PSYCHIATRIE DE L’ENFANT Les frères des enfants atteints d’une maladie neurologique chronique : difficultés et besoins émotionnels U. BALOTTIN (1, 2), C. TERMINE (1), M. QUADRELLI (1), S. BRONDOLO (1), S. BARATELLI (1), F. ZAMBONIN (1) Brothers of children with a neurological desease : difficulties and affective needs. Study of a clinical sample Introduction. Feelings of envy and jealousy among brothers belonging to families with a child affected by a chronic neuromotor impairment have rarely been studied and literature on this subject is sparce. The interest of this work arises in particular from our experience with families and children suffering from this kind of disability. Aims of the study. The individuation of frequency and characteristics of overt or « hidden » emotional problems in brothers of handicapped children. Needs of the handicapped child lead to the partial disinvestment of the « healthy » one. We therefore focused our attention on the defensive mechanisms involved. Method. The work was carried out in the Rehabilitation Unit of our Department of Child Neuropsychiatry. We selected all the families in which a son exhibited severe neuromotor impairment, and we proposed some sessions with the parents and the healthy children. Only 10 families with 11 children accepted these sessions. We asked the other families to fill-in the Achenbach checklist (CBCL). Assessment of the 11 children seen was made with talks, drawing and playing sessions, and with an interview of the parents at the beginning and at the end of the sessions. Results. We present the data of 33 CBCL filled-in and returned and of 11 psychodiagnostic observations. The CBCL showed 6 pathological and 5 borderline (with high psychopathological risk) total T scores. Among the 11 clinically observed children, 4 revealed a relevant psychopathological profile, so an individual psychotherapeutic therapy was proposed. These children expressed their emotional problems by difficult peer relationships, attention and concentration deficits and failure at school. Moreover, we found a significant correlation between a relevant child psychopathology, the fragile personality structure of the parents, and problems in the parental couple. Conclusions. These data stress the importance that must be given to emotional problems of handicapped children’s brothers. Very often these children aren’t able to express these problems, because either the parents' mental space is full of fears for the sick child’s prognosis and care, and their « free » time is filled with hospitalisations, check-ups and rehabilitation. Our experience shows that giving attention and space for thoughts encourages emotional and relational movements, with a transforming value that leads to enhanced integration of emotional experiences. Key words : Children with neurological chronic disease ; Family ; Healthy brothers ; Psychopathology. Résumé. Alors que de nombreux auteurs se sont occupés des difficultés des parents au moment de la naissance d’un enfant avec un handicap, l’état mental et émotionnel des autres enfants de la famille a été au contraire peu étudié, bien que la naissance d’un frère malade puisse représenter un élément de privation et un obstacle à un développement harmonieux. Notre Unité a pourtant élaboré un protocole d’évalua- tion des enfants dans des situations à risque, qui a été appliqué à 54 familles dans lesquelles un enfant a une pathologie neurologique chronique. Onze enfants sains ont été évalués cliniquement, avec des entretiens et des observations, et dans 4 cas on a relevé des signes importants de difficultés émotionnelles. Dans les cas qui n’ont pas accepté la consultation on a fait remplir aux parents le questionnaire (1) Child Neuropsychiatry Unit, Department of Clinical and Biological Sciences, University of Insubria, Macchi Foundation Hospital, Varese, Italy. (2) Department of Child Neurology and Psychiatry, IRCCS C, Mondino Foundation, Pavia, Italy. Travail reçu le 2 février 2004 et accepté le 24 février 2005. Tirés à part : U. Balottin (à l’adresse ci-dessus). 