L’Encéphale (2009) 35, 377—385 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep MISE AU POINT Cannabis et psychose : recherche d’un lien de causalité à partir d’une revue critique systématique de la littérature Cannabis and psychosis: Search of a causal link through a critical and systematic review P.-Y. Le Bec a,b, M. Fatséas a,b, C. Denis a,b, E. Lavie a,b, M. Auriacombe a,b,∗ a Laboratoire de psychiatrie, EA4139, faculté de médecine Victor-Pachon, institut fédératif de recherche en santé publique, Inserm-IFR no 99, université Victor-Segalen Bordeaux-2, Bordeaux, France b Département d’addictologie, centre hospitalier Charles-Perrens, CHU de Bordeaux, centre Carreire, 121, rue de la Béchade, 33076 Bordeaux cedex, France Reçu le 12 juin 2007 ; accepté le 21 février 2008 Disponible sur Internet le 9 juillet 2008 MOTS CLÉS Psychose ; Symptômes psychotiques ; Usage de cannabis ; Vulnérabilité à la psychose ; Études prospectives ∗ Résumé S’il semble établi que le cannabis puisse être la cause d’une psychose aiguë, son rôle est plus controversé dans l’étiologie des psychoses chroniques. En particulier, du fait de l’association fréquente entre usage de cannabis et schizophrénie, la question a été posée d’un lien de causalité entre l’exposition au cannabis comme facteur de risque et le développement d’une psychose. L’objectif de cette revue de la littérature a été d’évaluer le lien de causalité entre l’usage de cannabis et le développement de psychoses ou l’apparition de symptômes psychotiques. Les études sélectionnées étaient des études prospectives examinant la séquence temporelle entre usage de cannabis et apparition d’une psychose ou de symptômes psychotiques. Nous avons obtenu 60 articles référencés dans MedLine. Après lecture des résumés, 17 articles ont été retenus, et après lecture, seuls sept articles ont été gardés pour analyse. Les données de la littérature montrent l’existence d’une association significative entre usage de cannabis et troubles psychotiques, notamment chez les sujets vulnérables. Le fait que tous les critères de causalité soient retrouvés, suggère que le cannabis est un facteur de risque indépendant pour l’apparition d’une psychose ou de symptômes psychotiques. En particulier, l’usage de cannabis pendant l’adolescence pourrait être un des stresseurs environnementaux qui interagissent en synergie avec une prédisposition génétique pour induire un trouble psychotique. Un dépistage précoce de la vulnérabilité à développer une psychose pourrait avoir des effets bénéfiques au niveau de la prévention des risques liés à l’usage de cannabis. © L’Encéphale, Paris, 2008. Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (M. Auriacombe). 0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2008. doi:10.1016/j.encep.2008.02.012 378 KEYWORDS Psychosis; Psychotic symptoms; Cannabis use; Vulnerability to psychosis; Prospective studies P.-Y. Le Bec et al. Summary Introduction. — Although cannabis use may be involved in the aetiology of acute psychosis, there has been considerable debate about the association observed between cannabis use and chronic psychosis. In particular, because of the frequent co-occurrence between schizophrenia and cannabis use, the question has been raised of a causal link between exposure to cannabis as a risk factor and the development of psychosis or psychotic symptoms. Objective. — The aim of this article was to examine the evidence that cannabis use causes chronic psychotic disorders by using established criteria of causality. These criteria were defined by: biologic plausibility, strength of the interaction between the risk factor and the disease, reprieability of the results, temporal sequence between the exposure to the risk factor and the beginning of the disease and existence of a dose—effect relationship. Methods. — The selected studies were found in Medline using the keywords ‘‘cannabis’’ and ‘‘psychosis’’, ‘‘cannabis’’ and ‘‘schizophrenia’’, ‘‘cannabis’’ and ‘‘psychotic symptoms’’ and ‘‘prospective’’ or ‘‘cohort’’ or ‘‘longitudinal’’. The selected studies were all prospective studies assessing the temporal sequence between cannabis use