LA FRANCE DE LA CINQUIÈME RÉPUBLIQUE L’ÈRE GAULLIENNE 1958 – 1974 Le 3 juin 1958, le général De Gaulle était investi des pouvoirs constituants mettant fin, par là même, à la quatrième république. Ce retour, motivé par la crise algérienne, attestait surtout, pour de Gaulle, de l’échec patent de la quatrième république et, par conséquent, de la nécessité de renouveler en profondeur l’identité politique de la France en effaçant les erreurs et les errements du régime mainte fois dénoncées par lui-même. En conséquence, de nouveau sur la scène politique, le général de Gaulle entreprit de refondre les institutions politiques, de rénover la politique étrangère ; tandis que les Français s’abandonnaient aux délices matériels de la prospérité et aux joies de la consommation ; transformations en profondeur qui culminèrent avec la crise de 1968, événement parachevant le passage, pour la France, de la tradition à la modernité. I - LA FONDATION GAULLIENNE (1958-1968). Deux objectifs principaux animaient la pensée politique de De Gaulle depuis son départ en janvier 1946 : d’une part, la condamnation du régime des partis cher à la quatrième république et, d’autre part, la réhabilitation de la nation française à l’étranger. De cela, il a donc découlé la volonté de fabriquer un nouveau type de régime et la volonté de refonder une politique extérieure cohérente et vigoureuse. A) Le renouvellement des institutions (1958-1962). Dans son discours de Bayeux du 16 juin 1946, Charles de Gaulle avait énoncé les principes auxquels la nouvelle constitution dut s’adosser. 1/ la constitution. Tout d’abord la nouvelle constitution fut rédigée par petit comité formé de De Gaulle, Michel Debré, René Cassin, complétés par 4 ministres d’Etat, anciens de la 1 quatrième république, et un conseil consultatif constitutionnel. Le texte était achevé le 3 septembre 1958. Il fut soumis à référendum le 28 septembre et obtint 79,2% de oui. Dès lors, le texte put être promulgué le 4 octobre 1958 : la cinquième république venait de naître. Elle comportait deux pôles, législatif et exécutif composés de la manière suivante : PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE SENAT (élu pour 7 ans) (élu pour 3 ans) ans) Dissolution ASSEMBLEE NATIONALE Responsabilité (élue pour 5 ans) Elisent au suffrage universel Nomme de plein droit Gouvernement élisent Collège électoral de 80 000 notables CITOYENS La nouvelle constitution témoignait d’un régime semi-présidentiel ou semi parlementaire. En effet, d’un côté, le gouvernement est nommé de plein droit par le Président de la République, mais de l’autre côté, ce même gouvernement est responsable devant l’Assemblée Nationale, en vertu de l’article 49-3, qui peut voter la censure sous certaines conditions. Cependant, si le gouvernement est responsable, l’assemblée Nationale ne peut que questionner (et non interpeller) le gouvernement et c’est ce dernier qui fixe l’ordre du jour de l’Assemblée. Mais le grand gagnant de cette constitution, c’est l’institution présidentielle : en effet, le Président peut nommer, de plein droit, le premier ministre, peut dissoudre (4× en 48ans) l’Assemblée Nationale, peut organiser un référendum, ou encore légiférer par ordonnance. De plus, il dispose de l’article 16 en cas de crise. Nous en déduisons donc que l’institution présidentielle domine au cœur du pôle exécutif, qui, lui-même, domine l’ensemble des institutions. Le Président de la République est bien le centre de gravité du régime. 2 Le 23 novembre 1958, eurent lieu les élections législatives qui donnèrent la victoire politique à la nouvelle formation gaulliste : l’U.N.R. (fondée le 1 octobre 1958) qui obtint 20,4% des suffrages exprimés et 198 députés. Extrême droite UNR Radicaux MRP SFIO PCF 0,5% 7,3% 11% 15,7% 19,2% 20,4% Nous pouvons d’une part, noter l’effondrement de l’extrême droite sous l’effet du discours gaulliste à haute teneur nationaliste et, d’autre part, la surreprésentation de l’UNR obtenue grâce au mode de scrutin majoritaire qui amplifie les résultats électoraux, de manière à fabriquer de la majorité à l’Assemblée Nationale. Ainsi avec seulement 20,4% des suffrages, l’UNR obtint 42,6% des députés. La victoire des gaullistes fut amplement confirmée lorsque le général de Gaulle devint le premier Président élu le 21 décembre 1958, puis lorsqu’il nomma Michel Debré comme Premier ministre, le 9 janvier 1959. 2/ la réforme de 1962. Néanmoins le nouveau régime demandait à être parfait. Après avoir réglé l’affaire algérienne, de Gaulle entreprit de réformer l’élection du Président de la République. Ainsi, le 8 juin 1962, il annonça sa réforme afin d’élire le Président au suffrage universel direct. Le 12 septembre, de Gaulle décidait de soumettre la réforme au référendum, ce qui mécontenta l’Assemblée. Celle-ci vota donc la censure contre le gouvernement le 5 octobre 1962. Mais de Gaulle maintint le référendum qui eut lieu le 28 octobre et donna 61,75% de oui (sur 46,4% de votants), puis il procéda à la dissolution de l’assemblée, provoquant des élections législatives anticipées les 18 et 25 novembre 1962 : PCF SFIO MRP UNR 18/11 21,7% 12,6% 8,9% 31,9% 25/11 41 (députés) 66 55 233/489 = 47,6%/+36 = 55% Les gaullistes sortaient renforcés de cette première crise politique, pour le moment la seule de ce type. Le général de Gaulle pouvait, désormais, tiré profit de cette modification ayant renforcé l’institution présidentielle. Désormais, le Président devenait l’égal de l’Assemblée Nationale, avec laquelle il partageait la légitimité procurée par la sanction du suffrage universel. Ce renforcement complétait des 3 compétences déjà bien étendues et apportait un terme à l’œuvre institutionnelle du général de Gaulle soucieux de fonder un ordre neuf. B) L’ordre neuf (1962-1968). Avec sa nouvelle constitution, de Gaulle initiait une nouvelle vie politique pour la France. Le régime des partis s’éloignait définitivement, et la vie politique prenait un tour nettement plus personnel marquée par l’affirmation monarchique du Président de la République, la recomposition des forces politiques, qui débouchait sur un champ politique fortement bipolarisé. Dotées de nouvelles compétences et élu au suffrage universel direct, le Président était le centre du système politique. En effet, il disposait tout d’abord du droit référendaire, autrement