60 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 60-6, cahier 1 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 60-6, cahier 1 Les frères des enfants atteints d’une maladie neurologique chronique : difficultés et besoins émotionnels CBCL, qui a démontré une fréquence de problèmes psychopathologiques assimilable à celle de l’autre groupe. La mise en évidence dans notre échantillon de signes évidents de risque psychopathologique chez ces enfants, souligne pourtant l’importance de l’attention qu’il faut donner aux frères « sains » des enfants handicapés. Mots clés : Enfant ; Famille ; Frère ; Maladie neurologique chronique ; Psychopathologie. INTRODUCTION La naissance d’un enfant avec un handicap comporte un « changement catastrophique » (3) dans l’équilibre émotionnel de la famille. À la suite d’un tel événement traumatique, la désorientation et la confusion des parents sont évidentes dès les premiers instants après le diagnostic et elles ont fréquemment été objet de recherches (2, 4, 19) ; d’autre part l’état mental et émotionnel des autres enfants de la famille a été au contraire peu étudié, à l’exception d’une récente étude monographique (21). De nombreux auteurs se sont occupés des dynamiques familiales en relation avec la présence de plusieurs enfants et des émotions associées à l’intérieur de familles qui n’ont aucun membre handicapé. La naissance d’un deuxième enfant apporte des modifications à une structure familiale qui se trouve apparemment en équilibre ; pour ce qui concerne le premier né, il doit faire face et élaborer à un niveau intrapsychique le deuil lié à un traumatisme double ; ce traumatisme est à la fois lié à l’objet, à cause de l’objet maternel qui l’a déçu, et narcissique, pour la destruction de son illusion enfantine de toute-puissance (18). S. Freud définit la jalousie fraternelle comme un sentiment de haine jalouse envers le frère, qu’il vit comme un rival et un intrus, et de rancune tenace envers une mère infidèle qui partage son lait entre deux fils (7) ; selon Winnicott, elle est au contraire considérée comme un sentiment sain et salutaire, puisqu’elle est liée à la capacité de l’enfant d’aimer (23) : sa tolérance et sa résolution, grâce à l’élaboration du deuil qui lui est associé, sont une importante poussée maturative qui permettra à l’enfant l’entrée dans le monde social de la rivalité avec les autres. À partir de son point de vue particulier, M. Klein théorise que, dans le processus de formation précoce de la personnalité (11), pour que l’enfant puisse passer de la position pré-ambivalente (schïzo-paranoïde) à la position dépressive et pour pouvoir donc continuer dans le développement affectif, il devrait y avoir une prévalence des expériences « bonnes » par rapport aux « mauvaises » ; le Soi peut ainsi apprendre à croire dans la force du « bon » objet, « source de nourriture affective », par rapport aux objets persécuteurs, aussi bien qu’à la prévalence de son instinct de vie sur celui de mort. La naissance d’un frère, aussi bien que d’autres évènements « extérieurs », peut être vécue dans ces phases précoces du développement comme un élément de privation, qui peut représenter un obstacle à la gratification nécessaire pour un développement harmonieux. L’envie est l’un des facteurs qui, selon Mélanie Klein, agit dès la naissance et influence massivement les toutes premières expériences de vie de l’enfant ; à différence de la jalousie, l’envie est le propre d’une relation duelle, et commence dès l’instant où l’enfant devient conscient du sein, objet partiel dispensateur de vie, de gratification et d’expériences positives. Gratification et envie sont inversement proportionnelles et si tout ceci a lieu sans troubles, l’enfant a accès à la position dépressive. Si l’on peut penser qu’un enfant est capable d’éprouver dès les phases les plus précoces du développement des émotions aussi intenses et qui peuvent potentiellement mener à une déstructuration, on peut aussi croire qu’une expérience de privation maternelle, bien que partielle, comme celle qui a lieu au moment de la naissance d’un frère, peut effectivement créer un sentiment d’ambivalence et d’agressivité. Néanmoins ce type d’expérience peut en même temps créer les bases d’une importante poussée évolutive, puisqu’elle permet l’élaboration de sentiments qui ne sont pas seulement négatifs mais qui sont aussi des constituants essentiels de la personnalité de l’enfant. Les choses sont bien plus compliquées dans un milieu familial où le frère rival a un handicap qui concerne, aussi bien d’un point de vue concret qu’affectif, tous les membres de la famille ; la mère doit renoncer à l’image de l’enfant parfait attendu et s’adapter à la naissance soudaine d’un enfant handicapé. Les longues hospitalisations, les contrôles fréquents, ainsi que les thérapies de réhabilitation, éloignent les parents (et plus souvent la mère) du reste de la famille. Mais c’est surtout le processus psychologique caractérisé par la préoccupation, l’angoisse et des pensées centrées presque exclusivement sur l’enfant malade, qui peut porter les parents à réduire de façon