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2ème SESSION
Le vieillard déprimé : entre travail de deuil et
tentation de l’abandon
J. Pellerin
Hôpital Charles Foix, 94200 Ivry-sur-Seine
Bonjour à tous. Je remercie naturellement beaucoup les
organisateurs de me donner l’occasion de vous parler de la
pratique clinique que nous avons à Ivry, qui est une prati-
que clinique auprès de patients très âgés. Ce sont en géné-
ral des patients qui ont plus de 80 ans, qui sont hospitalisés
dans une ambiance purement gériatrique. En général, ils
sont hospitalisés soit à la suite d’un séjour dans un service
de gériatrie, soit ils viennent d’une maison de retraite.
Pour quelques-uns d’entre eux, nous les hospitalisons après
un recrutement à notre consultation. Il y a tout de même
un nombre de patients qui sont ambulatoires, mais même
parmi ceux-là, ce sont des patients qui sont plutôt aidés au
domicile. C’est-à-dire que ce sont des patients qui sont,
de toute façon, assez peu autonomes, et en général assez
dépendants.
Quoi qu’il en soit, je suis très content d’avoir à ré échir
avec vous à cette question de la dépression des patients
très âgés, pour une raison qui est fort simple, qui est qu’il
est nalement très compliqué d’appréhender la dépression
à cette période de la vie, parce que probablement, pour
continuer de vivre quand on vieillit beaucoup, il faut pas-
ser par des moments dépressifs. Est-ce que la dépression
peut être une maladie, de la même façon que chez l’adulte
jeune ? Bien entendu, il peut y avoir encore l’évolution de
troubles bipolaires, il peut y avoir des troubles dépressifs
- et même probablement - qui surviennent brutalement,
comme une entité spéci que. Mais, dans cette immense
population des patients âgés, parmi ces patients chez qui,
comme Karen Ricci l’a vu, on en repère 30 % qui ont des
idées suicidaires dans l’année. Parmi ces patients, qui sont
peut-être 40 % dans les longs séjours à béné cier d’un trai-
tement antidépresseur, probablement qu’une question doit
se poser : elle est de savoir si, fondamentalement, ces pa-
tients sont déprimés au sens commun de la dépression, ou
s’ils passent peut-être par autre chose.
La rencontre avec ces patients très âgés est évidem-
ment pluridimensionnelle. Un des points qui est très com-
pliqué, c’est qu’à la fois le sujet lui-même, mais aussi les
institutions, s’organisent probablement pour que l’on ait
beaucoup de dif cultés à écouter ces patients très âgés.
Concernant les patients eux-mêmes, vous savez bien qu’ils
ont dans leurs aspects et dans leur présentation beaucoup
de facteurs qui rendent le contact dif cile avec eux. Mais
nous avons observé par une étude que nous avons fait sur
le secteur gérontologique d’Ivry, que non seulement les pa-
tients qui sont très âgées sont dans cette disposition, mais
surtout, ce qui est intéressant, c’est que les institutions
elles-mêmes s’articulent presque naturellement ou spon-
tanément pour que nalement, il y ait un basculement à
un moment de la vie. Je vous dirai que jusqu’à 75 ans, il
me semble que quand quelqu’un présente une pathologie
psychiatrique, il y a encore beaucoup de chance d’aller
dans un service de psychiatrie. A partir de 75 ans, pres-
que naturellement, il bascule dans un service de gériatrie,
sauf s’il a des antécédents, et qu’il est très connu dans
un service de psychiatrie. Mais dans les autres situations,
la plupart du temps, il bascule presque naturellement. En
effet, bien souvent, il a des pathologies somatiques asso-
ciées, et aussi probablement parce qu’il y a le spectre des
troubles dé citaires qui l’inquiètent un peu. De sorte que
nalement, comme vous le savez, chacun est formaté pour
écouter ou observer selon sa clinique. Probablement, jus-
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L’auteur n’a pas déclaré de con its d’intérêts
L’Encéphale (2008) 34 Supplément 2, S89–S94
S90
qu’à 75 ans, lorsque l’on est déprimé, on trouve encore
quelqu’un à qui parler de ses affects dépressifs. Au-delà de
75 ans, on est probablement regardé d’une façon un peu
différente. Bien sûr, on peut continuer à parler de ses af-
fects dépressifs, mais on est aussi regardé davantage dans
une globalité, avec toujours la nécessité d’une interaction
somatique complexe. Il y a probablement des dif cultés
pour le patient à trouver son identité de malades, et pour
celui qui l’écoute ou qui l’observe, à dépasser le champ de
ses compétences habituelles. Peut-être que la rencontre
ne s’opère pas si facilement que cela, et peut-être que là
aussi, il y a une raison pour expliquer que la dépression est
sous-diagnostiquée et sous-traitée dans le grand âge.