dit le pouvoir de consulter directement le peuple et d’en retirer des avantages en terme de légitimité. De Gaulle usa cinq fois du référendum : 28/9/58 79,2% 8/1/61 75,2% 8/4/62 91% 28/10/62 61,75% 27/4/69 46,8% Il lui fut favorable quatre fois, lui apportant le soutien direct du corps électoral, qu’il interprétait de manière plébiscitaire, c’est-à-dire en sa faveur personnel. Ainsi, la pratique référendaire renforçait le caractère personnel du pouvoir. A cela s’ajoutait la pratique du domaine réservé. La notion fut amorcée dès novembre 1959, puis complètement codifiée le 31 janvier 1964. Elle supposait que le Président exerce ses pleines compétences en matière de politique étrangère, d’Europe, de défense, ou de constitution. Pour ce faire, le Président était entouré d’un super cabinet se substituant au Gouvernement. Enfin, les conférences de presse, les entretiens télévisés achevaient d’intensifier la relation directe et personnelle entretenue par le Président et la population. Par là, une nouvelle pratique politique prenait forme reposant sur la personnalisation accrue du pouvoir que le mode de scrutin uninominal facilitait en présentant aux électeurs, avant tout, un homme, une personne, une personnalité à tel point que les partis politiques eurent tendance à être relégués au second plan et subirent, de ce fait, une large recomposition. La relégation des partis politiques au second plan s’observait dans le cadre de la relation entre le parti gaulliste l’UNR et son leader Charles de Gaulle. En effet, ce 4 dernier recevait le soutien de l’UNR, mais ne fut jamais membre de ce parti, ni d’ailleurs aucun de ses Premiers ministres successifs : Georges Pompidou (avril 62 – juin 68), ou Maurice Couve de Murville (juin 68-juin 69). L’UNR servait à de Gaulle de point d’appui au sein de l’Assemblée Nationale en lui garantissant de confortables majorités : Novembre 1962 Mars 1967 Juin 1968 31,9% 37,7% 46% 233+36 200+44 294+64 Ces confortables majorités étaient aussi obtenues grâce à la capacité d’attraction exercée par l’UNR à l’égard des formations politiques de droite plus petites telle que les Républicains Indépendants. D’ailleurs, l’UNR était appelée « les godillots du général » ! La relégation des partis politiques s’observait également dans la recomposition dont ils furent l’objet. En effet, la plupart des partis sous la cinquième république se modifièrent et se recomposèrent systématiquement autour, et au service, d’une personnalité politique. La première formation à être le produit de ce phénomène fut justement l’Union pour la Nouvelle République. Elle se constitua autour du général de Gaulle le 1er octobre 1958, afin de soutenir son projet politique. La deuxième étape se déroula à propos de la première élection du Président de la République, au suffrage universel, en 1965. Face à de Gaulle, la gauche trouva en François Mitterrand le candidat à lui opposer. Et derrière l’homme qui s’était doté de la Convention des Institutions Républicaines, s’assembla la SFIO afin de donner naissance à la Fédération de la Gauche Démocratique et Socialiste le 10 septembre 1965 ; véritable cartel électoral au service de la candidature de François Mitterrand. Les élections présidentielles donnèrent la victoire à de Gaulle avec 54,5% des S.E. au deuxième tour, le 19 décembre 1965 (Au premier tour du 5 décembre 1965 : De Gaulle = 43,7% ; Mitterrand = 32,2% ; Lecanuet = 15,9% ; Tixier = 5,3%.). Cette première élection joua le rôle de révélateur des modes de fonctionnement de la cinquième république : l’élection présidentielle devenait l’enjeu majeur polarisant toutes les attentions et coagulant les énergies partisanes. Ainsi, après l’UNR, et la FGDS, ce fut la création du Centre Démocrate, le 2 juin 1966, autour de la personne de Jean Lecanuet (MRP+CNIP+Radicaux). Les coagulations successives opérées autour d’une personnalité entraînèrent la disparition des anciens partis de la quatrième république au profit de nouvelles formations qui tendirent à se polariser autour de deux pôles, l’un à droite et l’autre à gauche. 5 A gauche, le pôle était constitué de deux formations politiques : le Parti Communiste Français et la Fédération de la Gauche Démocratique et Socialiste. Le PCF continuait de représenter une force politique majeure avec, en moyenne, 21,32% des suffrages. Au début des années soixante le Parti était encore très rigide sur le plan idéologique (cf. l’affaire Servin-Casanova en 1961). Néanmoins, dès décembre 1962 (Comité Central de Malakoff) le Parti amorça l’esquisse d’une détente, confirmée en mai 1964 au Congrès de Paris. L’arrivée de Waldeck Rochet à la tête du Parti, en juillet 1964, renforça cette nouvelle orientation dans le cadre d’une proposition de programme commun en 1964, puis d’un accord politique avec la FGDS en décembre 1966, en vue des élections de mars 1967. Ainsi s’esquissait, à gauche, un pôle bipartisan, pour le moment, encore dominé par le PCF : 22,4% au PCF contre 18,7% à la FGDS (5 mars 1967). Cette domination bloquait, d’ailleurs, l’accès de la gauche au pouvoir, en la lestant de la présence du PCF, plus parti contestataire que parti de gouvernement ! De même, à droite, nous trouvions autour de l’UNR, parti dominant, de petites formations de droite libérale ou centriste tels que la Fédération des Républicains Indépendants (constituée autour de V. Giscard d’Estaing) ou le Centre Démocrate (cristallisé autour de J. Lecanuet). Le rapport de force avantageait nettement l’UNR (devenue U.D.Vème en 1967, puis U.D.R. en 1968) : 37,7% (en moyenne= 34%) contre 13,4% aux élections de 1967. Dès lors, la principale caractéristique du champ politique de la V ème république s’était cristallisée : la bipolarisation quadripartite. Celle-ci étant, à l’époque, accentuée sur sa droite et sur sa gauche, elle verrouillait le développement des courants extrêmes. En effet, ces derniers se retrouvèrent laminés. L’extrême droite réduite à la portion congrue (de 0,5% à 5,3%) ; et l’extrême gauche à peine incarnée dans le nouveau Parti Socialiste Unifié fondé en avril 1960. Ce qui laissait le champ libre au général de Gaulle pour réaliser son deuxième projet en matière de politique étrangère. C) Le grand dessein (1960-1968). En 1945, la France était sortie de l’Occupation blessée dans son orgueil national par la défaite de 1940 et la pseudo victoire de 1944. Sous la 4 ème république, les défaites en matière coloniale n’avaient fait qu’aggraver ces blessures. C’est pourquoi le général de gaulle avait le dessein de réparer cet orgueil national blessé en valorisant les positions françaises à l’extérieur, mais il lui fallait, tout d’abord, régler l’affaire algérienne, ce pour quoi son retour avait été sollicité. 