakienne est logique si on tient compte de l'impact des principes indiqués sur ses actes. Pourtant, les conséquences sérieuses de la guerre en Irak sur les relations franco-américaines, et le clivage majeur qui se produit au niveau européen constituent un certain échec diplomatique. En appuyant les idéales gaullistes et une politique française indépendante, la continuité du partenariat avec les États-Unis, qui représente après tout une priorité de la politique étrangère, est perturbée. Tout en restant cohérente face à ses pnnclpes centraux, la politique extérieure française démontre dans l'ensemble plusieurs éléments de rupture dans sa politique à l'égard de l'Irak. 60 CHAPITRE III L'ANALYSE DU DISCOURS OFFICIEL BRITANNIQUE PENDANT LA CRISE IRAKIENNE D'abord, les tendances de la politique étrangère pendant le mandat de Blair seront présentées et ensuite mises en relation avec les rôles propagés pendant la crise irakienne. Comme dans le cas de la France, il s'agit de présenter d'abord les images de rôle auxquels font référence les représentants de la politique étrangère britannique dans le discours officiel. Ensuite, l'évaluation des rôles permettra d'instaurer un avis sur leur congruence avec la politique externe précédente. Également, l'identité de base sera mise en relation avec ces rôles. 3.1 La politique étrangère britannique avant la crise irakienne Traditionnellement, les relations extérieures en Grande-Bretagne, en tant que pays sans constitution écrite, sont centrées autour de l'exécutif (Clarke, 1990: 245). Le pouvoir et l'influence du Premier ministre sont pourtant largement restreints par le Cabinet et le gouvernement. La personnalité des ministres clés et des hauts fonctionnaires ainsi que leurs rapports avec le Premier ministre représentent des données essentielles pour comprendre la prise de décision politique. La nature du système de Cabinet britannique permet une influence notable du gouvernement sur la prise de décision. Cependant, les pouvoirs du Parlement domaine des relations extérieures demeurent périphériques et indirects (Clarke, 1990: 246-249). Mais pendant le mandat de Blair, une centralisation du pouvoir décisionnel vers le Premier ministre se produit, qui change la politique étrangère en essence concernant la vision stratégique et tactique avancée (O'Meara et Lavallée, 2005 : 40). Tandis que la définition des politiques reste habituellement l'attribut du Parlement plutôt que du 61 Premier ministre (Clarke, 1990 : 255), le mandat de Blair est désigné par la plupart des analystes comme une période de prise de décision fortement personnalisée (Hill, 2005 : 384). Dans le contexte interne et externe, les priorités de la politique extérieure avant l'intervention en Irak doivent être déterminées au suivant. Il faut étudier quelles contraintes s'imposent à la réalisation des priorités et conceptions de la politique étrangère de Blair. En outre, le contexte de l'environnement international et son impact sur la relation britannique avec les Américains et les Européens, ainsi que les priorités en matière de sécurité et de défense sont à considérer. 3.1.1. La politique étrangère du gouvernement travailliste de Tony Blair Dans cette partie du chapitre il s'agit d'esquisser les tendances et intérêts centraux qui structurent la politique étrangère britannique pendant le mandat de Tony Blair. Lorsque celui-ci assume son mandat en mai 1997, il possède moins d'expérience ou de connaissances en matière de politique étrangère que la majorité des Premiers ministres d'après-guerre en Grande-Bretagne (Kampfner, 2003 : 4 s.). Pendant la campagne électorale, dans son seul discours faisant référence au sujet de la politique externe, Blair proclame de manière ambitieuse: Century upon century it has been the destiny of Britain to lead other nations. That should not be a destiny that is part of our history. It should be part of our future. We are a leader of nations or nothing. (Blair, 1997, cité par Kampfner, 2003,4) Pourtant sa position concernant la politique étrangère et le rôle international envisagé pour la Grande-Bretagne étaient peu connus et formulés. 62 Selon plusieurs auteurs, après la fin de la guerre froide le discours sur le rôle mondial de la Grande-Bretagne se poursuit dans la même logique d'argumentation. Subséquemment, les enjeux classiques demeurent d'actualité, c'est-à dire la relation spéciale avec les États-Unis, l'appartenance à l'UE, le rôle britannique au sein de l' OTAN et une position dominante de l'Alliance transatlantique dans l'architecture de sécurité européenne en général (Forster, 2000: 47 s.). La continuité de ce débat politique même dans la nouvelle ère est étonnante à la lumière des changements dans la position mondiale, et de la pelie d'influence britannique (Wagner, 2001 : 138-161). Le gouvernement de Blair s'inspire pourtant des changements structurels après la fin de la bipolarité pour formuler de nouveaux principes diplomatiques (Buller, 2004 : 197)25. Le nouvel ordre du jour 'éthique' de la politique étrangère qu'introduit Cook, le ministre des Affaires étrangères, donne initialement une nouvelle direction à la politique étrangère (Hill, 2005 : 386). En effet, la politique extérieure britannique est traditionnellement menée de manière pragmatique, à pmiir du calcul de l'intérêt national (Bogdanor, 2005 : 445). Mais Blair avance peu après une idée qui élargit l'approche de Cook en introduisant sa « doctrine de la communauté internationale» dans son discours à Chicago en 1999 (Blair, 1999). A cet égard, il insiste sur la nécessité d'agir différemment face au nouvel ordre mondial: On the eve of a new Millennium we are now in a new world. We need new rules for international co-operation and new ways of organising our international institutions. (Blair, 1999) Le système international est caractérisé par le principe de l'interdépendance. Cela positionne la Grande-Bretagne au sein d'une communauté internationale où les États nations dépendent mutuellement les uns des autres. Conséquemment au principe de la Jim Buller parle dans ce contexte même de l'opportunité perçue par le gouvernement d'initier avec leur mandat un nouveau début (<< a fresh start ») au sein de la diplomatie britannique (Buller, 2004 : 25 197). 63 communauté internationale, une collaboration intergouvernementale est exigée qUi fait partie d'une nouvelle définition de l'intérêt national britannique (Buller, 2004 : 197). Cette nouvelle perception des relations internationales réoriente également les priorités stratégiques de la politique étrangère à partir de 1997, dans laquelle six changements se dessinent (Lavallée et 0 'Meara, 2005 : 41). D'abord, la rhétorique de l'identité et du rôle britannique change de son ancienne position de realpolitik vers l'objectif principal d'agir comme « force pour le bien» dans le monde, manifeste dans les Livres blancs et les discours politiques (Cook, 1997). La situation mondiale récente est ensuite discernée dans un contexte d'interdépendance, de mondialisation et de la prépondérance par les États-Unis. La conclusion tirée de ce contexte est que les problèmes actuels exigeront des solutions collectives. Dans un tel environnement global complexe, le terrorisme et les armes de destruction massive en possession des États voyous représentent troisièmement des nouvelles menaces. Également, celles-ci devront être affrontées à un niveau mondial et collectif. Cela suppose la nécessité d'introduire une nouvelle stratégie de sécurité globale, car les États ne seront plus aptes à affronter ces menaces indépendamment les uns des autres. La Grande­ Bretagne devrait établir une sécurité globale à partir de la diffusion de ses valeurs, et en faisant face aux menaces par le recours à la force en cas de besoin. Une nouvelle communauté internationale pourra se bâtir par un consensus sur les enjeux de sécurité. L'aspect central d'une vision de l'ordre mondial pour Blair sera la construction d'un tel nouvel ordre hégémonique, basé sur la coopération entre les États-Unis et l'Europe. Ainsi, le système mondial ne sera plus dominé de manière unilatérale par les Américains, mais partagé entre l'Europe et l'Amérique. Cette vision attribue comme sixième priorité une place à la Grande-Bretagne en tant que « pont» entre les deux partenaires (Lavallée et O'Meara, 2005 : 41-46). Dans son approche internationaliste ambitieuse, Blair accentue le désir de relier la Grande­ Bretagne à l'Europe ainsi que de moderniser l'Union européenne en l'adaptant aux défis de la mondialisation. Mais le partenariat étroit avec les États-Unis, en tant que garant ultime de la sécurité britannique, demeure la priorité finale (Hill, 2005, 386 s.; 64 Blair, 2003a). De cette manière le rôle de « pont », sur lequel Blair insiste fortement dans les discours au cours de son mandat, ne place pas conséquemment les deux partenaires au même rang dans les priorités britanniques. 3.1.2. La Grande-Bretagne et l'Europe La politique européenne du gouvernement Blair est guidée par le désir de dépasser l'isolement au sein de l'Union européenne. Cette position résultait des politiques poursuivies par les gouvernements conservateurs précédents. En adoptant une attitude plus coopérative, propice à la construction d'alliances et à la conception de solutions communes avec d'autres pays membres, l'obtention d'un leadership britannique au sein de l'UE est souhaitée. Plus particulièrement, la pénétration de l'axe franco­ allemand est visée: l'objectif pour la Grande-Bretagne est de devenir un partenaire égal dans un triumvirat puissant (Buller, 2004 : 198). L'obtention d'une influence au sein de l'Union représente la motivation d'action principale concernant la politique 6 européenne (Blair 1997, 2002i . Pourtant ces objectifs ambitieux au début du mandat de Blair font place à un 'nouveau réalisme' concernant le leadership en Europe après la première année d'existence du gouvernement. La nouvelle stratégie vise à établir la Grande-Bretagne « au cœur de l'Europe» en admettant que la stabilisation d'une position dominante au sein de l'institution pourrait nécessiter au moins une décennie (Buller, 2004: 199). Afin d'échapper au rôle du pays 'semi-détaché' de l'Europe, qu'avait suscité l'approche britannique strictement économique des années précédentes, un rôle de leadership dans le domaine de sécurité et de défense est ambitionné (Kirclmer, 2002, 44). En analysant la politique étrangère de Blair, il est cependant à noter que, malgré plusieurs changements, certains éléments traditionnels continuent à guider la Comme l'exprime le Premier Ministre face au rôle envisagée pour la Grande-Bretagne au sein de l'Europe: « [... ] leading in Europe not limping along severa! paces behind.» (Blair, 2üü2c). 