importante l’attention prêtée au reste de la famille et aux relations affectives situées en dehors de la dyade parent-enfant malade. Quand, en outre, comme c’est souvent le cas, l’handicap est la conséquence d’un accouchement pré-terme, donc non prévu et chargé d’angoisses de mort, le deuil que le couple parental doit affronter après le choc initial devient très important (5, 15, 17). Négation, anxiété, dépression, sentiments de culpabilité et ressentiment, envahissent le couple parental et, par conséquence, l’autre ou les autres enfants qui avaient bien partagé la joie, les fantaisies et l’excitation des parents pendant la grossesse. Selon les paramètres indiqués par Giannotti et Giannakoulas (9) à propos des aspects psychodynamiques du couple, on peut envisager l’apparition d’une modification de la membrane dyadique du couple, entraînée par un événement pathogène : le couple introduit l’handicap de l’enfant à l’intérieur de cette membrane, qui s’endurcit autour d’une triade pathologique, mère, père et pathologie de l’enfant. 61 U. Balottin et al. Le dévouement total à l’enfant avec une infirmité neuromotrice provoque souvent un désinvestissement libidinal des parents envers les enfants sains. Ces autres enfants sont donc facilement attaqués et éloignés par leurs parents, probablement en réponse au besoin de culpabiliser l’enfant en bonne santé. Au contraire, il peut aussi y avoir une tendance à intégrer les enfants sains dans une collusion pathologique sur la maladie. Il semble donc inévitable que les habitudes de vie, les relations à l’intérieur et à l’extérieur de la famille, et les états mentaux de chaque membre de la famille subissent des transformations profondes et continues, qui se répercutent sur la personnalité de chacun ; ceci est d’autant plus vrai dans le cas des frères, qui subissent ces influences dans une période de structuration de la personnalité. Hansi Kennedy (10) souligne que les enfants sains sont rarement conduits à la consultation chez le médecin ; ceci parce que leurs problèmes peuvent sembler moins préoccupants par rapport aux difficultés de leur frère, ou bien parce que la nécessité des parents de se défendre de leurs propres conflits envers l’enfant malade ou en général envers les sentiments liés à la maladie, leur empêche de reconnaître les problèmes de l’enfant sain. Un problème central dans ces situations semble être l’insuffisante disponibilité du contenant, « surchargé » d’émotions fortement déstructurantes (éléments bêta), et par conséquence une insuffisante fonction de rêverie (3). En référence au modèle de Bion, ceci empêcherait l’introjection de la part de l’enfant d’un « appareil pour penser les pensées » (fonction alpha) avec un effet négatif sur le développement mental ; ce qui reste « indigeste » aurait un rôle déterminant dans la suite sur le développement des symptômes. BUT DE LA RECHERCHE L’Unité de Neuropsychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent de l’Université de l’Insubria de Varese a élaboré un protocole d’évaluation des enfants dans des situations à risque, compte tenu de la littérature, de l’observation directe de situations critiques d’un point de vue émotionnel, et d’autre part de l’insuffisante attention prêtée aux problèmes psychologiques des frères sains par les médecins et les thérapeutes des centres de réhabilitation (concentrés sur le patient) et par la littérature. Notre intérêt dans ce travail s’est orienté surtout dans deux directions : – étudier l’existence de difficultés psychologiques chez les frères « non malades » et l’incidence d’une psychopathologie masquée par la complexité de la situation de la famille ; – aider les parents et les enfants « non malades » à devenir plus conscients de l’existence de difficultés psychologiques et éventuellement à s’en occuper avec une aide thérapeutique convenable. 62 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 60-6, cahier 1 MATÉRIELS ET MÉTHODES Ce travail a été effectué dans le Centre de Réhabilitation de notre Unité. Le centre s’occupe de la réhabilitation d’enfants entre 0 et 18 ans, atteints de différentes pathologies neuropsychiatriques, comme les maladies neurologiques chroniques (infirmités motrices d’origine cérébrale, syndromes malformatifs, disraphismes, maladies neuromusculaires). Les opérateurs qui travaillent dans le centre sont un neuropsychiatre de l’enfance, un médecin de la réhabilitation, un orthopédiste, des thérapeutes de la réhabilitation dans différents domaines (physiothérapie, logopédie, psychomotricité) et du personnel infirmier. Nous avons pris en considération les cent