La dépression : des pratiques aux théories 11 Cas clinique : Reconnaître les désordres émotionnels du sujet âgé H. Sontag Strasbourg Mme Astrid Sch… est adressée pour la première fois à ma consultation, en octobre 1996, par son médecin de famille avec une lettre du neurologue disant exactement : « Mme Sch… présente un syndrome parkinsonien typique. Elle prend de l’Agréal (1 cp/j) depuis des années, elle ne se souvient plus des psychotropes qu’elle aurait pris avant août 1996, mais elle prend régulièrement 1/2 cp/j de Déroxat (j’ai eu l’occasion de voir 2 syndromes extrapyramidaux iatrogènes avec ce produit) et 1/2 cp/j de Noctran (qui contient aussi un neuroleptique). Bien que les signes aient commencé bien avant la prise de Noctran et Deroxat pourriez-vous SVP remplacer ces deux produits et je lui propose en attendant un Akinéton retard/j. Merci et croyez… « Ajouté en PS » en tant qu’antiparkinsonien d’appoint nous aimons (les neurologues) le Laroxyl à raison de V gtes/j. Cette patiente de 62 ans, mariée, 1 fille et 3 petits enfants, est fonctionnaire européen, ayant d’importantes responsabilités, et ses antécédents sont sans particularités, excepté une ménopause un peu difficile qui lui avait fait prendre des doses minimes d’Agréal, quelle ne prend plus depuis longtemps, et une HTA stabilisée, traitée par 1/2 cp/j de Rénitec. L’auteur n’a pas déclaré de conflits d’intérêt. © L’Encéphale, Paris, 2009. Tous droits réservés. Elle explique avoir présenté au printemps une grande fatigue qu’elle a mise sur le compte d’un surplus de travail, des difficultés à s’endormir, un sommeil agité de mauvaise qualité, un manque d’envie d’aller au travail (qu’elle expliquait par des conflits relationnels au travail) et des pleurs sans raison, ajoutés à une grande irritabilité. Son médecin lui avait donc donné le traitement incriminé dans le courrier du neurologue. Ce traitement n’avait pas changé grand-chose et malgré des vacances dans un endroit, où elle se reposait d’habitude, elle était revenue à l’automne découragée, démotivée, insomniaque et avec en plus une douleur dans le bras droit lui occasionnant des tremblements et des difficultés graphiques. D’où le recours au neurologue par son médecin, mais l’intéressée demande à consulter un psychiatre, comprenant que son problème résidait ailleurs, devant l’aggravation de ses symptômes, après arrêt des psychotropes et la prescription d’Akinéton. Après le traitement adéquat de son état dépressif par des doses suffisantes d’antidépresseurs associé à une psychothérapie, l’arrêt de l’antiparkinsonien et le traitement d’une capsulite de l’épaule par un médecin spécialiste de médecine physique, tout était rentré dans l’ordre. Elle n’a jamais présenté de syndrome extrapyramidal ni de syndrome « parkinsonien typique ». Elle a continué à être suivie épisodiquement surtout lors de rechutes saisonnières jusqu’en 2004. Je revois cette patiente en mai 2008. Sa situation a évolué : âgée aujourd’hui de 74 ans, elle a perdu l’an dernier, son mari, gros fumeur, d’un cancer du poumon (ce qu’elle se reproche car elle lui fournissait les cigarettes détaxées !) et ajouté à la perte de celui-ci sont apparus progressivement, une insomnie du petit matin avec difficultés d’endormissement, des cauchemars et une fatigue matinale avec amélioration vespérale, une angoisse massive avec impossibilité parfois, de sortir de chez elle, peur d’être dépendante, des angoisses de mort et des idées suicidaires qu’elle arrivait à endiguer avec l’aide de son confident et pasteur (elle est luthérienne pratiquante). Elle a perdu beaucoup de contacts sociaux ayant dû déménager, il y a peu de temps pour des raisons liées à la reprise de son logement par le propriétaire. Ses douleurs de tendinite sont réapparues associées à des cervicalgies et des lombalgies, qui l’empêcheraient de conduire, étant han- La dépression : des pratiques aux théories 11 H. Sontag dicapée pour se déplacer et surtout, elle se plaint de troubles mnésiques : incapacité de se souvenir