6 1/ Le règlement de l’affaire algérienne. Soutenu par l’Armée en Algérie, de Gaulle put apparaître comme le meilleur partisan de l’Algérie française, et son discours du 4 juin 1958 sembla le confirmer. Cependant, l’aggravation de la situation amena de Gaulle à basculer en faveur de l’indépendance de l’Algérie. A partir de la fin de l’année 1958, les positions ont tendu à se radicaliser. D’abord, le FLN fonda le G.P.R.A. (19 septembre 1958) et poussa la lutte jusqu’en métropole (la 7ème wilaya). Dans ce combat, il était soutenu par le PCF, l’UNEF, ou encore le Groupe Janson et les « porteurs de valises » ; des manifestations se déroulèrent à Paris comme en novembre 1961 (métro Charonne). En somme, les partisans de l’Algérie algérienne ne cédaient pas d’un pouce. En face également les attitudes se radicalisèrent. En juin 1960, se constitua le Front de l’Algérie Française, puis l’O.A.S. (crée en 1961) qui apportaient un soutien actif à la minorité européenne d’Algérie, elle-même appuyée par une grande partie des cadres de l’Armée. Dans ces conditions, le général de Gaulle subit la logique de radicalité du conflit qui verrouillait touts les solutions fondées sur des compromis tel que celui de l’intégration envisagée dans le plan de Constantine en octobre 1958. Dès lors, la position gaullienne évolua, allant jusqu’à parler, d’abord d’autodétermination (16 septembre 1959), puis de « République algérienne » en novembre 1960… Surtout lorsque les événements se précipitèrent. En effet, devant les vives critiques adressées par certains généraux, de Gaulle fut amené à destituer l’un d’entre eux (le général Massu) le 23 janvier 1960. Cette destitution provoqua aussitôt la « semaine des barricades » du 24 janvier au 1er février 1960 (200 blessés, 20 morts à Alger). Dans la foulée, de Gaulle reçut les pleins pouvoirs (2 février 1960) puis il organisa un référendum le 8 janvier 1961 afin de renforcer ses soutiens (75% de oui). Toutefois, un second événement accéléra le processus. Du 21 au 23 avril se déroula une tentative de putsch militaire à Alger, qui l’obligea à employer l’article 16. Dès lors, de Gaulle accepta de négocier avec le FLN. Ces négociations s’ouvrirent du 20 mai au 13 juin 1961 à Evian, puis furent reprises en mars de l’année suivante. Elles débouchèrent sur les Accords d’Evian du 18 mars 1962 qui posaient l’indépendance de l’Algérie ; lesquels Accords furent approuvés par référendum à hauteur de 91% de oui en métropole, et de 99,7% de oui en Algérie. L’application des Accords d’Evian et le combat d’arrière garde mené par l’OAS força les pieds-noirs à quitter l’Algérie. Mais l’indépendance de l’Algérie mettait fin à l’empire colonial français et libérait de Gaulle en lui permettant de se consacrer entièrement à la politique extérieure. 7 2/ « Une certaine idée de la France ». Au cœur de la réflexion gaullienne se trouvaient l’indépendance, la grandeur, et la nécessité de jouer un rôle mondial pour la France. Ces termes fournissaient la substance du projet politique gaullien en matière de politique étrangère. Or, deux menaces pesaient sur l’indépendance tant chérie de la France : la domination des Etats-Unis et la construction européenne, d’où la double volonté de tenir à distance ou de se méfier des Etats-Unis et de la construction européenne. Ainsi, en matière européenne, de Gaulle se montra méfiant en raison d’une construction de l’Europe qui lui apparaissait trop subordonnée aux impératifs américains de la guerre froide. Ce fut la raison pour laquelle, par deux fois, en décembre 1962 et en mai 1967, il refusa l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE, car il y voyait le « cheval de Troie » des Etats-Unis ! De même, il refusa de siéger (en raison du rejet du plan Fouchet d’octobre 1961) du 30 juin 1965 au 30 janvier 1966, bloquant la Communauté jusqu’au compromis de Luxembourg. La crainte, constamment réitérée par de Gaulle, était de voir la construction européenne noyer l’indépendance de la nation française dans des pratiques supranationales. Ce dernier préférait, de loin, les traditionnelles alliances bilatérales telles que le traité d’amitié franco-allemand du 23 janvier 1963. Mais le grand adversaire de de Gaulle ce furent les Etats-Unis, dans lesquels il voyait le plus grand danger menaçant l’indépendance de la France. Depuis 1945, les Etats-Unis constituaient la super puissance qui dominait de par son réseau d’alliances bâti en raison de son antagonisme avec l’URSS. Depuis 1949, la France s’était rangée sous sa bannière dans le cadre du Pacte atlantique. Même si De Gaulle ne souhaita jamais quitté l’alliance atlantique, il marqua suffisamment sa différence pour créer des tensions avec son allié américain. Ensuite, il dota la France de l’arme nucléaire : 1ère bombe atomique le 13 février 1960 ; 1ère bombe thermonucléaire en août 1968 ; 60 Mirages IV ; S.S.B.S. et S.L.B.M. en 1971. Bien entendu, De Gaulle fit quitter l’OTAN à la France, décision prise en 1963, et refusa, dès lors, toute collaboration à ce sujet avec les Etats-Unis (refus de la MLF en janvier 1963), ne signant ni le traité de Moscou, ni le Traité de Non Prolifération de 1968. Enfin, il adopta des attitudes diplomatiques anti-américaines assez marquées. Il commença par reconnaître la Chine en janvier 1964 ; puis il se déplaça en Amérique latine en septembre - octobre 1964. En février 1965, il lançait des attaques contre le dollar et le SMI et condamnait l’intervention militaire à Saint-Domingue. En septembre 1966, à Phnom Penh, il critiqua l’intervention américaine au Vietnam. De plus, il entreprit des voyages répétés à l’est : en juin 1966, il séjourna en URSS, puis en septembre 1967, il était en Pologne ; enfin, en mai 1968, ce fut le tour de la Roumanie. Et en juin 1967, il rompit avec Israël en décidant d’un embargo en pleine guerre des six jours. 