and emergence of psychosis or psychotic symptoms. The search strategies resulted in 60 records that were screened by reading both titles and abstracts. Seventeen studies were considered eligible, and then, after reading the full text, seven met the inclusion criteria. Results. — Together, the seven studies were all prospective cohorts and represented 50,275 human subjects. There were three European studies (from Sweden, Holland and Germany), one from New Zealand and one from Australia. Only one study of the seven did not show a significant association between cannabis consumption and increase of the risk of developing a psychosis. However, this study had some bias, such as low level of cannabis use and the lack of evaluation of cannabis use after inclusion. For the six other studies, data show the existence of a significant association between cannabis use and psychotic disorders (with an increased risk between 1.2 and 2.8 in Zammit et al.’s study), particularly among vulnerable individuals (that is with a prepsychotic state at the time of inclusion). Therefore, all the studies that assessed a dose—effect relationship showed this link between cannabis use and the emergence of psychosis or psychotic symptoms. The fact that all causal criteria were present in the studies suggests that cannabis use may be an independent risk factor for the development of psychosis. Results seem to be more consistent for vulnerable individuals with the hypothesis that cannabis use may precipitate psychosis, notably among vulnerable subjects. In particular, early onset of cannabis use during adolescence should be an environmental stressor that interacts with a genetic predisposition to induce a psychotic disorder. Conclusion. — The objective of this article was to examine whether cannabis use can be an independent risk factor for chronic psychotic disorders, by using established criteria of causality. Data extracted from the selected studies showed that cannabis use may be an independent risk factor for the development of psychotic disorders. Early screening of the vulnerability to psychotic disorder should permit improved focus on prevention and information about the specific risks related to cannabis use among this population. © L’Encéphale, Paris, 2008. Introduction S’il semble établi que le cannabis puisse être la cause d’une psychose aiguë, phénomène transitoire [19], son rôle est plus controversé dans l’étiologie des psychoses chroniques dont font partie la schizophrénie, les troubles schizophréniformes, schizo-affectifs et délirants [1]. Parmi les patients présentant une schizophrénie, le cannabis apparaît en effet comme une substance fréquemment consommée, avec le tabac et l’alcool [10,11]. Ces sujets présenteraient aussi un risque accru de développer un abus ou une dépendance aux substances, notamment au cannabis, par rapport à la population générale [15,22,26]. Ainsi, plusieurs hypothèses ont été émises afin d’expliquer la fréquence de cette cooccurrence : • l’automédication selon laquelle l’usage de cannabis aurait pour but de soulager les symptômes dits « négatifs » de la psychose, tels que l’émoussement affectif, l’anhédonie (incapacité à éprouver du plaisir) ou encore la perte de volonté, ou d’atténuer les effets indésirables des médicaments antipsychotiques [20,16] ; • le cannabis induirait une psychose sui generis. Cette « psychose cannabique » serait une entité nosologique Cannabis et psychose avec des caractéristiques distinctes de la schizophrénie [24] ; • le cannabis pourrait exacerber les symptômes d’une psychose et aggraver le pronostic de la maladie chez les sujets déjà atteints [8] ; • le cannabis précipiterait une psychose chez des personnes vulnérables [8,27,28] en jouant le rôle d’un facteur de stress selon le modèle vulnérabilité/stress de la schizophrénie [31,23] qui suggère que certains individus seraient plus sensibles aux stress que d’autres. D’un point de vue neurobiologique, plusieurs arguments vont dans le sens de cette dernière hypothèse, à savoir que le cannabis révélerait ou exacerberait des dysfonctionnements préexistants. Des observations chez le rat ont en effet