CIRAC L’interview d’actualité

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CIRAC
L’interview d’actualité
« Sans le principe que le libre exercice de la responsabilité
exige en contrepartie que celle-ci soit pleinement assumée,
nulle communauté ne peut fonctionner durablement. »
Patrick STEINPASS,
Directeur de la Division Macroéconomie/Marchés financiers,
Deutscher Sparkassen- und Giroverband (DSGV, Berlin).
31 janvier 2011.
La « crise de l’Euro » fait la une de l’agenda européen depuis plusieurs mois. Au centre de l’attention générale : les positions défendues par l’Allemagne, « écolier modèle » de l’UE. Quelles sontelles vraiment, et surtout, qu’est-ce qui les motive ?
CIRAC : Dans les médias, il est actuellement question d’une « crise de l’euro ». On évoque alors tantôt la
monnaie, tantôt les dettes souveraines, ou encore une trop faible convergence au sein de la zone euro… De
quoi s’agit-il en réalité ?
Patrick Steinpass :Assurément pas d’une crise affectant la monnaie. En interne, au sein de la zone euro, la
monnaie unique a apporté une stabilité plus grande que le deutsche mark – y compris pour l’Allemagne. Et en
externe, sa valeur par rapport au dollar est actuellement de 1,35 $ pour 1 €. Traduit en « ancienne monnaie »,
cela équivaut à une parité qui aurait été d’environ 1,45 DM pour 1 $ – le DM n’a jamais été plus haut, sauf
brièvement en 1995. Comment peut-on, dans ce contexte, sérieusement parler d’une « monnaie en crise » ?
De fait, nous traversons une crise de la dette et nous souffrons aussi d’un trop faible degré de convergence au
sein de la zone euro, surtout en ce qui concerne la compétitivité. Voilà pourquoi il s’agit désormais d’une part
d’assurer durablement la soutenabilité des finances publiques et, d’autre part, de renforcer la compétitivité de
l’UE, surtout à sa périphérie.
Le problème de la dette publique ne concerne en effet pas que des pays comme la Grèce ou l’Irlande sur lesquels se concentre particulièrement l’attention en ce moment, mais pratiquement tous les pays de la zone
euro – et pas seulement eux : il suffit de penser au Royaume Uni ou aux Etats-Unis dont les finances publiques
sont elles aussi à la dérive.
CIRAC : Certains partenaires européens, dont la France, reprochent à l’Allemagne d’avoir un comportement
« non-européen » et de ne pas se montrer « solidaire » avec les Etats membres surendettés. L’Allemagne rétorque en expliquant que la solidarité ne doit pas donner lieu à une « union de transferts ». Que faut-il
entendre par là ?
Patrick Steinpass : Je ne vois pas sur quoi pourrait se fonder ce reproche. Car l’Allemagne se montre bel et bien
solidaire avec les pays en crise – et elle leur apporte un soutien massif. Au sein du Fonds européen de stabilité
financière (FESF), l’Allemagne assure près de 30 % des garanties. Or dans la crise que nous traversons, cette
solidarité va de soi, il n’y a pas d’alternative.
Mais dans le même temps, l’Allemagne rappelle aussi que la « solidarité » ne peut pas être le principe sur lequel, « en temps normal », fonder durablement la gouvernance de la zone euro – du moins pas en l’état actuel
de l’intégration politique de l’UE. Au contraire, le principe qui doit prévaloir, à l’avenir aussi, est celui qui veut
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que dès lors que de la politique budgétaire et fiscale relève de l’échelon national, c’est à l’échelon national qu’il
revient aussi d’en assumer pleinement la responsabilité.
Faute d’être assise sur le principe selon lequel le libre exercice de la responsabilité exige en contrepartie que
celle-ci soit pleinement assumée, nulle communauté – et pas seulement une Union monétaire – ne peut fonctionner durablement.
Or c’est là la raison pour laquelle l’Allemagne s’oppose à l’introduction d’obligations européennes. Depuis l’origine de l’Union monétaire, c’est en effet cette délicate articulation entre une politique monétaire désormais
commune et des politiques budgétaires et fiscales toujours nationales qui constitue le défi majeur de l’UEM.