26 65 politique britannique face à l'Europe. En effet, la nouvelle approche de Blair ne signifie pas la transformation soudaine du Royaume-Uni en un pays pro­ intégrationniste. Dans l'ensemble, la position britannique est marquée par une approche pragmatique à l'égard de l'intégration européenne (Forster, 2000 : 45 s.). Ainsi, la coopération intergouvernementale concernant les aspects pratiques des accords européens est privilégiée par rapport à la construction des structures institutionnelles communautaires. En ce qui concerne la coopération politique, la Grande-Bretagne insiste pareillement sur son fonctionnement interétatique et s'oppose à l'abandon du droit de veto en matière de politique étrangère (Schnapper, 2003 : 103 S.)27, qui sera un élément vers plus de supranationalité. Cette position, diamétralement opposée au concept français de l' « Europe puissance », est précisée par Blair et ses ministres à de diverses occasions, comme par exemple dans son élaboration des principes de la politique européenne à Varsovie en 2000 ou à plusieurs occasions durant le conflit irakien (Blair, 2000 ; Straw, 2003)28. Mais comme l'indique l'objectif d'acquérir un leadership dans le domaine de la sécurité et de la défense, un rapprochement notable vers l'Europe s'effectue pendant le mandat de Blair en ce domaine. Après les accords historiques de Saint-Malo en 1998, qui représentent un pas bouleversant par rapport aux politiques de sécurité britanniques antérieures, de nombreuses initiatives en font la preuve. Même si le gouvernement Blair s'affirme davantage en faveur de la politique américaine et de l'OTAN après les événements du Il septembre 2001, l'investissement dans les projets de défense européens est maintenu et même intensifié après l'intervention en Irak (Lavallée et O'Meara, 2005 : 56). En somme, la devise de « coopération au lieu de confrontation» au sujet de l'Europe établit une différence notable entre le style de Par exemple lors du sommet de Nice en 2000 la Grande-Bretagne s'oppose aux solutions communautaires dans le domaine de la PESC/PESO. Cette position est encore préservée lors du Sommet européen à Bruxelles de juin 2007 où le maintien de la souveraineté en matière de la pol itique étrangère nationale est proclamé (Der Spiegel, 2007). 28 « But there are sorne who think that somehow Europe could become a new super power. It can't be and it's nonsense to suggest that it could. » (Straw, 2002d). 27 66 collaboration et la rhétorique de Blair par rapport aux Premiers ministres conservateurs précédents, Margaret Thatcher et John Major (Grant, 1999). La réputation de Blair comme politicien britarmique le plus pro-européen (Borger, 2007) est donc justifiée. Pourtant, il faut tenir compte du contexte national dans lequel se produit la politique étrangère face à l'Europe pour comprendre ses tendances principales. L'attitude britarmique face à l'UE s'explique par l'envirormement national qui est marqué par une presse anti-européerme et une population qui est au moins sceptique par rapport aux éléments communautaires qu'amène l'intégration européerme (Mannin, 2004 : 332). 3.1.3. La « relation spéciale» avec les États-Unis Même si on pouvait prétendre que toute relation bilatérale est unique et, dans ce sens, 'spéciale', cette désignation est particulièrement appropriée dans le cas du partenariat de la Grande-Bretagne avec les États-Unis. La vision du contenu de la « relation spéciale» diffère, cependant, d'un auteur à l'autre. Certains soulignent les aspects affectifs de cette l'amitié (Hill, 2004: 93)29, d'autres le réseau vaste de liens sociétaux et culturels entre les segments de la population et les bureaucraties des deux États (Williams, 2005 : 37). Mais l'élément fondamental de cette relation se trouve probablement dans la coopération exclusive et historique entre les Services de renseignements des deux États, et la collaboration en matière de défense (Hill, 2004 : 91). L'assistance pendant des conflits armés représente également une tradition. Malgré les crises qui n'ont pas sollicité cette solidarité 30 , le gouvernement de Blair suit cette habitude en contribuant à un nombre d'interventions militaires menées par les Américains telles que « Desert Fox» (1998), « Allied Force » (1999), « Enduring « Sentiment, language, culture, and investment have provided sorne of the glue that has preserved the structure ofthis enduring bilateral relationship. » (Hill, 2004 : 93). 30 A citer dans ce cadre seront la guerre de Corée en 1950, la crise de Suez en 1956 ainsi que la guerre en Bosnie de 1992-95 (Hill, 2004: 91). 29 67 Freedom » (2001) pour culminer finalement dans la participation contestée de « Iraqi Freedom» en 2003 (Williams, 2005: 40). En dépit de cette tradition, les gouvernements travaillistes britanniques n'étaient pas toujours en relation de proximité absolue avec les Américains. Dans ce sens, la politique de Blair est remarquable, surtout concernant les rapports qu'il entretient avec le gouvernement Clinton. Cette relation, même intitulée comme « a 'special' special relationship» (Hodder-Williams, 2000 : 249), intensifie les élans traditionnels de coopération. Elle repose sur les sympathies personnelles mais surtout idéologiques entre le Premier ministre et le Président, qui partagent une vision de centre-gauche et un agenda de politique intérieure (qualifiée de divers vocables, tels la « Third Way », ou encore l' « internationalisme/politiques progressiste(s) »). Néanmoins, Clinton précise également que l'influence britannique future aux États-Unis dépendra largement de son influence au sein de l'UE, message qui convient à la politique envisagée par Blair (Kampfner, 2003: 12 s.). Le climat change avec les élections présidentielles et l'entrée en fonction de l'administration Bush qui suscite des heurts avec l'approche de Blair. La relation spéciale se transforme plutôt en cauchemar, compte tenu que le côté américain ne semble pas prendre au sérieux le partenaire britannique, ou du moins lui accorde une importance moindre que celle que lui porte le gouvernement britannique (Kampfner, 2003 : 78-104). Les événements du Il septembre 2001 permettent à Blair de renforcer les relations bilatérales et de faire ses preuves en tant qu'allié proche. Les réactions britanniques immédiates s'inscrivent dans ce contexte. Blair indique sa solidarité dans la lutte contre le terrorisme et AI-Qaeda, par une approche générale qui soutient les États­ Unis (( Let's stand shoulder to shoulder ») (Blair cité par Hill, 2005 : 389), et par la participation à l'intervention en Afghanistan. Il contribue également au développement d'une position et d'une réponse européenne commune de soutien à Washington (Hill, 2005: 389). En outre, la définition de la sécurité britannique s'élargit après le Il septembre. Dans le contexte de la « guerre anti-terroriste », les 68 principes sécuritaires nécessitent inéluctablement une redéfinition (Bogdanor, 2005 : 450) qui tienne compte des changements américains. La nouvelle conception américaine de la sécurité, est annoncée dans un document, (National Security Strategy of the United States of America, 2002) qui se fait rapidement connaître sous le nom de la « doctrine Bush ». Elle exprime la profondeur avec laquelle est ressentie la menace terroriste par les États-Unis. Les trois concepts clés dérivant de cette menace, l'unilatéralisme, la préemption et la prééminence, lancent le signal au reste du monde que les Américains ne trouveront pas de limites dans les normes, conventions ou institutions internationales (Williams, 2005 : 45). La vision politique de la Grande-Bretagne est dorénavant marquée par un soutien inconditionnel envers les Américains, ce qui signifie l'acceptation des nouvelles priorités américaines. Plus précisément les conséquences directes du Il septembre se traduisent dans la politique étrangère britannique en premier lieu par un ajustement des priorités géographiques, puisque le gouvernement Blair se prépare à l'éventuelle proj ection de force au-delà de son environnement immédiat. Deuxièmement, les menaces et les concepts de sécurité sont redéfinis. En reconnaissant l'insuffisance des principes de dissuasion et d'endiguement face à l'insécurité produite par les 'États voyous' (Williams, 2005 : 45 s.), Blair souligne également la dimension morale dans la guerre contre le terrorisme (Hill, 2005 : 389 ; 395). Et finalement, les contributions britanniques augmentées en matière de défense, d'intelligence et de diplomatie (Williams, 2005 : 45) résultent de la vision d'une solidarité inconditionnelle envers le partenaire américain. En somme, les différends entre Britanniques et Américains sont maintenant subordonnés à l'alliance américano-britannique. Sous l'égide de Blair, la guerre au terrorisme façonne en effet la politique étrangère britannique et la réécrit afin de contrer les menaces de l'ordre post-9Ill/ (Coates et Krieger, 2004: 112). L'évolution des priorités en matière de politique étrangère est désignée par Coates et Krieger (2004 : 110-112) comme la transition d'un «multilatéralisme offensif» vers un « internationalisme défiant». A cet égard, les principes qui guidaient la politique étrangère travailliste auparavant se transforment en 2001 par l'acceptation 69 inconditionnelle du leadership américain, à l'abandon de l'agenda multilatéral. Les intérêts et valeurs britanniques sont maintenant subordonnés au partenariat américain. Le rôle crucial qu'avait la géopolitique au sein de la politique étrangère initiale de Blair ainsi que son caractère innovateur en général sont maintenant considérablement atténués (Coates et Krieger, 2004 : 112). 