DOSSIER Prise en charge des seins d’une “femme mutée” Prise en charge du cancer du sein chez les femmes présentant un risque génétique ou une mutation de BRCA1 ou de BRCA2 : place du traitement conservateur avec radiothérapie Breast -conserving surgery followed by radiotherapy in women with high genetic risk or BRCA1/2 mutations Y.M. Kirova*, A. Fourquet* L Y.M. Kirova déclare ne pas avoir de liens d’intérêts. * Département de radiothérapie, institut Curie, Paris. e traitement conservateur des cancers du sein associe une chirurgie d’exérèse de la tumeur avec des berges en tissu sain (mastectomie partielle) à une irradiation de l’ensemble de la glande mammaire. BRCA1 (BReast CAncer gene 1) et BRCA2 sont des gènes indispensables à l’intégrité et à la stabilité du génome. Après exposition aux radiations ionisantes, les protéines BRCA1 et BRCA2 interviennent dans la réparation des lésions double-brin de l’ADN, par recombinaison homologue (sans erreur) et réparation non homologue (dans ce cas, des erreurs sont possibles). Elles interviennent également dans le contrôle du cycle cellulaire et la régulation de l’apoptose. In vitro, il a été mis en évidence une radiosensibilité accrue chez des lignées cellulaires qui n’ont pas de protéine BRCA1 fonctionnelle (lignées embryonnaires murines BRCA1−/−, tumeurs humaines BRCA1−/−), et une sensibilité accrue à la doxorubicine et à l’irradiation chez des lignées cellulaires provenant de souris BRCA1−/− “conditional knock-out” (1). 18 | La Lettre du Sénologue • No 60 - avril-mai-juin 2013 Ces observations soulèvent 2 questions : la radiosensibilité des tissus sains est-elle augmentée chez les femmes porteuses d’une mutation BRCA1 ou BRCA2 ? En est-il de même pour les cellules tumorales, et quelles sont les conséquences sur l’évolution carcinologique après traitement ? Peu d’études ont évalué spécifiquement la toxicité aiguë et les séquelles à long terme de la radiothérapie chez les femmes à haut risque génétique. Une étude multicentrique (2) a comparé des femmes porteuses d’une mutation à d’autres sans histoire familiale, analysées avec 7,5 ans de recul ; ni augmentation de la toxicité aiguë algique, cutanée ou pulmonaire, ni séquelles à long terme, qu’elles soient cutanées ou sous-cutanées, pulmonaires ou osseuses, n’ont été montrées. Une deuxième étude, comparant le devenir de 55 patientes porteuses d’une mutation à celui de 55 patientes “sporadiques” avec 7 ans de recul, n’a montré aucune différence concernant la toxicité aiguë ou les séquelles tardives (3). Cinq études ont comparé les risques de récidive mammaire et de cancer du sein controlatéral chez Résumé Les mutations BRCA1 et BRCA2 sont le principal facteur de risque du cancer du sein : jusqu’à 80 % de risque cumulé à 70 ans. Elles sont présentes chez 5 % des femmes atteintes d’un cancer du sein et jusqu’à 10 % chez les femmes âgées de moins de 35 ans. La plupart des études avec des suivis de 10 ans et plus suggèrent qu’il n’y a pas de risque accru de récidive locorégionale chez les patientes porteuses de mutations. Dans ces études, l’âge est le seul facteur prédictif de récidive locale, mais un avantage thérapeutique supplémentaire du tamoxifène et/ou de l’ovariectomie, ainsi que de la chimiothérapie, a été observé. De nouveaux traitements ciblés pourraient changer le pronostic de ces cancers, mais il existe un risque élevé d’un cancer du sein controlatéral. Les décisions du traitement locorégional doivent tenir compte de l’histoire familiale, mais aussi du choix de la patiente. des femmes porteuses d’une mutation de BRCA et chez des femmes ne présentant pas cette mutation ou sans histoire familiale. Les résultats sont résumés dans la figure 1. Les méthodes utilisées varient d’une étude à l’autre. ➤ Une étude de l’université de Yale (4) a porté sur 290 femmes de moins de 42 ans traitées pour un cancer du sein par chirurgie et radiothérapie, dans une population de patientes très jeunes ; seule la population des survivantes a été étudiée à 12,7 ans. Une recherche de mutations a été effectuée sur 127 d’entre elles (44 %). Les 22 qui avaient une mutation de BRCA1 (n = 15) ou de BRCA2 (n = 7) ont été comparées aux 105 chez qui ces mutations n’avaient pas été retrouvées. Les