Télécharger

publicité
réflexeeur✪pe
À quoi sert
la Banque
centrale
européenne ?
2e édition
Edwin LE HÉRON
Maître de conférences à l’IEP de Bordeaux
La documentation Française
réflexeeur✪pe
COLLECTION DIRIGÉE PAR
Édith LHOMEL
CONCEPTION GRAPHIQUE
Nicolas BESSEMOULIN
MISE EN PAGE
Dominique SAUVAGE
Du même auteur
Edwin Le Héron et Philippe Moutot, Les banques centrales doivent-elles
être indépendantes ?, Éditions Prométhée, coll. « Pour ou contre ? », 2008.
Philip Arestis, Eckard Hein et Edwin Le Héron (éd.), Aspects of Modern
Monetary and Macroeconomic Policies, Palgrave-Macmillan, 2007.
Avertissement aux lecteurs
Les opinions exprimées dans le présent ouvrage n’engagent que leur auteur.
Des extraits de ce texte ne peuvent être reproduits sans autorisation.
Celle-ci doit être demandée à :
Direction de l’information légale et administrative
29, Quai Voltaire
75344 Paris cedex 07
Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation,
intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit
(reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…), sans le consentement de
l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon
sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Il est rappelé également que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger
l’équilibre économique des circuits du livre.
© Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2016
ISBN 9782110103031 – ISSN 1264-2789 – DF 1RE41990
03
SOMMAIRE
 07INTRODUCTION
 14PARTIE 1
La genèse de la Banque centrale européenne
 15CHAPITRE 1
Un aboutissement de la construction monétaire
européenne
 56CHAPITRE 2
Le produit d’un contexte idéologique particulier
 86PARTIE 2
Le fonctionnement de la Banque centrale
européenne
 87CHAPITRE 1
La place de la BCE dans l’organisation monétaire
européenne
127CHAPITRE 2
Le régime de politique monétaire de la BCE
147CHAPITRE 3
Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire
de la zone euro
164CHAPITRE 4
Un bilan globalement mitigé
172PARTIE 3
La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
173CHAPITRE 1
Les politiques « non conventionnelles » menées
depuis 2008
195CHAPITRE 2
Les décisions prises depuis la crise pour renforcer
l’UEM
210CHAPITRE 3
Quel avenir pour la BCE et l’UEM ?
04
223CONCLUSION
227 SIGLES ET ACRONYMES
229 RAPPEL DES RÉFÉRENCES
233 POUR ALLER PLUS LOIN
235LISTE DES ENCADRÉS
237LISTE DES TABLEAUX, GRAPHIQUES ET CARTES
239TABLE DES MATIÈRES
05
5
Remerciements
Je tiens à remercier Emmanuel Carré, Michael Lainé, Jean
Mauriac, Dominique Plihon, Philippe Moutot de la Banque
centrale européenne, Benoît Nguyen et Tarik Mouakil de la
Banque de France pour leurs encouragements, conseils et
pour m’avoir certainement évité de nombreuses erreurs.
Toutefois, je reste le seul responsable de ce livre et aucun
de ses arguments ne peut leur être imputé.
07
INTRODUCTION
La Banque centrale européenne (BCE) est une institution
européenne mal aimée, particulièrement en France. Elle
fait l’objet de phantasmes et de désirs contradictoires.
On lui reproche un peu tout à la fois : de trop se focaliser
sur l’inflation, mais d’avoir permis une hausse des prix à
la suite de l’adoption de l’euro ; de ne pas aider les États
en difficulté, mais de trop intervenir dans les décisions
nationales ; d’être une institution économique néolibérale
ou d’être une institution politique de régulation ; d’être la
source de toutes les difficultés européennes, alors qu’elle
est le fruit d’une volonté de coopération économique et
monétaire face aux faiblesses des anciens systèmes monétaires européens.
Pourtant, la BCE constitue l’une des plus grandes aventures et innovations institutionnelles du siècle dernier.
Pour la première fois dans l’histoire, des États acceptaient
d’abandonner leur monnaie nationale, symbole de leur souveraineté, pour créer à l’échelon de l’Europe une institution
capable de gérer une nouvelle monnaie unique : l’euro.
Son rôle reste mal compris des populations, qui nourrissent à son égard des attentes très diverses. Les enjeux
de cette innovation institutionnelle sont de fait nombreux
et complexes. On peut en distinguer au moins quatre dans
cette introduction, sur lesquels nous reviendrons au fil
de l’ouvrage.
Quel projet pour l’Europe ?
Comme toute institution, création des hommes pour les
hommes, la BCE marque la volonté d’œuvrer ensemble
et porte ainsi un projet pour l’Europe : certes, dira-t-on,
mais lequel ?