de ce qu’elle allait chercher d’une pièce à l’autre, perte de repères ou mélange les dates et les jours, fausses reconnaissances dans son entourage, oublie fréquemment ce qu’elle devait faire ou les rendez-vous, laisse la porte de son appartement ouverte et est cambriolée, perd ses clefs, oublie une casserole sur le gaz et risque de mettre le feu à l’immeuble etc. Elle consulte 1 an après le décès de son mari et la réapparition des troubles décrits ci-dessus, car elle a gardé le même médecin, appelé « traitant » depuis, qui estimait que son état était lié à la mort de son mari et se contentait de lui prescrire du Lexomil pour dormir et différentes benzodiazépines interchangeables dans la journée. Il refusait tout recours à un psychiatre estimant que ce n’était pas nécessaire (selon les dires de la patiente). Malgré ses demandes, elle n’avait eu pour toute réponse que d’aller consulter le même neurologue, « spécialiste des syndromes extrapyramidaux sous 10 mg de Déroxat », ce qu’elle refusa et exigea d’avoir « une lettre pour me consulter », – lettre qu’elle oublia d’ailleurs lors de la consultation –, par un acte manqué significatif, et qui disait « l’examen clinique du jour met en évidence une dépression réactionnelle à la mort de son mari, demande de psychothérapie ». S 30 L’Encéphale (2009) Hors-série 3, S29-S30 On note aussi l’apparition récente d’un diabète de type II, plus ou moins équilibré, en raison de la compliance au traitement très fantaisiste de la patiente du fait de son état psychique, avec une perte de poids de 8 kg en 6 mois et une HTA qui serait équilibrée par des bêtabloquants. Si la symptomatologie dépressive est évidente et justifie un traitement adapté, la problématique cognitive l’inquiète plus encore, car la patiente a eu une mère qui a présenté tôt des signes de démence et qui a été internée en hôpital psychiatrique vers l’âge de 55 ans pour mourir 20 ans plus tard dans un état végétatif ; on aurait dit à la patiente que sa mère souffrait de la maladie d’Alzheimer, ces éléments dont elle n’avait pas parlé à son médecin, majorant ses craintes de finir comme sa mère devant ses troubles mnésiques. Un traitement antidépresseur par IRSNA est mis en route avec un hypnotique non BZD et surtout un rendez-vous est obtenu rapidement auprès d’un « centre d’investigation des maladies liées à la démence » qui sur 2 jours établit ou affine un diagnostic par toute une batterie de tests psychologiques spécifiques et des tests neurologiques ainsi qu’un EEG. On ne retiendra que quelques résultats : mini mental test de Folstein 22/30 avec atteinte de l’orientation temporelle, de l’attention, du calcul et de la mémoire de rappel différée ; la mé- moire de rappel différée est satisfaisante sans troubles majeurs de la mémoire sémantique ni du raisonnement et du jugement, le MMES ne met pas en évidence de signe de maladie d’Alzheimer. La conclusion étant : « trouble cognitif touchant la mémoire de rappel immédiat ainsi que l’orientation temporelle, associé à des « ictus mnésiques » évoquant un contexte anxio-dépressif ». Très rapidement, la malade peut à nouveau dormir, sortir de chez elle et conduire en moins d’un mois, alors qu’elle se voyait condamnée à demander l’aide de sa voisine. Elle a retrouvé l’appétit et équilibré son diabète, n’a plus peur de l’avenir et fait à nouveau des projets à « l’Université des seniors », n’a plus d’idées suicidaires et ses douleurs de tendinite se sont estompées. Les troubles mnésiques persistent sous forme d’oublis banals liés à l’âge : elle ferme sa porte ou son robinet de gaz quand elle s’en va, s’est fait des repères mnémotechniques et est surtout rassurée de ne pas évoluer comme sa mère. Les angoisses qui étaient massives ont pratiquement disparu sans l’usage de BZD, contre-indiquées chez le sujet âgé du fait du risque de chutes, de confusion et de troubles mnésiques. Effet secondaire du traitement : déçue par les 2 épisodes qui l’on fait beaucoup souffrir, elle a changé de « médecin-dit-traitant ».