Un point sur lequel plusieurs responsables comme Hans Tietmeyer et Otmar Issing, mais aussi Jean-Claude Trichet par exemple, avaient expressément attiré l’attention – dès avant l’adoption du Traité de Maastricht.
Il s’est révélé que non seulement ce défi n’a pas pu être relevé, mais que nous nous sommes engagés sur une
mauvaise voie, la politique budgétaire nationale de nombreux pays n’ayant pas satisfait aux exigences de la
politique de stabilité. Il s’agit aujourd’hui de rétablir l’équilibre de cette articulation. Créer des « Euro-Bonds »
signifierait que, après avoir adopté une politique monétaire commune, unitaire, nous procéderions en outre à
la mutualisation de la responsabilité pour les conséquences de la politique budgétaire – c’est-à-dire à une mutualisation de la dette. Cela ne créerait nullement un nouvel équilibre ; bien au contraire, cela créerait de nouvelles tensions. Ce n’est donc pas le système de responsabilité qu’il faut redéfinir, mais bien plutôt les politiques budgétaires qu’il convient de revoir.
CIRAC : On dit que l’Allemagne a fait de la „stabilité“ une doctrine…
Patrick Steinpass : Il est vrai qu’en Allemagne, nous avons développé une sensibilité particulière pour la stabilité des prix. Mais nous ne l’avons pas pour autant érigée en doctrine ou dogme. Car chez nous, chacun sait que
sans stabilité des prix, toute croissance est fragile, toute richesse est trompeuse. En soi, la stabilité des prix ne
nous remplit pas l’estomac ; mais elle est une condition sine qua non pour nous permettre de travailler et ainsi
de gagner notre pain.
Ce point ne se résume donc pas à l’économie, mais soulève aussi d’importantes questions dans le domaine social. Car sans stabilité des prix, il serait plus difficile aux acteurs économiques de développer leur activité sur le
long terme, ce qui mettrait en danger la prospérité. L’inflation frappe toujours le plus durement les actifs dans
les catégories de salaires inférieures, dont elle détruit le pouvoir d’achat.
CIRAC : La notion de „stabilité“ apparaît dans divers contextes. A l’échelon de l’UE, nous avons le Pacte de
Stabilité et de Croissance, l’Allemagne avait adopté en 1967 une Loi pour la promotion de la stabilité et de la
croissance… Dans quelle mesure la notion de « pilotage global » qui la sous-tend marque-t-elle la conception
allemande d’un « gouvernement économique » de l’UE ?
Patrick Steinpass : La loi allemande pour la stabilité et la croissance est née dans les années 1960 et, de ce fait,
profondément marquée par l’idée d’un pilotage global de l’économie – c’est-à-dire l’approche keynésienne
d’une politique axée sur la demande. On ne peut donc pas dire qu’elle a servi de « modèle » au Pacte de
Stabilité et de Croissance.
Cela dit, quand on lit attentivement cette loi, on découvre qu’elle se fonde elle aussi sur le principe d’une
politique budgétaire orientée sur le long terme, c’est-à-dire sur la soutenabilité des finances publiques, tel qu’il
est ancré de même dans le Pacte de stabilité et de croissance. Car la loi allemande ne connaît pas seulement le
« deficit spending » en période de récession, mais bien plus encore l’impératif d’excédents budgétaires en
période de forte croissance. Mais même nous, en Allemagne, ne nous y sommes guère conformés, et pendant
longtemps. Sinon, le niveau de notre dette ne dépasserait pas aujourd’hui les 75 %.
Qu’il s’agisse de « gouvernement économique » ou de « coordination des politiques économiques » – ramener
ces concepts à la notion de pilotage global serait réducteur. Car nous avons en Europe – dans de nombreux
pays – un problème de dette auquel s’ajoute un problème de compétitivité, voire un problème structurel de
l’économie de certains pays.