Longtemps, la monnaie a été un domaine relevant exclusivement de la souveraineté nationale dont elle était un
des signes fondateurs. Les monnaies modernes ont en
effet émergé avec les États nations, faisant disparaître
08 | INTRODUCTION
progressivement la multitude de monnaies locales ou
régionales, qui étaient nées du droit de battre monnaie des
seigneurs. Les banques centrales nationales ont justement
été créées pour gérer ce signe de souveraineté.
De ce point de vue, la BCE est une institution originale
puisqu’elle est chargée de gérer une monnaie unique pour
le compte de dix-neuf États souverains sur un espace non
souverain et distinct de celui de la construction politique
de l’Union européenne (UE), qui comporte vingt-huit pays.
Cette institution est bien étrange, surtout si on l’observe
des États-Unis, du Canada ou de la Chine… La BCE est,
en effet, une institution fédérale dans une Union européenne qui ne l’est pas. Elle mène une politique monétaire
unique pour dix-neuf des vingt-huit États membres, mais
ces derniers continuent de décider chacun de leur propre
politique budgétaire sans qu’une coordination soit réellement effective. Or, sans budget fédéral important (de
l’ordre de 1 % de son PIB actuellement), l’UE dans son
ensemble ne peut aider ses États membres en difficulté
par des transferts significatifs, alors même qu’un Pacte
de stabilité interdit au nom de la coordination les États
nationaux de faire des déficits importants. La création
de la BCE, qui était conçue comme un accélérateur de la
construction européenne, n’a pu empêcher l’Europe d’être
au bord de l’explosion en 2011-2012 lors de la crise des
dettes souveraines de la zone euro, notamment du fait de
tensions monétaires fortes, ni aider efficacement la Grèce :
la dynamique institutionnelle attendue de la mise en place
de la BCE a donc en partie échoué.
Quel type de projet européen cette institution fédérale sans
espace souverain sert-elle ?
Pour certains libéraux, bien représentés au Royaume-Uni,
l’Europe doit se limiter à un grand marché économique des
marchandises, des services, du capital et du travail. Dans
ce cadre, la question de la monnaie et, plus généralement,
celle des politiques économiques doivent rester du ressort
du pouvoir souverain des États nations.
Pour les européistes, nombreux notamment parmi les élites
dirigeantes françaises, l’Europe doit plutôt former une
09
zone d’intégration économique et politique. La monnaie
peut contribuer à accélérer cette construction politique, en
constituant un instrument de solidarité et de régulation,
et permettre de faire advenir une fédération européenne.
Pour les partisans de l’ordolibéralisme (voir Gros plan,
pp. 45-46), traditionnellement puissants en Allemagne,
l’Europe est conçue comme un espace où doit s’exprimer
l’ordre libéral des marchés. Dans cette perspective, seules
des institutions détachées des considérations politiques
de court terme qui prévalent au niveau des États membres,
et respectueuses de règles intangibles, peuvent favoriser
une concurrence libre et non faussée au sein de cet espace
et permettre d’atteindre dans le long terme une économie
sociale de marché efficace.
Même si le sens du projet européen demeure en suspens
et ne peut se résumer tout à fait à ces trois approches, on
peut considérer que c’est le projet ordolibéral qui a prévalu
dans la conception, l’organisation et le statut d’indépendance de la BCE. Les tensions autour du rôle de la BCE
durant la crise financière ou l’adoption d’une « règle d’or »
budgétaire pour chaque État membre en témoignent (voir
Points de vue, p. 206).
Quel statut pour l’euro ?
Les économistes ont une vision dissemblable du rôle et
du statut de la monnaie dans l’économie. Deux grandes
écoles se distinguent notamment, qui se sont opposées
dans l’histoire et qui continuent de répondre différemment
aux questions suivantes :
– la monnaie est-elle neutre et passive dans l’économie
ou bien joue-t-elle au contraire un rôle actif pour la production de richesses ?
– la monnaie est-elle une question essentiellement économique et technique ou bien, au contraire, une institution
fondamentalement politique ?
Des réponses divergentes à ces deux questions entraînent
des modes d’organisation des banques centrales tout à
fait différents. Ce constat vaut aussi pour la BCE. Quelle
conception de la monnaie a prévalu au sein de l’Union
10 | INTRODUCTION
économique et monétaire (UEM) ? En quoi la Banque centrale est-elle marquée par ces choix théoriques ? L’euro
n’est-il pas une monnaie incomplète ?
