DOSSIER Qualité de vie en cancérologie Expérience du cancer et recherches qualitatives Quelques illustrations à propos de l’après-traitement du cancer du sein Qualitative research about living with a cancer J.C. Mino1, A. Bredart1 M ieux connaître l’expérience des patients est indispensable pour comprendre la vie avec un cancer. À côté des questionnaires de qualité de vie qui relèvent d’analyses quantitatives et s’inscrivent souvent dans une démarche spécifique d’évaluation d’impact (positif ou négatif), les recherches qualitatives sont d’un apport précieux pour analyser ce que vivent les personnes malades au quotidien. Méthodes qualitatives et méthodes quantitatives sont complémentaires. Nous illustrerons ici très succinctement ce que peuvent apporter des recherches qualitatives à travers la période de l’après-cancer du sein. Les recherches qualitatives pour mieux comprendre l’expérience de la maladie et les pratiques de soins Département interdisciplinaire de soins de support pour le patient en oncologie (DISSPO), institut Curie, Paris. 1 Lors de leurs études, les médecins peuvent être initiés ou formés aux méthodes de recherche biologique et médicale. Cette recherche hypothéticodéductive s’appuie avant tout sur la quantification et la mesure des phénomènes et sur leur analyse/ modélisation mathématique et statistique. Les médecins connaissent moins, voire pas du tout, les recherches qualitatives, issues du champ des sciences humaines et sociales. Celles-ci recouvrent tout type de recherche dont le cœur de l’analyse s’appuie sur un processus (non mathématique) inductif et réflexif d’interprétation et d’écriture. Le processus de la recherche est mené dans le but de découvrir des concepts et des relations dans les données recueillies, sans quantification ou procédures statistiques 172 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XXVI - n° 4 - avril 2017 particulières, en les analysant, les interprétant et les organisant dans un agencement, un plan général visant à mieux décrire, comprendre et expliquer le phénomène étudié. Il y a 3 composantes majeures dans ce processus de recherche (1) : ➤➤ les données (provenant de sources variées : entretiens individuels ou collectifs, observations, documents, images, enregistrements, films) ; ➤➤ les procédures qu’utilisent les chercheurs pour analyser, interpréter et organiser les données (l’échantillonnage qualitatif, le codage des données, l’écriture de mémos et l’élaboration de diagrammes) ; ➤➤ les comptes-rendus écrits et oraux. Les recherches qualitatives peuvent s’inscrire dans différentes disciplines (psychologie, sociologie, anthropologie, philosophie, ergonomie, etc.) selon des cadres et des références théoriques variés. Elles nécessitent l’élaboration d’une problématique, c’est-à-dire d’une manière de poser les questions, dans un cadre théorique, sur l’objet de la recherche, pour pouvoir y répondre au travers du recueil des données, de leur analyse et de l’écriture des résultats (2). Les méthodes de recueil et d’analyse des données ainsi que la connaissance et la maîtrise des disciplines et des cadres théoriques se font selon des procédures spécifiques qui demandent savoir, rigueur, méthodologie et technicité. Elles nécessitent une formation longue à la recherche, comme pour les méthodes quantitatives. Autrement dit, on ne s’improvise pas chercheur en recherche qualitative, même si l’on connaît bien un thème ou que l’on sait réfléchir et écrire. Points forts Mots-clés »» Les recherches quantitatives et qualitatives sont complémentaires dans l’étude des phénomènes de santé. »» Les recherches qualitatives permettent l’étude dans leur contexte de phénomènes complexes en santé tels que l’expérience de la maladie, les pratiques et l’organisation des soins, le fonctionnement des groupes et des institutions sanitaires, les valeurs et la dimension éthique des décisions médicales, etc. »» Dans le champ de l’expérience du cancer, elles permettent de donner la parole aux personnes malades de manière relativement ouverte afin d’analyser, inductivement et en tenant compte de leur point de vue, certains aspects inquantifiables et irréductibles de leur expérience. Expérience de la maladie Qualité de vie Sciences humaines et sociales Recherche qualitative Après-cancer du sein Les recherches qualitatives ont de nombreux