Quand nous travaillons avec des sujets âgés, nous de-
vons composer avec notre propre ressenti. Evidemment,
ces vieux sont aussi des gens qui nous rappellent parfois
quelque chose de notre histoire, des gens de notre famille
que nous voudrions être, ou ne pas être.
Autre point important, plus théorique. Je pense que
nous avons depuis le début du siècle une théorie du sujet.
Il y a même plusieurs théories du sujet. La psychanalyse,
dès les années 1900, a abordé de plein front cette pers-
pective. On a aussi des théories du vieillissement. Mais, ne
disposons-nous pas, encore aujourd’hui, d’une théorie de
la personne âgée, je dirais même de la personne vieillie ?
Pour illustrer ce que je vous disais, regardons ce que
sont les manifestations d’appel d’un vieillard déprimé.
On pourrait dire qu’il y a trois grands groupes dans ce qui
alerte la famille : pas encore ce qui fait le diagnostic, ce
qui va faire rentrer dans une étude, mais ce qui alerte la
famille, l’entourage, l’aide ménagère, etc. qui va venir, et
qui va dire au gériatre ou au psychiatre : « attention, il y a
quelque chose qui ne va pas ». Il y a évidemment les trou-
bles des conduites. Egalement l’altération des relations est
bien décrite : désintérêts, hostilité, repli. Il y a également
le sentiment de mal-être physique. Cela me semble être les
trois grands cadres des manifestations d’appel.
Or, quand on les regarde d’un peu haut, qu’observons-
nous ? On observe que nalement, les troubles des condui-
tes sont particulièrement bien regardées, et de près par
les gériatres. En revanche, les psychiatres s’intéressent
probablement davantage à l’altération des relations. En n,
s’agissant du mal-être physique, cela concerne nalement
cette population générale de non-spécialistes, c’est-à-dire
de gériatres qui s’intéressent un peu à la psychiatrie, ou de
psychiatres qui ont une écoute un peu particulière pour la
gériatrie, quelque chose qui se situerait un peu entre les
deux. Au fond, ce sont des spécialistes qui sont capables
soit de rapporter une chute à de la dépression pour les gé-
riatres, soit pour les psychiatres, de ne pas être inquiet par
un patient chuteur, y compris s’il est sous antidépresseurs,
et se dire que peut-être, tant qu’il chute et qu’il est sous
antidépresseurs, c’est que justement, il n’est peut-être
pas guéri, et que ce n’est peut-être pas un effet indésira-
ble de l’antidépresseur. Tout cela est à voir. Evidemment, il
y a les deux. Il y a plein de situations. C’est la même chose
pour les douleurs : vous savez bien qu’il y a un nombre de
gens qui pensent que, véritablement, il n’est pas admissi-
ble que les vieux souffrent. Mais quand on discute un peu
avec un vieux, on se rend compte que tant que ce vieux a
une douleur, d’une certaine façon, il se sent encore animé
de quelque chose, encore un peu vivant. Il se sent même
peut-être le droit d’aller consulter quelqu’un. Et parfois, il
y a un certain nombre de patients « qui sont un peu atta-
chés à leur douleur ».