Plus profondément, si l’on admet qu’une monnaie est le
signe d’une puissance économique et politique, l’euro
peut-il être la monnaie de dix-neuf puissances hétérogènes
sans qu’une coordination et qu’une solidarité fédérale
suffisante n’assurent une convergence réelle entre elles ?
L’Europe n’est-elle pas condamnée au dilemme suivant :
renforcer son fédéralisme économique ou renoncer à son
projet d’union monétaire ?
Quelles solutions face à la crise de la zone euro ?
On a souvent dit que l’Europe s’était construite au travers
des crises. De la même façon, la conception de la BCE et
de l’euro s’explique largement par les convulsions économiques et institutionnelles de ces cinquante dernières
années. Mais la dernière crise, partie des États-Unis en 2007,
confronte la BCE à ses premières tensions institutionnelles
et pourrait, dans les scénarios les plus noirs, sceller sa fin.
Pour asseoir sa crédibilité face aux soubresauts actuels, il
lui faut innover et se renouveler. Mais la BCE aura-t-elle la
souplesse nécessaire, quand on sait qu’elle a été instituée
par des traités d’une grande rigidité ? Plus généralement,
l’Europe saura-t-elle dans cette période troublée trouver
un consensus permettant d’avancer et non de sombrer ?
L’histoire pousse à l’optimisme, mais elle ne se répète pas
toujours…
Quel contrôle démocratique ?
Chacun semble s’accorder désormais sur le fait que la
BCE doit être responsable de ses actes. Cependant, toute
la question est de savoir devant qui et comment. Quel type
d’indépendance faut-il lui assurer et pourquoi ? Comment
doit-elle coordonner son action avec les autorités nationales,
notamment budgétaires ? Quelle politique monétaire doitelle mener et avec quels objectifs ? Quelle doit être la place
de l’euro dans le système monétaire international ? Existet-il une politique de change dans l’Union européenne ?
11
L’institution monétaire européenne, qui ne constitue pas un
quatrième pouvoir politique, doit trouver son équilibre entre
les pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires européens
et nationaux. Et cet équilibre est nécessaire pour que les
peuples aient confiance en la BCE et se l’approprient. Sur les
questions monétaires, la confiance est en effet essentielle.
Car si la BCE est une innovation institutionnelle originale,
elle demeure très fragile. En matière monétaire, le recul
historique démontre qu’il n’y a pas d’évolution irréversible. L’organisation monétaire actuelle est ainsi plus
proche de celle qui prévalait à la Renaissance que de celle
du xixe siècle. Beaucoup des évolutions monétaires qui
nous semblent évidentes aujourd’hui, y compris celles qui
concernent l’indépendance des banques centrales, étaient
il y a peu des hérésies et pourraient demain être remises
en question politiquement.
—
Plutôt que d’étudier la BCE sous un angle technique, cet
ouvrage cherche à l’aborder en mettant en évidence ses
enjeux fondamentaux.
Dans la partie 1, relative à la genèse de la BCE, nous verrons
que la création d’une telle institution constitue un aboutissement de la construction monétaire européenne, acquis
sur la base d’un compromis politique entre des visions très
différentes et toujours vivaces du projet européen (chapitre 1), et que sa forte indépendance statutaire découle d’un
contexte idéologique spécifique, caractérisé par la remise
en cause de l’interventionnisme économique de l’État et,
plus généralement, par le retour des thèses économiques
libérales (chapitre 2).
Dans la partie 2, nous nous intéresserons au fonctionnement
de la BCE. Nous analyserons sa place dans l’organisation
monétaire européenne (chapitre 1) et son régime de politique monétaire (chapitre 2). Puis, après avoir étudié ses
différents instruments de politique monétaire (chapitre 3),
nous tirerons un premier bilan de son action économique
(chapitre 4).
12 | INTRODUCTION
La partie 3 sera consacrée à une réflexion prospective sur
la BCE : nous reviendrons sur les politiques non conventionnelles que l’institution de Francfort s’est résolue à
mener de façon très pragmatique pour juguler la crise de
la zone euro (chapitre 1), ainsi que sur les décisions qui
ont été prises par les autorités européennes afin d’assurer
la survie de l’Union économique et monétaire (chapitre 2).
Enfin, nous esquisserons, sous cette lumière, les directions
nouvelles que la BCE pourrait emprunter, si elle ne veut
pas disparaître (chapitre 3).
PARTIE 1
LA GENÈSE DE LA
BANQUE CENTRALE
EUROPÉENNE
D’une certaine manière, la Banque centrale
européenne (BCE) a dû faire la synthèse des
histoires monétaires nationales en Europe, jusque-là
bien différentes ; elle constitue par conséquent
un aboutissement du processus de construction
monétaire européenne, engagé depuis la naissance
des Communautés en 1957, et un compromis
historique entre des visions politiques très
différentes du projet européen, scellé solennellement
dans le traité de Maastricht de 1992.
