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ajoute quelque chose à la simple possibilité : le possible aurait été là de tout temps, fantôme
qui attend son heure ; il serait donc devenu réalité par l'addition de quelque chose, par je ne
sais quelle transfusion de sang ou de vie. On ne voit pas que c'est tout le contraire, que le
possible implique la réalité correspondante avec, en outre, quelque chose qui s'y joint, puisque
le possible est l'effet combiné de la réalité une fois apparue et d'un dispositif qui la rejette en
arrière. L'idée, immanente à la plupart des philosophies et naturelle à l'esprit humain, de
possibles qui se réaliseraient par une acquisition d'existence, est donc illusion pure. Autant
vaudrait prétendre que l'homme en chair et en os provient de la matérialisation de son image
aperçue dans le miroir, sous prétexte qu'il y a dans cet homme réel tout ce qu'on trouve dans
cette image virtuelle avec, en plus, la solidité qui fait qu'on peut la toucher. Mais la vérité est
qu'il faut plus ici pour obtenir le virtuel que le réel, plus pour l'image de l'homme que pour
l'homme même, car l'image de l'homme ne se dessinera pas si l'on ne commence par se donner
l'homme, et il faudra de plus un miroir. »
C'est ce qu'oubliait mon interlocuteur quand il me questionnait sur le théâtre de demain.
Peut-être aussi jouait-il inconsciemment sur le sens du mot « possible ». Hamlet était sans
doute possible avant d'être réalisé, si l'on entend par là qu'il n'y avait pas d'obstacle
insurmontable à sa réalisation. Dans ce sens particulier, on appelle possible ce qui n'est pas
impossible : et il va de soi que cette non-impossibilité d'une chose est la condition de sa
réalisation. Mais le possible ainsi entendu n'est à aucun degré du virtuel, de l'idéalement
préexistant. Fermez la barrière, vous savez que personne ne traversera la voie : il ne suit pas
de là que vous puissiez prédire qui la traversera quand vous ouvrirez. Pourtant du sens tout
négatif du terme « possible » vous passez subrepticement, inconsciemment, au sens positif.
Possibilité signifiait tout à l'heure « absence d'empêchement » ; vous en faites maintenant une
« préexistence sous forme d'idée », ce qui est tout autre chose. Au premier sens du mot, c'était
un truisme de dire que la possibilité d'une chose précède sa réalité : vous entendiez
simplement par là que les obstacles, ayant été surmontés, étaient surmontables
. Mais, au
second sens, c'est une absurdité, car il est clair qu'un esprit chez lequel le Hamlet de
Shakespeare se fût dessiné sous forme de possible en eût par là créé la réalité : c'eût donc été,
par définition, Shakespeare lui-même. En vain vous vous imaginez d'abord que cet esprit
aurait pu surgir avant Shakespeare : c'est que vous ne pensez pas alors à tous les détails du
drame. Au fur et à mesure que vous les complétez, le prédécesseur de Shakespeare se trouve
penser tout ce que Shakespeare pensera, sentir tout ce qu'il sentira, savoir tout ce qu'il saura,
percevoir donc tout ce qu'il percevra, occuper par conséquent le même point de l'espace et du
temps, avoir le même corps et la même âme : c'est Shakespeare lui-même.
Mais j'insiste trop sur ce qui va de soi. Toutes ces considérations s'imposent quand il s'agit
d'une œuvre d'art. Je crois qu'on finira pas trouver évident que l'artiste crée du possible en
même temps que du réel quand il exécute son œuvre. D'où vient donc qu'on hésitera
probablement à en dire autant de la nature ? Le monde n'est-il pas une œuvre d'art,
incomparablement plus riche que celle du plus grand artiste ? Et n'y a-t-il pas autant
d'absurdité, sinon davantage, à supposer ici que l'avenir se dessine d'avance, que la possibilité
préexistait à la réalité ? Je veux bien, encore une fois, que les états futurs d'un système clos de
points matériels soient calculables, et par conséquent visibles dans son état présent. Mais, je le
répète, ce système est extrait ou abstrait d'un tout qui comprend, outre la matière inerte et
inorganisée, l'organisation. Prenez le monde concret et complet, avec la vie et la conscience
qu'il encadre ; considérez la nature entière, génératrice d'espèces nouvelles aux formes aussi
Encore faut-il se demander dans certains cas si les obstacles ne sont pas devenus surmontables grâce à
l'action créatrice qui les a surmontés : l'action, imprévisible en elle-même, aurait alors créé la
« surmontabilité ». Avant elle, les obstacles étaient insurmontables, et, sans elle, ils le seraient restés.