8 L’ensemble de cette politique était, par conséquent, fortement teinté d’antiaméricanisme. Bien sûr, cette opposition restait dans des limites et ne poussa jamais jusqu’à la rupture. De plus, la majeure partie de ces initiatives fut surtout de nature discursive, limitées au discours, cantonnée au geste ostentatoire, à la formule lapidaire, au détriment d’actions plus concrètes. Enfin, ces prises de position étaient trop souvent motivées par l’opposition aux Etats-Unis et enfermées dans une rhétorique incantatoire pour être vraiment libératoires. Elle a, nonobstant ces limites, néanmoins permis de raturer l’échec de la 4 ème république et de restaurer l’honneur national, même si ce ne fut que sur le plan symbolique ou du verbe (mais après tout, la politique étrangère est emplie de symboles et de discours) à défaut de l’être sur des plans plus concrets, en raison du caractère moyen de la puissance française, malgré les progrès économiques réalisés. II- LA FRANCE A L’AGE DE L’ABONDANCE. La France sous la 5ème république, connut sa plus belle période de croissance économique ; profitant de cette apogée des trente glorieuses, la société française devint avide de consommer et acheva de se transformer en société d'abondance à la fois riche et marquée par les inégalités. A) Les cadres de la croissance. Entre 1960 et 1970, la France atteignit les ses taux records de croissance : +5,8% de 1960 à 1965 et +5,4% de 1965 à 1970. Ce furent aussi des taux supérieurs à la moyenne des autres pays industrialisés (+4,7%). Cette croissance se fondait sur un Etat fort, un contexte favorable, des structures de production puissantes, et des performances industrielles et agricoles. Tout d'abord, sous de Gaulle, la planification indicative se maintint. Il y eut d'abord le plan Pinay-Rueff (décembre 1958 – 1961) qui visait la réduction de l'inflation et déboucha sur la création du Nouveau Franc en janvier 1959 (1NF=100FF) qui entérinait une dévaluation de 17,5%. Puis s'égrenèrent les 4èmeplan (1962-65), 5ème plan (1966-70), et 6ème plan (1971-75) quinquennaux additionnés d'un plan « de stabilisation » en septembre 1963, tant l'inflation restait un problème épineux : +3,8%/an de 1958 à 1968. De plus, l'Etat était présent au cœur du système productif. En effet, d'une part, l'Etat était à la tête de 170 entreprises publiques représentant 13,4% de la production et, d'autre part, il était présent dans des sociétés d'économie mixte telles que la SNIAS, ou encore Air liquide. 9 Enfin, l'Etat se préoccupa du secteur de production agricole au travers de la loi d'orientation agricole votée le 5 août 1960, puis de la loi Pisani du 8 août 1962.Ces lois avaient pour but de moderniser l'appareil de production en pratiquant le remembrement, en augmentant la taille des exploitations, en mécanisant et rationalisant le travail agricole. Ainsi, à terme, 1 paysan français pouvait nourrir 26 personnes en 1975 (alors qu'il n'en nourrissait que 5 en 1946). A cette présence de l'Etat s'ajoutait un contexte favorable. En effet, l'économie française bénéficiait tout autant du pétrole peu onéreux : de 1,8 $ le baril en 1961 à 2,6 $ en 1972, que des innovations technologiques, télévision (1950), transistor (1953) circuits intégrés (1961), magnétophone (1963), stéréophonie (1968) qui stimulaient la construction industrielle en offrant de nouveaux produits à consommer ; sans oublier le développement de l'aéronautique, ou du nucléaire (C.E.A. depuis 1956). Dans ce but, de Gaulle entreprit de stimuler la force économique française en lançant deux programmes ambitieux : le programme « Concorde » (novembre 1962) et le plan « Calcul » (1966). L’ouverture des frontières sur le plan commercial offrait de nouvelles perspectives grâce au GATT et à la mise en place du marché commun (1er janvier 1968) fut aussi un facteur favorisant le commerce international de la France. Le contexte favorable permit à l'appareil de production français de s'épanouir en se dotant de structures puissantes. Ainsi la concentration des entreprises industrielles s'accentua : de 32 concentrations/an de 1950 à 1958, on passa à 74 concentrations/an de 1959 à 1965 ! Et dans la chimie, la sidérurgie, ou l'automobile, apparaissent P.U.K., Rhône-Poulenc, Saint-Gobain Pont à Mousson, WendelSidélor, Creusot-Loire, Renault, Citroën, Peugeot, la SNIAS, ou CII… La taille moyenne des entreprises atteignait alors de 200 à 500 employés, entreprises qui s'appuyaient sur une armature financière et bancaire forte : Suez, Paribas, Rothschild, Empain,… Il résulta de tout cela des performances économiques qui placèrent la France devant ses partenaires avec des taux de croissance supérieurs à la moyenne des pays développés qui était de +4,7%, et qui lui permirent d'atteindre le 4 èmerang mondial pour les exportations en 1965, dont la moitié était destinée à la C.E.E. Dans le contexte favorable, l'accroissement de la demande sous l'effet du développement de la consommation joua aussi un rôle non négligeable. B) L’essor de la société de consommation. Ce fut au cours des années soixante que les retombées des trente glorieuses furent les plus importantes pour la société française. Les Français s'enrichirent et se transformèrent en consommateurs avides sans pour autant faire disparaître leurs inégalités. 10 Entre 1960 et 1970, les Français virent augmenter leur revenu réel par habitant de 55%, et leur revenu brut de 10%/an de 1959 à 1973. En effet, le niveau de vie de la nation s’était élevé de 267,8% depuis 1946 (en 1975) et le pouvoir d’achat de + 200% de 1950 à 1973. Cette augmentation de la richesse fonda, en partie, l’épanouissement de la consommation. En effet, cette dernière s’accrût de 4,5%/an pour les ménages de 1959 à 1974, et au total de 120% ! Si la consommation s’accroît autant durant cette période, ce fut en fonction de facteurs la favorisant tels que la généralisation du crédit à la consommation, l’efflorescence de la publicité ou encore le développement des structures de distribution. Ainsi, le premier supermarché Carrefour apparut en 1963, ils étaient 1045 en 1968 ; et de 12 hypermarchés en 1967, on atteignit 298 hypermarchés en 1975. Par conséquent, les éléments qui conditionnent une consommation de masse étaient en place. Les quatre postes principaux de dépenses étaient la santé, le logement, les loisirs et l’équipement. Les Français accordaient 20% de leur revenu au