Son originalité se comprend mieux quand on
la compare aux banques centrales d’avant les
années 1990 : alors que celles-ci sont nées avec
l’émergence des États nations et étaient fortement
dépendantes du pouvoir politique, la BCE est une
institution supranationale totalement indépendante
créée par des pays souverains pour réguler une
monnaie unique sur un espace non souverain.
Pour comprendre le statut d’indépendance et
l’objectif anti-inflationniste de la BCE, il convient
de revenir sur le contexte idéologique particulier de
sa gestation, marqué par le renouveau des thèses
libérales.
CHAPITRE 1
UN ABOUTISSEMENT DE
LA CONSTRUCTION MONÉTAIRE
EUROPÉENNE
La création de la BCE marque, sans conteste, un aboutissement de la
construction monétaire européenne. À l’origine de la Communauté économique européenne (CEE) en 1957, la question de la monnaie est secondaire.
Mais la crise du dollar à la fin des années 1960 pousse la CEE à s’émanciper
progressivement de cette monnaie internationale devenue trop volatile, et
à créer ses propres institutions monétaires, à travers le « Serpent » puis
le Système monétaire européen (SME). Le succès relatif de ce dernier est
cependant entaché par l’émergence progressive en son sein d’une monnaie
pivot, le deutsche mark. Pour remédier à cette situation, la solution d’une
monnaie unique, qui avait déjà été mise en avant dans les années 1970,
finit par s’imposer.
Au total, la construction monétaire européenne aura connu trois phases :
une phase d’intégration économique sans monnaie de 1957 à 1972,
une phase d’intégration économique avec une coopération monétaire
de 1972 à 1998, puis une phase d’Union économique et monétaire (UEM)
à partir de 1999 sur la base d’un compromis historique entre des visions
politiques distinctes du projet européen. De proche en proche, la construction
européenne aura fait d’une question secondaire, la monnaie, l’outil le plus
avancé de son intégration.
1957-1978 : L’ÉMANCIPATION PROGRESSIVE
VIS‑À‑VIS DU DOLLAR
—— Le dollar a longtemps joué un rôle de pivot dans le
système monétaire international (SMI) né en 1944 lors de
la conférence monétaire et financière des Nations unies à
Bretton Woods, assurant une grande stabilité monétaire
de l’Après-Guerre à la fin des années 1960. Mais avec le
choix des États-Unis d’abandonner ce SMI au début des
années 1970, les Européens ont dû s’émanciper vis-à-vis
de la monnaie américaine.
16 | La genèse de la Banque centrale européenne
DU TRAITÉ DE ROME AU PLAN WERNER
La CEE cherche dès 1958 à construire un « marché commun »
des marchandises. Dans ce cadre, la question de la monnaie
ne se pose pas. En effet, le SMI issu de la conférence de
Bretton Woods assure une très forte stabilité monétaire
grâce à des taux de change fixes, tolérant une variation
maximale de 1 % des monnaies vis-à-vis du dollar. Toutes les
monnaies sont ainsi « accrochées » au dollar des États-Unis
qui, seul, doit assurer une convertibilité en or. Certes, la
CEE utilise à partir de 1962 une unité de compte européenne
(UC) pour sa politique agricole commune, mais celle-ci est
définie sur le dollar et l’or, comme l’était l’Unité de compte
européenne (1 UCE = 1 $) établie en 1950 dans le cadre de
l’Union européenne des paiements (UEP).
De fait, le dollar est alors le pivot du SMI, qui repose également sur les deux institutions monétaires de Bretton
Woods – à savoir le Fonds monétaire international (FMI)
et la Banque mondiale – qui sont situées à Washington et
placées largement sous le contrôle des États-Unis. À cette
époque, le dollar est « as good as gold » (aussi bon que
l’or). Les politiques monétaires des banques centrales ont
comme objectif principal la stabilisation des taux de change.
Mais le financement des guerres en Asie (Corée, Vietnam),
ainsi qu’un déficit chronique de la balance commerciale
américaine qui fournit des dollars au monde, entraînent
dans les années 1960 une quantité excessive de dollars
« externes », c’est-à-dire circulant hors des États-Unis. La
confiance dans cette monnaie baisse alors inéluctablement
malgré les différentes tentatives pour sauver le SMI :
« Pool de l’or », transformation des réserves en dollars des
banques centrales en bons du trésor états-uniens, création des droits de tirages spéciaux (DTS) par le FMI… Les
banques centrales hors des États-Unis qui ont accumulé
des quantités énormes de dollars commencent à demander leur convertibilité en or (France, République fédérale
d’Allemagne et Suisse). Dès 1962, la quantité de « dollars
externes » dépasse la valeur des réserves d’or américaines
(voir Retour en arrière, p. 18).
Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 17
En Europe, un début de coordination monétaire est esquissé
avec l’instauration en 1958 d’un Comité monétaire (traité de
Rome) et du Comité des gouverneurs des banques centrales
en 1964. Le Mémorandum Marjolin d’octobre 1962 est la
première évocation par la Commission européenne d’une
monnaie commune aux États membres de la CEE. Mais
l’Europe ne commence vraiment à réfléchir à une union
économique et monétaire qui pourrait garantir une stabilité
des changes qu’à partir de la crise du dollar. Cette stabilité
est une condition nécessaire à l’intégration économique
européenne. Il est en effet impossible de prévoir un budget
communautaire stable et des politiques coordonnées sans
être sûr des taux de change entre les devises européennes. De
plus, le risque qu’un pays de la CEE ne dévalue sa monnaie
pour obtenir un avantage compétitif doit absolument être
empêché pour préserver une juste concurrence.
En 1969, la Commission européenne présente un plan
(le Plan Barre) visant à créer une union économique et
monétaire. Puis, en 1970, un groupe d’experts présidé par
Pierre Werner, Premier ministre du Luxembourg, propose
de créer une telle union avant 1980, que les États membres
décident de réaliser dès mars 1971.
Le plan Werner défend cinq principes :
– une convergence économique préalable à l’union
monétaire ;
– la libéralisation des mouvements de capitaux ;
– la fixation irrévocable des parités entre les monnaies ;
– un transfert de souveraineté nationale vers les instances
communautaires, dont un Fonds monétaire européen ;
– trois phases pour y parvenir.
Mais l’explosion du système de Bretton Woods avec la fin
de la convertibilité du dollar en or le 15 août 1971, puis
le flottement généralisé des monnaies en mars 1973 et le
premier choc pétrolier en octobre de cette même année
rendent impossible ce projet et obligent l’Europe à inventer
dans l’urgence un système de stabilisation des changes
et une coopération monétaire européenne. À partir de ce
moment, la question monétaire ne cesse plus de quitter
les préoccupations européennes.
18 | La genèse de la Banque centrale européenne
↙RETOUR
↙
EN ARRIÈRE
le choix controversé du dollar
comme pivot du SMI
Lors de la conférence de Bretton Woods, qui se déroula du 1er au
22 juillet 1944 et réunit 730 délégués des 44 nations alliées pour
définir un nouveau système monétaire international (SMI), John
Maynard Keynes prôna sans succès une monnaie mondiale. Il
critiqua notamment le choix du dollar, une monnaie nationale,
comme pivot du SMI, considérant que cela donnerait aux seuls
États-Unis un droit de seigneuriage (droit de battre monnaie)
exorbitant, puisque ces derniers pourraient payer leurs importations en créant de la monnaie.
Quelque temps plus tard, dans L’Or et la crise du dollar (1962),
Robert Triffin critiqua également les accords de Bretton Woods
signés le 22 juillet 1944 au motif qu’ils induisaient pour les ÉtatsUnis d’avoir une balance des paiements déficitaire afin d’alimenter
le monde en moyens de paiements internationaux. D’après lui,
cette contrainte était de nature à affaiblir progressivement la
confiance des étrangers dans le dollar américain ; les besoins
importants de l’économie mondiale en une devise fiable, le dollar,
contribueraient ainsi paradoxalement à la perte de confiance en
la fiabilité de cette monnaie. Robert Triffin considérait que ce
dilemme, appelé depuis « paradoxe de Triffin », était insurmontable
et allait mener à l’effondrement du système, d’où son appel, lancé
dès 1960, à réformer le SMI.
Entre 1971 et 2012, l’once d’or est passée d’une cotation de
35 dollars à plus de 1 550 dollars en 2012. Le dollar a donc perdu
97,8 % de sa valeur en or en une quarantaine d’années.
L’ÉCHEC DU SERPENT MONÉTAIRE EUROPÉEN
FACE AU DÉSORDRE DE L’APRÈS-BRETTON WOODS
Pour faire face au désordre consécutif à la fin de la convertibilité du dollar en or et au flottement généralisé des
monnaies, la CEE commence par établir un système communautaire de resserrement progressif des marges de
fluctuation de ses monnaies. Ce système, connu sous le
nom de « Serpent dans le tunnel », entre en vigueur en
avril 1972. Il cherche à maintenir une stabilité des changes
Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 19
similaire à celle de Bretton Woods en reliant les monnaies
européennes entre elles (le serpent) et en les ancrant au
dollar (le tunnel), tout en acceptant des marges de fluctuation plus importantes.