intérêts, parmi lesquels : la possibilité d’étudier des phénomènes complexes et dynamiques, difficiles ou impossibles à quantifier (dans le champ médical, il peut s’agir du vécu de la maladie, des inter­actions sociales, des pratiques et de l’organisation des soins, du fonctionnement des institutions et des groupes, des valeurs et de la dimension éthique des décisions, etc.), de recueillir des expériences subjectives du point de vue des personnes concernées elles-mêmes, de produire des descriptions analytiques riches, denses, et d’analyser l’importance du contexte (relationnel, social, autre) des phénomènes étudiés. Par ailleurs, de telles recherches permettent de proposer de nouvelles hypothèses, de nouvelles idées, de nouveaux concepts et de nouvelles explications. Elles peuvent également aider à développer et à améliorer les catégories (items, indicateurs) qui seront utilisées lors d’une enquête statistique. Quelques illustrations à propos de l’après-traitement du cancer du sein L’expérience de la maladie est un domaine d’étude pour lequel les recherches qualitatives sont parti­ culièrement adaptées (3). Ces recherches sont complémentaires des études quantitatives menées à partir d’échelles de qualité de vie. Celles-ci permettent de montrer, de mesurer et d’évaluer l’évolution et l’impact de différents événements, interventions professionnelles ou traitements sur l’expérience des patients. Les échelles de qualité de vie présentent certaines limites que la recherche qualitative peut pallier, ou du moins permettre de compléter ou d’enrichir en interprétant les résultats quantitatifs. Elles donnent la parole aux personnes malades de manière relativement ouverte pour tenter d’analyser et de comprendre, inductivement et en tenant compte de leur point de vue, certains aspects inquantifiables et irréductibles de leur expérience. Nous allons voir quelques exemples au travers d’un choix de recherches menées sur l’expérience après un cancer du sein et concernant différents aspects : le vécu psychique des personnes atteintes, ­l’expérience du corps après la maladie, l’identité de “survivante”, la transformation de la vie à la suite d’un cancer. Étudier le vécu psychique des personnes après un cancer du sein En psycho-oncologie, les approches, qualitative et quantitative, de recherche peuvent s’articuler tout au long des projets de recherche, de l’exploration initiale de phénomènes subjectifs aux évaluations d’intervention clinique à l’aide de mesures quantitatives. Ainsi, par exemple, l’élaboration de questionnaires ou de mesures rapportées par le patient (Patient-Reported Outcomes [PRO]) procède dans un premier temps d’une démarche qualitative visant à déterminer, dans le cadre d’entretiens avec des patients issus d’une population cible, les aspects importants et pertinents de leur expérience (4). Ces mesures sont utilisées auprès de patients atteints d’un cancer au cours de la trajectoire des soins. Ainsi, dans le contexte de l’après-cancer du sein, ces études ont pointé la difficulté de vivre avec les symptômes et les séquelles d’ordre physique et fonctionnel – comme la fatigue ou les difficultés sexuelles –, et ont souligné la prévalence majeure de la peur d’une récidive. Elles ont également montré l’impact négatif des états anxiodépressifs sur la compréhension des informations médicales et l’adhésion aux traitements. Elles ont aussi noté la présence d’éléments positifs, comme le sentiment de développement personnel après l’expérience d’un cancer. À titre d’exemple, une étude auprès de femmes en surveillance après le traitement d’un cancer du sein a révélé des besoins en informations médicales moins satisfaits chez les patientes les plus âgées (5). Une autre étude, dans cette même population, a mis en évidence des trajectoires de besoins en soins de support variés selon le niveau de détresse psychologique des patientes (6). Ces résultats fournissent des indications pour l’amélioration de la prise en charge en soins de support. La recherche qualitative intervient ici pour comprendre plus spécifiquement le vécu des personnes atteintes. Autre exemple, une étude qualitative s’est attachée à préciser la manière dont les Highlights »» The quantitative and qualitative researches are complementary in the study of the phenomena of health. »» The qualitative researches allow