logement, et, en 1970, 40% d’entre eux étaient propriétaires, tandis que 15% disposaient d’une résidence secondaire. Au sujet des loisirs, en 1963, la troisième semaine de congé payé fut accordée et, si seulement 31% des français partaient en vacances en 1958, en 1969, ils étaient 45%, et même 62% en 1973. Quant à l’équipement, le taux moyen des ménages passa de 18,7% à 72,5%. Taux moyens d’équipement des ménages : Réfrigérateur Lave-linge Automobile Télévision Moyenne Téléphone Récepteur radio 1960 20% 20% 25% 10% 18,75% 10% 1975 80% 65% 60% 70% 72,5% 20% 281% En se livrant aux joies de la consommation, la population française changeait progressivement de mode de vie, intronisait de nouveaux comportements sociaux et validait de nouvelles valeurs communes. Sur le plan des valeurs, en stimulant l’acte consommateur, la société validait le plaisir comme fin : la société devenait hédoniste. Par ailleurs, comme, dans la consommation, le plaisir passait par la possession de l’objet, la société de consommation devenait matérialiste, voire fétichiste. Enfin, puisque le plaisir, lié à l’objet, est avant tout émotion ou sentiment individuel, la société valorisait le narcissisme. Sur le plan des comportements sociaux, la consommation, en devenant le point d’ancrage des individus, tendait à valider l’acte consommateur comme l’acte socialisateur par excellence : la consommation se faisait insertion. 11 Ce rôle d’insertion déboucha, d’ailleurs, dans les années soixante sur la formation d’une nouvelle catégorie sociale : les « jeunes ». Ceux-ci, fruits du babyboom et nouvelle cible des offreurs, se virent attribuer des caractéristiques, comportements et valeurs communes, qui assuraient leur congruence. Ainsi, fut fabriquée une presse « jeune » : Salut les copains ; des émissions de radio : Salut les copains, bientôt transformé aussi en émission de télévision. En matière musicale, fut lancée la mode « yé-yé » (concert de la Nation, 23 juin 1963) dotée de son panthéon d’idoles : Johnny, Sylvie, Eddy, etc.… Enfin, en matière cinématographique des films « jeunes » firent leur apparition : L’équipée sauvage (1953), Rebel without a cause (1956), La fureur dans le sang (1961), Les Tricheurs (1966)… En conséquence, les « jeunes » devenaient une catégorie distincte, unie et unifiée par des choix communs de consommation et insérés en tant que tels dans l’ensemble plus vaste de la société française. En effet, la consommation, de par son côté massif, amenait les individus à adopter des attitudes ou des comportements communs ou identiques : standard package, effets de mode ou de tendance,… qui facilitaient l’uniformisation sociale. Toutefois cette uniformisation sociale restait surtout concrétisée sur le plan de la visibilité, de l’apparence. Elle était le produit d’une convergence apparente que renforçait l’existence d’une classe moyenne essentiellement citadine. Et, de plus, elle comportait aussi son lot d’exclus ou d’inégalités : l’indice de consommation des paysans n’était que de 75, alors qu’il était de 86 pour les ouvriers, et qu’il grimpait à 172 pour les cadres supérieurs. Car, en effet, en aucun cas, la consommation ne gomma les disparités et les inégalités nombreuses qui structuraient en profondeur la société française. C) Evolution, inégalités et contradictions. L’évolution économique continua d’engendrer des modifications dans la structure socioprofessionnelle et de créer des inégalités diverses. Tout d’abord, l’évolution sectorielle se poursuivait en assurant la promotion des catégories citadines et tertiaires : Evolution des catégories socioprofessionnelles : 1962 20,6% Secteur primaire Secteur secondaire 38,6% Secteur tertiaire 40,8% 12 1975 10,1% 39,1% 50,8% 100% 80% Primaire 60% Secondaire 40% Tertiaire 20% 0% 1962 1975 Ainsi en 1975, la population française travaillait pour plus de moitié dans le secteur tertiaire. D’une part, l’augmentation du tertiaire s’accompagnait de la progression des effectifs scolaires : de 650 000 élèves de 14 ans, en 1946, à 4 millions en 1975. D’autre part, le glissement du secteur primaire vers le secteur tertiaire entrait en cohérence avec la poursuite de l’exode rural qui s’achevait en portant, de 63% de citadins en 1962, à 77% de citadins en 1975. Enfin, la poussée du tertiaire trouvait un écho dans le nombre de plus en plus important de femmes travaillant par choix : de 34,6% de main d’œuvre féminine en 1962 à 37,3% en 1975, dont 66% appartenant au secteur tertiaire. Les groupes montants étaient représentés par les services médicaux : + 16,5% ; les techniciens : +13% ; les ingénieurs : +10% ; les cadres moyens : +9,8% ; les cadres supérieurs : + 8,5%. Soit en moyenne une progression de 11,56%. Les catégories primaires s’effondraient, ce que confirmait l’évolution négative des agriculteurs : - 9,2% ; des ouvriers agricoles : - 12% ; ou des mineurs : - 14,2% qui amorçait le déclin du monde ouvrier. Tandis que dans les services, les petits commerçants continuaient de disparaître : - 9,3% (ainsi que les femmes de ménage : - 5,4%). Par conséquent le salariat urbain d’encadrement triomphait, avec 82% de salariés et 77% de citadins, la société française reléguait dans le passé l’ancienne société de petits propriétaires ruraux et accouchait d’une modernité au demeurant imparfaite, car, malgré son enrichissement et la forte poussée de la classe moyenne appuyée sur la tertiarisation, la société française conservait de fortes inégalités : Des inégalités de patrimoine : 5% des Français possédaient 45% du patrimoine. Des inégalités de revenus : 0,5% des Français percevaient 6% de la masse des revenus (> 100 000 F), alors qu’il fallait 29,5% pour percevoir 6,7% de la masse des revenus < 6000 F/an. En 1973, l’écart était de 1 à 180. Des inégalités de salaires : en 1973, l’écart inter décile était de 1 à 3,6. De plus, les évolutions ont été inégales. Ainsi de 1956 à 1966, les cadres ont vu leur salaire augmenter de 49%, celui des ouvriers qualifiés de + 32%, le SMIG de seulement + 6%, et les paysans ont vu leur revenu stagner… 13 Des inégalités de reproduction sociale : la mobilité et les capacités d’ascension sociale étaient loin d’être identiques pour toutes les catégories. Taux de reproduction sociale par catégories : Sommets de l’Etat ou de l’économie Cadres (conseillers d’Etat, Cour des