En 1973, le Fonds européen de coopération monétaire
(FECOM) est institué en tant que noyau dur de l’organisation
future des banques centrales au niveau de la Communauté.
Il préfigure une institution monétaire fédérale comme le
sera plus tard la BCE. Il doit assurer une gestion coordonnée des taux de change, un mécanisme de compensation
entre les banques centrales et une gestion des crédits à très
court terme entre États membres pour aider à la stabilité
des taux de change. Enfin, une unité de compte monétaire
européenne (UCME), détachée de l’or et appelée « Europa »,
est créée (1 UCME = 1 UC).
Au départ, le serpent est dit « dans le tunnel », car les
monnaies européennes peuvent varier entre elles de 2,25 %
dans un tunnel de 4,5 % autour du dollar. Mais du fait de la
décision de laisser flotter le dollar en mars 1973, il devient
impossible de rechercher cet ancrage au dollar et le serpent
sort alors du tunnel le 19 mars. Au milieu des années 1970,
le Serpent devient un simple mécanisme de change entre
le deutsche mark, les monnaies du Benelux et la couronne danoise. Les autres monnaies de la Communauté
demeurent en dehors de ce système durant la majeure
partie, voire l’ensemble de son existence. Le FECOM se
révèle doté de pouvoirs limités et incapable de stabiliser
les taux de change. Le Serpent se solde par un échec en
1977-1978, et l’Europe communautaire doit réfléchir à un
autre mécanisme.
La théorie monétariste qui s’impose à l’époque prône le
flottement des monnaies en affirmant que les marchés
trouveront le « bon prix » des devises et régleront la question des taux de change mieux qu’une nouvelle conférence internationale comme celle de Bretton Woods. La
fin des changes fixes et de la coordination des changes de
Bretton Woods est d’ailleurs entérinée à la conférence de la
Jamaïque en 1976. Mais l’avenir montrera que l’optimisme
des monétaristes concernant la capacité des marchés des
20 | La genèse de la Banque centrale européenne
changes à régler le problème de la valeur des monnaies
entre elles, ou celui des déséquilibres des balances des
paiements, était totalement exagéré (voir Points de vue,
ci-dessous).
Depuis cette période, la volatilité des taux de change a
été permanente, souvent de l’ordre de 100 % en quelques
années, comme la montée brutale du dollar de 1978 à 1985
avant sa chute tout aussi violente de 1985 à 1987. Des
conférences (accords du Plaza en 1985 et accords du Louvre
en 1987) aboutissent à un système de changes flexibles,
c’est-à-dire avec des freins au flottement pur et des actions
coordonnées de stabilisation menées par les banques centrales et la Banque des règlements internationaux (BRI),
notamment lors des périodes spéculatives. Des pays d’Asie
du Sud-Est et la Chine par exemple décident d’ancrer leur
monnaie au dollar et de laisser leur monnaie inconvertible
et sous-évaluée. Cette instabilité du système monétaire
international, la volatilité des changes ou son utilisation
pour obtenir un avantage de compétitivité deviennent
absolument incompatibles avec le projet européen d’une
intégration économique forte.
À la conférence de Brême de juillet 1978, il est donc décidé
de doter la CEE d’un Système monétaire européen (SME)
permettant une coopération monétaire renforcée compatible avec l’intégration économique.
'' POINTS DE VUE
les marchés des changes
peuvent-ils converger vers
une valeur d’équilibre stable ?
Contrairement à la théorie monétariste, la pratique montre que
la valeur « naturelle » des monnaies, vers laquelle les marchés
des changes sont censés converger, n’existe tout simplement pas.
Si des forces réelles s’exercent effectivement (comparaison des
parités de pouvoir d’achat des différentes devises, déséquilibre
des balances courantes ou des taux d’intérêt, niveau comparé
Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 21
des PIB réels), leur dynamique est généralement de moyen ou de
long terme. Alors que les variables plus psychologiques, comme
la confiance, ainsi que les anticipations spéculatives, génèrent
une volatilité du cours des monnaies à court terme qui s’impose
aux forces réelles.
D’autres facteurs contribuent également à rendre illusoire toute
convergence des marchés des changes vers une valeur d’équilibre
stable. Ainsi, sur le marché des changes (qui est le deuxième
marché financier du monde derrière celui des taux d’intérêt, et
le plus liquide, avec plus de 4 000 milliards de dollars échangés
par jour), les dynamiques purement financières de la balance
des capitaux prévalent souvent sur les dynamiques réelles de la
balance des transactions courantes (biens, services, revenus).
