domestiques, nourrices et autres paysans qui, certes, s’inscrivent dans une hiérarchie sociale
contraignante qui détermine les rapports des personnages entre eux mais dont l’action reste
étroitement tributaire du déroulement de la fable, qu’ils occupent la fonction marginale
d’utilité, la fonction secondaire de confident ou la fonction principale de machiniste, à moins
qu’ils ne permettent quelques intermèdes comiques lorsqu’ils commentent ou parodient les
intrigues dans lesquelles sont engagés leurs maîtres. Aussi Yannick Mancel n’hésite-t-il pas à
faire du travail un « tabou » du théâtre occidental presque aussi puissant que ne l’ont été le
sexe et la mort :
« Parmi les tabous auxquels l’Occident a, depuis ses origines, soumis la représentation théâtrale, aux
côtés du sexe et de la mort en direct, figurent aussi, pour une moindre part, le travail et la figure de ceux
qui l’incarnent. Longtemps relégués dans le substrat obscur de la farce et du grotesque, ils
n’apparaissent durant de nombreux siècles qu’à travers la silhouette dérisoire, tout à la fois maligne,
lâche et fourbe, des ouvriers, artisans et commerçants d’Aristophane, et ne sont guère arrivés jusqu’à
nous que par la filiation vivante de la tradition théâtrale : Ménandre, Plaute, Térence, la farce médiévale
et les canevas anonymes de la commedia dell’arte.
Dans le contexte précapitaliste du XVIIe siècle français, où la bourgeoisie commence à affirmer son
identité sociale […], les grands maîtres de la dramaturgie classique demeurent bien allusifs lorsqu’il
s’agit de montrer les processus qui produisent de la richesse, comme si l’obscénité du négoce […]
devait symboliquement justifier, au chapitre des convenances et des bienséances, le devoir d’oisiveté
aristocratique que le pouvoir monarchique et la société nobiliaire continuaient d’imposer sans
dérogation possible à leur classe dominante. […] Chez Molière, on ne sait presque rien, ou pas grand-
chose, de l’origine de la fortune de ces bourgeois enrichis et parvenus qui croient pouvoir tout acheter
avec leur argent […]. Il faudra attendre l’audace historienne et critique de Roger Planchon, dans les
années 1960, pour que la mise en scène (l‘écriture scénique), à partir d’une lecture aiguë du moindre
détail textuel, nous révèle enfin l’impensé économique, historique et politique de l’œuvre de Molière, au
point qu’il soit devenu aujourd’hui impossible d’ignorer l’empire agricole de Dandin, les pratiques
usurières d’Harpagon, ni les florissantes activités maritimes et commerciales d’Argante et de Géronte
dans les Fourberies de Scapin.
L’aventure encyclopédique et la philosophie des Lumières, animées par la pensée bourgeoise, tentèrent
bien par la voix de Diderot de faire exploser ce tabou en préconisant notamment la peinture des
conditions. […] La Brouette du vinaigrier de Louis-Sébastien Mercier s’est imposée avec le temps
comme l’exemple le plus pertinent de cette petite révolution dramaturgique »2.
Sans doute faudra-t-il apprendre à nuancer ce qu’il peut y avoir de péremptoire dans
l’affirmation d’un tel tabou : d’une part, parce que la relégation du travail dans le registre
farcesque et comique n’est pas nécessairement synonyme de dénégation3 (preuve en est la
régularité avec laquelle cette tradition se voit réinvestie – par Dario Fo, le Théâtre du Soleil
ou le Théâtre de l’Aquarium – pour représenter le travail et les travailleurs d’aujourd’hui) ;
d’autre part et surtout, parce qu’il convient d’être très prudent quant à l’utilisation
transhistorique du mot « travail » dont le sens actuel, comme activité humaine organisée à
l’intérieur du groupe social, ne s’impose véritablement qu’au XIXe siècle, impliquant un
processus d’abstraction et d’homogénéisation à la fois tributaire de l’histoire des
représentations et de celle du système économique. En somme, pour pouvoir proclamer
l’obscénité du travail, il faut encore être sûr que ce que le travail désigne à un moment donné
– il y a là une recherche tout aussi vaste que nécessaire à mener pour fonder la légitimité de
2 Yannick Mancel, « Travailler ou ne pas… telle est la question », in Michel Azama (dir.), De Godot à Zucco :
anthologie des auteurs dramatiques de langue française, 1950-2000, vol. 3 Le Bruit du monde, Paris, Editions
Théâtrales / SCÉREN-CNDP, 2004.
3 Du moins faudrait-il inscrire cette dénégation dans la question bien plus large de la représentation de la réalité
et prendre acte du fait qu’il a fallu peu ou prou attendre le XVIIIe siècle pour que la prose du monde fasse son
entrée sur les scènes – et dans les discours – sous une forme réaliste. Sur ce point, voir notamment Erich
Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale (1946), Paris, Gallimard, coll.
« Tel », 1968, chap. XV, p. 365-394 ; Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes » (1977), in Dits et écrits
1954-1988, t. 3, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, p. 251 et suivantes.