La crise des subprimes aux Etats-Unis nous a montré où mène une politique qui cherche à combattre la dette
par plus de dettes encore. Une telle approche est vouée à l’échec, qu’il s’agisse du budget d’un ménage ou de
celui d’un Etat.
Et ce n’est pas non plus en augmentant les dépenses publiques qu’on peut réduire les faiblesses structurelles
d’une économie ou développer sa compétitivité. Cette erreur, nous l’avons commise hélas trop souvent et trop
longtemps en Allemagne – dans les années 1970, 1980 et 1990.
Il n’en reste pas moins évident que le pilotage global fait partie des outils d’un « gouvernement économique »
– seulement, ici aussi doit s’appliquer la devise : « chaque chose en son temps ». En 2008, lorsque la demande
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s’est effondrée dans le monde entier, la situation exigeait qu’on y recoure. Et les Etats européens ont alors
répondu par un tel pilotage en coordonnant leurs politiques publiques de soutien à la conjoncture. Cette
réponse était alors impérative et adaptée pour éviter que l’économie ne s’effondre. Mais aujourd’hui, nous
avons à affronter en Europe des problèmes différents, qu’il s’agit donc de résoudre par d’autres moyens – mais
toujours conjointement et en coordination.
CIRAC : L’acception allemande de la „stabilité“ va très loin – si loin qu’on parle le plus souvent de « culture de
la stabilité ». On évoque alors le nom de Walter Eucken… Alors qu’on présente actuellement l’Allemagne
comme «le bon élève » de l’UE, dans une interview accordée au quotidien BILD (06-12-2010), le ministre fédéral des Finances, Wolfgang Schäuble, expliquait : « La politique d’économies budgétaires et la politique économique que nous menons dans le cadre de l’économie sociale de marché génère une bonne croissance et
garantit la stabilité sociale ». Que faut-il entendre par là ?
Patrick Steinpass : „Culture de la stabilité“… cette notion a actuellement le vent en poupe, et je ne peux que
soutenir l’idée qui la sous-tend. Mais j’avoue aussi que cette expression me met mal à l’aise – surtout sous sa
version étendue : « culture de stabilité allemande ». J’y associe immédiatement les qualificatifs de « donneur
de leçon » ou de « meilleur élève » ; or en Allemagne, nous ne sommes – ou peut-être faut-il dire ne sommes
plus – ni l’un ni l’autre.
Il suffit de regarder les faits. En termes de stabilité des prix ou même de dette, l’Allemagne n’a absolument rien
d’exemplaire en Europe. Ces vingt dernières années, le taux de l’inflation a été en moyenne inférieur en France
en comparaison de l’Allemagne. Et il y a quelques années, c’est tout compte fait l’Allemagne (conjointement
avec la France) qui a assoupli le Pacte de stabilité.
Soit dit en passant, la notion de « culture de la stabilité » n’a pas été forgée par Walter Eucken, mais par un
ancien président de la Bundesbank : Helmut Schlesinger. Il n’en reste pas moins que la « culture de la stabilité »
est intimement liée au concept d’« économie sociale de marché ». Car au fond, cette notion renvoie à une approche partagée par l’ensemble de la société allemande, à savoir que la stabilité monétaire est souhaitable
pour la simple raison qu’elle constitue une condition indispensable pour le développement durable de l’économie et qu’ainsi, dans le même temps, elle garantit la paix sociale.
CIRAC : Si, comme dans les contes, vous pouviez formuler un vœu : quelle démarche conjointe de la France et
de l’Allemagne aurait priorité pour la zone euro ou l’Europe dans le contexte actuel de la crise de l’UE ?
Si je pouvais formuler un vœu, alors celui-ci: L’Allemagne et la France devraient prendre le « leadership » en
Europe. Et ce, au sens le plus noble du terme : oser montrer la voie ; convaincre les partenaires en donnant le
bon exemple ; et, bien sûr, faire preuve de solidarité dans la crise – tout en exigeant avec fermeté de leurs
partenaires qu’ils prennent un nouveau départ.
(Propos recueillis et traduits par I. Bourgeois)
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