résultats montrent une augmentation du risque de récidive locale et de cancer controlatéral en cas de mutation. Le risque de récidive devient significatif à partir de la huitième année. ➤ L’étude de Rotterdam (5) a comparé 109 femmes porteuses de mutations et 410 sporadiques, appariées selon l’âge et l’année du traitement. Avec un recul médian de 4,3 ans, le risque de récidive locale était similaire dans les 2 groupes, alors que le risque de cancer controlatéral était augmenté dans le groupe présentant des mutations. ➤ L.J. Pierce et al. (6) ont conduit une analyse multicentrique comparant le cas de 160 femmes porteuses à celui de 445 autres, sporadiques, appariées selon l’âge et l’année du traitement, avec 7,9 ans de recul. Les taux de récidive locale étaient respectivement de 12 et 9 % ; les taux de cancer controlatéral, de 26 et 3 %. ➤ L’étude de l’institut Curie (7) a comparé, dans une étude cas-témoins, les données de 131 patientes à haut risque familial (dont 27 étaient porteuses d’une mutation de BRCA1 ou de BRCA2) à celles de 271 patientes sans histoire familiale, appariées selon l’âge et l’année du traitement. Les témoins avaient une période de suivi depuis le traitement au moins égale au délai écoulé entre le traitement et le test génétique chez les femmes à risque. Avec un recul médian de 9 ans, il n’a pas été constaté d’augmentation du risque de récidive chez les femmes présentant un risque lié à leur histoire familiale, qu’elles soient porteuses ou non d’une mutation. De même, aucune augmentation du risque n’a été observée chez les femmes porteuses d’une mutation de BRCA1 ou de BRCA2 comparativement à leurs propres témoins. Il y avait en revanche un risque accru de cancer du sein controlatéral. ➤ M.E. Robson et al. (8) ont recherché les mutations fondatrices de BRCA1 et BRCA2 dans une population de 496 femmes ashkénazes, à partir des prélèvements histologiques conservés lors du traitement initial. Avec un recul de presque 10 ans, aucune différence n’a été observée entre les taux de récidive locale des 56 femmes porteuses d’une mutation, et ceux des 440 qui n’en étaient pas porteuses, alors que le risque de cancer controlatéral était significativement augmenté. Les données de ces études sont présentées dans les figures 1 et 2, p. 20. Les dernières années, 2 de ces études ont été actualisées et les résultats publiés dans le Breast Cancer Research and Treatment (9, 10). Dans les séries de L.J. Pierce (9) portant sur 655 patientes de stade I-III, porteuses de mutations de BRCA1 ou de BRCA2, traitées par traitement conservateur (n = 302) ou mastectomie (n = 353), avec un suivi médian de respectivement 8,2 et 8,9 ans, la mastectomie diminue le risque de récidive, ainsi que la chimiothérapie adjuvante, mais sans impact sur la survie. Dans les séries de l’institut Curie (10), avec un suivi médian de 13,4 ans, on a constaté que l’âge était le seul facteur de risque de récidive locale (p < 10−3). Concernant le risque de cancer controlatéral, le facteur était la mutation de BRCA1 ou de BRCA2 (10). Aucune différence n’a été constatée en survie entre Mots-clés Cancer du sein Radiothérapie Risque génétique BRCA1 BRCA2 Summary BRCA1/2 mutations are the major risk factor of breast cancer: up to 80% cumulative risk at age 70. BRCA1/2 mutations are present in 5% of all women with breast cancer and up to 10% in young women < 35. Most studies suggest that there is no increased risk of breast recurrence in BRCA1/2 carriers at 10 years and longer follow-up. In these studies, the age is the strongest predictor of local recurrence but there was observed an added benefit from tamoxifen and/or oophorectomy, as well as from chemotherapy. New targeted treatments could change the prognosis of these cancers. But there is high risk of contralateral breast cancer. Treatment decisions have to take into account whether the patient is a known BRCA carrier or not: her family history and her choice. Keywords Breast cancer Radiotherapy Genetic risk BRCA1, BRCA2 % 40 BRCA 1/2 Contrôles 30 20 10 0 Yale 10 ans Rotterdam 5 ans Étude multicentrique 10 ans Curie 10 ans Memorial/McGill 10 ans Figure 1. Récidives locales après traitement conservateur du sein par chirurgie et radiothérapie : résultats des principales études publiées. La Lettre du Sénologue • No 60 - avril-mai-juin 2013 | 19 DOSSIER Prise en charge des seins d’une “femme mutée” Prise en charge du cancer du sein chez les femmes présentant un risque génétique ou une mutation de BRCA1 ou de BRCA2 : place du traitement conservateur avec radiothérapie % BRCA 1/2 Contrôles 40 30 20 10 0 Yale 10 ans Rotterdam 5 ans Étude multicentrique 10 ans Curie 10 ans Memorial/McGill 10 ans Figure 2. Cancers controlatéraux après traitement conservateur du sein par chirurgie et radiothérapie : résultats des principales études publiées. Références bibliographiques 1. Venkitaraman AR. Cancer susceptibility and the functions of BRCA1 and BRCA2. Cell 2002;108(2):171-82. 2. Pierce LJ, Strawderman M, Narod SA et al. Effect of radiotherapy after breast-conserving treatment in women with breast cancer and germline BRCA1/2 mutations. J Clin Oncol 2000;18(19):3360-9. 3. Shanley S, McReynolds K, Ardern-Jones A et al. Late toxicity is not increased in BRCA1/ BRCA2 mutation carriers undergoing breast radiotherapy in the United Kingdom. Clin Cancer Res 2006;12(23):7025-32. 4. Haffty BG, Harrold E, Khan AJ et al. Outcome of conservatively managed early-onset breast cancer by BRCA1/BRCA2 status. Lancet 2002;359(9316):1471-7. 5. Brekelmans CT, TilanusLinthorst MM, Seynaeve C et al. Tumour characteristics, survival and prognostic factors of hereditary breast cancer from BRCA2−, BRCA1− and non-BRCA1/2 families as compared to sporadic breast cancer cases. Eur J Cancer 2007;43(5):867-76. 6. Pierce LJ, Levin AM, Rebbeck TR et al. Ten-year multi-institutional results of breast-conserving surgery and radiotherapy in BRCA1/2-associated stage I/II breast cancer. J Clin Oncol 2006;24(16):2437-43. les patientes avec mutation ou avec un risque élevé et leurs témoins. En 2005, les groupes de T. Helleday (11) et de A. Ashworth (12) ont montré, dans des études in vitro, que les cellules déficientes en BRCA1 ou BRCA2, dans lesquelles la réparation des cassures double-brin (CDB) par recombinaison homologue était compromise, étaient hypersensibles à l’inhibition de l’activité PARP (poly[ADP-ribose] polymérase). Le mécanisme actuellement proposé à la base de cette toxicité repose sur le blocage de la voie de réparation des cassures simple-brin (CSB) dû à l’inhibition de PARP, qui conduit à la formation de CDB lors de la progression des fourches de réplication. Dans des cellules normales ou hétérozygotes pour BRCA1 ou BRCA2, le système de réparation des CDB peut réparer ces lésions létales, mais il est inopérant dans les cellules tumorales qui sont mutées pour les 2 allèles de BRCA1 ou BRCA2. L’olaparib a fait l’objet d’une étude de phase I incluant 60 patients porteurs de tumeurs solides, dont 23 présentant une mutation de BRCA1 ou de BRCA2 (13). La dose maximale tolérée d’olaparib était de 400 mg par voie orale 2 fois par jour. Le taux de réponse objective était de 49 % chez les patients dont les tumeurs présentaient une mutation de BRCA1 ou de BRCA2 ; cela a motivé une étude de phase II incluant des patientes ayant un cancer du sein triple-négatif ou un cancer de l’ovaire localement avancé ou métastatique (14). Au total, 91 patientes ont été incluses (65 patientes atteintes d’un cancer de l’ovaire et 26 d’un cancer du sein). Les patientes ont été stratifiées selon leur statut BRCA1 ou BRCA2. Ainsi, 90 patientes ont été traitées par olaparib (400 mg × 2/j ; cycle de 28 jours) jusqu’à progression de la maladie. Quel que soit le statut BRCA des patientes atteintes d’un cancer du sein, aucune réponse objective n’a été mise en 20 | La Lettre du Sénologue • No 60 - avril-mai-juin 2013 évidence. Les principaux effets indésirables étaient la fatigue (50 %), les nausées (62 %), les vomissements (35 %) et la diminution de l’appétit (27 %). Il est donc nécessaire d’identifier d’autres biomarqueurs prédictifs de la réponse aux inhibiteurs de PARP. L’identification de mutations germinales, telles que BRCA1 ou BRCA2, constitue une première approche (15). Du fait des altérations des mécanismes de réparation liées aux mutations de BRCA1 ou de BRCA2 les rendant potentiellement radiosensibles (16), les patientes traitées par radiothérapie pour