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qu’à 75 ans, lorsque l’on est déprimé, on trouve encore
quelqu’un à qui parler de ses affects dépressifs. Au-delà de
75 ans, on est probablement regardé d’une façon un peu
différente. Bien sûr, on peut continuer à parler de ses af-
fects dépressifs, mais on est aussi regardé davantage dans
une globalité, avec toujours la nécessité d’une interaction
somatique complexe. Il y a probablement des diffi cultés
pour le patient à trouver son identité de malades, et pour
celui qui l’écoute ou qui l’observe, à dépasser le champ de
ses compétences habituelles. Peut-être que la rencontre
ne s’opère pas si facilement que cela, et peut-être que là
aussi, il y a une raison pour expliquer que la dépression est
sous-diagnostiquée et sous-traitée dans le grand âge.
Quand nous travaillons avec des sujets âgés, nous de-
vons composer avec notre propre ressenti. Evidemment,
ces vieux sont aussi des gens qui nous rappellent parfois
quelque chose de notre histoire, des gens de notre famille
que nous voudrions être, ou ne pas être.
Autre point important, plus théorique. Je pense que
nous avons depuis le début du siècle une théorie du sujet.
Il y a même plusieurs théories du sujet. La psychanalyse,
dès les années 1900, a abordé de plein front cette pers-
pective. On a aussi des théories du vieillissement. Mais, ne
disposons-nous pas, encore aujourd’hui, d’une théorie de
la personne âgée, je dirais même de la personne vieillie ?
Pour illustrer ce que je vous disais, regardons ce que
sont les manifestations d’appel d’un vieillard déprimé.
On pourrait dire qu’il y a trois grands groupes dans ce qui
alerte la famille : pas encore ce qui fait le diagnostic, ce
qui va faire rentrer dans une étude, mais ce qui alerte la
famille, l’entourage, l’aide ménagère, etc. qui va venir, et
qui va dire au gériatre ou au psychiatre : « attention, il y a
quelque chose qui ne va pas ». Il y a évidemment les trou-
bles des conduites. Egalement l’altération des relations est
bien décrite : désintérêts, hostilité, repli. Il y a également
le sentiment de mal-être physique. Cela me semble être les
trois grands cadres des manifestations d’appel.
Or, quand on les regarde d’un peu haut, qu’observons-
nous ? On observe que fi nalement, les troubles des condui-
tes sont particulièrement bien regardées, et de près par
les gériatres. En revanche, les psychiatres s’intéressent
probablement davantage à l’altération des relations. Enfi n,
s’agissant du mal-être physique, cela concerne fi nalement
cette population générale de non-spécialistes, c’est-à-dire
de gériatres qui s’intéressent un peu à la psychiatrie, ou de
psychiatres qui ont une écoute un peu particulière pour la
gériatrie, quelque chose qui se situerait un peu entre les
deux. Au fond, ce sont des spécialistes qui sont capables
soit de rapporter une chute à de la dépression pour les gé-
riatres, soit pour les psychiatres, de ne pas être inquiet par
un patient chuteur, y compris s’il est sous antidépresseurs,
et se dire que peut-être, tant qu’il chute et qu’il est sous
antidépresseurs, c’est que justement, il n’est peut-être
pas guéri, et que ce n’est peut-être pas un effet indésira-
ble de l’antidépresseur. Tout cela est à voir. Evidemment, il
y a les deux. Il y a plein de situations. C’est la même chose
pour les douleurs : vous savez bien qu’il y a un nombre de
gens qui pensent que, véritablement, il n’est pas admissi-
ble que les vieux souffrent. Mais quand on discute un peu
avec un vieux, on se rend compte que tant que ce vieux a
une douleur, d’une certaine façon, il se sent encore animé
de quelque chose, encore un peu vivant. Il se sent même
peut-être le droit d’aller consulter quelqu’un. Et parfois, il
y a un certain nombre de patients « qui sont un peu atta-
chés à leur douleur ».
S’agissant des symptômes dépressifs caractérisés, ceux
avec lesquels on fait entrer les patients dans des études,
et ceux avec lesquels on se dit que fi nalement, on a toute
légitimité à utiliser telle ou telle molécule antidépressive,
ou telle ou telle technique sur lesquelles Monsieur Katona
est revenu tout à l’heure.
Laissons un peu de côté l’humeur dépressive. Je pense
qu’il y a tout de même deux grands groupes de troubles :
d’un côté des troubles qui sont peu spécifi ques chez un
vieillard, parce que ce sont les troubles qui peuvent se rap-
porter à tout : la fatigue, le ralentissement, les troubles
du sommeil, et la diminution marquée de l’intérêt. Bien
sûr que les vieux ont une diminution marquée de l’inté-
rêt. C’est même cela, d’une certaine façon, qui leur sert
à progresser dans le vieillissement, à se retrancher, à com-
mencer à aborder quelque chose qui est tout à fait la fi n
de la vie, ce quelque chose avec lequel il va bien falloir
s’embarquer. Il est évident qu’il est probablement plus fa-
cile de quitter la vie quand on a un peu diminué ses inté-
rêts que quand on a encore de multiples projets, toutes
sortes d’envies et toutes sortes de désirs. Encore qu’il y a
un certain nombre de personnes qui vieillissent bien. Mais
ceux-là, est-ce qu’ils ne dépriment pas ? Ou peut-être se
dépriment-ils d’une façon que l’on pourrait caractériser
également ? Après tout, il y a peut-être une forme de dé-
pression particulière de ces gens qui sont particulièrement
adaptés au vieillissement ?
Ce qui m’intéresse à l’instant, ce sont les troubles notés
en bas. Quand on voit ces manifestations d’appel données
en premier lieu, qui sont probablement des manifestations
d’appel peu spécifi ques, j’aurais tendance à dire que fi na-
lement, cela ne m’étonne pas que les déprimés aient des
troubles cognitifs. D’une certaine façon, c’est la seule ma-
nière de faire valoir qu’il y a quelque chose qui ne va pas
au plan psychique, d’avoir un trouble cognitif quand on est
vieux. D’ailleurs, ce n’est pas forcément de la démence.
Etre déprimé quand on est vieux, ce n’est pas seulement
pouvoir dire « je suis fatigué », ou « je dors mal ». Parce
que ça, c’est pour tous les vieux. Avoir peut-être quelque
chose qui fonctionne un peu moins bien du point de vue
cognitif, du point de vue attentionnel, c’est peut-être une
manière de faire valoir spécifi quement, dans le contexte
de son vieillissement, une souffrance psychique particu-
lière. Cela peut bien sûr être également un sentiment d’in-
dignité, et de culpabilité aussi. Je suis très frappé de voir
que fi nalement, cette culpabilité est un peu suspendue.
On devrait réfl échir : au fond, on est toujours coupable de
quelque chose. De quoi ces patients déprimés se sentent-ils
coupables ? Est-ce que c’est d’être triste ? D’être ralenti ?
D’avoir le sentiment de ne pas bien répondre au traitement
qu’on leur donne ? Je n’en sais rien, mais il y a probable-
ment des valences différentes. En tout cas, il est proba-
blement très intéressant de réfl échir à cette question de
J. Pellerin