trente familles qui ont des enfants suivis avec des traitements de réhabilitation individuels et avec des contrôles médicaux périodiques. La prise en charge de la part du Centre comporte non seulement les séances de réhabilitation, mais aussi des entretiens réguliers avec les parents et avec l’enfant, et des rencontres avec les enseignants. Les pathologies invalidantes sont pourtant considérées comme des « syndromes » qui atteignent les différents domaines du développement de l’enfant. On a choisi les critères de sélection suivants : – présence dans la famille d’un enfant avec un handicap que l’on peut considérer comme « signifiant » pour sa gravité et pour ses répercussions sur l’équilibre de la famille ; la maladie doit comporter un traitement de réhabilitation avec une fréquence d’une ou plusieurs fois par semaine et de fréquentes visites médicales ; l’engagement est donc important du point de vue pratique et entraîne une grande préoccupation émotionnelle de toute la famille ; – présence dans la famille d’au moins un enfant sain. Au total, 54 familles ont été sélectionnées suivant ces critères ; à ces familles on a exposé le but du travail à travers une lettre d’information et un consentement informé, en soulignant la disponibilité pour quelques rencontres. Mais 44 familles ont refusé leur consentement et elles n’ont pas accepté cette proposition d’une évaluation des enfants « sains ». On leur a donc demandé de remplir le Child Behavior Checklist de Achenbach (CBCL) (1), un auto-questionnaire à remplir par les parents, qui donne une appréciation globale du comportement de l’enfant et de ses symptômes pédopsychiatriques. Les réponses données par les parents à 118 questions ont pour but de vérifier l’existence de difficultés du comportement au cours des 6 mois précédents. Les difficultés de l’enfant sont différenciées en 8 « syndromes », classifiés à leur tour en deux groupes : l’échelle des Problèmes Émotionnels (Internalisation, qui regroupe les syndromes suivants : anxiété/dépression, complaintes somatiques, retrait social) et celle des Troubles des Conduites (Externalisation : comportement agressif, comportement délinquant). Trois syndromes (problèmes sociaux, problèmes de pensée, problèmes d’attention) ne sont pas classifiés. Ce questionnaire a été proposé avec une double finalité : avoir des informations sur l’état psychologique et L’Encéphale, 2006 ; 32 : 60-6, cahier 1 Les frères des enfants atteints d’une maladie neurologique chronique : difficultés et besoins émotionnels comportemental des enfants « sains » et amener les parents, en le remplissant, à se poser des questions sur leur état mental. Le questionnaire a été rempli et rendu par 33 familles. L’âge moyen des 33 frères sains pour lesquels le questionnaire a été rempli est 9 ans et 7 mois (de 4 à 18 ans) ; parmi ceux-ci il y a 16 garçons avec un âge moyen de 9 ans et 5 mois, et 17 filles avec un âge moyen de 9 ans et 9 mois. Dix familles, pour un total de onze frères non malades (puisque 2 frères appartiennent à la même famille), ont au contraire accepté notre proposition d’une évaluation des enfants « sains ». Parmi les 11 sujets étudiés cliniquement, il y a 8 filles et 3 garçons. L’âge moyen des enfants au moment de l’évaluation est de 7 ans et 4 mois (de 3 ans et 9 mois à 14 ans). La différence d’âge avec leurs frères malades se situe entre 11 mois et 9 ans et demi. Le diagnostic des frères malades se partage ainsi : 6 cas de tétraplégie ; 1 cas de rare syndrome génétique caractérisé par une grave encéphalopathie, surdité, troubles visuels complexes, retard mental profond et tétraplégie ; 2 myéloméningocèles ; 1 cas de syndrome de Down. Le protocole utilisé prévoit un premier entretien, pour l’anamnèse ; deux observations avec le frère sain effectuées par un neuropsychiatre ou un psychologue avec une formation psychanalytique, et basées, selon l’âge, sur une observation de jeu et des dessins ou sur des entretiens ; on effectue enfin un entretien de restitution à l’enfant et un autre aux parents. Pour les observations de jeu, proposées aux enfants moins âgés (< 7 ans), on a sélectionné du matériel de jeu qui permette à l’enfant de récréer des situations familiales et prégnantes du point de vue des relations (la maison avec les personnages, les familles des animaux, le matériel nécessaire pour dessiner…). On souligne surtout l’importance du jeu symbolique, considéré comme « une activité à travers laquelle l’enfant puise spontanément son imagination, pour montrer avec des allégories, des métaphores et des symboles, une nouvelle version de ses évènements intérieurs