the study in their context of complex phenomena in health, such as the experience of the disease, the practices and the organization of the care, the functioning of groups and sanitary institutions, the values and the ethical dimension of the medical decisions, etc. »» In the field of the experience of cancer, they allow to hand over to the sick people of a way relatively opened to analyze, inductively and by taking into account their point of view, certain inquantifiables and inflexible aspects of their experience. Keywords Illness experience Quality of life Social and human sciences Qualitative research Breast cancer survivorship La Lettre du Cancérologue • Vol. XXVI - n° 4 - avril 2017 | 173 DOSSIER Qualité de vie en cancérologie Expérience du cancer et recherches qualitatives Quelques illustrations à propos de l’après-traitement du cancer du sein femmes en rémission d’un cancer du sein font face à la peur de la récidive (7). Les femmes qui présentaient une peur de la récidive plus importante semblaient utiliser des modalités de coping* plus restreintes, centrées sur l’évitement ; elles évoquaient également de manière plus détaillée leur peur de la mort. Une autre étude, menée à partir d’entretiens approfondis, s’est intéressée aux freins et aux leviers de l’adhésion au traitement hormonal chez les femmes atteintes d’un cancer du sein après chimiothérapie, radiothérapie et/ou chirurgie (8). Elle a souligné le rôle majeur des effets indésirables liés aux hormonothérapies comme frein concret à leur adhésion au long cours. Analyser l’expérience quotidienne du corps après le traitement * Concept utilisé en psychologie de la santé pour désigner l’ensemble des efforts cognitifs et comportementaux de la personne destinés à faire face en maîtrisant, réduisant ou tolérant des menaces épuisant ou dépassant ses ressources (menaces ici liées à la maladie et aux soins). ** Issu d’un cadre théorique phénoménologique, le concept de “corporéité” signifie que nous n’avons pas seulement un corps, nous sommes nos corps. De même, le corps n’est pas seulement ce que nous sommes mais aussi ce que nous faisons : le corps est aussi action. Outre la recherche en psychologie, l’expérience globale des personnes après un cancer du sein peut être étudiée au travers de méthodes qualitatives par des chercheurs d’autres disciplines (sociologie, anthropologie, philosophie de la santé, ergonomie, recherche infirmière, santé publique, etc.). Ainsi, R. Thomas-MacLean (9) a examiné comment le cancer du sein continue de jouer un rôle dans la vie quotidienne longtemps après que le traitement s’est terminé. Au-delà de l’enjeu mastectomie versus chirurgie conservatrice (image du corps conservée versus peur de la récurrence du cancer), l’auteur considère qu’il est nécessaire d’analyser de manière approfondie le rapport au corps (dénommé “corporéité”, soit embodiment**) et le contexte social afin de mieux comprendre l’expérience du cancer du sein. Il s’agit ici de comprendre le sens de l’expérience, pour le patient, d’une vie avec un corps transformé (altered). Cette expérience représente l’incapacité à pouvoir s’engager dans le monde de manière habituelle et la perte d’une harmonie spontanée. Alors que, selon l’auteur, la littérature savante met l’accent sur l’apparence altérée, les 12 femmes rencontrées à 2 reprises mettent en exergue 3 points constituant une rupture de capacité (ability) associée à la maladie. Ces expériences illustrent le fait que le cancer peut rester une expérience toujours présente, même longtemps après la fin du traitement. Il existe donc 3 axes dans cette expérience corporelle après le cancer (“embodiment after breast cancer”). ◆ ◆Comment l’on se ressent ? La perte de la poitrine (ou la tumorectomie) implique une sensation asymétrique ainsi qu’une perte de 174 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XXVI - n° 4 - avril 2017 stimulation, voire une sensation de poitrine persistante. Ce résultat invalide l’idée d’une simple “perte” et révèle l’existence d’un apprentissage ; il montre que la sensation est aussi importante que l’image. ◆ ◆Garder une apparence S’habiller devient quelque chose auquel penser différemment et qui prend sens afin de pouvoir normaliser son apparence au travers des interactions sociales. De même, la prothèse peut être considérée comme