En outre, certains pays, comme la Chine, ne jouent tout simplement pas le jeu du marché, leur monnaie n’étant pas totalement
convertible, tandis que d’autres, tels le Danemark ou la Suisse,
ont des politiques de change explicites.
Le choix dicté par la doctrine monétariste de laisser flotter librement les monnaies en 1973 afin qu’elles se stabilisent, n’a pas
longtemps résisté aux faits et, dès 1985, une certaine régulation
du marché des changes a été réintroduite, même si elle est
beaucoup plus souple que dans le système de Bretton Woods.
Désormais, les grandes banques centrales ont des fourchettes
de change cible qui ne sont pas communiquées au marché et
elles n’interviennent collectivement que lorsqu’un déséquilibre
fort est constaté.
1979-1991 : L’ÉMERGENCE D’UNE ZONE MARK
LES AVANCÉES PERMISES PAR LE SYSTÈME
MONÉTAIRE EUROPÉEN
En mars 1979, le processus d’intégration monétaire est
relancé avec la création du Système monétaire européen
(SME). Le SME est instauré par une résolution du Conseil
européen, et ses modalités de fonctionnement sont définies dans un accord conclu entre les banques centrales
participantes.
22 | La genèse de la Banque centrale européenne
FECOM, MCE et ECU : les trois piliers du SME
Le SME repose sur trois piliers :
– un système de crédit via le FECOM ;
– un mécanisme de change européen (MCE), qui consiste en
un système automatique de coopération entre les banques
centrales en cas de divergence des taux de change ;
– une unité de compte européenne (European Currency
Unit ou « écu »). De manière assez novatrice pour l’Europe,
l’écu est défini comme un « panier » constitué de quantités
spécifiques de monnaies des États membres, à l’instar du
droit de tirage spécial (DTS) pour le FMI.
Le FECOM dispose de réserves de changes mises en commun
afin d’aider les pays en difficulté. Des mécanismes de crédit
à court et moyen termes (de trois mois à cinq ans) entre
banques centrales ainsi que des prêts communautaires
permettent une véritable coopération monétaire organisée.
Dans le cadre du MCE, chaque monnaie participante a une
valeur exprimée en écus, ce qui permet d’établir des taux
pivots bilatéraux, c’est-à-dire la valeur de chaque monnaie
participante dans chaque autre monnaie du panier. En
appliquant les marges de fluctuation maximales autorisées pour les monnaies européennes, soit initialement une
marge de +/- 2,25 %, on obtient les limites d’intervention
des banques centrales participantes. Les taux de change
des monnaies participantes ne peuvent pas fluctuer en
dehors de ces marges, sinon les banques centrales doivent,
par des opérations d’achat ou de vente de leur propre
monnaie, ramener le cours de cette dernière à l’intérieur
des marges. Le mécanisme prévoit également une intervention multilatérale. On détermine pour chaque monnaie
l’écart maximal de divergence par rapport à l’ensemble des
autres monnaies participantes. Un seuil de divergence est
fixé pour chaque monnaie à 75 % des limites d’intervention qui représentent les écarts maximums de divergence.
Dès qu’une monnaie dépasse son seuil de divergence, les
autorités concernées doivent prendre des mesures de
correction : mesures de politique monétaire intérieure,
modifications de taux pivots, interventions diversifiées.
L’objectif est d’éviter les dévaluations compétitives et les
Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 23
interventions « à chaud ». Tous les pays ne participent pas
au MCE, notamment la drachme grecque. Le Royaume-Uni
n’y participe qu’entre 1990 et 1992.
Enfin, l’écu marque l’émancipation de l’Europe vis-à-vis
du dollar. Il sert de numéraire au sein du MCE, d’unité
de compte pour les opérations relatives aux mécanismes
d’intervention et de crédit, mais aussi d’avoir de réserve
et de moyen de règlement entre les banques centrales
participantes. Selon la résolution du Conseil européen
de 1978, l’écu devait constituer l’élément central du SME,
mais, en pratique, il n’a joué qu’un rôle limité dans son
fonctionnement. Sur les marchés de capitaux, cependant, il
a acquis une certaine popularité en tant qu’instrument de
diversification des portefeuilles et de couverture du risque
de change. Le développement de l’activité en écus sur ces
marchés a été favorisé par l’émission d’un volume croissant de titres de créance libellés dans cette monnaie par
les organes de la CEE, les autorités publiques de certains
pays membres, mais également des entreprises privées
(« écu privé »). Néanmoins, étant donné la caractéristique de
monnaie « panier » de l’écu et son absence d’ancrage dans
une économie spécifique, les perspectives de développement
de son marché sont demeurées limitées.