3.104. Les priorités stratégiques britanniques Traditionnellement, la « relation spéciale» transcende également les liens politiques et organisationnels de l'OTAN. Par la formulation des intérêts britannique en fonction des choix effectués par les États-Unis, le statut mondial de la Grande­ Bretagne s'élargissait au-delà de ses capacités militaires et économiques réelles (Mannin, 2004 : 335 s.). Par contre, la perte d'influence britannique dans l'après­ guerre froide remet en question ce modèle par les réalités complexes du nouvel ordre mondial. Après les guerres aux Balkans, qui démontrent la dépendance des Européens de la défense américaine, Blair constate l'incapacité de l'Union à faire face aux crises dans sa propre périphérie (Schnapper, 2001 : 139). La nouvelle entente avec la France en matière de défense s'introduit dans le désir d'instaurer des capacités militaires autonomes européennes. Elle ne représente pourtant pas de changement dans la vision stratégique de la Grande-Bretagne. Celle-ci demeure axée en premier lieu sur l'alliance transatlantique. Toute coopération européenne est ainsi centrée sur l'efficacité militaire sans l'ambition inéluctable de créer des structures communautaires (Gnesotto, 2004 : 14). Le maintien des relations privilégiées avec les États-Unis et l'OTAN, ainsi que la vision d'une Europe intergouvernementale, demeurent dans ce sens des priorités britanniques. Concernant son style en matière de sécurité et de défense, la Grande-Bretagne appuie traditionnellement un pragmatisme discret et progressif, par des ententes bi- ou multilatérales. Cette approche pragmatique guide également l'opinion sur la raison et les objectifs centraux de la 70 PESD. Par cette politique de défense européenne, on aspire à des résultats militaires précis sans nécessairement vouloir donner une finalité politique à ce domaine (Howorth, 2000 : 37 s.). 3.2. La position britannique pendant la crise irakienne La Grande-Bretagne participe, côte-à-côte avec les États-Unis, à l'invasion militaire de l'Irak, le 20 mars 2003. Le Premier ministre justifie ce recours aux armes sur la base légale de la résolution 1441 et le refus de collaboration du côté irakien (Blair, 2003d)31. Pourtant, des documents gouvernementaux, obtenus par la presse en 2005, révèlent l'engagement privé de Blair auprès du président américain dès début 2002 (HoUis, 2006 : 37 s.). À cette époque, le Premier ministre assure soutenir l'action militaire afin de changer le régime à Bagdad, en pensant pourtant qu'un cadre légal pour l'intervention s'effectuera par la diplomatie et à travers l'ONU. Il estime également que l'opinion publique pourrait être influencée de manière convenable afin qu'une majorité pour l'appui de la décision militaire se produise. Au courant de la crise, la stratégie de Blair était adaptée aux circonstances, surtout au manque de légitimation a priori du CSNU concernant une intervention militaire. Ainsi, l'argumentation s'appuie maintenant sur la nécessité d'agir face au danger représenté par les armes de destruction massive et le désir de libérer le peuple irakien du régime dictatorial. Les trois rôles distingués dans le discours officiel de la période de septembre 2002 jusqu'en mars 2003 sont d'abord l'image de la Grande-Bretagne comme « force pour « Iraq has made sorne concessions to co-operation but no-one disputes it is not fully co-operating. Iraq continues to deny it has any WMD, though no serious intelligence service anywhere in the world believes them. [... ]What is perfectly c1ear is that Saddam is playing the same old games in the same old way. Yes there are concessions. But no fundamental change ofheart or mind. » (Blair, 2üü3d). 31 71 le bien », ensuite celle de l'allié fidèle des États-Unis, et finalement celle du « pont» entre l'Europe et l'Amérique. 3.2.1. La Grande-Bretagne en tant que « force pour le bien» Ce premier rôle dérive du concept d'une politique étrangère qui met les droits de l'homme au cœur de toute action diplomatique. Cette préoccupation humanitaire était centrale pour justifier le recours à la force pendant les interventions des troupes britanniques précédentes au Kosovo, en Somalie et dans la République du Congo. Ainsi, l'invasion de l'Irak pourrait également être expliquée par un impératif moral plutôt qu'uniquement par les intérêts nationaux britanniques (Buller, 2004: 207). Néanmoins, la justification morale, assez contestable dans le cas de l'Irak, est également reconnue par le gouvernement britannique. However, Iraq differs from the classic failed state in one key respect. Unlike, say Somalia and the Democratie Republic of Congo where it is the collapse of the state which has led to such misery for their peoples, in Iraq it is an ail too powerful state - an authoritarian regime - which has terrorised its population in order first to establish and then to maintain control. (Straw, 2003b) Dans ces circonstances, l'argumentation de participer à une guerre contre l'Irak ne pourrait pas être justifiée sur la base unique des motifs moraux. Par rapport aux objectifs de l'intervention, le gouvernement souligne le but principal de désarmer Saddam Hussein des armes de destruction massive irakiennes, d'abord envisagé par la voie multilatérale. Le recours à la force est sollicité en tant que dernier moyen (Blair, 2002f)32. La deuxième explication pour l'intervention, qui se trouve largement « [... ] We have made our choice: disarmament through the United Nations, with force as a last resort.» (Blair, 2002f). 32 72 favorisée dans le discours américain, est la nécessité d'un changement de régime en Irak. A cet égard la position britannique demeure modérée, en soulignant la primauté du processus communautaire de désarmement pour justifier toute action militaire 33 . Mais généralement, la menace que représentent Saddam et les armes supposément possédées par son régime est accentuée par les politiciens britanniques, qui insistent sur le fait que toute diplomatie efficace face aux dictatures doit débuter par la dissuasion d'employer des moyens militaires (Blair, 2üü2b)34. Blair porte également à l'attention qu'un risque restera toujours présent avec la continuation du régime de Saddam Hussein (Blair, 2üü2ei 5 . Ainsi, la meilleure chance de résoudre la crise irakienne en paix serait « by the toughest possible stand which makes clear our readiness to use force if the international will continues to be defied.» (Straw, 20ü2a) La référence au rôle de la Grande-Bretagne en tant que défenseur des valeurs éthiques et leur projection dans le monde est effectuée de manière indirecte, mais considérable. Par exemple dans son discours du 7 janvier, Blair désigne les objectifs qui guident la politique étrangère britannique de l'heure. En nommant comme première priorité l'alliance avec les États-Unis et deuxièmement la position « au centre de l'Europe », il conclut: In the end, aU these things come back to one basic theme. The values we stand for: freedom, human rights, the rule of law, democracy, are ail universal « [... ] the international community's wi Il has been expressed in relation to the disarmament of that regime rather than regime change itself. [... ] it would be a fantastic thing, [... ], if Saddam was removed. But our purpose [... ] is to make sure that the will of the international community and the UN is upheld. » (Blair, 2002e). 34 « [... ] and we know, again from our history, that diplomacy, not backed by the threat of force, has never worked with dictators and never will work. If we take this course, he will carry on, his efforts will intensify, his confidence grow and at some point, in a future not too distant, the threat will turn into reality. » (Blair, 2002b). 35 « The threat therefore is not imagined. The history of Saddam and WMD is not American or British propaganda. The history and the present threat are real. »(Blair, 2002b). 33 73 values. Given a chance, the world over, people want them. But they have to be pursued alongside another value: justice, the belief in opportunity for ail. (Blair, 2ü03a) De cette manière, dans la situation mondiale de l'heure, que le gouvernement Blair voit comme guidée par le principe de l'interdépendance, l'insistance sur les droits humains à travers du monde demeure primordiale (Blair, 2üü2a ; 2üü2e). En outre, à partir de la vision que proclame Blair, la solution des problèmes doit être dégagée de manière collective afin de produire un ordre mondial stable et au besoin par des moyens militaires: We do live in a dangerous world: We have to have effective armed forces capable of intervening to ensure that good does triumph over evil, and to make day-to-day diplomacy more effective by backing it where appropriate with a credible threat of force. (Straw, 2üü3a) L'importance des valeurs est soulevée pour défendre la position et l'éventuelle participation à une intervention britannique. Blair va même jusqu'à vanter les bénéfices qu'effectuera une victoire contre le régime irakien de la manière suivante: « ridding the world of Saddam would be an act of humanity. It is leaving him there that is in truth inhumane. » (Blair, 2üü3c). Même si le recours à la force ne s'explique donc pas principalement par des inquiétudes morales, la Grande-Bretagne garde cette aspiration parmi d'autres pour justifier la participation à la guerre en Irak. Ainsi, surtout en comparaison avec le discours britannique et américain de l'avant-guelTe, non seulement les ministres mais aussi la presse en Grande-Bretagne présentent l'invasion sous l'angle d'une moralité globale. Cela se contraste avec les préoccupations américaines, qui se structurent plutôt autour de la position des États-Unis comme puissance mondiale (Coates et 74 Krieger, 2004 : 93). Finalement, l'argument central pour appuyer le rôle britannique comme « force pour le bien », est qu'une intervention se produit en première ligne en faveur des victimes du régime irakien. L'argumention qu'utilise Blair par rapport à son engagement dans une action militaire est: « l wouldn't do it, unless l thought it was the right thing to do. » (Blair, 2002a). Cette assurance d'agir selon son estimation du bien et du mal doit alors être une garantie suffisante qu'il ne s'engagera pas dans une guerre non-nécessaire et nuisible pour la nation. 