nécessaire à l’habillement, et portée pour sortir, tandis que pour certaines femmes elle sera portée pour des raisons de confort. La prothèse est tout à la fois un acte de restauration, d’évitement, de stigmatisation, d’attention au confort physique et de combinaison de ces efforts. Les témoignages des femmes rendent ici visible ce qui a été invisibilisé. ◆ ◆Le traitement sans fin Il comporte les effets de la ménopause induite, les symptômes étant parfois plus présents que ceux du traitement initial (effets sur le sommeil liés à des crampes, à la transpiration, difficultés sexuelles). Ces symptômes de la ménopause signifient que la personne “se sent” encore malade. Il peut exister par ailleurs des incapacités, comme celles liées au lymphœdème, qui ont des implications parfois dramatiques dans la vie quotidienne, quelquefois supérieures à l’impact de la perte de la poitrine. Il y a aussi la prise de poids, qui apparaît comme une double peine (avec la maladie), et ce alors même que le poids est considéré socialement comme étant sous notre contrôle et qu’il est une valeur sociale et un attribut de féminité. À l’inverse, il faut ne pas être trop maigre, c’est-à-dire ne pas être vue comme malade. Le cancer du sein représente donc un enjeu de contrôle du corps, que ce soit au travers de ­l’apparence, d’une prothèse ou de la perte de poids. Ces effets de la maladie peuvent diminuer le sens d’un soi identitaire (self) et les relations aux autres. Sont présents la perte, la vulnérabilité, la peur, la souffrance et le handicap. Ces éléments sont d’autant plus douloureusement vécus dans une société dominée par “l’âgisme” et l’injonction à “l’autonomie”. ­S’habiller, dormir, manger prouvent que l’expérience de l’aprèscancer reste un processus dynamique au long cours. Néanmoins, certaines femmes disent préférer leur corps à celui qu’elles avaient avant le cancer, même si toute expérience du cancer n’est pas celle d’une croissance positive (en psychologie : post-­traumatic growth). Selon cette recherche qualitative, il existerait alors des dimensions du soin importantes à développer après la fin du traitement. DOSSIER Analyser l’identité de “survivante” (“survivor”) aux États-Unis L’expérience des patientes peut aussi être replacée dans son contexte culturel et social. Ainsi, aux ÉtatsUnis, une culture s’est développée depuis les années 1980-1990 autour de la catégorie de “survivante” du cancer du sein, à partir d’associations de patients mais aussi d’entreprises privées – de cosmétiques, notamment – qui en promeuvent la cause, associée à l’organisation d’événements publics, comme des courses à pied (Race for the Cure), où les survivantes sont honorées. Il s’agit de lutter contre la stigmatisation, la honte et le secret en présentant la survivante comme triomphante, heureuse, en bonne santé et féminine. Or on ne sait pas comment une telle image joue sur la perception et l’expérience des femmes atteintes elles-mêmes. À partir de 39 entretiens approfondis menés 3 à 18 mois après la fin du traitement aux États-Unis, K. Kaiser (10) a envisagé comment et jusqu’où ces femmes s’approprient cette identité de “survivantes” du cancer et comment et jusqu’où elles élaborent elles-mêmes de nouveaux sens à ce qu’elles vivent. Il ressort de ce travail sociologique que les femmes se présentent très rarement elles-mêmes spontanément comme des “survivantes”. Elles en parlent plutôt pour les autres. Seule la moitié (n = 20) répondent être des survivantes lorsqu’on pose directement la question. Quelques-unes reprennent la définition classique de la survivante, c’est-à-dire l’idée d’une “victoire” après un “combat” contre le cancer faisant référence à un modèle “diagnostic/traitement/guérison”. Les autres empruntent des traits à ce modèle mais l’adaptent, car il coexiste avec l’idée que la maladie n’est pas vaincue définitivement et avec la peur qu’elle revienne (syndrome de Damoclès). Ces femmes insistent donc sur le fait qu’elles ont été suffisamment fortes pour aller au-delà des traitements. Elles précisent qu’elles ont fait au mieux pour combattre la maladie mais que leur combat n’est pas terminé, ou que la vie est un combat et qu’elles étaient déjà des survivantes. Ainsi, le cancer est un élément de leur vie et elles adaptent le sens du terme “survivante” pour intégrer la possibilité d’une