montré que l’exposition au THC était associée à une augmentation de la libération de dopamine dans le cortex préfrontal [7]. Le cortex préfrontal de patients souffrant de schizophrénie présente une forte densité de récepteurs CB1 (récepteurs des endocannabinoïdes et du THC dans le système nerveux central) et leur liquide céphalorachidien une concentration élevée d’anandamide (agoniste endogène des récepteurs sur lesquels agit le THC) [21]. Une hypothèse biologique considère qu’une exposition répétée au cannabis induirait une augmentation de la concentration synaptique de dopamine, puis des changements plus prolongés dans les systèmes cannabinoïdes endogènes. Ces changements seraient d’autant plus importants que l’exposition au cannabis interviendrait pendant l’adolescence ou s’il existe une vulnérabilité préexistante à une dérégulation du système cannabinoïde et/ou des systèmes de neurotransmission qui lui sont liés. Cependant, afin de conclure à un lien de causalité entre l’exposition au cannabis comme facteur de risque et le développement d’une psychose, certains critères doivent être présents, en dehors de la plausibilité biologique [17] : • la force de l’interaction entre le facteur de risque et la maladie ; • la reproductibilité des résultats ; • la séquence temporelle entre exposition au facteur de risque et survenue de la maladie ; • l’existence d’une relation dose—effet. L’objectif de cette revue de la littérature a été d’évaluer le lien de causalité entre l’usage de cannabis et le développement de psychoses ou l’apparition de symptômes psychotiques. 379 psychotiques. Ces études concernaient des populations dans la tranche d’âge d’apparition des psychoses (adolescence, début d’âge adulte), sans discrimination géographique ou de sexe. Les sujets à l’inclusion ne devaient pas présenter de symptôme psychotique (mais « vulnérabilité » possible, comme par exemple préexistence de symptômes, mesurés par des échelles), et pouvaient être consommateurs ou non consommateurs de cannabis. Critères d’inclusion des études dans la revue systématique Cinq critères d’inclusion ont été déterminés. Les données expérimentales concernaient l’Homme. Les articles retenus étaient les essais cliniques (les revues de la littérature étaient exclues). Les études sélectionnées devaient avoir pour objectif d’examiner le lien de causalité entre usage de cannabis et psychose, et comprenaient à l’inclusion des sujets présentant ou ne présentant pas des symptômes psychotiques. Les variables d’intérêt devaient être évaluées de manière prospective. Les études étaient exclues s’il manquait un de ces critères. Sélection des études Nous avons interrogé la base de données bibliographiques MedLine (1966 à juin 2005). Les mots clés utilisés pour cette recherche étaient cannabis et psychosis, cannabis et schizophrenia, cannabis et psychotic symptoms et prospective ou cohort ou longitudinal. Les articles étaient sélectionnés selon les critères d’inclusion à partir de la lecture des résumés ou de l’article intégral si le résumé faisait défaut. Analyse critique : constitution d’une liste de critères La pertinence méthodologique des différentes études ainsi sélectionnées était évaluée à partir d’une liste de critères (Tableau 1). Analyse statistique Les résultats étaient donnés sous forme descriptive, car les échantillons des études étaient trop hétérogènes pour permettre une méta-analyse. Pour chacune des études, les résultats sont donnés sous la forme de rapports de cotes (RC) [5]. Méthode Résultats Il s’agit d’une revue systématique de la littérature [9]. Population et schéma des études Les études sélectionnées étaient des études prospectives examinant la séquence temporelle entre usage de cannabis (usage simple, abus ou dépendance) et apparition d’une psychose (schizophrénie, trouble schizophréniforme, schizoaffectif, délirant ou psychotique bref) ou de symptômes Nous avions obtenu 60 articles référencés dans MedLine. Après lecture des résumés, 17 articles avaient été retenus, les autres ne répondant pas à au moins un des cinq critères nécessaires à l’inclusion. À la lecture de ces articles, seuls sept articles avaient été gardés pour analyse : • quatre portaient sur le lien entre usage de cannabis et développement d’une psychose ; 380 P.