S’agissant des symptômes dépressifs caractérisés, ceux
avec lesquels on fait entrer les patients dans des études,
et ceux avec lesquels on se dit que nalement, on a toute
légitimité à utiliser telle ou telle molécule antidépressive,
ou telle ou telle technique sur lesquelles Monsieur Katona
est revenu tout à l’heure.
Laissons un peu de côté l’humeur dépressive. Je pense
qu’il y a tout de même deux grands groupes de troubles :
d’un côté des troubles qui sont peu spéci ques chez un
vieillard, parce que ce sont les troubles qui peuvent se rap-
porter à tout : la fatigue, le ralentissement, les troubles
du sommeil, et la diminution marquée de l’intérêt. Bien
sûr que les vieux ont une diminution marquée de l’inté-
rêt. C’est même cela, d’une certaine façon, qui leur sert
à progresser dans le vieillissement, à se retrancher, à com-
mencer à aborder quelque chose qui est tout à fait la n
de la vie, ce quelque chose avec lequel il va bien falloir
s’embarquer. Il est évident qu’il est probablement plus fa-
cile de quitter la vie quand on a un peu diminué ses inté-
rêts que quand on a encore de multiples projets, toutes
sortes d’envies et toutes sortes de désirs. Encore qu’il y a
un certain nombre de personnes qui vieillissent bien. Mais
ceux-là, est-ce qu’ils ne dépriment pas ? Ou peut-être se
dépriment-ils d’une façon que l’on pourrait caractériser
également ? Après tout, il y a peut-être une forme de dé-
pression particulière de ces gens qui sont particulièrement
adaptés au vieillissement ?
Ce qui m’intéresse à l’instant, ce sont les troubles notés
en bas. Quand on voit ces manifestations d’appel données
en premier lieu, qui sont probablement des manifestations
d’appel peu spéci ques, j’aurais tendance à dire que na-
lement, cela ne m’étonne pas que les déprimés aient des
troubles cognitifs. D’une certaine façon, c’est la seule ma-
nière de faire valoir qu’il y a quelque chose qui ne va pas
au plan psychique, d’avoir un trouble cognitif quand on est
vieux. D’ailleurs, ce n’est pas forcément de la démence.
Etre déprimé quand on est vieux, ce n’est pas seulement
pouvoir dire « je suis fatigué », ou « je dors mal ». Parce
que ça, c’est pour tous les vieux. Avoir peut-être quelque
chose qui fonctionne un peu moins bien du point de vue
cognitif, du point de vue attentionnel, c’est peut-être une
manière de faire valoir spéci quement, dans le contexte
de son vieillissement, une souffrance psychique particu-
lière. Cela peut bien sûr être également un sentiment d’in-
dignité, et de culpabilité aussi. Je suis très frappé de voir
que nalement, cette culpabilité est un peu suspendue.
On devrait ré échir : au fond, on est toujours coupable de
quelque chose. De quoi ces patients déprimés se sentent-ils
coupables ? Est-ce que c’est d’être triste ? D’être ralenti ?
D’avoir le sentiment de ne pas bien répondre au traitement
qu’on leur donne ? Je n’en sais rien, mais il y a probable-
ment des valences différentes. En tout cas, il est proba-
blement très intéressant de ré échir à cette question de
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S91
la culpabilité, car c’est probablement dans cette question,
dans une bonne caractérisation de la culpabilité que l’on
opère au mieux les épisodes mélancoliques.
Concernant les idées suicidaires, on vous a dit tout à
l’heure que naturellement, beaucoup de personnes âgées
en avaient. J’ai sur moi la lettre d’un patient qui s’est sui-
cidé, qui nous a écrit. Il a été soigné par les pompiers avant
de mourir. Il a écrit au commissariat qui nous l’a fait passer.
Je vous en lirai une ligne tout à l’heure.
Il y a non seulement cette sémiologie qui est un peu
particulière, mais il y a aussi nos propres représentations.