3.2.2. L' « alliéjidèle» des États-Unis Comme nous l'avions indiqué, la « relation spéciale» avec les États-Unis s'est intensifiée après les événements du Il septembre, où le gouvernement de Blair s'approche des Américains en leur offrant un soutien inconditionnel (Coates et Krieger, 2004 : Ill). De cet appui découle une perception de la menace exercée par le régime de Saddam Hussein (par le développement des armes de destruction massive) aussi directe pour l'intérêt national britannique que l'étaient les attaques tenoristes en 2001 : l do believe that the threat posed by the current Iraqi regime is real, 1 believe that it is in the United Kingdom's national interest that the issue is addressed, Just as dealing with the terrorists after 11 September was in our national interest, even though the actual terrorist act took place thousands of miles away on the streets of New York, not in London. (Blair, 2002a) En s'alignant sur les priorités stratégiques américaines dans la définition des intérêts britanniques, le rôle central de la Grande-Bretagne en tant que partenaire le plus proche des Américains (( closest ally ») devient manifeste. Sous l'angle favorisé de la politique internationaliste, guidée par le principe le l'interdépendance; la solidarité 75 et le partenariat sont des conditions indispensables pour les États nations 36 . Dans cette époque marquée par le terrorisme, le gouvernement Blair désire établir et maintenir des liens stables avec les Américains afin de favoriser l'influence de la Grande­ Bretagne et de déterminer sa place dans le monde 3? C'est dans ce sens que s'inscrit le rôle d'allié poursuivi tout au long de la CrIse irakienne. En effet, l'amitié avec les Américains en tant que leur partenaire fidèle est au cœur des qualités qui permettent une influence mondiale à la Grande-Bretagne. Ce partenariat demeure donc premier objectif de la politique étrangère britannique également pendant la crise. Par l'alliance on souhaite exercer une influence sur les États-Unis et élargir leurs choix dans l'élaboration des priorités stratégiques. Pourtant Blair insiste sur le fait que l'intérêt fondamental dans l'amitié ne s'inspire certes pas de la puissance américaine comme élément déterminant: « We are the ally of the US not because they are powerful, but because we share their values. » (Blair, 2003a). L'insistance sur les valeurs communes est centrale pour la conception du rôle de l'allié fidèle face aux États-Unis. Les fondements de l'amitié et du partenariat dérivent, selon le ministre de la Défense, Geoff Hoon, d'une base profonde, de plusieurs domaines de la vie publique ainsi que des mentalités américaine et britannique 38 . De la relation qu'il déclare comme totalement unique entre deux pays provient la certitude d'un soutien respectif dans des situations de menaces et dangers « Interdependence is the core reality of the modern world. It is revolutionising our idea of national interest. Tt is forcing us to locate that interest in the wider international community. It is making solidarity - a great social democratic ideal - our route to practical survival. Partnership is statesmanship for the 21 st CentUly. » (B lair, 2002c). 37 « Today, a nation's chances are measured not just by its own efforts but by its place in the world. Influence is power is prosperity. We are an island nation, small in space, 60 million in people but immense in history and potential. We can take refuge in the mists of Empire but it is a delusion that national identity is best preserved in isolation, that we should venture out in the world only at a time of emergency. » (Blair, 2002c). 38 « Today, there continues to be a unique depth of understanding and warmth between our two people. This touches ail of us here in many aspects of our lives- in industry, in politics and the arts, in music, and as those who lived through previous wars would testify, in the face ofcommon adversity.» (Hoon, 2002). 36 76 (Hoon, Geoff, 2002), comme dans le cas de l'Irak. Cette relation ne sera pourtant pas à la base d'un contentement et de l'acceptation générale avec la position américaine. Selon les représentants du gouvernement la fidélité n'implique pas de conformité et une concordance totale : The price of British influence is not, as sorne would have it, that we have, obediently, to do what the US asks. 1 would never commit British troops to a war 1 thought was wrong or unnecessary. Where we disagree, as over Kyoto, we disagree. (Blair, 2003a) Par contre, au-delà de cette déclaration, les références qui souligneront le choix britannique de déterminer une position autonome par rapport au sujet de l'Irak sont peu fournies. Les discours sont plutôt marqués par la défense des intérêts et de l'action américains. En somme, les représentants du gouvernement se justifient souvent face à la critique d'un soutien inconditionnel attribué aux convictions américaines. Surtout dans les entretiens avec la presse britannique, Blair et ses homologues soulignent que le partenariat avec les Américains ne signifie pas une fidélité inconditionnelle, quoique la coopération soit tout à fait désirable et nécessaire pour ne pas donner aux Américains le sentiment qu'ils seraient confrontés seuls aux enjeux en Irak (Blair, 2002a). Ainsi, les ministres insistent sur le fait que l'administration Bush ne cherche pas à initier une guerre et soulignent les efforts américains de collaborer avec les Nations unies, et leur ambition de solutionner le conflit de manière pacifique et multilatérale (Straw, 2002c). Ensuite, le partenaire américain est défendu dans un grand nombre des discours et entretiens, sur le terrain de ses bonnes intentions concernant la guerre, des intentions dites « non-égoïstes» : [... ] when you've got a country which is so overwhelmingly powerful people can invent ail sorts of bad motives for the US. But l'm very, very clear from lengthy private conversations as well as what has been said publicly that this 77 is being done by the United States to try and help secure the peace and security of the region and of the world. (Straw, 2003c) La conclusion que les États-Unis ont besoin du soutien international et britarmique en résulte. Tout en essayant de convaincre la population et la presse du fait qu'il ne soutiendra pas d'action américaine simplement pour des raisons de fidélité, Blair insiste constamment sur la nécessité d'appuyer les Américains en générai. En outre, il renvoie à l'anti-américanisme les positions opposées à la guerre à plusieurs reprises, par exemple celles des pays européens comme la France (Blair, 2002a)39. Dans l'ensemble, en ce qui concerne les questions sur les limites du partenariat anglo­ américain, Blair et Straw refusent de spéculer sur des conditions incertaines et s'abstierment de commentaires sur les modalités qui pourront empêcher d'appuyer les États-Unis (Straw, 2002b; Blair, 2002a). On peut voir le meilleur exemple d'un comportement d'allié fidèle des États-Unis dans cette discrétion et le refus de révéler les intentions d'intervenir militairement, pourtant déjà existantes pendant la crise irakierme. 3.2.3. Le « pont )) entre les Européens et Américains La relation avec l'UE ne joue qu'un rôle secondaire dans les priorités de la politique étrangère britarmique pendant la crise irakierme. À la lumière du style du discours officiel britarmique, les références au rôle de pont ou d'unificateur entre les Américains et l'Union européerme sont effectuées d'une manière considérablement indirecte. Néanmoins, nous avons identifié une variante du rôle de « pont» auquel la Grande-Bretagne a traditiormellement recours (Williams, 2005 : 58), qui éclaire la position britarmique envers l'Europe au long de la crise. « Look, 1 would never support anything 1 thought was wrong out of sorne blind loyalty to the US. But 1 want to say this about our relationship with the United States. Again sorne ofwhat 1 read, [... J, a lot of it is just straightforward anti-A mericanism, [... J » (B lair, 2002a). 39 78 Dans son discours au bureau des Affaires étrangères en janvier 2003, qui trace les priorités de sa politique étrangère, Blair énonce qu'une présence britannique notable en Europe n'affaiblira pas le partenariat avec les États-Unis. Au contraire, les deux vocations se renforcent respectivement et le consensus euro-américain, surtout en matière de sécurité, sera même indispensable pour dégager des résultats significatifs au niveau international. Mais précisément concernant le dépassement des différences entre les États-Unis et l'Europe il perçoit une position pertinente pour la Grande­ Bretagne: « We can indeed help to be a bridge between the US and Europe and such understanding is always needed. Europe should partner the US not be its rival. » (Blair, 2003a). La position britannique, entre les États-Unis et l'Union européenne, est clairement définie pendant la crise et on insiste sur l'importance des deux partenaires 4o . Le partenariat avec les Américains ainsi que l'appartenance à l'UE définissent une position britannique d'adjuvant (<< helper») au développement des actions communes qui aideront à construire l'ordre mondial actuel, qui sera guidé en partenariat global par les Américains et Européens: Here's where Britain's place lies. We can only play a part in helping this - to suggest more would be grandiose and absurd - but it is an important part. Our very strengths, our history equip us to play a raie as a unifier around a consensus for achieving bath our goals and those of the wider world. (Blair, 2003a) « For Britain to help shape this new world, Britain needs to be part of it. Our friendship with America is a strength. So is our membership of Europe. We should make the most of both. And in Europe, never more so than now. » (Blair, 2üü2c). 