et extérieurs » (20). Une sorte de « théâtre » qui représente le monde intérieur et extérieur de l’enfant, caractérisé par des émotions intenses et significatives (12-13), et dans lequel l’intensité des émotions « est réduite par l’espace de jeu » (Winnicott, 22), zone de transition située au-dehors de l’individu, mais qui n’appartient pas au monde extérieur, une zone où les émotions mises en jeu n’appartiennent ni à l’enfant ni au monde extérieur, mais sont vécues « autre part ». Les entretiens avec les enfants, utilisés à partir de 7 ans, ont le but d’analyser le fonctionnement de l’enfant : fonctions du Moi, test de réalité et conscience des problèmes, type d’angoisse, Surmoi, mécanismes de défense, idéal du Moi. Pendant les entretiens non structurés avec les parents, on a porté une grande attention à la possibilité de parler des rapports qui existent entre les frères, de la communication du diagnostic à l’enfant sain, des rôles acquis dans la famille et du fonctionnement social et hors de la famille de l’enfant objet de la recherche. Les entretiens de restitution ont acquis le sens d’un espace de compréhension et d’élaboration de l’expérience affective vécue pendant les rencontres. RÉSULTATS Sur un total de 33 questionnaires de Achenbach, remplis par les parents qui n’ont pas accepté le protocole d’observation de l’enfant sain, on a mis en évidence les résultats suivants : – par rapport aux scores américains, le score total T (échelle de psychopathologie générale) est « pathologique » dans 6 cas (dont 3 filles et 3 garçons) et « borderline » dans 5 cas (3 filles et 2 garçons) ; – le pourcentage de total T pathologique, aussi bien que celui des scores borderline, est partagé de façon équitable entre garçons et filles. On retrouve des différences plus importantes dans les deux domaines plus spécifiques, l’échelle des Problèmes émotionnels (Internalisés : 8 pathologiques, dont 6 filles et 2 garçons) et l’échelle des Troubles des conduites (Externalisés : 5 pathologiques dont 4 garçons et 1 fille). Dix familles ont accepté notre protocole d’évaluation de la psychopathologie et du comportement des enfants sains et 11 enfants non malades ont donc été évalués avec des observations et des entretiens, selon le protocole décrit auparavant. Les entretiens anamnestiques avec les parents ont mis en évidence les données suivantes : – Alimentation : • régulière dans 8 cas ; • dans 2 cas il y a des difficultés alimentaires, qualitatives et quantitatives ; • dans 1 cas les parents décrivent une alimentation excessive avec des traits boulimiques, au point que la fille est suivie dans un centre spécialisé pour obésité de degré moyen. – Sommeil : • régulier dans 6 cas ; • dans 1 cas on signale un problème désormais résolu ; • dans 3 cas il y a des réveils nocturnes, un sommeil agité et cauchemardeux ; • dans 1 cas on rencontre des difficultés du sommeil, somniloquie et énurésie nocturne primaire. – Relations en dehors de la famille : on a considéré le niveau et les modalités de socialisation avec les enfants du même âge et la participation aux activités de jeu et récréatives de groupe : • dans 6 cas : bonnes relations interpersonnelles ; • dans les autres 5 cas, la socialisation crée des problèmes (modalités de relation « borderline », tendance à s’imposer, difficulté à accepter et respecter les règles, isolement social et faible investissement sur les relations avec les autres enfants). 63 U. Balottin et al. – Scolarisation : parmi les 6 enfants qui fréquentent l’école, on a mis en évidence les données suivantes : • 2 seulement ont de bons résultats et une attention et une concentration suffisantes ; • chez 4 enfants on a mis en évidence une insuffisante concentration et des temps réduits d’attention qui invalident l’apprentissage, malgré les bonnes compétences intellectuelles démontrées. Ces enfants présentent tous des difficultés affectives, relevées par les entretiens anamnestiques (par exemple, troubles du sommeil, de l’alimentation…). – Attitude envers le frère ou la sœur handicapé : • dans 5 cas (les enfants en question sont toutes des filles) : affectueuse, protectrice et soignante, avec des tentatives de les faire participer à leurs jeux ou d’en organiser quelques-uns plus conformes à leurs possibilités ; • dans 4 cas, les parents décrivent une indifférence envers le frère ; 2 de ces enfants présentent aussi des difficultés de concentration et d’apprentissage ; • dans 2 cas il y a une vraie négation (un enfant nie l’existence de son jumeau, et déclare être fils unique ; cet enfant présente aussi des difficultés de concentration et