Je vais peut-être me répéter un peu, mais je voudrais en-
core vous dire que s’agissant par exemple du spécialiste,
qu’il soit gériatre, psychiatre, ou psycho-gériatre, avec
quoi ré échit-il ? Une fois que l’on a fait le diagnostic de
dépression, la plupart du temps, on ré échit aussi en tant
que médecin à ce qu’il pourrait avoir comme problèmes
associés. C’est vrai que c’est un point extrêmement im-
portant. Je vous ai dit tout à l’heure que selon que l’on est
attentif plutôt à la dimension anxieuse, ou à la dimension
somatique, on peut faire passer telle ou telle chose au
premier plan. Mais il y a aussi l’entourage qui parle pour
le patient, qui a même amené le patient à la consultation,
par exemple l’in rmière. Il y a un point qui est très im-
portant, qui est que nalement, il y a un certain nombre
de patients pour lesquels on accepte qu’ils se plaignent,
notamment les patients âgés. Tandis qu’il y en a d’autres
pour lesquels on a une espèce de propension naturelle, au
contraire, à considérer qu’ils sont dans quelque chose qui
est de l’ordre de la revendication, et ceci, indépendam-
ment d’un véritable contexte délirant, ou de quelque chose
de véritablement persécutif. On a tout de même vraiment
le sentiment que presque naturellement, quasiment dans
un diagnostic de brancards, dès la première rencontre, il y
a des patients qui induisent une certaine empathie, tandis
que d’autres induisent peut-être quelque chose qui est de
l’ordre d’une certaine dé ance. Probablement est-ce que
ce n’est pas non plus très facile pour ces patients-là, qu’ils
soient dans un sens ou dans l’autre, de faire valoir leur
dépressivité.
Si vous avez une minute, lisez le rapport sur la mal-
traitance des associations qui existent actuellement. C’est
très intéressant. Dans ce rapport, on dit qu’il y a un nom-
bre de gens qui ont des maltraitances, et notamment des
maltraitances psychologiques. On se demande d’ailleurs
comment on peut ne pas avoir de maltraitance psycholo-
gique quand par ailleurs on est maltraité physiquement.
C’est étonnant. Ce qui est surtout intéressant, c’est qu’il y
a un certain nombre de gens pour lesquels on reçoit beau-
coup d’appels, mais ce n’est pas vrai, ce n’est pas de la
maltraitance, ce sont des paranos. Alors, est-ce que des pa-
ranos sont maltraités ? Quand ils cessent d’être insuf sam-
ment virulents, quand ils cessent d’être suf samment forts
pour se défendre, et suf samment agressifs, peut-être que
cela particulièrement, on leur fait payer quelque chose ?
Autrement dit, probablement aussi que ces patients-là sont
maltraités. Mais étant donné qu’il y a un contexte peut-
être un peu délirant, on se dit qu’au fond, il ne se plaint
peut-être pas tout à fait à bon escient.
Dernier point : l’écho d’une problématique ancienne,
qui est amenée en général par un psychologue quand il y en
a un dans un service, et qui renvoie à ces points-là.
En écoutant mes collègues qui parlaient avant moi, je
me disais que peut-être, s’agissant du sujet âgé, on a à la
fois une bonne manière de s’y prendre, de les écouter et
de voir comment on peut essayer de les soigner dans des
unités un peu spéci ques. Mais on a peut-être au plan cli-
nique une manière insuf sante de s’y prendre. Je veux dire
par là que peut-être, plutôt que d’imaginer que la réfé-
rence, c’est la performance, il faudrait se demander plutôt
à quoi cela sert qu’un patient se déprime. Plutôt que de
se dire que quand un patient est déprimé, il a moins de
mémoire, ou il a moins de telle ou telle chose, même si
c’est considérable, peut-être que l’on pourrait se poser la
question dans l’autre sens : cet homme ou cette femme,
qui est déprimée, est-ce que par hasard cela n’aurait pas
une fonction ? Est-ce que par hasard cela ne servirait pas à
quelque chose dans son économie ? Je dis bien « indépen-
damment des maladies dépressives, de ces patients qui ont
des maladies que l’on peut parfaitement identi er », chez
tous ces patients qui passent par des moments dépressifs,
et qui justi ent pour 30 ou 40 % d’entre eux des traite-
ments antidépresseurs. Des fonctions, bien sûr qu’il y en a :
fonction de séparation des objets d’investissement, du rôle
tenu, et fonction de réorganisation de l’identité, ou des
rapports à l’autre ; et peut-être, je vous l’ai déjà suggéré,
la possibilité d’accéder à quelque chose où on est un peu
en paix avec soi-même. Au fond, être déprimé, c’est peut-
être aussi quelque part payer une dette à quelque chose.