40 79 La nécessité d'un partenariat européen tourné vers les États-Unis, propre à la vision de l'ordre mondial que proclame Blair, est réitérée pendant la crise irakielU1e à plusieurs reprises. Ainsi, les autres pays membres et les futurs membres de l'UE sont sollicités pour soutenir activement la position américaine face aux éventuelles activités militaires (Blair, 2üü2a) et de réagir, au cas où Saddam Hussein échouerait à remplir les conditions de la résolution 1441 (Blair, 2ÜÜ2e). Pourtant Blair recolU1ait que la Grande-Bretagne n'est pas encore idéalement positiolU1ée pour influer plus directement sur les décisions européelU1es 41 . L'ambition de positionner le Royaume­ Uni au centre de l'Europe est alors essentielle pour élargir son influence sur les enjeux mondiaux: l believe passionately that it is important for Britain to be at the centre of Europe, and l believe it because there are big decisions coming up in Europe at the moment. Britain has got to have the influence in Europe to make those decisions and shape those decisions in the right way for Britain, [00 .]. (Blair, 2üü2d) Son influence réduite en Europe restreint conséquemment le rôle d'unificateur ou de pont pendant la crise irakielU1e. Le gouvernement britalU1ique rappel1e que, comme dans le cas du partenariat entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, le socle de valeurs communes à l'Europe et aux États-Unis doit être une source de motivation pour agir conjointement 42 . Le message crucial des discours et entrevues destiné aux pays européen est enrichi d'un autre argument. L'engagement aux côtés de l'alliance devrait apporter des bénéfices multiples en commençant par le fait d'être « pris au sérieux », grâce à la participation à l'action militaire 43 . Finalement, les références aux « We believe in Europe but we're not yet at the centre of it. » (Blair, 2üü2c). « They're human values, and anywhere, anytime people are given the chance, they embrace them. Around these values, we build our global partnership. Europe and America together. » (Blair, 2üü2c). 43 « But America shouldn't be left to face these issues alone, the rest of the world has a responsibility, not just America, to deal with this. And if Britain and if Europe want to be taken seriously as people 41 42 80 divisions internes de l'UE émanent aussi du discours britannique. À cet égard le Premier ministre et les autres acteurs insistent encore une fois sur l'importance de conforter l'Alliance atlantique et de faire progresser l'amitié et non une rivalité entre l'Europe et l'Amérique. Les pays comme la France, qui pensent que l'Europe pourrait devenir un concurrent des États-Unis sont ouvertement critiqués (Straw, 2002d). D'ailleurs, la position française ne peut selon Blair représenter la « véritable» position européenne. Il souligne que la politique étrangère européenne favorisée par la Grande-Bretagne se trouve également appuyée par un nombre considérable de pays européens (Blair, 2003b)44. 3.3 Analyse et évaluation: continuité ou rupture avec les identités nationales et les politiques étrangères précédentes? Les circonstances entourant la phase d'avant-guerre rendent difficile la défense de la position britannique. D'abord, le premier rôle de la Grande-Bretagne, celui d'une « force pour le bien », se heurte à la participation britannique au fait des interventions militaires en Irak sans cadre juridique onusien. En renonçant finalement à la nécessité d'une résolution du CSNU pour légitimer l'activité militaire, le Premier ministre se trouve face à des critiques sans précédent. Ces voix proviennent aussi bien de son propre parti que du grand public, comme le démontre la foule des nombreuses manifestations précédant l'intervention (Hollis, 42). Alors que le rôle s'insère dans une vision logique des principes appuyés par le gouvernement de Blair, il reste contesté. Effectivement, dans un monde interdépendant, la pauvreté et les crimes contre l'humanité peuvent nuire au développement démocratique et avoir un impact sur les droits humains (Blair, 1999), d'où le risque de dictatures rigoureuses. Comme facing up ta these issues tao, then our place is facing them with America, in partnership but with America. » (Blair, 2üü2a). 44 « l mean they're entitled to different views but, you know, French foreign policy no more represents European foreign policy exclusively than does British foreign policy. l mean countries have different positions. But no ail European countries are in that position. Spain, Italy, other European countries have strongly supported the stand we've taken. » (Blair, 2üü3b). 81 le présente Blair dans son discours, le régime de Saddam Hussein démontre des caractéristiques oppressives graves. Par rapport aux violations des droits de l'homme et aux conditions insoutenables au sein du régime dictatorial en Irak, la Grande­ Bretagne devrait selon lui prendre position en tant que « libérateur». Ainsi, il ne s'agirait par de conquérir l'Irak, mais de libérer le peuple irakien qui souffre de l'oppression de Saddam (Blair, 2003e)45. Cependant, une invasion non légitimée par le droit international compromet la politique étrangère « humanitaire », axée sur les normes morales. La participation à l'invasion en Irak ne représente pas nécessairement la conséquence logique à cette politique internationaliste que défend Blair. Par conséquent, le rôle de la « force pour le bien» se trouve endommagé et rejeté par la population. En observant les priorités accordées aux trois rôles, on constate une prédominance du rôle de 1'« allié fidèle» dans l'approche de la politique extérieure britannique. Même si Blair n'exprime pas distinctement cette orientation, l'idée selon laquelle les intérêts britanniques exigeraient un engagement explicite dans l'alliance transatlantique guide certainement sa politique. Dans le contexte de l'Irak, les conditions historiques lient déjà la position britannique aux intérêts américains. Ainsi, le soutien que Blair promet 46 à Bush dans le cas irakien dès le printemps 2002 peut sembler logique. Par contre, en échange de leur participation les Britannique exigent initialement que cela se passe avec l'appui l'ONU (HoUis, 2006 : 38). Donc, encore concernant le deuxième rôle, le manque d'ambition de la part de Washington de lier la politique face à l'Irak aux Nations unies est coûteux pour Blair. Dans le contexte national, les manifestations contre la guerre témoignent de l'ampleur de l'opposition à sa position. Le gouvernement cherche à justifier sa décision de soutenir l'approche américaine face à « We want to do this campaign in a way that minimizes the suffering of ordinary Iraqi people, brutalized by Saddam; to safeguard the wealth of the country for the future prosperity of the people; and to make this a war not of conquest but of liberation. » (Blair, 2003e). 46 Les documents qui prouvent un tel accord entre Bush et Blair sont publiés par The Times, le 12 juin 2005. Il s'agît de la copie du mémo: « Iraq: Prime Minister's Meeting, 23 July» préparée par Manning, David. URL : http://www.afterdowningstreet.org/downloads/dsmemo.pdf. 45 82 l'Irak. La priorité stratégique traditionnellement attribuée à ce partenariat est transférée également à un niveau identitaire. De la sorte, les valeurs communes ainsi que les origines profondes qui définissent l'amitié anglo-américaine sont soulignées. De cette manière, Blair et les défenseurs de sa position désirent invoquer le fait que leur décision ne résulte pas d'une fidélité aveugle, mais d'une amitié plus profonde 47 . Cependant, les flèches décochées par quelques députés britanniques, reprises en chœur par la presse quotidienne, qualifiant le Premier ministre de « caniche» de George W. Bush démontrent que la tentative de défendre ce rôle central a manqué, au moins partiellement, sa cible. La population britannique ne semble nullement convaincue de la justesse de la position britannique à l'égard d'une possible guerre contre l'Irak. Comme l'exprime son ancien ministre des Affaires étrangères, Robin Cook: It would never occur to Tony Blair that there might be more respect for a Prime Minister who had the courage to say 'no' to someone as powerful as the president of the US. [... ] l am certain the real reason he went to war was that he found it easier to resist the public opinion of Britain than the request of the US President. (Cook, 2003 : 104) Pomiant, du côté américain, les efforts britanniques sont appréciés et reconnus. Néanmoins, même la proximité et l'écoute de J'administration américaine ne garantissent pas une influence directe sur les politiques américaines à Blair (HoUis, 2006 : 39). Le rôle attribué aux Américains en tant qu' « allié fidèle» a la priorité sur le désir d'arbitrer entre les deux joueurs pendant la cnse irakienne et restreint par conséquence le rôle du « pont» entre l'Europe et les États-Unis. Cette tendance « It is something deep within the psyches of both peoples- the absolute certainty that when times are hard, when we face threats, we know we will be there for one another. That is a very special kind of friendship; for the peoples oftwo nations, 1 believe that it is unique. » (Hoon, 2002). 