-Y. Le Bec et al. Tableau 1 Critères de lecture critique des articles sélectionnées. Critères d’évaluation Variables recueillies Schéma d’étude Cohorte de naissance, cohorte, étude longitudinale Inférieure ou supérieure à 5 ans Effectif, diagnostic de psychose ou « vulnérabilité à l’inclusion, perdu de vue, comparabilité des groupes En même temps Durée du suivi Caractéristiques de l’échantillon Temporalité des évaluations Méthodes d’évaluation des variables d’intérêt Facteurs de confusion Analyse statistique Évaluations identiques pour tous les sujets dans une même étude Mesure de la quantité, de la fréquence du cannabis consommé, mesure de la durée d’exposition au cannabis Usage d’autres substances, antécédents personnels ou familiaux de psychose ou autres affections psychiatriques, âge compris dans la tranche d’âge d’apparition de la schizophrénie Pris en compte dans l’analyse statistique Intervalles de confiance signalés Puissance statistique mentionnée • trois portaient sur le lien entre usage de cannabis et apparition de symptômes psychotiques ; • un portait sur les deux types de troubles. Au total, les études incluaient 50 275 sujets. Il s’agissait de cohortes prospectives. Les populations étaient européennes (Suède, Hollande, Allemagne), néo-zélandaise et australienne. L’usage de cannabis était évalué sur des critères de fréquence, ne permettant pas de distinguer l’usage simple, de l’abus ou la dépendance selon les critères DSM-IV. C’est pourquoi le terme « usage » concernant la consommation de cannabis est utilisé dans la présentation de nos résultats. Études s’intéressant au lien entre usage de cannabis et apparition d’une psychose : quatre études L’étude de Phillips et al. [25] portait sur un échantillon identifié comme étant à très haut risque de débuter une psychose, c’est-à-dire avec soit existence de symptômes atténués, soit de symptômes psychotiques brefs intermittents, soit d’antécédents familiaux de psychoses, soit de plusieurs de ces éléments à la fois. Cette étude ne retrou- vait pas d’association significative entre usage de cannabis et survenue de psychose (RC = 1,43 ; IC95 % [0,6—3,41]), mais présentait certaines limites, comme le faible niveau d’usage de cannabis dans l’échantillon et le manque de monitorage de l’usage de cannabis après l’inclusion (Tableau 2). L’étude de Zammit et al. [30] prenait en compte un biais majeur, qui était la possibilité que certains sujets aient pu être en phase prodromique de psychose au moment de l’inclusion, c’est-à-dire en début de maladie, en limitant une partie de l’analyse aux schizophrénies diagnostiquées après une période de cinq ans. L’ajustement était réalisé sur les variables suivantes : • • • • • • • • • le comportement dans l’enfance ; l’abus d’alcool ; l’histoire familiale psychiatrique ; la situation financière ; l’occupation du père ; le quotient intellectuel ; les relations interpersonnelles ; l’âge de paternité ; l’usage de cigarettes. L’étude ne montrait pas d’association significative entre usage de cannabis et développement d’une schizophrénie diagnostiquée après une période de cinq ans (RC = 1,2 ; IC95 % [0,8—1,8]). En revanche, les sujets qui avaient consommé du cannabis plus de 50 fois à l’inclusion avaient 3,1 fois plus de risque de développer une schizophrénie que ceux qui déclaraient n’en avoir jamais consommé à l’inclusion (RC = 3,1 ; IC95 % [1,7—5,5]). Ce résultat était retrouvé quand l’analyse était limitée aux schizophrénies diagnostiquées après une période de cinq ans, mais l’association était alors moins forte (RC = 2,5 ; IC95 % [1,2—5,1]). Dans l’étude d’Arseneault et al. [2], les usagers de cannabis avant 15 ans avaient 4,5 fois plus de risque de présenter un trouble de type schizophrénique à 26 ans que ceux qui n’en consommaient pas au moment de l’évaluation à 15 ans (RC = 4,5 ; IC95 % [1,1—18,2]). Cette association n’était plus significative quand les sujets présentant des troubles psychotiques dès l’âge de 11 ans étaient exclus de l’analyse. De plus, l’association était plus forte