Je ne sais pas si certains d’entre vous ont lu La douleur
de Manfred. C’est l’histoire de cet homme qui se réveille
un matin avec un cancer, et qui refuse de faire soigner un
vieil homme. Cet homme refuse de le faire soigner, parce
que nalement, il y a quelque chose qu’il ne se pardonne
pas dans son existence. Il se dit que pour nir de vieillir, et
peut-être pour monter au ciel - ce n’est pas dit dans le livre
— il lui faut être un peu en paix avec lui-même. Et cette
douleur, nalement, il la prend comme quelque chose qui
est « le nécessaire à payer » pour continuer à progresser.
C’est évidemment une vision très morale des choses,
ce n’est pas celle que je revendique. Mais vous ne pouvez
pas empêcher un vieux - surtout que les vieux, en général,
ce n’est plus le moment de les faire changer d’opinion sur
leurs repères, et sur leurs références - d’avoir par moment
des opinions extrêmement morales, surtout dans la géné-
ration actuelle.
S’agissant du cadre pour le soin, je voudrais vous dire
encore deux ou trois choses. La première, c’est que l’on
remarque très fréquemment chez ces patients âgés, et
dans le système qu’ils composent avec leur entourage, une
situation un peu ambiguë, et notamment dans les insti-
tutions. Cette situation est ambiguë : elle est que les su-
jets très âgés imposent évidemment une certaine forme
d’échange dans le soin. Et qui dit échange, dit évidemment
donner quelque chose à l’autre. Or, il y a probablement
un fantasme chez les soignants que ce qui va être donné
pourra être emporté une fois que le patient aura disparu.
Il est très frappant de voir, quand on discute un peu avec
Le vieillard déprimé : entre travail de deuil et tentation de l’abandon
S92
les soignants, cet état de fragilité, ou de perplexité au mo-
ment où un patient vient à décéder- notamment un patient
auquel ils ont été attachés. Il est très frappant de voir com-
bien il y a à la fois une perplexité, et en même temps une
certaine inquiétude dans son quant-à-soi.
Evidemment, dans ces conditions, on fait le coup en
soignant une fois, mais le coup d’après, il fait un peu at-
tention. Et probablement que ce point fait un peu obstacle
à ce que du soin puisse être donné, ou en tout cas à ce
qu’une relation puisse s’établir ; à ce que du soin puisse
être donné ou en tout cas à ce qu’une relation puisse s’éta-
blir paisiblement avec le patient.
Deuxième point, c’est cet homme de 85 ans qui, un
jour, dit à une équipe des unités du service : « Je vous sou-
haite d’avoir mon âge ». « Diable ! Qu’a-t-il voulu dire ? »
me disent-ils quelques jours après. « Est-ce qu’il a voulu
dire que l’on aura de la chance si on y arrive ou est-ce qu’il
a voulu dire : « Si vous étiez à ma place, vous verriez que
ce n’est pas si facile ». La réponse est fonction de chacun.