47 83 correspond aux traditions d'une politique étrangère britannique qui préfère le par1enariat américain à l'intégration européenne (Blair, 2003a). À partir de cet ordonnancement des priorités, il est difficile de se représenter comme un médiateur crédible, ce qui constitue pourtant une aspiration générale du gouvernement britannique. Le désir de combiner une relation de proximité avec les États-Unis tout en acquérant un rôle de 'leadership' en Europe, est maintenant confronté à une situation ardue. Étant donnée la coopération étroite entre Londres et l'administration Bush, très peu d'observateurs perçoivent une différence réelle entre les deux approches (Hollis, 2006: 41). Ainsi, les autres puissances majeures en Europe, notamment la France et l'Allemagne, critiquent ouvertement la notion de « pont» et sa prédominance envers le côté américain de même que la dépendance britannique du partenaire américain (Schroder et Chirac, cités par Lavallée et ü'Meara, 2005 : 48). Quant aux Américains, ils semblent également au mieux équivoques face à l'impact du « pont» britannique (Lavallée et ü'Meara, 2005 : 48). Le gouvernement de Blair essaie de dépasser l'échec de ce rôle. Ainsi, dans les mois qui suivent la guerre en Irak, un repositionnement de la Grande-Bretagne au sein de l'Europe reflète le désir de regagner une crédibilité de force médiatrice. Plusieurs tentatives, aussi au niveau de la défense, témoignent du souhait de rétablir une position « au centre de l'Europe» (Blair, 2002d ; 2003a). Les priorités établies tout au long de la période qui précède la guerre en Irak semblent en opposition avec les identités nationales. Même s'il est difficile d'intituler précisément les éléments de base qui formeraient une telle identité britannique, les protestations et le manque d'appui populaire à la position officielle démontrent ce clivage. Le rejet de la politique de Blair, et des rôles sur lesquels il appuie son approche, est exprimé par l'opinion publique ainsi que par plusieurs politiciens. Par exemple Robin Cook, ministre des Affaires étrangères, et Clare Short, ministre du Développement international démissionnent de leurs mandats en réaction à l'intervention. La démission de Clare Short peut être comprise comme acte de 84 protestation contre l'absence de certains membres du Cabinet du processus de décision sur l'Irak (Hollis, 2006 : 45). La situation illustre le clivage entre les idées représentées par le gouvernement et leur acceptation par le public britaru1ique. Le concept de « résonance» de Risse et al. selon lequel les idées présentés par les politiciens doivent correspondre aux valeurs et identités nationales présentes (Risse et al., 2004 : 118) montre qu'ici se noue clairement une situation d'échec. 85 CONCLUSION Cette conclusion débutera par une comparaison des discours britannique et français et des rôles joués pendant la crise irakienne. Pour une telle comparaison nous tenons compte du contexte large d'où proviennent ces rôles. Ce contexte englobe le niveau identitaire, institutionnel et les intérêts nationaux qui interagissent et influencent la politique extérieure. Ensuite, nous examinerons la position de la France et la Grande­ Bretagne pendant la crise en soulignant leur vision par rapport à la politique de défense européenne. I. Comparaison des discours britannique et français Nous comparerons les différents les styles et rôles des discours français et anglais à partir des trois niveaux d'analyse d'un rôle. Selon Lisbeth Aggestam (2006: 18), il existe plusieurs façons d'appréhender le concept de rôle. On peut mettre l'accent sur les différents niveaux d'un rôle: les attentes subjectives des acteurs; la conception d'un ou de plusieurs rôles; la performance d'un rôle, c'est-à-dire la façon dont il se réalise. Dans une analyse, ces trois niveaux mettent en relief de différents aspects d'un rôle et de son émergence. D'abord, les « attentes» ('expectations') des autres guident la formulation d'un rôle. Ainsi, la place que les autres acteurs internationaux attribuent à un État et les attentes liées à un comportement précédent, influencent la formulation des priorités nationales. Ensuite, la «conception» des rôles et la « performance» exacte représentent les deux catégories d'analyse auxquelles nous ferons principalement référence (Aggestam, 2004: 88). La conception d'un rôle s'effectue à partir des contextes historiques et identitaires nationaux. Les éléments identitaires, ainsi que les valeurs structurent la manière d'exprimer un rôle. De cette manière, les idées des acteurs sur la façon appropriée de représenter leur nation sont reflétées. Les intentions d'un acteur étatique, émergeant d'un prisme culturel, sont 86 exprimées par sa conception des rôles (Aggestam, 2000: 95). Finalement, la performance d'un rôle concerne tout généralement le comportement des acteurs qui représentent le gouvernement. Leurs actions vont se produire inévitablement en confolmité avec les priorités déterminées par un rôle. Le premier niveau d'attentes subjectives d'un rôle ne rentre que partiellement en jeu dans notre étude. Les attentes liées au compoltement franco-britatmique ne sont pertinentes que par rapport aux relations respectives des deux pays avec les États­ Unis. Dans ce sens, certaines attentes fondamentales face à la politique extérieure française ou britannique structurent les relations bilatérales. Pourtant, elles restent vagues et sont ainsi difficiles à cerner et à étudier plus en détail. De la sorte, il nous suffit de souligner leur impact global sur les relations bilatérales, sans aller plus loin. Concernant la deuxième conception d'analyse, une différence principale structure les conceptions britannique et française des rôles. Elle se trouve dans la relation entre les identités nationales centrales et les rôles. Le recours linguistique aux identités de base est effectué de manière très différente par les représentants français et britanniques: Tout le discours français appuie des rôles qui dérivent des éléments identitaires et des valeurs que le pays se veut à représenter. Ainsi, la conception de rôle est largement guidée par les valeurs et les aspects identitaires. Dans ce sens, la conception des rôles va de pair avec les éléments identitaires traditionnels 48 . Ces notions identitaires de base inspirent fortement les rôles de « défendeur des droits de l'homme» et d' « avocat pour un monde multipolaire ». En outre, la position française souligne l'importance des valeurs, également à un niveau international. Selon cette vision, un comportement guidé par des valeurs universelles devrait se produire au sein de la Il s'agit des éléments d'une « identité de base» que nous avions étudiés dans le premier chapitre, plus précisément au sein de la section sur J'identité nationale française; la « tradition républicaine», le « rang», la « mission civilisatrice» qui structurent comme notions fondamentales les intérêts nationaux en matière de politique étrangère français. 48 87 communauté internationale. En général, le désir fondamental de la politique étrangère française de projeter ainsi que de protéger les valeurs françaises, conçues comme universelles, structure la conception de rôle. Néanmoins, la priorité stratégique accordée aux valeurs crée une politique étrangère qui rompt finalement avec certains de ses objectifs centraux antérieurs, tout en étant en accord avec ses identités de base. Contrairement au comportement français, la Grande-Bretagne formule ses rôles et priorités à partir d'autres variables que de l'identité. En calculant l'intérêt national de manière plus pragmatique, parmi les rôles qui guident le comportement de Blair pendant la crise irakienne seul le rôle de la « force pour le bien» fait allusion aux valeurs. Pourtant, comme nous l'avons discuté au précédent, la situation irakienne ne représente pas de casus belli pour l'approche de la politique étrangère britannique « éthique ». Comme la menace perçue dans le régime de Saddam Hussein dérive principalement de la présomption d'existence d'armes de destruction massives, qui s'est révélée être fausse (Intelligence and Security Committee, 2003: 38), la motivation d'agir en Irak en tant que « force pour le bien» semble invraisemblable. Cependant si on considère les lignes de la politique étrangère britannique en général, la Grande-Bretagne poursuit un comportement traditionnel et s'affirme comme partenaire fiable des États-Unis. Dans ce sens, la participation à la guerre, même en provoquant une critique sévère vers le gouvernement, correspond à l'objectif central de la politique britannique depuis le Il septembre, et qui est celui de soutenir le partenaire américain. Une rupture dans les relations avec les Américains est évitée par l'appui britannique en Irak. De cette manière des bénéfices aux niveaux diplomatique, politique et sécuritaire sont maintenus qui dérivent du lien proche avec la seule grande puissance (Keohane, 2005 : 74). Ensuite, la 'performance' des rôles comme troisième catégorie devient manifeste à partir des actions françaises et britanniques pendant la crise. Nous désirons évaluer la manière dont les rôles sont réalisés tout au long de cette phase en considérant encore 88 l'importance cruciale du discours dans le sens proposé par Onuf: « saying is doing : talking is undoubtedly the most important way that we go about making the world what it is ». (Onuf, 1996 : 59) L'interprétation des énoncés linguistiques en tant qu'actions performatives autonomes (voir W::ever, 1995) nous indique que le style représente un élément d'action considérable. Conséquemment, les différents styles des discours français et britannique doivent être étudiés pour appréhender l'application des différents rôles. Encore une fois, les approches britannique et française diffèrent amplement à cet égard. En général, les représentants de la politique étrangère britannique se réfèrent moins aux différents rôles de la Grande-Bretagne et ceci souvent de manière indirecte. Plutôt, le discours est centré sur les « faits neutres », à savoir les détails sur la situation actuelle et le contexte historique de l'Irak. Les risques précis que représentent le régime à Bagdad et les ADM sont démontrés en détail afin de justifier le comportement gouvernemental. Globalement, le style du discours de Blair et Straw démontre une forte tendance explicative. Afin de rectifier les choix du gouvernement, les arguments sont avancés d'une manière scientifique et détaillée. Ce style, réaliste plutôt qu'idéaliste (Stahl, 2005 : 20) ne réussit pourtant pas à convaincre le grand public britannique. Également, il ne nous permet pas toujours de saisir les rôles principaux de manière évidente. En ce qui concerne les discours français, la manière de présenter la crise se trouve beaucoup moins factuelle et descriptive que dans le cas anglais. Le Président et ses ministres basent leur discours sur des valeurs, comme le démontre le deuxième rôle qui découle du désir d'établir un ordre mondial multipolaire. Les références aux rôles de la France se font fréquemment et de manière directe, ce qui permet à les détecter assez facilement. Déjà les rôles en tant que tels contiennent certaines préoccupations 