quand l’usage avait lieu avant l’âge de 15 ans que quand il avait lieu avant l’âge de 18 ans. À 18 ans, l’association était non significative (RC = 1,6 ; IC95 % [0,6—4,2]). Dans l’étude de van Os et al. [27], l’usage de cannabis augmentait le risque d’incidence de psychose chez des sujets qui ne présentaient aucun symptôme psychotique à l’inclusion. Les auteurs avaient éliminé les facteurs de confusion qu’étaient les troubles psychotiques à l’inclusion et les autres abus de substances. Les usagers de cannabis (tout usage) avaient 3,3 fois plus de risque que les nonusagers de développer une psychose (RC non ajusté = 3,3 ; IC95 % [1,5—7,2]) ; ce risque était de 2,8 (RC ajusté = 2,8 ; IC95 % [1,2—6,5], après ajustement sur l’âge, le sexe, le groupe ethnique, le niveau d’éducation, le chômage, le célibat et le fait de vivre en milieu urbain. De plus, une relation dose—effet était observée, puisque le risque de développer des symptômes psychotiques augmentait avec le niveau d’usage du cannabis. L’augmentation du risque était de 2,2 % pour le groupe des non vulnérables. Le risque de psychose était plus important quand les auteurs compa- Tableau récapitulatif des études s’intéressant au lien entre usage de cannabis et apparition d’une psychose. Auteurs, année Échantillon Durée du suivi Critères d’évaluation Résultats Conclusions principales Limites Phillips et al., 2002 100 sujets australiens Risque élevé de psychose Âge : 14—28 ans 12 mois Cannabis : au moins 1 fois/mois ou moins d’1 fois/mois à l’inclusion Critères PACE pour la psychose RC = 1,43 IC95 % : 0,6—3,41 Usage de cannabis faible, absence de monitorage après inclusion Zammit et al., 2002 41 820 conscrits suédois Âge : 18—20 ans 27 ans RC ajusté pour les sujets ayant fait usage plus de 50 fois = 3,1 IC95 % : 1,7—5,5 Arseneault et al., 2002 759 sujets néo-zélandais 11 ans à l’inclusion 15 ans RC pour les sujets ayant fait usage avant 15 ans = 4,5 IC95 % : 1,1—18,2 Association plus forte si usage de cannabis avant 15 ans Facteur de confusion : association non significative si prise en compte des sujets avec symptômes psychotiques à 11 ans van Os et al., 2002 4104 sujets hollandais dont 59 « vulnérables à la psychose » Âge : 18—64 ans 3 ans Cannabis : autoquestionnaire à l’inclusion De jamais à plus de 50 fois (vie entière) Critères ICD8/9 pour schizophrénie/psychose Cannabis : 3 fois ou plus Autoquestionnaires à 15 et 18 ans Critères DSMIV pour troubles schizophréniformes à 26 ans Cannabis : fréquence, de moins d’1 fois/mois à presque tous les jours en base, à 1 an et 3 ans de suivi CIDI section psychose (DSMIIIR) BPRS et évaluation de nécessité de soins à 3 ans Pas d’association significative entre usage de cannabis et entrée en psychose dans la population étudiée Relation dose—effet Association forte entre usage plus de 50 fois à l’inclusion et apparition d’une psychose RC ajusté = 2,8 IC95 % : 1,2—6,5 Relation dose—effet Augmentation modérée du risque chez les non vulnérables, et très marquée chez les vulnérables Faible effectif de sujets « vulnérables » Cannabis et psychose Tableau 2 381 382 raient les usagers de cannabis et les non-usagers dans le sous-échantillon de sujets présentant une vulnérabilité à la psychose à l’inclusion. L’augmentation du risque était alors de 54,7 %, mais l’effectif était faible (n = 59) (RC = 1,54). Études s’intéressant au lien entre usage de cannabis et symptômes psychotiques : trois études Arseneault et al. [2] évaluaient le lien entre cannabis et symptômes psychotiques à travers l’augmentation moyenne de points à l’échelle de symptômes psychotiques chez les usagers par rapport aux non-usagers (valeur du coefficient de régression linéaire ˇ). Leur étude montrait une association significative uniquement entre usage de cannabis avant 15 ans et apparition de symptômes psychotiques (ˇ = 6,9 ; IC95 % [2,1—11,8]). Cette association restait significative quand les symptômes psychotiques à 11 ans étaient pris en compte. Il faut cependant noter qu’il n’y avait pas d’évaluation d’apparition de symptômes psychotiques entre 11 ans et 15 ans (ou 18 ans). Ainsi, les symptômes pouvaient avoir précédé le début