L’Encéphale, 2006 ;
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18-25, cahier 1 Coût du trouble bipolaire : revue de la littérature
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INTRODUCTION
La parution de l’étude
Global Burden
of Disease
(45) a
sans aucun doute marqué un tournant des politiques de
santé publique. En effet, cette étude a comparé l’ampleur
du handicap créé par 200 maladies et causes de handicap.
Les maladies mentales se sont alors révélées parmi les
principales causes de handicap dans la population mon-
diale. En particulier, le trouble bipolaire s’est révélé être
la sixième cause mondiale de handicap pour la population
âgée de 15 à 44 ans. Si le trouble bipolaire est devancé,
dans cette classe d’âge, par la dépression (1
er
rang mon-
dial pour cette classe d’âge et 2
e
rang mondial tous âges
confondus) et l’alcoolisme (4
e
rang), le handicap estimé
est du même ordre que celui de la schizophrénie,
classée 9
e
.
De tels chiffres sont à même de susciter des actions
de santé publique et des études médico-économiques
afin d’évaluer et améliorer l’état de santé des personnes
souffrant d’un trouble bipolaire. Or, si de telles actions
et études existent pour la dépression et pour la schizo-
phrénie, elles sont très rares pour le trouble bipolaire. En
particulier, l’évaluation des conséquences économiques
du trouble bipolaire n’a fait l’objet que de rares études.
De plus, alors qu’un traitement préventif, le lithium, est
utilisé depuis bientôt 50 ans, l’impact économique de
l’utilisation des thymorégulateurs sur le long terme est
un domaine négligé. Cette revue de la littérature fait le
point sur les connaissances actuelles concernant le coût
des troubles bipolaires et l’impact estimé des traitements
préventifs.
PRINCIPALES CARACTÉRISTIQUES
ÉPIDÉMIOLOGIQUES
La prévalence du trouble bipolaire en population géné-
rale varie selon les études, de 1,2 à 5,5 % (3, 8, 18, 62,
70) et de 0,16 à 3 % pour le seul trouble bipolaire de type I.
Une méta-analyse de 14 études épidémiologiques
(regroupant ainsi 62 736 sujets) a récemment été réalisée
(77). La prévalence vie entière du trouble bipolaire de
type I chez l’adulte est égale en moyenne à 0,82 %, [IC
95 % : 0,42-1,21].
Si l’on extrapole ces taux de prévalence à la population
française qui comptait en 1998, selon les statistiques les
plus récentes de l’INSEE (27), environ 47,5 millions de
sujets âgés de 15 ans ou plus, on peut estimer que le trou-
ble bipolaire de type I affecte environ 390 000 sujets en
France [IC 95 % : 200 000-575 000].
Le trouble bipolaire débute le plus souvent en fin d’ado-
lescence ou au début de la vie adulte [de 17 à 27 ans en
moyenne selon les études (71)]. Cette affection est chro-
nique car plus de 85 % des sujets bipolaires présenteront
des récidives au cours de leur vie (29). Ces récidives sont
fréquentes : les quelques études sur la durée d’un cycle
(intervalle de temps entre le début de 2 épisodes succes-
sifs) retrouvent une durée moyenne du cycle de 12 mois ;
cette moyenne recouvre 2 phénomènes distincts : d’une
part, les intervalles sont plus longs en moyenne au début
de la maladie et se stabilisent ensuite sur des durées de
12 mois (21, 57, 64, 78) ; d’autre part, environ 20 % des
personnes atteintes subissent des cycles rapides avec au
moins 4 épisodes thymiques sur 12 mois (65).
La durée moyenne d’un épisode varie entre 4 et 13 mois
(21). Celle des épisodes maniaques apparaît plus courte
que celle des épisodes dépressifs (33, 58). Les épisodes
mixtes durent plus longtemps que les autres types d’épi-
sode (32, 50). Il survient en moyenne autant d’épisodes
maniaques que d’épisodes dépressifs au cours de l’évo-
lution d’un trouble bipolaire ; cette moyenne masque une
prépondérance d’épisodes maniaques chez les hommes
qui seraient plus nombreux à présenter des manies uni-
polaires (34, 62) et à l’inverse, une prépondérance d’épi-
sodes dépressifs chez les femmes (2, 58).
Le trouble bipolaire est responsable d’une surmortalité
et d’une morbidité élevées. Le risque de suicide y est
15 fois plus élevé que celui de la population générale (24).
Outre la mort par suicide, le risque de mortalité prématurée
du trouble bipolaire est doublé par rapport à la mortalité
de la population générale, avec un risque accru de mort
violente, ou en rapport avec une maladie respiratoire ou
cardio-vasculaire (25).
La morbidité du trouble bipolaire est tout aussi impor-
tante. Après le début de leurs troubles, les patients bipo-
laires passent en moyenne 20 % de leur vie dans des épi-
sodes thymiques, selon l’étude de Angst et Preisig menée
sur une période d’observation de 27 ans (4). Leur progres-
sion socio-professionnelle est dégradée, avec au mini-
mum une moindre augmentation de leurs revenus, du
niveau de formation et de leur statut professionnel com-
parativement à des sujets non malades sur une période
de suivi de 5 ans (14). Dans près de la moitié des cas la
capacité à travailler est amoindrie, avec un surcroît de chô-
mage, un sous-emploi et une perte de productivité, entraî-
nant une perte de revenus pour les patients atteints. Ainsi,
40 % seulement des sujets bipolaires, suivis par Goldberg
et al.
(20), ont eu une évolution favorable avec reprise
d’une activité professionnelle au cours des 4 ans et demi
qui ont suivi leur hospitalisation.
Les conséquences socio-affectives sont également
importantes. Dans l’étude de Coryell
et al.
(14), 148 bipo-
laires ayant 36 ans d’âge moyen étaient célibataires pour
32 % d’entre eux (contre 15 % chez les témoins de même
âge) ou divorcés pour 45 % (contre 10 % des témoins).
Une étude indienne montre que l’impact de la maladie
bipolaire sur la famille du patient est sévère dans 37 %
des cas (13). Aux États-Unis, plus de la moitié des proches
s’occupant des problèmes de santé d’un patient bipolaire
rapportent une détresse sévère sur un des aspects de leur
vie (49). Les conjoints de bipolaires enquêtés sont plus
de la moitié, sur un petit échantillon, à dire qu’ils ne se
seraient pas mariés et n’auraient pas eu d’enfants s’ils
avaient su avant ce qu’était la maladie bipolaire (63).
Une femme atteinte d’un trouble bipolaire ayant débuté
à l’âge de 25 ans perd, en moyenne, 9 années d’espé-
rance de vie, 14 années de vie professionnelle active et
12 années de vie en bonne santé par rapport à une per-