Certains peuvent entendre cela comme un encourageant à
vivre jusqu’à 85 ans et puis d’autres au contraire se disent
que tout cela est un petit peu plus compliqué. Et puis, plus
généralement, s’il y a bien quelque chose qui est intéres-
sant, et c’est là que je voudrais vous lire cette petite phra-
se, c’est la question de ces deux lignes, cet appui dans le
manque dont témoignent les patients. Il ne faut pas croire
que les vieux sont complètement démunis et dépouillés. Il
y a quelque chose qui se soustrait chez eux. Il y a quelque
chose qui vient à manquer d’une certaine façon. Les mots
eux-mêmes viennent à manquer mais ce n’est pas pour cela
que c’est forcément une fatalité et qu’ils ne peuvent pas
en faire quelque chose. Voilà ce que je voudrais vous lire.
C’est l’histoire d’un couple, un homme et une femme qui
ont décidé de mourir ensemble. André a 90 ans et demi
et Marie a 96 ans. Ils décident donc de mourir ensemble.
Ils prennent des médicaments - ils nous ont raconté cela
dans le service après - et une dame, qui s’occupe d’eux
régulièrement leur téléphone le soir où ils ont pris des mé-
dicaments et où ils sont déjà en train de s’endormir. Cela
ne répond pas. Elle rappelle le lendemain matin et cela
ne répond toujours pas. Elle se dit que c’est impossible,
qu’ils n’ont quand même pas découché à leur âge. Elle pré-
vient la concierge. Les pompiers nissent par arriver. Les
pompiers tombent sur des vieilles personnes qui sont en
train de se réveiller. Ils ont pris 10 ou 15 Temesta chacun.
Ils les accompagnent aux urgences. Ces gens arrivent dans
le service munis de la lettre qu’ils ont écrit au commissa-
riat. Voilà ce qu’ils disent : « Nous n’avons pas d’enfants
et personne pour nous aider dans la vie quotidienne. Aussi,
n’accusez personne de notre mort. Nous partons heureux
de le faire ensemble car nous ne pouvons plus nous passer
l’un de l’autre ». Nous ne pouvons plus nous passer l’un
de l’autre et voici ce qu’ils décident de faire. Voyez-vous,
c’est étonnant, ils décident d’une certaine façon de radi-
caliser, si je puis dire, cette impossibilité dans laquelle ils
se tiennent. Ils ne peuvent plus se passer l’un de l’autre et
pourtant il va bien falloir à un moment donné, et quoi de
mieux, d’une certaine façon, que cette solution qu’ils ont
trouvé ?
Alors au fond, est-ce qu’il nous faut revenir impéra-
tivement, s’agissant de la dépression de ces vieillards, à
quelque chose qui a à voir avec la tristesse et avec la tris-
tesse fondamentale. C’est cela, cette tristesse excessive
mais cette tristesse aussi nucléaire qui, dans une meilleure
connaissance, nous fera probablement mieux comprendre
si un patient est authentiquement déprimé ou s’il est dans
un travail de vieillir. Il y a parfois dans la douleur morale
une dimension tout à fait impartageable mais il y a aussi
probablement quelque chose qui renvoie le sujet à son
existence personnelle et encore peut-être à un fantasme
d’autonomie alors qu’il est très dépendant. Peut-être est-
ce que l’émanence du manque, c’est-à-dire la nostalgie, a
aussi une fonction. Je voudrais juste insister sur un point,
sur ces patients qui commencent à entrer dans la démence.
Comme cela a été dit juste avant moi sur ces patients qui
rentrent dans la démence, il y a beaucoup de souvenirs
qui réaf uent très clairement comme si la mémoire, à un
moment donné, avait une fonction de réprimer le souvenir,
l’outil mémoire. Quand cet outil est perturbé, je trouve
que c’est un très bon élément diagnostic. Il y a beaucoup
de souvenirs qui réapparaissent à la surface. C’est un ex-
cellent signe diagnostique de début de démence. Je le di-
rais à ma collègue qui parlait avant moi qu’il serait certai-
nement intéressant de repérer les patients en fonction de
leur niveau démentiel sur ces patients qui avaient un fort
niveau de souvenirs.