comptes, Inspection des finances, grands patrons) Ouvriers Paysans (supérieurs et moyens) 56% 89,2% 66% 92% Nous pouvons noter que la rigidité sociale est la plus forte aux deux extrémités de la société. Ces rigidités reposaient sur la maîtrise par les classes dominantes des filières d’enseignement secondaire ou supérieure, véritables « filières de l’excellence » réservant les positions dominantes aux « héritiers » (comme les appelaient Pierre Bourdieu). Par ailleurs, ces rigidités attestaient des blocages qui empêchaient à la fluidité sociale de se manifester, et à « l’ascenseur social » de fonctionner. Ainsi, la société française se trouvait encore trop bridée en ses sommets, étranglée par des mécanismes reproducteurs perdurant les inégalités. D’autant plus que ces blocages entraient en contradiction avec le mouvement et la convergence homogénéisante liée à la consommation de masse. En effet, à la fin des années soixante, les Français apparaissaient pris dans une double contradiction majeure entre la souplesse introduite par l’essor de la consommation de masse et ses conséquences homogénéisantes opposées aux rigidités normatives et structurelles, en partie héritées du passé, caractérisant par ailleurs la réalité sociale. D’un côté, le désir désormais solvable qui pouvait s’extérioriser à l’unisson et qui fabriquait, en apparence du moins, l’abrasion des différences ou des écarts sociaux. Et de l’autre côté, une structure sociale fortement hiérarchisée et verrouillée qui rappelait les inégalités toujours existantes. A cela s’ajoutait la contradiction entre la promotion de la valeur plaisir qui accompagnait l’acte consommateur et le maintien d’un carcan normatif encore traditionnel repoussant le plaisir. Double contradiction que seule une crise pouvait faire disparaître. En somme, le passage complet à la modernité n’était pas achevé et mai 1968 se préparait afin de mettre un terme aux traditions encore vivaces. III - LA FIN DE LA TRADITION (1968-1974). La crise de mai 1968 marque une rupture fondamentale dans l’histoire politique, culturelle et morale de la France contemporaine. Eclatant, en dépit, ou plutôt à cause, de la prospérité dont elle assura le prolongement, la crise de 1968, 14 entraîna de lentes, mais profondes modifications sur les plans des mœurs, tant politiques, que culturelles ou sociales. En ce sens, la crise initiée lors de mai 1968 mit fin à la tradition en France. A) La crise de 1968. En 1968, comme le titrait le journal Le Monde, « la France s’ennuie ». En effet, bercée par l’expansion économique et la satisfaction matérielle, la population française accordait son soutien plein et entier à De Gaulle (60% de satisfaits). Les tensions sociales semblaient avoir disparu : seule, en mars 1963, avait eu lieu la grève des mineurs en proie au déclin. Sinon, la clase ouvrière encadrée à hauteur de 35% dans les divers syndicats, accédante à la consommation et acquiescante aux valeurs dominantes ne représentait plus de danger social. C’est pourtant dans ce contexte, qu’éclata mai 68. En 1968, 33,8% de la population française avait moins de 20 ans, fruits du baby-boom (taux de natalité encore à 18‰ en 1965) : le taux le plus élevé du siècle ! Une population jeune promue depuis peu, élevée au rang de catégorie sociale et culturelle par l’entremise de la société de consommation et de plus en plus massivement scolarisée. Ainsi, de 1950 à 1970, les effectifs du second degré avaient progressé de 396%, et ceux du troisième degré de 350%. L’afflux le plus important eut lieu entre 1966 et 1968 : ainsi, la filière Lettre progressa de 250%, ou la filière Droit qui augmenta de 300%. Cet afflux engendrait des aspirations sociales plus élevées nécessairement confrontées aux possibilités réduites, offertes par la réalité sociale. L’hypothétique écart creusé entre les aspirations et les réalisations nourrissait les frustrations ; lesquelles pouvaient se transformer en critiques, dénonciations, voire revendications. A la fin des années soixante, les aspirations portées par la prospérité économique et les stimulations engendrées par la société de consommation atteignaient un degré important, alors que la réalité sociale restait encore largement bloquée, rigidifiée dans les carcans traditionnels, somme toute frustrante. Deux pôles cristallisaient l’opposition : les gauchistes de l’extrême gauche marxiste et les réseaux contestataires (mouvement Hippie, 1963 en Californie). Les premiers se rencontrant plutôt au centre du système éducatif (Normale supérieur etc.), les seconds plutôt dans les universités nouvelles telle Nanterre. Et ce fut de Nanterre que partit le mouvement de mai 68. La crise étudiante débuta, le 22 mars, à l’université de Nanterre. Le mouvement initié impliqua le 2 mai la fermeture de Nanterre, il se déplaça alors à Paris. Le 3 mai, la Sorbonne était occupée : l’évacuation policière qui s’ensuivit mit le feu au poudre. Dès lors, les manifestations émeutières se succédèrent jusqu’à culminer lors de la nuit des barricades, rue Gay-Lussac, du 10 au 11 mai. Le 13 mai, les syndicats intrigués et dépassés par leur base engageaient la grève générale. 15 La crise sociale démarra le 14 mai avec le mouvement de grève générale et les occupations d’usine qui se développèrent dans la région parisienne comme aux plus beaux jours de l’été 1936 (Flins, Billancourt, Sud-aviation…). Elle atteignit son apogée, le 22 mai, lorsque 10 millions de Français étaient en grève. Dès lors, le Gouvernement était interpellé. Déjà le 18, puis le 24 mai, De Gaulle s’était prononcé, mais ce fut le 1er ministre qui apporta la réponse concrète en ouvrant les négociations de Grenelle du 25 au 27 mai, qui débouchèrent sur les Accords homonymes accordant des augmentations de salaires (+35% au SMIG ; +10% aux salaires). L’implication du gouvernement et la poursuite du mouvement étudiant impliquaient, de fait, les autorités politiques. La crise politique se précisa le 28 mai, lorsque Pierre Mendès-France, puis François Mitterrand offrirent leurs services politiques. Puis, ce fut surtout, le 29 mai quand De Gaulle absent (retiré à Baden-Baden) laissait vacant le pouvoir. Toutefois, le 30 mai, de retour de Baden-Baden, le général De Gaulle prononça son troisième discours dans lequel, il dissolvait l’Assemblée Nationale, tandis qu’une grande