rechute. C’est aussi le cas des personnes qui, à la suite de la question, rejettent l’idée même d’être des “survivantes”. Pour celles-ci, ce terme ne colle pas à l’incertitude qu’elles ressentent. Ainsi, elles présentent une autre définition de leur situation actuelle : “Je suis libérée du cancer pour l’instant.” Pour elles, le terme de “survivante” ne peut être que rétrospectif, une fois la vie écoulée sans cancer. Pour d’autres femmes, l’accent mis sur une bataille héroïque ne les autorise pas à se sentir “survivantes” car elles ne considèrent pas avoir été proches de la mort. D’autres encore refusent le fait d’être identifiées comme atteintes par le cancer. Elles ne veulent pas être réduites à leur maladie et refusent cette étiquette. Enfin, pour certaines, plus âgées, le discours est plutôt celui du corps vieillissant qui se trouve confronté à ce type de problème. Selon elles, l’identité de “survivantes” n’est pas adaptée. K. Kaiser conclut qu’il n’y a pas d’explication au fait que certaines patientes adhèrent à l’idée d’être “survivantes” et d’autres non. Elle souligne qu’un “récit positif” orienté vers la guérison et la victoire contre le cancer peut poser un problème à un certain nombre de patientes. Ces femmes se retrouvent face à un conflit entre cette représentation et leur peur d’une rechute, ainsi que ce qu’elles vivent comme étant un combat toujours en cours contre le cancer. Quelles “normes de vie” après un cancer du sein ? J.C. Mino et C. Lefève (11) ont effectué 46 entretiens longs et approfondis auprès de 23 femmes moins de 2 ans après la fin du traitement d’un cancer du sein localisé. Ce travail de recherche empirique s’est appuyé sur la philosophie de la santé et de la maladie de G. Canguilhem (12). Pour cet auteur, la santé peut être décrite comme la capacité d’agir dans et sur le monde en fonction de ses propres valeurs en tenant compte des valeurs sociales. Le pathologique se définit comme une “norme de vie” indissociablement physique, psychique et sociale, synonyme de souffrance et qualitativement différente de la santé, qui est la norme de vie que le sujet éprouve pour lui-même et par lui-même comme normale. Toutefois, la maladie n’est pas l’absence de toute norme (ce qui n’aurait pas sens), mais elle est une “autre norme de vie”. De même, la guérison (ou la rémission) constitue une “norme de vie” nouvelle, ressentie et valorisée par le sujet. Ainsi, aller mieux, c’est pouvoir entreprendre les projets et actions qui tiennent à cœur, sans être empêché par la maladie, mais sans néanmoins en être indemne. Dans le champ du cancer, l’expérience globale est modifiée par la maladie dans différentes dimensions (fatigue, séquelles, habitudes de vie, liens affectifs et familiaux, insertion sociale et professionnelle, valeurs, rapport à soi, à l’existence et au La Lettre du Cancérologue • Vol. XXVI - n° 4 - avril 2017 | 175 DOSSIER Qualité de vie en cancérologie Expérience du cancer et recherches qualitatives Quelques illustrations à propos de l’après-traitement du cancer du sein monde, etc.). Le concept subjectif, qualitatif et global de “norme de vie” permet ainsi d’appréhender les changements et dynamiques qui se déploient après le traitement et de décrire la diversité des formes “d’aller mieux”. Qu’apparaît-il lorsque l’on donne la parole à des femmes à la fin des traitements ? Lorsque la thérapie s’arrête, leur situation n’est ni celle de la santé d’avant ni celle de la maladie. Les récits des femmes font apparaître certains changements, problèmes et besoins communs : la sensation d’être au moins désorientées, voire abandonnées ; la prise de conscience de la finitude, plus ou moins marquante, mais toujours réactualisée par la crainte de la récidive ; un rapport nouveau au présent et un désir de profiter plus authentiquement et plus intensément de l’existence, en fonction de valeurs et de choix propres. Après les traitements, l’enjeu est de s’approprier, plus ou moins facilement, ce qu’a été la maladie et ce qu’est maintenant la vie. Les auteurs n’ont pas précisé leurs éventuels liens d’intérêts. Cela peut se faire de différentes façons. L’analyse des récits de ces femmes a permis d’élaborer de manière inductive une typologie, avec 4 idéaux-types principaux de “normes de vie” après le cancer : bouleversée, transformée, confirmée et continuée. ➤➤ La norme de vie “bouleversée” est caractérisée par le retentissement douloureux de la maladie, la permanence de la souffrance et le bouleversement du corps et/ou de l’esprit. La blessure et la violence de la maladie, les séquelles et la permanence d’une vie encore malade dominent ici. ➤➤ La norme de vie “transformée” dessine une manière de vivre profondément changée, dans le rapport à soi, au temps, au travail, aux obligations sociales, sans être traumatisé dans son identité, ses valeurs ou ses habitudes. Tout en conservant sa personnalité, un rapport à l’existence renouvelé se déploie ici, une autre manière de vivre et de se vivre au quotidien. Il s’agit d’une véritable transformation de la façon de vivre et d’envisager sa vie. ➤➤ La norme de vie “confirmée” correspond à la confirmation, voire la revendication, d’avoir confirmé ses valeurs et sa manière de vivre. L’épreuve de la maladie conduit à éprouver d’une manière essentielle, vitale, les priorités et les choix, à les confirmer et à s’affirmer. On ressort de l’épreuve du cancer en quelque sorte renforcé. ➤➤ La norme de vie “continuée” fait entrevoir une vie qui continue comme avant. Si la santé peut être moins bonne et l’allure de vie moins souple et adaptative qu’auparavant, l’après-traitement ne fait pas rupture, mais prolonge la vie antérieure et lui ressemble. L’enjeu est alors de gérer, d’aménager et de “vivre le mieux possible” cette vie continuée. Bien entendu, il est important de garder à l’esprit que, du fait de leur diversité, les récits recueillis ne répondent pas strictement à ces idéaux-types (c’est pourquoi ce sont des idéaux-types, d’ailleurs). Les récits ne sont pas homogènes, ils comportent des éléments disparates et parfois ambivalents. De même, chaque expérience est dynamique, elle circule entre les repères indiqués, elle évolue dans le temps. Rien n’est figé dans l’expérience et les “normes de vie” après un cancer. Conclusion On le voit au travers de ces quelques exemples, la recherche qualitative nous fait entrer dans l’épaisseur et la complexité de la vie des personnes atteintes. Elle permet d’éviter les simplifications, de mieux connaître leur expérience quotidienne pour mieux la comprendre et ainsi réfléchir, en tant que professionnels, aux moyens de mieux les traiter, dans tous les sens du terme. ■ Références bibliographiques 1. Corbin J, Strauss A. Basics of qualitative research: techniques and procedures for developing grounded theory. Thousand Oaks: Sage Publications, 1998. 2. Kivits J, Balard F, Fournier C, Winance M. Les recherches qualitatives en santé. Armand Colin, 2016. 3. Pierret J. The illness experience: state of knowledge and perspectives for research. Sociol Health Illn 2003;25: 4-22. 4. Bredart A, Marrel A, Abetz-Webb L, Lasch K, Acquadro C. Interviewing to develop Patient-Reported Outcome (PRO) measures for clinical research: eliciting patients’ experience. Health Qual Life Outcomes 2014;12:15. 5. Bredart A, Kop JL, Fiszer C, Sigal-Zafrani B, Dolbeault S. Breast cancer survivors’ perceived medical communication competence and satisfaction with care at the end of treatment. Psychooncology 2015;24(12):1670-8. 6. Bredart A, Merdy O, Sigal-Zafrani B et al. Identifying trajectory clusters in breast cancer survivors’ supportive care needs, psychosocial difficulties, and resources from the completion of primary treatment to 8 months later. Support Care Cancer 2016;24:357-66. 7. Thewes B, Lebel S, Seguin Leclair C, Butow P. A qualitative exploration of fear of cancer recurrence (FCR) amongst Australian and Canadian breast cancer survivors. Support Care Cancer 2016;24:2269-76. 176 | La Lettre du Cancérologue • Vol. XXVI - n° 4 - avril 2017 8. Wells KJ, Pan TM, Vazquez-Otero C et al. Barriers and facilitators to endocrine therapy adherence among underserved hormone-receptor-positive breast cancer survivors: a quali­ tative study. Support Care Cancer 2016;24(10):4123-30. 9. Thomas-MacLean R. Beyond dichotomies of health and illness: life after breast cancer. Nurs Inq 2005;12(3):200-9. 10. Kaiser K. The meaning of the survivor identity for women with breast cancer. Soc Sci Med 2008;67(1):79-87. 11. Mino JC, Lefève C. Vivre après un cancer. Favoriser le soin de soi. Dunod, 2016. 12. Canguilhem G. Le normal et le pathologique. Presses Universitaires de France, Quadrige, 1966.