Autre point très intéressant, il y a un certain nombre de
patients qui sont en train de démarrer la démence et qui
disent : « Je n’en peux plus parce que j’ai plus de souvenirs
aujourd’hui que de choses réelles à palper. Par exemple,
les gens qui sont autour de moi que j’ai connu, il y a plus
de morts que de vivants. » J’ai l’impression qu’à certains
moments, il y aurait comme une espèce de saturation du
souvenir. Lorsqu’il y a trop de souvenirs, cela coïncide. Je
ne vous dis pas du tout une explication psycho génétique
de la démence. La démence est bien entendu une maladie
neurologique. Cela va sans dire. Cela n’empêche que cela
coïncide. Ce qui veut dire en retour qu’au plan psychique,
les patients font quelque chose de ce qui leur arrive, y
compris de leur démence.
Il y aussi cette question d’incomplétude. Et je voudrais
encore vous dire ce qui me frappe le plus, c’est que l’on
n’ait pas encore du tout ré échi d’une certaine façon à
ce à quoi cette expérience de l’oubli renvoie. Or, il y a
quand même une situation physiologique que tout individu
a traversé, c’est l’oubli infantile. Comment se fait-il que
ce moment où l’on oublie tardivement est la condition cé-
rébrale la plus propice d’une certaine façon à ce que l’on
revienne à des dispositions cérébrales qui soient un petit
peu congruentes - on l’a dit tout à l’heure - à la situation
ambiante ? Et donc, dans un contexte d’oubli, il y a peut-
être quelque chose qui renvoie justement presque natu-
rellement à une période oubliée, et peut-être que nous
aurions là une petite explication au fait que l’on raconte si
souvent que ces patients déments retournent en enfance.
En poursuivant la métaphore, on pourrait se demander par
exemple quel est le statut des autistes par rapport à la
mémoire.
J. Pellerin
S93
Sur le travail du vieillir, je vous ai tout dit, sauf peut-
être une chose, le plus fondamental, c’est probablement
se passer de l’autre. Or justement, c’est un peu utopique
puisque l’on ne peut pas se passer de l’autre. C’est ce qui
fait que ce travail est si dif cile et c’est ce qui fait juste-
ment que probablement on est exposé de temps en temps
à un moment dépressif.
Je voudrais conclure en vous disant que probablement
est-ce qu’il faut non seulement une théorie du sujet âgé
mais surtout une théorie du sujet vieilli et que c’est à par-
tir de cette théorie du sujet vieilli que l’on pourra ré échir
à ce que c’est que la dépression comme moment de réa-
ménagement des pertes ou au contraire comme moment de
renoncement à quelque chose comme prélude à l’abandon
de soi-même. Je pense qu’à un moment donné, on est bien
obligé de faire avec le fait que de toute façon il va falloir
mourir. Et ça, c’est le prima du biologique. C’est essentiel.
Et c’est cela qui est intéressant. Il va falloir faire avec.
Dans cette situation dans laquelle sont ces patients,
dans laquelle nous sommes nous, soignants, face à ces pa-
tients, j’espère que vous observez que chacun, d’une cer-
taine façon, est dans une certaine solitude. Et je voudrais
insister quand même et vous dire un petit point d’optimis-
me, en tout cas celui avec lequel je travaille, c’est que
naturellement, c’est dans la solitude que l’on s’y repère
le mieux dans la question de son désir et dans la question
de la vérité par rapport à ce que l’on est soi-même. Au
fond, c’est peut-être cela qui fait d’une certaine façon,
à la fois pour nous soignants qui travaillons en gériatrie et
pour ces patients qui sont maintenant gériatrisés, qu’il y
a un certain intérêt à se rencontrer et à continuer de se
parler. Merci.
Questions / Réponses
Dr N. Bazin
Merci beaucoup pour cette présentation. Nous allons pren-
dre des questions, s’il y en a.
Une intervenante
Je voudrais remercier Jérôme qui est toujours formidable
dans sa façon de nous faire vivre son métier, et d’expri-
mer comment il vit auprès de ses patients très, très âgés
avec son œil de psychiatre. Je voulais le remercier de son
exposé.
