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CIRAC
L’interview d’actualité
L’Allemagne exporte-t-elle trop ?
Prof. Klaus F. ZIMMERMANN,
Président de l’Institut DIW (Berlin).
23 mars 2010
La question du « modèle économique » allemand occupe l’agenda médiatique français depuis que
Madame Christine Lagarde, ministre de l’Economie et des Finances, a critiqué dans le Financial
Times (14 mars 2010) la forte dépendance des exportations de l’économie allemande et sa faible
consommation intérieure. Nous avons demandé au président de l’Institut de recherche économique DIW (Berlin) de se prononcer sur les principales positions françaises sur la politique économique et sociale allemande.
CIRAC : Est-il vrai que, à en croire la presse française, la compétitivité des exportations industrielles allemandes repose sur une politique de modération salariale qui tasse la demande intérieure ? Et est-il vrai que
cette « politique industrielle » se fait au détriment des partenaires de l’Allemagne dans l’UE (en premier lieu
la France) ?
Prof. Zimmermann: Sur l’industrie tout d’abord. L’Allemagne est une économie industrielle : son industrie est
l’atelier du monde. Les biens qu’elle produit sont ceux sur lesquels l’Allemagne s’est spécialisée au fil de
l’histoire ; et cette spécialisation reflète les compétences que les Allemands maîtrisent le mieux. Grâce à son
industrie, tous les ans depuis 1952, la République fédérale réalise un excédent commercial – tantôt plus fort,
tantôt plus faible. Au cours des dernières années, mesuré par rapport au volume total des échanges, il a été
particulièrement élevé. Toutefois, à certains moments, il a été plus important encore, ainsi au milieu des
années 1970 ou au milieu des années 1980. Ces évolutions sont bien évidemment liées à la structure de la
production industrielle : l’Allemagne excelle surtout dans les biens d’investissement de haute complexité
technologique et dans l’automobile.
Il est un fait que, récemment, les salaires dans l’industrie allemande ont connu une croissance inférieure à celle
de la productivité, ce qui a amélioré la compétitivité-prix. Néanmoins, pour un grand nombre des biens
exportés – comme les machines –, les prix ne sont pas le seul élément entrant en ligne de compte, comme le
révèle le fait que, malgré une appréciation de l’euro sur plusieurs années, les exportations allemandes ont été
en hausse vers les destinations hors de l’UE. Cela n’est en rien l’effet d’une quelconque politique industrielle
puisque l’Etat allemand intervient beaucoup moins dans son économie que d’autres gouvernements.
Pour en venir enfin à la demande intérieure : il y a toute une série de facteurs qui entrent en jeu, dont la
progression indéniablement faible des salaires. Mais cela ne vaut pas pour l’industrie, car les salaires y ont
augmenté plus qu’en moyenne. En revanche, c’est dans le secteur des services que la part des bas salaires s’est
accrue, ce qui s’explique ainsi : en Allemagne comme dans les autres pays industrialisés, ce sont les actifs
faiblement qualifiés qui rencontrent les plus grandes difficultés sur le marché de l’emploi. Mais aujourd’hui, en
Allemagne, ceux-ci ont aujourd’hui un emploi et ne sont donc plus au chômage.
CIRAC : On entend dire en France que l’Allemagne jouerait cavalier seul dans l’UE. Peut-on réellement
affirmer qu’elle mène une politique économique et sociale pour défendre ses seuls intérêts particuliers au
détriment de l’engagement européen ?
Prof. Zimmermann : Si l’Allemagne n’agissait principalement que pour défendre ses propres intérêts, elle ne
serait assurément pas le premier contributeur net de l’UE – or elle l’est depuis des décennies. Il faut prendre en
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considération aussi l’immense effort financier consenti à l’Unité allemande. Ce n’est pas ainsi que se présente
la défense des intérêts particuliers !
Par la Stratégie de Lisbonne adoptée en 2000, l’UE s’est fixé pour objectif de devenir la région du monde avec
la plus forte croissance. Or quand on veut réaliser cet objectif, on agit en conséquence. On accepte alors de ne
plus alimenter par des subventions massives des secteurs qui ne sont guère porteurs d’avenir, à l’instar de
l’agriculture. Et on refuse de protéger la production agricole domestique par des barrières douanières ralentissant le développement des économies émergentes ou en transition. Or de telles recommandations d’action
s’adressent bien moins à l’Allemagne qu’à la France, un pays riche qui perçoit, au titre de la politique agricole
commune, autant de contributions qu’elle en verse au budget de l’UE.
CIRAC: On se focalise en France sur la politique salariale allemande. La compétitivité de l’industrie allemande
serait le fait d’une politique de dumping salarial. Certains commentateurs vont même jusqu’à comparer
l’Allemagne à la Chine…
Prof. Zimmermann: … dans l’industrie, les coûts salariaux horaires étaient à peu près du même niveau en
France et en Allemagne en 2008. Au sein de l’UE, ils n’étaient plus élevés qu’en Belgique, au Danemark et en
Suède. Mais l’année dernière, les salaires ont progressé plus nettement dans l’industrie allemande que dans
celle de ces pays.