89 morales ou bien valorisantes, tendance également manifeste dans les prises de position officielles en général. Ainsi, on met beaucoup plus l'accent sur les principes d'action et sur l'importance d'agir en harmonie avec la communauté internationale que sur la situation géographique ou historique de l'Irak. L'enjeu de l'Irak et les éventuels dangers qu'il représente sont exposés dans une perspective mondiale. Puisque tous les États sont concernés de la même manière par la menace irakienne, une solution devrait se produire de manière communautaire. Une action unilatérale mettrait en danger la situation mondiale au long terme et serait ainsi à éviter (Villepin, 2002d). Généralement, le discours est largement personnalisé et émotif. Cette tendance pourrait s'expliquer par les motifs que défendent les politiciens, sous­ tendus des valeurs et principes qui structurent la politique étrangère. Un style idéaliste en est le résultat, par lequel la majorité de la population française est persuadée du comportement gouvernemental. Finalement, plusieurs nuances sont à porter à l'attention dans la comparaison de la présentation des rôles en France et en Grande-Bretagne. Les représentants français se reportent fréquemment à une position spécifiquement française, tandis que la tendance britannique est davantage d'informer le public que de préciser une position britannique. Si on se réfère directement à la position britannique celle-ci est toujours liée à l'approche américaine. En se basant sur les faits, les politiciens britanniques essaient de convaincre l'opinion publique de la position britannique par des arguments objectifs. Ceci est le cas également en ce qui concerne l'éventuelle deuxième résolution du CSNU. Cette résolution est beaucoup abordée par Blair et ses ministres. En France, on discute beaucoup de ce sujet aussi. Mais encore une fois il est directement lié à un jugement; les représentants officiels précisent que cette résolution n'est pas incontournable, mais essentielle. Dans le discours français, il s'agit généralement moins de présenter la situation de manière « neutre» que d'évaluer les événements et d'apporter les propres jugements face à l'actualité. Chirac et ses homologues précisent ce que la France et la communauté internationale 90 devraient faire à leur aVIS. Ils essaient de convaincre le public de leur pnse de position en soulignant les valeurs universelles qui devraient être appliquées à l'égard de la situation. En fin de compte, le style par lequel les rôles sont présentés et ainsi mis en pratique, diffère aussi notablement dans les deux pays que les rôles eux­ mêmes. Les actions britanniques et françaises devraient être influencées par les personnages en position de pouvoir autant que par le contexte institutionnel national. Pour la Grande-Bretagne ce contexte signifierait que les décisions par rapport à la guerre soient effectuées par les majorités au sein du Cabinet. Mais le style politique fortement personnalisé, presque « présidentiel» de Tony Blair (Hollis, 2006 : 44) attribue davantage de pouvoir au Premier ministre qu'au gouvernement en général. Ainsi, la décision de participer à la guerre en Irak est effectuée et défendue surtout de manière personnelle par le Premier ministre. En France, les restrictions institutionnelles sont moins présentes, étant donné que le Président détient le pouvoir institutionnalisé de diriger les principes et grandes lignes de la politique étrangère. Ainsi, les préférences et attitudes de Chirac influencent également le comportement politique de manière considérable. En somme, le style du discours ainsi que le comportement tout au long de la crise irakienne sont alors fortement accentués par les personnalités des dirigeants politiques et leurs convictions personnelles. II. La conception de la PESD en perspective comparative Tout d'abord, l'évaluation précédente des politiques étrangères et de leurs priorités exprimées à partir des rôles nous permet une conclusion: les objectifs à la base des politiques extérieures dérivent largement du niveau national. Cela reflète également les résultats de la recherche sur les politiques en Europe de Manners et al. et qui constatent que l'analyse des politiques étrangères des États membres de l'DE est « séparable mais non séparée» du contexte européen (Manners et Whitman, 2000 : 369). Les politiques britannique et française lors de la crise irakienne sont donc 91 également guidées par ce contexte européen. Plus précisément, il faut analyser l'influence européenne sur les politiques étrangères nationales sur la conception de chaque État de la défense européenne. Comme nous l'avions présenté initialement, la PESD est généralement influencée par trois facteurs: les éléments extérieurs, l'ambition européenne, c'est-à-dire la position nationale concernant l'intégration européenne, et l'attitude face aux États-Unis (Gnesotto, 2004: 14 s.). Au plan national, le degré d'ambition face à l'Europe ainsi que l'attitude générale aux Américains ont été illustrés dans les chapitres précédents. Mais une comparaison de ces deux éléments au moment de la crise aidera à conclure sur les priorités et stratégies franco-britanniques par rapport à la PESD. L'attitude de chaque État à l'égard des États-Unis structure en grande partie les stratégies adoptées pendant la crise irakienne (Menon, 2004 : 638). La France insiste sur la nécessité d'établir une structure mondiale multipolaire où l'Europe devrait contrebalancer l'unilatéralisme américain (Chirac, 2003e). A l'inverse, Blair défend une structure unipolaire qui englobe, selon lui, un partenariat stratégique entre Européens et Américains (Blair, 2003f). Cette différence fondamentale est à la base des concepts de sécurité britannique et français qui affectent les relations avec le partenaire américain. Ensuite, les différentes perceptions de la sécurité sont renforcées depuis les événements du Il septembre. Il est fondamental qu'après la démonstration de solidarité initiale aux attentats, les acteurs sécuritaires en France définissent le terrorisme comme une menace globale et importante, mais pas essentiellement nouvelle (Chirac, 2002b)49. La France s'oppose au changement de paradigme introduit par les États-Unis. Également, la position française refuse à constater un lien entre le terrorisme et la menace exercée par la possession des ADM par le régime irakien. La Grande-Bretagne, par contre, adapte sa stratégie sécuritaire « Mais Je terrorisme n'est pas la seule menace et le monde ne doit pas uniquement s'organiser autour de la réponse au défi qui nous a été lancé le 11 septembre, car alors nous ferions le jeu de ceux-là mêmes que nous combattons. » (Chirac, 2üü2b). 49 92 pour tenir compte des menaces internationales à la lumière des événements du Il septembre (Coates et Krieger, 2004 : 112). Cette attitude se transfère également à la perception de la menace irakienne où une action est légitimée comme « 1eçon(s) » ou conséquence logique du Il septembre (Blair, 2002, cité par Macleod, 2006 : 134). Les différentes conceptions de la sécurité mènent à des relations bilatérales avec le pa11enaire américain qui sont diamétralement opposées avant et pendant la guerre. La position britannique s'inscrit dans une politique traditionnelle de soutien aux États-Unis. En réaction immédiate aux attentats de septembre 200 l, quelques membres du gouvernement Bush considèrent déjà à ce moment une offensive en Irak. Une telle offensive est envisagée malgré le manque de preuves liant Saddam Hussein aux attaques contre le World Trade Center ou même à AI-Qaeda en général. Ainsi, à l'automne 2001, Blair présume que non seulement le soutien britannique aux États­ Unis sera essentiel. Il appréhende aussi une autre menace qui émergerait si Saddam rendait ses armes chimiques et biologiques disponibles aux groupes terroristes (Kampfner, 2003 : 157). La décision de Blair, effectuée aussi tôt qu'au printemps 2002, de soutenir les Américains dans la 'deuxième phase' de la guerre contre le tenorisme n'est alors pas surprenante. Cette décision implique indirectement l'accord de s'engager sous les conditions américaines (Kampfner, 2003: 159-61). Mais depuis la poursuite d'une approche commune face à l'Irak depuis 1990, une dissociation des Américains n'est pas perçue comme une option valide pour la Grande-Bretagne (Keohane, 2005: 71). Blair ne considère subséquemment pas la possibilité d'abandonner les États-Unis dans cette guerre et maintient sa stratégie à ce sujet. La situation est plus précaire en ce qui concerne les relations franco-américaines. La politique étrangère française rompt avec certaines lignes de compo11ement habituelles. Plutôt, les aspects normatifs et identitaires sont mis de l'avant, pour justifier la décision de ne pas joindre l'alliance militaire en Irak. Il est surprenant 93 qu'une querelle franco-américaine se produise précisément sous la présidence de Chirac, qui menait une politique de rapprochement vers les États-Unis (Graham, 2004 : 264 s.). Les éclats majeurs qui procurent entre les deux gouvernements ne s'expliquent pas uniquement par les visions divergentes concernant la sécurité et les relations internationales. Les réactions américaines face au comportement français démontrent l'existence d'un clivage profond entre les valeurs qui sous-entendent la position française et américaine. Aux États-Unis, un sentiment anti-français émerge pendant la crise irakienne qui s'exacerbe au où l'on présente la France comme nouvel « ennemi» des Américains (New York Times, 2003). Le « French-bashing »50 s'effectue non seulement à un niveau politique, mais se répand dans la vie quotidienne où le sentiment anti-français prend partiellement des traits absurdes (Müller-Brandeck-Boquet, 2004 : 257i ' . Même si la France essaie de minimiser et d'apaiser les divergences en insistant tout au long de la crise sur l'amitié profonde 52 entre les deux nations , elle n'arrive pas à empêcher des dommages diplomatiques majeurs. L'importance que Chirac accorde au dialogue avec les États-Unis est démontrée par ses entretiens aux journaux américains. Ce geste fait preuve d'un désir de défendre les intérêts français auprès du public américain. Mais généralement l'importance de l'amitié franco-américaine est autant soulignée que l'indépendance française face à la décision d'intervenir en Irak (Chirac, 2003e) et le rôle en tant qu'allié « fidèle mais pas aligné » (Chirac, 2003g). En total, l'hostilité des réactions américaines ainsi que l'acceptation française des conséquences négatives d'ordre diplomatique et économique (Graham, 2004: 268) pour défendre sa position, montrent qu'il s'agit de plus qu'un simple conflit d'intérêts entre la France et les Pour une revue intéressante sur cette notion et les circonstances aux États-Unis et en France, voir: Vernet et Cantaloube, 2004: 225-235. 