un cancer du sein avec une mutation de BRCA1 ou de BRCA2 pourraient bénéficier d’un traitement combiné avec un inhibiteur de PARP. Conclusion L’indication d’un traitement conservateur du sein, par une chirurgie conservatrice associée à une irradiation mammaire, est toujours difficile à poser chez des femmes, souvent très jeunes, qui ont un cancer du sein dans un contexte familial à risque : les décisions de la patiente seront différentes selon que la présence d’une mutation est connue au moment du diagnostic, qu’elle est connue dans la famille mais pas chez la personne concernée, ou qu’elle est inconnue. Les données de la littérature suggèrent que la toxicité aiguë et à long terme de la radiothérapie n’est pas augmentée chez les femmes porteuses d’une mutation. Elles montrent également dans leur majorité qu’une mutation n’est pas un facteur de risque de récidive mammaire homolatérale, au moins dans les 10 premières années, alors que le risque de cancer controlatéral multiplié par 3 ou 4. Compte tenu des facteurs de risque de récidive associés au phénotype tumoral BRCA1 muté, un risque accru de récidive était attendu chez les femmes porteuses de cette mutation, ce qui n’a pas été observé. Ces constatations suggèrent que ces tumeurs sont particulièrement sensibles à l’irradiation, peut-être à cause du déficit des capacités de réparation des lésions de l’ADN induites par cette irradiation. Les résultats de ces études suggèrent donc qu’un traitement conservateur du sein doit être proposé aux femmes porteuses d’une mutation de BRCA1 ou de BRCA2, et qu’une mastectomie du sein concerné ne doit pas être la règle. De nouvelles options thérapeutiques, comme l’association de nouvelles molécules de type anti-PARP avec une radiothérapie, peuvent être proposées à nos patientes. ■ DOSSIER Prise en charge des seins d’une “femme mutée” Prise en charge du cancer du sein chez les femmes présentant un risque génétique ou une mutation de BRCA1 ou de BRCA2 : place du traitement conservateur avec radiothérapie Références bibliographiques (suite) 7. Kirova YM, Stoppa-Lyonnet D, Savignoni A et al. Risk of breast cancer recurrence and contralateral breast cancer in relation to BRCA1 and BRCA2 mutation status following breast-conserving surgery and radiotherapy. Eur J Cancer 2005;41(15):2304-11. 8. Robson ME, Chappuis PO, Satagopan J et al. A combined analysis of outcome following breast cancer: differences in survival based on BRCA1/BRCA2 mutation status and administration of adjuvant treatment. Breast Cancer Res 2004;6(1):R8-R17. 9. Pierce LJ, Phillips KA, Griffith KA et al. Local therapy in BRCA1 and BRCA2 mutation carriers with operable breast cancer: comparison of breast conservation and mastectomy. Breast Cancer Res Treat 2010;121(2):389-98. 10. Kirova YM, Savignoni A, Sigal-Zafrani B et al. Is the breast-conserving treatment with radiotherapy appropriate in BRCA1/2 mutation carriers? Long-term results and review of the literature. Breast Cancer Res Treat 2010;120(1):11926. 11. Bryant HE, Schultz N, Thomas HD et al. Specific killing of BRCA2-deficient tumours with inhibitors of poly(ADPribose) polymerase. Nature 2005;434(7035):913-7. 12. Farmer H, McCabe N, Lord CJ al. Targeting the DNA repair defect in BRCA mutant cells as a therapeutic strategy. Nature 2005;434(7035):917-21. 13. Fong PC, Boss DS, Yap TA et al. Inhibition of poly(ADPribose) polymerase in tumors from BRCA mutation carriers. N Engl J Med 2009;361(2):123-34. 2 | La Lettre du Sénologue • No 60 - avril-mai-juin 2013 14. Gelmon KA, Tischkowitz M, Mackay H et al. Olaparib in patients with recurrent high-grade serous or poorly differentiated ovarian carcinoma or triple-negative breast cancer: a phase 2, multicentre, open-label, non-randomised study. Lancet Oncol 2011;12(9):852-61. 15. Maxwell KN, Domchek SM. Cancer treatment according to BRCA1 and BRCA2 mutations. Nat Rev Clin Oncol 2012;9(9):520-8. 16. Fourquet A, Stoppa-Lyonnet D, Kirova YM, Sigal-Zafrani B, Asselain B; Institut Curie Breast Cancer Study Group; Institut Curie Breast Ovary Cancer Risk Study Group. Familial breast cancer: clinical response to induction chemotherapy or radiotherapy related to BRCA1/2 mutations status. Am J Clin Oncol 2009;32(2):127-31.