J’aurais éventuellement une petite question pour lancer le
débat. Je crois qu’à travers ce que tu dis, tu lances beau-
coup de questions que l’on se pose tous quand on est face
à des personnes âgées de savoir si on est face à des mou-
vements psychologiques normaux face au handicap, à la
dépendance, la régression, et où est-ce que l’on est face
à une dépression ; une dépression où l’on se dit que deux
mois de traitement antidépresseur vont permettre au pa-
tient de faire face plus facilement à toutes ces dif cultés
qu’ils rencontrent. En psycho gériatrie, c’est vraiment no-
tre quotidien. Je trouve que ton expérience chez les sujets
très, très âgés est très intéressante. Je pense que chez
ces patients-là, la question est d’autant plus dif cile. Il
me semble que c’est quand même très important de se la
poser quand même à tout moment. Si on reste très cari-
catural dans notre rôle, notre rôle, c’est d’être sûr qu’il
n’y a pas quelque chose de l’ordre de la dépression, de
la mélancolie. Quand tu racontes l’histoire de ce patient
qui refuse de se soigner de son cancer, et que sa douleur,
c’est son châtiment, sa punition, on pense forcément à un
épisode mélancolique. Notre rôle médical, c’est avant tout
de se poser cette question-là avant de se dire que c’est
quelque chose de l’ordre de la vieillesse et de l’existen-
tiel. Même chose pour les suicides, quand on a des phra-
ses ambiguës ou pleine d’ambiguïté comme celles que tu
as citées : « J’aimerais bien voyager », on est tenu quand
même, même si on a envie de faire une interprétation qui a
sans doute toute sa valeur, de se poser la question de savoir
s’il n’y a pas une mélancolie derrière et être sûr que ce ne
sont pas des idées suicidaires, et qu’il n’est pas en train de
préparer quelque chose. Je crois que tu montres très bien
comment on navigue entre ces deux positions et combien
c’est dif cile. Il est important de ne pas oublier l’une des
deux et de vraiment naviguer entre les deux.
Un intervenant
Tu résumes tout à fait bien ce que je voulais dire. Cette
oscillation permanente et si dif cile dans laquelle on est.
Je pense que dans les années qui viennent, il nous faudra
certainement beaucoup compter sur des éthiciens, comme
on dit aujourd’hui, sur des gens avec lesquels on peut ré-
échir aussi sur le sens de nos pratiques, et puis peut-être
même à d’autres disciplines qui pourraient être associées
à toute cette ré exion-là. Incontestablement, il y a une
nécessité de se repérer en effet et d’arriver à ne pas man-
quer quelque chose qui pourrait être médicalisé. Je pense
qu’il y a un moment où - je ne sais pas comment on pourrait
établir cela – il y a une demande qui est aussi d’un autre
ordre, quel que soit le patient, que celui d’être purement
et stricto sensu médicalisé. C’est cela qui fait que c’est
également si compliqué.
Un intervenant
Est-ce que cette dernière demande n’est pas tout simple-
ment l’expression de sa propre liberté ?
Un intervenant
Oui bien sûr. Il s’agit tout à fait de quelque chose de cet
ordre-là. Les médecins ne doivent pas être les seuls garants
de la liberté d’un individu. Il faut que les médecins se si-
tuent aussi de ce côté-là.
Une intervenante
Merci beaucoup.
Un intervenant
La dépression qui est présentée comme une façon de re-
noncer un peu à ce qui nous attache à la vie, et pour avoir
moins mal au moment de mourir, ne pourrait-on pas imagi-
ner que ce sont des patients qui n’arrivent pas à renoncer
plutôt à des projets ? Il y a une façon de se sortir de l’hos-
pitalisation qui est de refaire des projets. Certains patients
ont peut-être du mal à faire des projets en sachant qu’ils
ne pourront peut-être pas les mener à bout et préfèrent ne
pas se projeter dans l’avenir plutôt que de se dire : « Je
vais investir quelque chose… » Quand on est jeune et actif,
Le vieillard déprimé : entre travail de deuil et tentation de l’abandon
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