d’usage de cannabis. La séquence temporelle n’était pas établie. De plus, l’usage de cannabis n’était pas évalué entre 18 et 26 ans. Ces éléments rendaient l’interprétation difficile en terme de cause à effet (Tableau 3). Dans l’étude de Henquet et al. [18], l’ajustement était fait sur l’âge, le sexe, le statut socioéconomique, le fait de vivre en ville, les traumatismes durant l’enfance, la prédisposition à la psychose à l’inclusion et l’usage d’autres substances (y compris tabac et alcool). Les sujets ayant fait usage de cannabis au moins cinq fois dans leur vie à l’inclusion avaient 1,7 fois plus de risque par rapport aux non-usagers de développer au moins un symptôme psychotique (IC95 % [1,1—2,5]), et 2,2 fois plus de risque de développer au moins deux symptômes psychotiques (IC95 % [1,5—3,3]). Une relation dose—effet était observée. De plus, l’augmentation était nettement plus marquée chez les sujets qui présentaient une prédisposition à la psychose au début de l’étude (différence de risque de 23,8 % ; IC95 % [7,9—39,7]) par rapport à ceux qui n’en présentaient pas (5,6 % ; IC95 % [0,4—10,8]). La prédisposition n’était pas prédictive d’un usage ultérieur, ce qui remettait en cause l’hypothèse d’automédication. Les études de Fergusson et al. de 2003 [14] et de 2005 [13] portaient sur la même cohorte de naissances (Christchurch Health and Development Study). L’étude de 2005 avait été retenue pour deux raisons. Premièrement, le suivi était plus long ; deuxièmement dans l’étude de 2003 les auteurs s’intéressaient uniquement à la dépendance au cannabis. Dans l’étude de 2005, ils s’intéressaient à la fréquence d’usage, allant de 1 : non-usager à 5 : usage tous les jours. Les variables étaient ajustées sur l’âge de parentalité, le niveau d’éducation des parents, le statut socioéconomique de la famille, les conflits parentaux, les évènements de vie difficiles, les abus sexuels ou physiques et l’histoire d’abus/dépendance de substances et de troubles psychiatriques avant 16 ans. Les sujets faisant un usage quotidien de cannabis avaient des niveaux de symptômes psychotiques qui étaient entre 1,6 ; IC95 % [1,2—2,0] et 1,8 ; IC95 % [1,3—2,4] fois supérieurs à ceux des non-usagers. Ces deux résultats étaient issus de modélisations différentes. L’association P.-Y. Le Bec et al. n’était pas due à des facteurs de confusion, et la direction de causalité allait de l’usage de cannabis vers les symptômes psychotiques. Cette séquence temporelle n’était pas établie dans l’article de 2003 des mêmes auteurs [14]. Les auteurs mettaient aussi en évidence l’existence d’une relation dose—effet. Plus la fréquence d’usage de cannabis augmentait, plus le nombre de symptômes psychotiques augmentait. En effet, en considérant ce niveau de symptômes avec un RC égal à 1 pour les non-usagers, on observait un RC de 1,2 ; IC95 % [1,1—1,3] pour ceux qui consommaient du cannabis moins d’une fois par mois. Ce RC était de 1,3 ; IC95 % [1,1—1,6] pour ceux qui consommaient du cannabis au moins une fois par mois. Les sujets faisant usage de cannabis au moins une fois par semaine avaient un RC de 1,5 ; IC95 % [1,2—2,0]. Enfin, pour les usagers quotidiens les auteurs obtenaient un RC de 1,8 ; IC95 % [1,3—2,4]. Discussion L’objectif de cette étude était d’examiner le lien de causalité entre l’usage de cannabis et le développement de psychoses ou l’apparition de symptômes psychotiques à partir des données de la littérature. Parmi les sept articles sélectionnés, une seule, l’étude de Phillips et al. [25], ne mettait pas en évidence d’association significative entre consommation de cannabis et augmentation du risque de développer une psychose. Mais cet article comportait un certain nombre de biais, comme le faible niveau d’usage de cannabis dans l’échantillon et le manque de monitorage de l’usage de cannabis après inclusion. Les RC des autres études après ajustement sur les facteurs de confusion, notamment la possibilité que les sujets puissent être en phase prodromique de psychose à l’inclusion, dans l’étude de Zammit et al., allaient de 1,2 à 2,8. De plus, toutes les études ayant examiné la question d’une relation dose—effet [27,30,18,13] mettaient en évidence cette relation entre l’usage de cannabis et l’apparition d’une psychose ou de symptômes psychotiques. Nous nous sommes limités ici aux études qui évaluaient l’usage de cannabis et la symptomatologie psychotique de manière prospective, afin de déterminer la séquence temporelle entre ces deux variables. En effet, les études rétrospectives induisent un biais de mémoire des sujets, et les études transversales ne permettent pas de différencier la cause de l’effet. Dans toutes les études sélectionnées, les variables d’intérêt étaient mesurées prospectivement, ce qui permettait de déterminer la séquence temporelle. L’usage de cannabis précédait toujours la survenue de la psychose ou des symptômes psychotiques. L’interaction entre l’exposition au facteur de risque et la psychose semblait d’autant plus forte si l’usage de cannabis était précoce pendant l’adolescence [2], si l’usage était important (relation dose—effet), et surtout si les sujets étaient dits « vulnérables » [27], c’est-à-dire avec un état prépsychotique à l’inclusion. Ainsi, l’usage de cannabis pourrait induire l’apparition de symptômes psychotiques (sans qu’il y ait maladie), avec une relation dose—effet [13,18], surtout si les sujets avaient une « prédisposition » à la psychose [18]. De plus, l’usage de cannabis pourrait précipiter le début de la maladie (premier épisode psychotique) [28]. Tableau récapitulatif des études s’intéressant au lien entre usage de cannabis et symptômes psychotiques. Auteurs, année Échantillon Durée du suivi Critères d’évaluation Résultats Conclusions principales Limites Arseneault et al., 2002 759 sujets néo-zélandais à la naissance 26 ans Cannabis : usage 3 fois ou plus Autoquestionnaires à 15 et 18 ans Échelle de 0 à 58 points pour la psychose Coefficient de régression linéaire ˇ = 6,9 IC95 % : 2,1—11,8 pour les usagers à 15 ans Association entre usage de cannabis avant 15 ans et symptômes psychotiques Absence d’évaluation des symptômes psychotiques entre 11 et 15 ans ; de l’usage de cannabis entre 18 et 26 ans Séquence temporelle non établie Henquet et al., 2005 2437 sujets allemands Âge : 14—24 ans 4 ans Association entre usage au moins 5 fois et au moins deux symptômes psychotiques RC ajusté = 2,2 IC95 % : 1,5—3,3 Relation dose—effet Augmentation modérée du risque chez les usagers réguliers et très marquée chez les « prédisposés » Fergusson et al., 2005 1055 sujets néo-zélandais à la naissance 25 ans Évaluations à 16,18,21,25 ans Cannabis : usage 5 fois ou + et mesure de fréquence, de non-usager à presque tous les jours Hétéroquestionnaires à l’inclusion SCL-90R pour prédisposition, M-CIDI pour symptômes psychotiques à l’inclusion et à 4 ans Cannabis : fréquence. De non-usager à tous les jours 10 items SCL-90 Association symptômes et usage quotidien RC = 1,8 IC95 % : 1,3—2,4 Relation dose—effet Association entre usage de cannabis et symptômes (direction : usage → symptômes) Cannabis et psychose Tableau 3 383 384 Arseneault et al., dans une méta-analyse de 2004 [3], avaient calculé le pourcentage de cas de schizophrénie attribuable au cannabis. Ce risque attribuable était de 8 %, mais les auteurs concluaient que le cannabis n’était ni suffisant, ni nécessaire pour causer une psychose. Plusieurs facteurs entreraient en jeu. Dans une étude de 2003, Verdoux et al. [29] avaient utilisé une méthode d’échantillonnage des expériences sur une population non clinique de 79 étudiants français pour collecter des informations sur les consommations de substances addictives et sur les expériences psychotiques dans la vie de tous les jours. La vulnérabilité à développer une psychose avait été mesurée en utilisant un entretien clinique estimant le niveau des symptômes psychotiques. Cette étude avait mis en évidence que les effets aigus du cannabis étaient modifiés en fonction du niveau de vulnérabilité aux psychoses du sujet. En effet, les sujets vulnérables ressentiraient plus de perceptions inhabituelles, et moins de plaisir. Ainsi, ils ne « bénéficieraient » pas de certains effets « désirables » du cannabis (effets subjectifs agréables). Degenhardt et al., dans une étude de 2003 [8], avaient utilisé une modélisation mathématique pour tester quatre hypothèses : P.