Cela dit, le niveau absolu des salaires n’est pas déterminant à lui seul. Car ce qui importe, c’est le niveau des
salaires rapporté à la productivité. De 2000 à 2008, c’est-à-dire avant que l’impact de la crise soit manifeste, les
coûts salariaux unitaires dans l’industrie allemande avaient baissé d’un dixième environ. Or depuis, la situation
a changé : en 2009, ils ont connu une hausse spectaculaire ; leur niveau dépasse de 5 % celui de 2000.
L’avantage compétitif salarial n’a donc été que de courte durée. Je ne dispose malheureusement pas des
données pour la France. Mais les statistiques d’Eurostat révèlent qu’au cours de la décennie écoulée la
productivité de l’industrie française n’a que très faiblement progressé. Hors inflation, elle a même stagné, alors
que la masse salariale a connu une évolution comparable à celle de l’Allemagne. En un mot : les salariés
allemands n’ont pas épuisé la marge de redistribution, alors que les salariés français ont conclu des
conventions salariales quelque peu exagérées. Mais c’est là le résultat de négociations conclues en toute
autonomie par les syndicats et les fédérations patronales – du moins en ce qui concerne l’Allemagne. L’Etat n’y
a joué aucun rôle.
CIRAC: Les économistes allemands regrettent eux aussi la faiblesse de la consommation en Allemagne.
Pensent-ils eux aussi, comme le font les commentateurs français, qu’il conviendrait de donner un coup de
pouce au pouvoir d’achat ?
Prof. Zimmermann: Le lien est rien moins qu’évident. Certes, une hausse plus nette des salaires de l’industrie
aurait été possible sans mettre en danger la compétitivité allemande, mais ils sont déjà élevés en comparaison
internationale, et ils ont augmenté proportionnellement plus que dans les autres secteurs. Ensuite, il ne faut
pas oublier que l’Etat soutient déjà largement la consommation. Y a-t-il seulement un Etat membre de l’UE qui
consacre une part aussi élevée de son PIB aux transferts sociaux que l’Allemagne ? Non. Il faut garder à l’esprit
également le coût exorbitant de l’Unité allemande : dans les nouveaux Länder, le revenu disponible provient à
hauteur de 40 % de transferts sociaux. L’Etat doit-il augmenter les revenus des Allemands en redistribuant
encore plus de richesses, ou une dynamisation de la consommation par l’Etat doit-elle être financée en
accroissant encore une dette déjà abyssale ? L’exemple de la Grèce montre où conduirait une telle politique.
CIRAC: On estime, en France, que l’Allemagne devrait changer de politique : réduire la voilure de ses
exportations, baisser les impôts…
Prof. Zimmermann: … cela fait des années que les impôts baissent en Allemagne. Et du fait de la crise,
d’importants programmes conjoncturels ont été adoptés qui ont fait exploser la dette. L’enjeu à venir, c’est
donc plutôt de relever les impôts – si possible sans freiner l’essor de l’économie.
Quant à la suggestion de réduire les exportations, elle est absurde. Comment s’y prendrait-on ? Faudrait-il en
venir à une économie planifiée qui décide de ce qui doit être produit ou non ? C’est une approche absurde que
nous connaissons par trop en Europe dans le domaine agricole.
L’Europe n’a presque pas de ressources naturelles ; et du fait du niveau élevé des salaires, son économie ne
pourra rester compétitive qu’en misant sur la production de biens et services intensifs en savoir. C’est la raison
pour laquelle il est n’est pas tenable d’enjoindre aux pays qui poursuivent justement cette stratégie de réduire
leur voilure. Il est vital pour l’Allemagne d’investir plus de moyens dans la formation et les infrastructures
publiques.
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CIRAC: En tant que président d’un des grands instituts allemands de recherche économique, que recommanderiez-vous à la France?
Prof. Zimmermann: On risque de passer pour un Monsieur Je Sais Tout si on tente de répondre à une telle
question… Mais plus généralement, il apporte peu de critiquer les forces du partenaire parce qu’ainsi on prend
le risque de perdre de vue ses propres faiblesses.
Comme l’Allemagne, la France doit affronter pareillement le problème d’un chômage élevé. Mais au cours des
dernières années, on a réussi en Allemagne à réduire nettement le haut niveau de chômage structurel. Et
malgré la crise actuelle, le taux de chômage est non seulement aussi bas qu’au début des années 1990, il est
aussi largement inférieur à la moyenne communautaire. Une des clefs en a été qu’on permette en Allemagne la
progression d’un secteur à bas salaires offrant aux actifs faiblement qualifiés des perspectives d’emploi sans
que l’Etat intervienne par des subventions massives. En outre, il faut relever le défi du vieillissement
démographique. Cela signifie surtout qu’il est de moins en moins possible de renoncer aux compétences des
actifs les plus âgés. En Allemagne, la participation à l’emploi des seniors a connu une hausse fulgurante, en
France, elle stagne tout au plus.
(Propos recueillis et traduits par Isabelle Bourgeois)
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