d’apprentissage). En plus de ce qui a été rapporté par les parents, les observations de jeu et les entretiens cliniques ont aussi permis de décrire la relation avec le frère handicapé. – Un enfant âgé de 4 ans, avec un jumeau gravement handicapé, a représenté pendant le jeu une agressivité, une jalousie et une envie qui vont au-delà de la rivalité fraternelle physiologique : il frappe violemment un petit cheval contre un plus grand, il apparaît surexcité et il crie : « le frère… je lui ai fait mal… il est mort ! ». – Dans trois cas les enfants semblent ignorer la présence du frère ou de la sœur handicapé, ou semblent au contraire nier la situation de maladie. Ceci a été évident dans le cas de Daniele, un garçon de 13 ans, frère jumeau de Luca, atteint d’une grave tétraplégie et d’un grave retard mental. Pendant le premier entretien Daniele se définit « fils unique » et ne parle pas spontanément de l’existence de Luca. Dans les deux entretiens suivants, effectués au Centre de Réhabilitation, l’atmosphère émotionnelle est caractérisée par un meilleur contact, et Daniele parle au thérapeute de son désir d’offrir à un enfant handicapé qu’il voit par la fenêtre un petit avion en papier qu’il a construit et de jouer un peu avec lui. Ce garçon présente des symptômes préoccupants qui concernent soit les apprentissages, soit les relations avec les autres enfants. – Dans 3 cas seulement on note dans le jeu une grande empathie envers le frère ou la sœur, bien qu’avec une ambivalence liée à la compétition avec un frère « absorbant » et qui a besoin des attentions et de l’amour de la mère. Parmi les 11 enfants non malades évalués à travers des entretiens anamnestiques avec les parents, des observations de jeu et des entretiens avec l’enfant, on a donc mis 64 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 60-6, cahier 1 en évidence dans 4 cas des signes importants de difficultés affectives et de risque psychopathologique ; ces enfants sont les plus âgés de notre groupe (8 ans et 6 mois, 11 ans, 13 ans et 9 mois, 14 ans). Les diagnostics (formulés selon les critères du DSM IV) ont été les suivants : 1) un trouble envahissant du développement non spécifié, dont la conduite d’isolement s’est aggravée à la suite de la naissance des deux frères cadets (dont l’un gravement handicapé) ; 2) un trouble réactif de l’attachement, avec un rôle important joué par des évènements défavorables (graves conflits entre les parents) ; 3) un trouble dépressif non spécifié ; 4) un trouble anxieux non spécifié. Dans ces situations un traitement psychothérapeutique individuel a été indiqué ; dans 3 cas notre indication a été acceptée par les parents et les enfants (et dans 1 cas le traitement a déjà commencé), alors que dans 1 cas on a assisté à un refus de la part de la famille. DISCUSSION Sur le total de 54 familles choisies selon les critères de sélection cités auparavant parmi celles qui ont des enfants suivis dans le Centre de Réhabilitation de notre Unité, 44 familles ont refusé leur consentement et elles n’ont pas accepté la proposition d’une évaluation des enfants « sains ». Le nombre élevé de ces familles, bien au-delà du « drop-out » attendu, semble à notre avis lié à des problèmes psychopathologiques spécifiques de ce type de population : il souligne d’un côté l’extrême difficulté, déjà décrite par Kennedy (10), à utiliser un espace mental pour pouvoir s’occuper aussi des enfants « non malades », de l’autre la difficulté des parents à faire face aux problèmes émotionnels des enfants sains, ce qui pourrait accroître leurs sentiments de culpabilité pour s’être moins occupés de cet enfant par rapport au fils handicapé, et mettre en jeu leurs compétences parentales. On a demandé à ces familles qui n’ont pas accepté notre protocole de remplir le Child Behavior Checklist de Achenbach (CBCL). Il faut souligner que, sur un total de 44 familles, le questionnaire a été rempli et rendu dans 33 cas seulement. On peut penser que les 11 couples restants ont préféré éviter de faire face à un problème considéré trop lourd, ou bien qu’ils sont trop absorbés par la gestion de l’enfant malade. Les 33 questionnaires de Achenbach remplis et rendus par les parents qui n’ont pas accepté le protocole d’observation de l’enfant sain, ont mis en évidence un score total T « pathologique » dans 6 cas et « borderline » dans 5 cas ; ces résultats sont partagés de façon équitable entre garçons et filles. Le pourcentage de résultats « pathologiques » ou « borderline » (33 %) n’est pas du tout négligeable, si l’on considère qu’il s’agit d’une population d’enfants « sains ». Toutefois cette donnée est cohérente avec celle d’une L’Encéphale, 2006 ; 32 : 60-6, cahier 1 Les frères des enfants atteints d’une maladie neurologique chronique : difficultés et besoins émotionnels récente révision de la littérature (6), selon laquelle la fréquence de problèmes psychiatriques chez les enfants et les adolescents se situe entre 12 et 30 %. Il semblerait que les filles plus souvent que les garçons, expriment leurs problèmes émotionnels à travers des troubles internalisés, c’est-à-dire avec un retrait social, une somatisation, anxiété et dépression (pour citer les trois sous-échelles qui constituent le côté internalisé). L’aspect trouble du comportement et de la conduite semble au contraire plus problématique chez les garçons, avec des difficultés affectives et relationnelles, et ceci se manifeste avec des scores plus élevés par rapport aux filles dans les deux échelles de l’Externalisation, c’est-à-dire celle du Syndrome délinquant et celle du Comportement agressif. Parmi les 11 enfants évalués avec des observations et des entretiens, la fréquence de problèmes psychopathologiques est de 4 cas sur 11 (36 %). Par rapport à celle du groupe des enfants testés uniquement avec le questionnaire CBCL, cette fréquence est assimilable si l’on considère les résultats borderline aussi bien que les pathologiques (11/33, c’est-à-dire 33 %), alors qu’elle est supérieure si l’on considère uniquement les résultats pathologiques à la CBCL (6/33, 18 %) ; cette donnée pourrait être expliquée pour un défaut de la sensibilité du questionnaire par rapport à l’observation clinique. Dans notre échantillon, l’apparition de signes de difficultés émotionnelles augmente avec l’âge de l’enfant (les 4 enfants avec des problèmes psychopathologiques sont en effet les plus âgés) ; ceci peut indiquer que l’exposition à un stress émotif chronique dans la famille contribue à la structuration de difficultés psychiatriques chez ces enfants. On a mis en évidence des difficultés d’apprentissage, liées à des problèmes de concentration et d’attention, chez 4 enfants sur 6 qui fréquentent l’école ; ces enfants présentent aussi des problèmes psychopathologiques. On peut expliquer ces difficultés en considérant l’importance du côté émotionnel : l’apprentissage est en effet lié non seulement à la dimension cognitive et au développement des structures neurologiques, mais il est aussi directement dépendant du développement des émotions, des expériences qui influencent la qualité du monde intérieur du sujet et sa modalité de rencontre avec les objets du monde extérieur. Bion (3), Meltzer et Harris (16) et Klein (14) envisagent que la capacité de penser et de travailler, aussi bien que la possibilité de connaître, dépendent de la possibilité et de la capacité de moduler la souffrance mentale. Toute acquisition vraiment significative est une acquisition qui n’évite pas la douleur mentale, pensée comme l’ensemble des frustrations, des anxiétés et des problèmes présents dans les expériences de vie. La négation de cette souffrance est l’antithèse de la possibilité d’apprendre. D’autre part, des événements défavorables ont aussi une grande importance : dans au moins 8 de ces 11 cas, par exemple, la mère a dû nécessairement s’éloigner après la naissance de l’enfant handicapé, de façon plus ou moins constante, pour des interventions chirurgicales ou des hospitalisations prolongées en réanimation ou en pathologie néonatale, souvent accompagnées d’angoisses liées à la survie de cet enfant. Pour ce qui concerne la perception des expériences liées au besoin de dépendance et d’attachement, deux filles semblent avoir résolu ce problème en éliminant du jeu les figures adultes de référence ; l’une de ces filles raconte une histoire dans laquelle « … le père et la mère du lapin sont morts et il prend soin de sa petite sœur. La mère est morte d’une grave maladie, la « lapinite », alors qu’au père on a tiré une balle dans le cœur (…). Les terriers sont proches l’un de l’autre, et si sa petite sœur lui demande de l’aide il peut donc arriver tout de suite ». Pendant qu’elle joue, la deuxième fille raconte : « Dans cette maison habitent trois frères et un chien (…) ils n’ont pas de parents, ils sont tout à fait nés sans père ni mère… ». Le besoin est ensuite exprimé par ces filles avec différentes modalités et symptômes : la première a développé une boulimie et la deuxième « aborde » ses parents à travers l’échec scolaire. Six autres enfants avaient expérimenté la présence d’objets internes insuffisamment rassurants ; ces enfants sont donc devenus par nécessité autonomes et indépendants