Faut-il se préoccuper du vécu émotionnel des étudiants en médecine ? Should we be concerned

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Actualités en Médecine Physique
et de Réadaptation
ÉDITORIAL
Faut-il se préoccuper
du vécu émotionnel
des étudiants en médecine ?
Should we be concerned
about the emotional e­ xperiences
of medical students?
Le film Hippocrate rencontre un succès inattendu. En le voyant, on comprend
que, à l’hôpital, l’expression du vécu émotionnel des internes et des médecins
n’a pas de place et serait même dans une certaine mesure déplacée. Pour les
plus jeunes, la salle de garde joue ou plutôt jouait le rôle de soupape, l’hyperbole sexuelle y défiait la mort. L’ancien modèle relationnel était celui du paternalisme, infantilisant le malade “pour son bien”. Ce modèle offrait en même
temps l’avantage de protéger le médecin, par définition bienfaisant. Les temps
ont changé. Aujourd’hui, chacun doit trouver sa solution pour supporter la souffrance, l’angoisse et les plaintes des autres. De nos jours, on apprend à éteindre
toute émotion en se consacrant – si ce n’est exclusivement, du moins prioritairement – à la maladie ou à l’acte thérapeutique, c’est-à-dire en devenant peu ou
prou un ingénieur. C’est d’ailleurs parfaitement légitime en situation d’urgence.
N’est-ce pas par ailleurs le modèle relationnel adapté à la recherche clinique
thérapeutique, dont le principe de base est de supprimer au mieux toute subjectivité, du patient comme du médecin, grâce au “double aveugle” ? ­Pourtant, les
responsables de la c­ ommunication ne cessent de proclamer que le patient est
un “client” qui doit être placé au “cœur” ou au “centre” de l’activité hospitalière.
Comment expliquer la ­contradiction entre le slogan et la pratique ? Elle trouve
son origine au sein même du cursus de la formation médicale. L’étudiant de
première année est submergé par la sympathie. Il souffre de la souffrance du
malade. Il a peur de sa peur. Sa main tremble et il tourne facilement de l’œil.
© La Lettre du Neurologue 2014;
XVIII(10):361-2.
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Les infirmières le soutiennent. Puis, apprenant dans les livres les maladies,
il connaît en général une phase h
­ ypochondriaque durant laquelle il croit être
Actualités en Médecine Physique et de Réadaptation - 03 - Juillet - août - septembre 2015
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atteint de diverses p­ athologies ou se demande si ses proches n’en présentent
pas les ­symptômes. ­L’accumulation massive de connaissances et l’excès de
travail ont un effet sédatif. Les étudiants en médecine sortent bien souvent de
cette période avec un émoussement émotionnel et parfois même une dépression. Indifférents aux autres et désaffectés de soi. Ils s’interrogent alors sur
leur choix professionnel et se demandent, comme Benjamin, le jeune interne
du film Hippocrate, s’ils n’ont pas fait fausse route. Certains finissent dans
­l’indifférence à l’égard des patients, quand ce n’est pas dans l’arrogance, l’ironie
ou, pire, la détestation. Le patient est alors davantage un porteur de maladie,
un objet de recherche ou de gain qu’un sujet de soins. H
­ eureusement, d’autres
gardent ou retrouvent l’aptitude à se laisser toucher par l’histoire singulière
du malade, souvent banale mais presque toujours douloureuse, condition première de l’empathie. Comment aider les jeunes à passer de la sympathie du
novice à l’empathie du ­professionnel ? La solution, bien sûr, est de pratiquer
une médecine qui ne soit centrée ni sur la maladie et son traitement, ni sur
le paiement à l’acte ou la T2A, mais sur le patient. On le dit, on ne cesse de le
répéter. Oui, mais pour se centrer sur l’autre, encore faut-il pouvoir se décentrer
de soi. Et pour se ­décentrer de soi, il faut à la fois disposer d’une solide identité professionnelle et ­bénéficier d’une niche émotionnelle personnelle sécurisante. C’est justement ce qui fait défaut aux jeunes internes. Comment résoudre
cette contradiction ? D’abord en cessant de penser et d’expliquer qu’un vrai
professionnel doit se comporter en technicien sans émotion. Ensuite en développant tout au long des stages hospitaliers des moments d’analyse partagée
entre seniors et débutants sur le vécu des patients et sur la relation avec les
­soignants (médicaux et paramédicaux), en permettant à chacun d’exprimer ses
émotions. La présence d’un tiers “superviseur”, comme cela se pratique en psychiatrie, pourrait en cela être très utile. Enfin, en développant l­’enseignement
de la “médecine narrative”, qui resitue l’histoire du vécu de la maladie dans
l’histoire de vie du patient. Michael Balint l’avait dit et écrit. Mais, comme le
disait Jean Lapresle, “tout a déjà été écrit, mais tout n’a pas été lu !”
André Grimaldi
Service de diabétologie, hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris.
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