manifestation gaulliste défilait sur les Champs-Élysées. Puis ce fut le week-end de Pentecôte !... La crise était terminée. Dans l’immédiat, la crise de mai 68 se finissait sur un faible changement : les Accords de Grenelle. Toutefois, progressivement, lentement, les conséquences se firent sentir trouvant leurs origines dans la thématique de la crise étudiante. En effet, les thèmes véhiculés par la crise étudiante attestaient d’un commun rejet de l’autorité : « CRS = SS » ; « La chienlit, c’est lui »… et d’une volonté, tout aussi commune, de faire voler en éclat les barrières, les limites qui s’opposaient à l’accès au plaisir : « Jouissez sans entrave » ; « Sous les pavés, la plage »… En somme, s’affirmait la volonté de plier la société au dogme hédoniste, de généraliser le domaine du plaisir à l’ensemble des comportements sociaux, et non plus seulement au simple domaine du commerce. La revendication de 1968 entraînait la condamnation des verrous traditionnels : l’autorité, les normes, les règles, tous blocages devant disparaître devant la vague aberrante de la satisfaction individuelle. Ce faisant, l’extension prônée du plaisir confirmait les postulats de base mis en place par la société de consommation : l’hédonisme et l’individualisme, voire le narcissisme, valeurs fondamentales contemporaines. Et en ce sens, mai 68 ne fut que le prolongement logique des années soixante, permettant à la société française de cristalliser sa modernité. La rupture initiée ne l’était qu’au regard des traditions encore présentes dans le comportement des Français, mais nullement au regard des prémisses qui travaillaient en faveur de l’économie de consommation. Au contraire, mai 68 leurs ouvrit en grand l’accès comme allait le prouver l’évolution politique et morale qui s’ensuivit. 16 B) La fin du gaullisme : l’héritage malmené. La dissolution de l’Assemblée Nationale, caractérisée par une nette victoire gaulliste, fut pourtant le prélude au déclin inexorable de De Gaulle d’abord, puis de la tradition gaulliste ensuite. Législatives de juin 1968 PSU PCF FGDS CD UDR Total 23 juin 1968 3,9% 20% 16,5% 14,4% 46% 30 juin 1968 34 députés 57 députés 33 députés 294 (+93) = 358 59,9%/73% 491 La victoire de l’UDR était éclatante et semblait confirmer l’emprise du général de Gaulle sur la vie politique française, néanmoins derrière ces apparences, le Président n’était pas conforté. En juillet 1968, il demandait la démission de son premier ministre, Georges Pompidou, le remplaçant par Maurice Couve de Murville. Puis, il décida d’une réforme de l’université dans le cadre de la loi Edgar Faure qui autorisait la représentation étudiante. Mais surtout il chercha le référendum afin de consulter directement les Français et d’obtenir leur soutien. Le projet de loi Jeanneney sur la régionalisation lui fournit l’occasion d’en organiser un. Le 27 avril 1969, les citoyens français votèrent à hauteur de 53,2% en faveur du « non ». De Gaulle en tira les conséquences et démissionna le lendemain. Le 9 novembre 1970, il décédait à Colombey. Finalement, la crise de mai 1968, venait de trouver sa première conséquence politique. Le retrait de Charles de Gaulle de la vie politique fut suivit d’un progressif délitement des principes et des actes portés par le gaullisme. Le 15 juin 1969, Georges Pompidou était élu, au second tour de scrutin, avec 57,5% des suffrages. En apparence, mais en apparence seulement, la tradition semblait se poursuivre, car de 1969 à 1972, accompagné de son Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, nommé le 21 juin 1969, G. Pompidou démontra ses ruptures d’avec le gaullisme. Le 16 septembre 1969, Jacques Chaban-Delmas annonçait son programme politique plus inspiré de John Kennedy, que de Charles de Gaulle, et qui s’intitulait « la nouvelle société ». Il entendait proposer « une culture du dialogue » et moderniser la société française : thèmes chers à 1968. Concrètement, cela se traduisit par une plus large autonomie accordée à l’O.R.T.F., par des augmentations de salaires visant à propager l’accès aux valeurs consommatrices : + 10,5% en 1970 17 et création du SMIC (salaire minimum interprofessionnel de croissance) qui connut une hausse de 52% de 1970 à 1973. De plus, en janvier 1971, fut mis sur pieds le premier ministère de l’environnement. La rupture avec de Gaulle fut aussi le fait de G. Pompidou en matière de politique étrangère lorsque le 22 janvier 1972, il entérinait l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE. Cependant l’évolution politique était sensiblement trop démarquée des principes conservateurs et, le 5 juillet 1972, Pompidou demandait la démission de son premier ministre, le remplaçant par Pierre Messmer. Ainsi, le changement ne fut qu’esquissé ce qui permettait aux forces extérieures à l’Etat de continuer à travailler dans la suite du mouvement de 1968. C) L’accomplissement éclatement. de mai 1968 : métamorphoses et De 1969 à 1973, la brèche ouverte par mai 68 perdura sous la forme de mouvements revendicatifs plus ou moins organisés qui se rassemblaient en deux pôles : d’un côté la constellation gauchiste, issu du marxiste maoïste ou trotskiste ; de l’autre la mouvance contestataire au plan moral, féministe ou autres. De ces deux pôles, le premier s’éteignit progressivement de 1969 à 1973, tandis que le second, s’étendit en conquérant de nouveaux avantages. A la suite de 1968, la constellation gauchiste évoluait autour des Cahiers de mai ou de La Cause du Peuple, et s’incarnait, avec le courant trotskiste, dans la Ligue Communiste Révolutionnaire (A. Krivine), tandis que le courant maoïste était représenté par la Gauche Prolétarienne ou Vive La Révolution. Leurs militants cherchaient à se rapprocher de la classe ouvrière, allant s’établir en usine et en devenant ouvrier afin d’être au cœur de la préparation de la révolution. Cependant Le contexte social était toutefois peu propice à la préparation de la révolution sociale : des grèves en 1969, et 1970, des séquestrations (à Nantes ou à RueilMalmaison) en 1971, et encore 3000 grèves en 1972. Peu d’agitation du côté étudiant, hormis en mars 1973 contre la loi Debré ou en mars 1974, contre la loi Fontanet. En plus de ce contexte peu favorable, les militants gauchistes découvraient une classe ouvrière très loin d’être révolutionnaire, embourgeoisée, et