-Y. Le Bec et al. chotique, mais seulement dans un contexte d’interaction avec certains facteurs environnementaux pathogènes dont ferait notamment partie l’usage de cannabis. Ainsi, les données disponibles montrent une association significative entre l’usage de cannabis et le développement de troubles psychotiques, notamment chez les sujets vulnérables. Le fait que tous les critères de causalité soient retrouvés suggère que le cannabis puisse être un facteur de risque indépendant pour l’apparition d’une psychose ou de symptômes psychotiques, même si l’augmentation du risque, après ajustement des facteurs de confusion, apparaît modérée dans les études. En particulier, l’usage de cannabis pendant l’adolescence pourrait être un des « stresseurs » environnementaux qui interagissent en synergie avec une prédisposition génétique pour induire un trouble psychotique. Il convient bien évidemment de garder à l’esprit la nécessité de mettre en place des actions de prévention et d’information auprès de tous les adolescents vis-à-vis des risques liés à l’usage de cannabis. Cependant, un dépistage précoce de la vulnérabilité à développer une psychose pourrait avoir des effets bénéfiques au niveau de la prévention des risques liés à cet usage. Références • • • • le cannabis serait la cause directe de la psychose ; le cannabis précipiterait la psychose ; le cannabis aggraverait la psychose ; les psychotiques deviendraient plus facilement dépendants au cannabis. Les auteurs concluaient que le cannabis n’était pas la cause directe de la schizophrénie, mais pouvait précipiter les troubles chez des personnes vulnérables à développer des psychoses et aggraver l’évolution des troubles chez des personnes déjà atteintes. Une autre étude plus récente de Ferdinand et al. [12] concluait soit à une vulnérabilité commune, soit à une relation causale bidirectionnelle entre usage de cannabis et symptômes psychotiques. Les données étaient recueillies de façon rétrospective, mais en les réanalysant avec des écarts de deux ans pour limiter le biais de mémoire, les auteurs obtenaient les mêmes résultats. Une autre étude de Caspi et al. [6] portait sur la cohorte de The Dunedin Multidisciplinary Health and Development Study [2]. Les auteurs s’intéressaient au gène de la catécholO-méthyltransférase (COMT), et plus précisément à l’acide aminé 158, qui lorsqu’il est une valine, est suggéré comme étant un facteur de risque pour les psychoses, mais seulement chez des sujets exposés également à certains facteurs de risque environnementaux [4]. Les auteurs recherchaient le génotype des sujets à partir de cellules sanguines ou de prélèvements buccaux lorsqu’ils avaient 26 ans. Il y avait autant de garçons que de filles dans chaque groupe, avec 25 % de Val/Val, 50 % de Val/Met et 25 % de Met/Met. Les porteurs du gène COMT Val158 avaient plus de chance de développer un trouble schizophréniforme s’ils consommaient du cannabis. L’usage de cannabis n’avait pas cet effet chez les individus avec deux allèles Met158 . Les auteurs concluaient à une interaction gène—environnement. Certains gènes seraient ainsi susceptibles de représenter un facteur de risque pour le développement d’un trouble psy- [1] American Psychiatric Association. Diagnostic and statistical manual of mental disorders. 4th ed. Washington DC: APA; 1994. [2] Arseneault L, Cannon M, Poulton R, et al. Cannabis use in adolescence and risk for adult psychosis: longitudinal prospective study. BMJ 2002;325(7374):1212—3. [3] Arseneault L, Cannon M, Witton J, et al. Causal association between cannabis and psychosis: examination of the evidence. Br J Psychiatry 2004;184:110—7. [4] Bilder RM, Volavka J, Lachman HM, et al. The catecholO-methyltransferase polymorphism: relations to the tonic—phasic dopamine hypothesis and neuropsychiatric phenotypes. Neuropsychopharmacology 2004;29(11):1943—61. [5] Bouyer J, Hémon D, Cordier S, et al. Épidémiologie : principes et méthodes. Paris: Les Éditions Inserm; 1995. [6] Caspi A, Moffitt TE, Cannon M, et al. 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