et ils manifestent actuellement une espèce d’hyperadaptation, dont certains aspects peuvent renvoyer à des structures comme un « faux soi ». Chez certains d’entre eux on peut mettre en évidence une tendance à ne pas « trop » demander à leurs parents, à se conformer à leurs demandes et aux nécessités du frère handicapé qui est souvent trop soigné et trop protégé. En accord avec la littérature (8), l’ordre d’engendrement ne semble pas important dans notre échantillon pour la détermination de problèmes psychologiques, qui sont aussi bien présents chez les frères nés avant l’enfant handicapé que chez ceux nés après lui. Il n’est pas facile de vivre physiologiquement l’envie, la jalousie, la rivalité, la rage et l’agressivité envers un frère malade, faible, incapable de réagir et de se défendre, avec lequel on ne peut pas entrer en compétition pour l’attention et l’amour des parents. Dans notre évaluation, les entretiens de restitution ont acquis le sens d’un espace de compréhension et d’élaboration de l’expérience affective vécue pendant les rencontres, avec, à notre avis, une valence thérapeutique ; dans certains cas, ils ont en outre permis d’évaluer l’utilité d’un travail psychothérapeutique, qui a été commencé dans un cas, et est accepté dans deux autres et refusé dans le cas restant. CONCLUSION Notre étude a mis en évidence que la majorité des enfants avec des frères atteints par des pathologies neurologiques chroniques ne présentent pas de risques au niveau psychopathologique ; dans la plupart des cas, les familles de notre échantillon ont été en effet capables de 65 U. Balottin et al. faire face à la naissance d’un fils avec un handicap, permettant ainsi aux autres enfants d’avoir un développement psycho-émotionnel normal. Toutefois, des troubles psychopathologiques ont été observés dans un pourcentage non négligeable chez les frères « sains » (33 %) ; dans ces cas, le développement émotionnel de ces enfants pourrait être influencé d’un côté par le déséquilibre des dynamiques familiales qui suit la naissance d’un frère handicapé, de l’autre par la nécessité de parvenir rapidement et de façon plutôt forcée à l’élaboration et au dépassement du besoin de dépendance. Ces enfants se trouvent en outre souvent dans la condition de devoir nier les expériences de rage et d’agressivité envers le frère, identifié comme personne « faible » et qu’il faut protéger, et dont ils doivent fréquemment prendre soin. Les identifications avec le frère, la rivalité physiologique, la compétition pour avoir l’amour et l’attention des parents, sont aussi difficiles. C’est comme si, dans ces situations, ces enfants ne pouvaient pas se permettre de développer des symptômes de troubles émotionnels et d’inadaptation, puisque les attentions et les préoccupations des parents sont principalement adressées à l’enfant malade ; les enfants qui montrent des signes de risque psychopathologique restent donc souvent masqués, comme le confirme la littérature. Il suffit de penser aux importantes résistances que l’on a rencontré dans ce travail, aux ambivalences, aux interruptions des observations, à la négation des difficultés au moment du premier contact avec la famille, au refus d’une prise en charge (ou à son acceptation uniquement verbale) pendant l’entretien de restitution. Au cours des observations, nous avons d’autre part remarqué que les enfants accueillent avec curiosité et intérêt la disponibilité d’un espace qui puisse contenir les émotions « impensables » et où l’on puisse leur donner un nom. Ceci peut donc représenter une « fonction alpha » (3) qui peut aider l’enfant pendant les entretiens, mais qui peut aussi être proposée par toute figure professionnelle des institutions, quand on pose des questions ou quand on fait des commentaires sur des évènements qui prennent aussi en considération les possibles difficultés ou le point de vue des frères « sains ». Nous pensons que, parallèlement à une prise en charge des parents, cette « fonction alpha » peut donner à ces enfants l’espoir de pouvoir être reconnus comme des personnes qui ont des besoins, qui sont vivantes et souvent souffrantes. 66 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 60-6, cahier 1 Références 1. ACHENBACH TM. Manual for the Child Behaviour Checklist/4-18 and 1991 profile. Burlington, VT : University of Vermont Department of Psychiatry, 1991. 2. BICKNELL J. The psychopathology of handicap. Brit J Med Psychol 1983 ; 56 : 167-78. 3. BION WR. Learning from Experience. London : William Heinemann, Medical Books Ltd, 1962. 4. 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