51 Un exemple dans ce sens est le changement de nom des « French Fries» qui se transforment en « Freedom Fries ». Mais les propos deviennent également plus politiques avec l'exigence d'éliminer la France du Conseil de sécurité de l'ONU (Müller-Brandeck-Boquet, 2004: 257). 52 « Nous avons tous un héritage historique, culturel, politique de relations d'amitié avec les Etats-Unis, auquel nous sommes attachés. Il n'est pas question de remettre cela en cause. », Villepin, conférence de presse du 24 février 03. 50 94 États-Unis. Comme le souligne l'étude d'Alex Macleod, un affrontement d'intérêts purement matériels aurait pu se négocier de manière beaucoup plus simple. Mais entre deux nations convaincues de leur vocation universelle, l'invasion d'un État dans une région aussi instable que le Moyen-Orient rend inévitable une collision entre identités nationales (Macleod, 2004b: 381). Ce conflit d'identités est illustré par l'éclat dans les relations bilatérales qui nécessite à la suite de nombreux efforts diplomatiques pour restaurer l'ancienne relation. Les attitudes britannique et française par rapport à l'Europe peuvent être évaluées plus rapidement. En effet, les positions adoptées pendant la crise se caractérisent surtout par leur manque de considération de la position européenne. Le discours officiel reflète ce positionnement français et britannique vers l'UE et les politiques communes. Les Britanniques accordent l'importance principale aux États-Unis. Comme nous l'avions présenté dans l'évaluation des rôles britanniques, le rôle d'un « pont» britannique entre l'Europe et l'Amérique perd dans ce contexte de la crédibilité. En France, malgré les références multiples à l'Union et les allusions également au poids que devrait avoir l'Europe pendant la crise actuelle en tant qu'acteur mondial, la prétention française à jouer le rôle d'un dirigeant au sein de l'UE ne convainc pas les autres nations européennes. Le scepticisme des autres pays s'explique entre autres par les remarques de Rumsfeld sur la France et l'Allemagne, qui représentent, selon lui, la « vieille Europe» (Rumsfeld, 2003). Mais les déclarations des autres nations européennes qui se distancient du comportement franco-allemand et déclarent leur fidélité aux États-Unis (Letter to The Times, 2003 ; Déclaration de Vilnius, 2003) montrent à la France que l'ambition de guider l'approche européenne provient uniquement du désir national et n'est pas appuyée par les autres États membres de l'Union. Généralement, les discours français et anglais reflètent une fois de plus le comportement stratégique traditionnel des deux pays: la France appuie son 95 indépendance par rapport aux propos américains tandis que la Grande-Bretagne s'aligne sur partenaire américain en appliquant ainsi sa stratégie d'influence (voir Sabin et Touraine, 1990). La crise fait ressortir ainsi les attitudes stratégiques habituelles et renforce par la suite le partenariat britannique autant que la tension dans les relations françaises vers les Américains. En fin de compte, la position de leadership que détenaient la France et la Grande-Bretagne dans le domaine de la défense européenne est sensiblement perturbée. Immédiatement après la crise, les différences européennes mènent quelques auteurs à se demander si la PESD avait encore un avenir (Hoffman, 2003: 19). Pourtant, les progrès de la défense européenne dans la phase d'après-guerre sont notables. Ils se produisent au niveau opérationnel, ainsi que par des débats constructifs. Ces discussions permettent de faire avancer de façon générale la politique de sécurité européenne ainsi que l'enjeu crucial de la relation entre l'UE et l' üTAN en matière de défense (Menon, 2004 : 640-646). En ce qui concerne les approches franco-britanniques, la crise irakienne permet quelques suggestions qui pourront aider à rétablir le partenariat et ainsi le rôle central des deux nations sur le plan de la défense européenne. D'abord, il est important de trouver une manière de réconcilier les attitudes française et britannique à l'égard de la puissance américaine. A ce propos, Charles Grant (2003) suggère que la France devienne moins « critique par instinct» des États-Unis et évite la terminologie de la « multipolarité » pour moins irriter Washington. Il propose aux Britanniques de réduire leur soutien inconditionnel aux Américains afin de convaincre les Français et les autres nations européennes de l'engagement britannique à l'égard de l'UE. L'équilibre entre l'Europe et l'Amérique doit être reformulé dans la politique britannique si le gouvernement britannique veut ranimer le prestige européen de la Grande-Bretagne. Ensuite, l'attitude envers l'Europe pourrait facilement être améliorée si les deux nations soutenaient l'idée d'une Europe forte, qui appuie la politique américaine tout en préservant une certaine distance et indépendance à l'égard de celle-ci. Au long terme leur collaboration étroite un tel rapprochement 96 pourra mener à une intégration approfondie de la défense européeIU1e, à une véritable politique étrangère européeIU1e crédible. III. Réflexions finales Si, comme notre étude le suggère, les intérêts et identités nationales continueront à structurer les politiques étrangères française et britaIU1ique, quels résultats devraient un tel constat engendrer au niveau européen? En effet, la diversité au sein de l'UE représente un des problèmes de base concernant la réalisation des mesures d'intégration politique. Les 27 membres actuels de l'Union vivent dans des contextes nationaux aussi différents que les ont démontré la France et la Grande-Bretagne, ou encore plus divers, si on considère les expériences historiques des PECQ (Pays de l'Europe centrale et orientale). Les problèmes actuels à définir une position ou même une base juridique commune pour l'UE ont été démontrés lors des derniers sommets européens; notamment la position polonaise au sommet de Berlin en juin 2007, et qui a fait épreuve d'une insistance sur les intérêts nationaux en dépit des effets néfastes sur les progrès européens. Face à ces différences fondamentales entre les nations européeIU1es, quelle pourrait devenir la base commune sur laquelle les pays membres pourraient se mettre d'accord? Cette question s'applique autant aux effolis présents de développer un nouveau fondement juridique pour l'UE qu'aux débats sur une identité européeIU1e. Beaucoup d'études existent sur ce deuxième sujet. (Wintle, 1996; Risse, 2001 ; Bretherton et Vogler, 2005; Bruter, 2005). De nombreuses recherches explorent le lien possible entre identités nationales et identité européenne. Toutes ces pensées et questioIU1ements font preuve de l'état inachevé de l'entité politique européeIU1e, y compris au niveau identitaire. La diversité des différentes nations révèle conséquemment les embûches au développement des positions communes. Ces prises de positions consensuelles exigent cependant que tous les mem bres se mettent en accord, tâche qui demeure difficile. Mais l'histoire récente 97 européenne connaît également des moments de succès face à des positions communes. Un domaine de réussite de la coopération européenne sera celui de la défense. La PESO a fait preuve d'une multitude d'initiatives dans les années qui ont suivi la crise irakienne, ce qui a mené à des progrès d'ordre institutionnel et opérationnel s3 . Pourtant, la PESO se perfectionnera uniquement si les pays membres arrivent à dépasser les clivages déclenchés par la diversité de leurs intérêts. Un pas dans ce sens pourra être une coopération franco-britannique approfondie (ce que suggèrent quelques auteurs comme solution pour la PESO, comme nous l'avions présenté ci­ dessus). En s'inspirant justement des désaccords concernant les intérêts et identités nationales, la rivalité et la complémentarité du couple franco-britannique pourront servir de « moteur» pour la PESO (Gnesotto, 2004: 14). Oe la sorte, le comportement des nouveaux chefs d'État et de gouvernement, Nicolas Sarkozy et Gordon Brown, sera central dans les années à venir. Mais la diversité, constatée tout au long de notre étude dans les positions franco-britanniques, ne rend pas per se impossible une collaboration en domaine de la défense européenne. Généralement, une certaine attitude de compromis serait nécessaire afin de négocier les enjeux européens à un nIveau diplomatique. Ceci concerne par contre tous les États membres. Ensuite, la diversité dans les intérêts et identités nationales n'empêchent pas en soi une coopération européenne. Elle pourrait au contraire même la précipiter, comme l'a démontré le cas de l'Irak et l'intégration approfondie qui a résulté de cette crise pour la défense européenne. 53 Pour une excellente revue de ces progrès, voir Dumoulin, 2003 ou Gnesotto, 2004. 98 BIBLIOGRAPHIE Adler, Emmanuel, 1997, « Seizing the Middle Ground: Constructivism in World Politics », European Journal of International Relations, vol.3, nO 3, pp. 319-363. Aggestam, Lisbeth, 2004,« Role Identity and the Europeanisation of foreign policy: a political-cultural approach », dans: Christiansen, Thomas et Toma, Ben (dir.), Rethinking European Union foreign policy, Manchester et New York, Manchester University Press, pp. 81-98. Aggestam, Lisbeth, 2006, « Role theory and European foreign policy », dans: Eigstrom, Ole et Smith, Michael, The European Union 's Roles in International Politics. 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