consensuelle : tout le contraire de ce dont ils avaient rêvé. Accrochés à leur rêve, les militants d’extrême gauche basculèrent, pour certains, dans l’irréel, tentant d’incarner leur projection révolutionnaire dans la réalité en passant, éventuellement, à l’acte y compris sur le mode violent. Cela risquait de donner des dérives délinquantes ou terroristes. Ainsi, l’attentat contre Fauchon le 8 mai 1970, ou la dérive délinquante de 18 Pierre Goldman, ou bien encore l’enlèvement de Nogrette, contremaître chez Renault, séquestré, en représailles de la mort de Pierre Overney (25/2/1972), en mars 1972 par la Gauche Prolétarienne. Cependant, la faiblesse patente des fondements sociaux et la prise de conscience du caractère délinquant des dérives amena la Gauche Prolétarienne à s’auto dissoudre en novembre 1973. Le terrorisme n’aura pas lieu en France à cette époque (alors qu’il aura lieu en Italie avec les Brigades rouges fondées par R. Curcio en 1973, ou en RFA avec la Fraction armée rouge ou bande à Baader). Il y eut tout de même la fondation du mouvement Action Directe dont le premier attentat a eu lieu le 1 er mai 1979 ; ses protagonistes emprisonnés, le mouvement reprit à la suite de l’amnistie de 1981, et en 1986, George Besse (patron de Renault) et le général Audran furent assassinés. Le mouvement fut démantelé en 1987. Il est seulement resté de la poussée gauchiste de la fin des années soixante, la L.C.R.(1968), la création du journal Libération en janvier 1973, et la fondation de l’organisation Lutte Ouvrière en 1974. Toutes organisations extrêmes mais acceptant la règle du jeu du système politique. Le mouvement contestataire culturel et moral eut plus de succès. Il était dispersé en divers courants sans autre lien que la dynamique revendicatrice apportée par mai 68. Il se cristallisait autour de publications telles : Tout ; Le Torchon brûle ; l’Anti-norme ; … ou d’associations telles : le F.H.A.R. ou le M.L.F. le combat mené visait la réforme des mœurs sociales, la promotion libertaire de nouveaux comportements sexuels et le rejet des formes traditionnelles ou conservatrices. Progressivement, leurs revendications ont atteint des couches de plus en plus larges de la société, se sont inscrites en provoquant des évolutions qui caractérisent notre temps. Ainsi, si le mariage a peu bougé : - 15% de 1970 à 1980, le nombre divorce a, quant à lui, explosé : + 153,75% de 1950 à 1980 ou + 263% de 1950 à 2000. Elles ont aussi débouché sur des lois, mais plus tardivement : la loi qui mit partiellement fin au code Napoléon à partir de février 1966, puis complètement à partir de 1975 ; la loi Neuwirth (19/12/1967) (sur la contraception) ; la loi Veil (1975) (sur l’avortement) ; la loi sur le divorce par consentement mutuel (1975) ; le partage de l’autorité parentale (1970) ; la dépénalisation de l’homosexualité (1982) … Ces diverses revendications ont donc largement contribué à façonner les valeurs nouvelles de la société française ; de plus, elles ont contribué à saper les bases révolutionnaires et anticonformistes du PCF et, en fin de compte, à le mettre en péril sur le plan politique en assurant la promotion de son concurrent à gauche : le socialisme. En effet, mai 68 a eu aussi pour conséquence de permettre au socialisme français de s’auto promouvoir au détriment, d’ailleurs, du Parti communiste. Tout d’abord, en juillet 1969, au congrès d’Issy-les-Moulineaux la vieille SFIO devint le Parti Socialiste. Puis, au congrès d’Epinay, en juin 1971, François Mitterrand, accompagné de la Convention des Institutions Républicaines, rejoignit et prit la tête du P.S. Enfin, en mars 1972, ce dernier publiait son programme intitulé : « changer la vie » qui lui permit d’attirer dans ses rangs la plupart des 19 anciens gauchistes (L. Jospin, M. Rocard, A. Savary, etc…). A partir de là, le PS devint le nouveau noyau dur d’une gauche renouvelée. En effet, le nouveau PS réussit à faire signer un Programme Commun avec le PCF, le 27 juin 1972. Ralliant, le 12 juillet 1972, le jeune Mouvement des Radicaux de Gauche (né en octobre 1971) le PS réussit à former l’Union de la gauche en vue des élections législatives de 1973. Dès lors, il réussit à améliorer ses scores électoraux, amenuisant l’avance politique du Parti communiste : Mars 1967 Juin 1968 Mars 1973 Mars 1978 Juin 1981 PCF 22,4% 20% 21,4% 20,1% 16,2% FGDS/PS 18,7% 16,5% 19,2% 22,6% 37,5% 60,00% FGDS/PS 50,00% Présidentielles PCF 40,00% 30,00% 20,00% 10,00% 0,00% 1967 1968 1969 Présidentielles de Juin 1969 1973 1978 1981 1981 Présidentielles de Mai 1981 candidature de Gaston Deferre candidature de François Mitterrand 5,5% 51,82% (au 2ème tour) Le Parti communiste commençait sérieusement à pâtir des attaques idéologiques contre l’U.R.S.S. dont il était la cible indirecte. D’abord, il y avait eu l’épisode de la répression du Printemps de Prague pratiquée par les chars soviétiques. Ensuite, en 1974/75, les révélations d’Alexandre Soljenitsyne relayées par la Nouvelle philosophie avec Bernard-Henri Lévy (La barbarie à visage humain), ou André Glucksman (La cuisinière et le mangeur d’homme) qui attaquaient vigoureusement l’Union Soviétique et le marxisme nuisaient au Parti communiste. Enfin, la montée de la contestation à la suite de 1968, dépossédait le Parti de son aura révolutionnaire et anticonformiste qui avait longtemps fait son succès. Par conséquent, 1968 constitua le début du déclin du PCF en France. 20 En somme, 1968 et ses conséquences marquaient bien la fin de la période ouverte à l’après-guerre. La mort politique du gaullisme et la mort annoncée du communisme mettaient fin aux deux piliers politiques sortis de la résistance et attachés au passé. Et lorsque le 2 avril 1974, Georges Pompidou décéda, la France avait définitivement quitté les sentiers de la tradition. La société française était en train de mûrir les postulats de sa modernité, les Français changeaient de valeurs et modifiaient leurs comportements. Les repères anciens étaient minés et la morale traditionnelle éclatait sous la pression de l’évolution des mœurs, quelquefois étayée par le renouvellement du corpus juridique. La société de consommation voyait triompher, par conséquent, le principe de plaisir, que consacrait, par ailleurs, la nouvelle fluidité normative. Paris, janvier 1990 – novembre 2006. 21