Une relative stabilité monétaire
Globalement, le SME a été une réussite : il a constitué une
zone de relative stabilité des changes dans un monde en
très forte instabilité. L’Europe a ainsi connu douze réajustements de change de 1979 à 1990, ce qui est relativement
peu. Par ailleurs, la coopération monétaire a plutôt bien
fonctionné.
Toutefois, cette relative stabilité monétaire a été payée
chèrement au niveau de l’économie réelle. Les pays peu
compétitifs comme la France, faute de pouvoir dévaluer
facilement, ont eu tendance à freiner leur croissance économique pour résorber le déficit de leur balance courante.
Dès lors, les performances au sein du SME en termes de
croissance et de chômage ont été décevantes, comparées à
celles des États-Unis ou du Japon. La convergence économique espérée s’est fait attendre et les déficits ou excédents
24 | La genèse de la Banque centrale européenne
des balances des paiements ne se sont pas résorbés, faisant
porter tous les efforts de rééquilibrage sur les seuls pays
déficitaires (Espagne, France, Italie, Portugal), ce qui ralentissait globalement la croissance en Europe.
UN SYSTÈME MONÉTAIRE CARACTÉRISÉ
PAR L’HÉGÉMONIE DU DEUTSCHE MARK
Le gros point noir du SME, qui va sceller sa fin en 1991 et
ouvrir la voie à la monnaie unique, est la situation asymétrique existant au sein de la zone monétaire. En effet, le
SME a progressivement évolué vers une zone mark, c’està-dire que la monnaie de la République fédérale d’Allemagne (RFA) a peu à peu joué le rôle de pivot du système.
Grâce à ses forts excédents commerciaux, l’Allemagne a
accumulé de grandes réserves de devises, qui ont conféré
à sa monnaie une forte attractivité. Dès lors, sa politique
monétaire a pu s’affranchir de l’objectif externe du taux
de change pour se concentrer sur ses objectifs internes et,
plus particulièrement, sur l’inflation.
Cette évolution est connue sous le nom de « triangle d’incompatibilité » ou de « triangle de Mundell », du nom de
Robert Mundell, un économiste canadien qui l’a décrite
pour la première fois en 1961. À partir d’un modèle keynésien appliqué à un petit pays ayant une économie ouverte,
R. Mundell montre que ce pays ne peut poursuivre simultanément trois objectifs symbolisés par trois sommets d’un
triangle : des taux de change fixes, une mobilité parfaite
des capitaux et une politique monétaire autonome, c’està-dire le contrôle de ses taux d’intérêt pour des objectifs
internes à l’économie. Il ne peut poursuivre simultanément
que deux de ces trois objectifs.
Or, avec l’Acte unique signé en 1986, la liberté de circulation des capitaux s’est imposée en Europe. Dès lors,
les pays « dominés monétairement », c’est-à-dire dont la
devise n’était pas particulièrement recherchée, ont dû opter
dans le cadre du SME pour la mobilité des capitaux et les
changes fixes. Ils se sont condamnés à utiliser et à fixer
le taux d’intérêt pour l’objectif de change et non pour des
objectifs internes comme la croissance ou l’inflation. Ils
Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 25
ont perdu le contrôle ou plutôt l’autonomie de leur politique monétaire. En revanche, l’Allemagne, dont le mark
constituait le pivot du système, n’a pas eu à se préoccuper
de son taux de change et a disposé ainsi d’une politique
monétaire autonome. Elle a pu poursuivre des objectifs
internes de politique monétaire. Cette asymétrie a fini
par remplacer celle qui existait en faveur du dollar dans
le système de Bretton Woods.
L’asymétrie du système s’accentue à partir de 1990. Alors
que tous les États membres du SME sont désormais
contraints à une totale mobilité des capitaux – une nouveauté pour certains pays comme la France et l’Italie –, la
réunification de l’Allemagne rend cette situation de plus
en plus intenable. En effet, l’absorption de la République
démocratique allemande (RDA) – un pays peu productif –
pousse la Bundesbank (appelée communément « Buba ») à
refuser de financer monétairement les coûts faramineux
de la réunification, par peur de l’inflation. La recherche
importante de capitaux sur les marchés et la politique
monétaire assez stricte de la Buba font rapidement monter
les taux d’intérêt au sein du SME. Or, les pays « dominés
monétairement » n’ont d’autres choix que de suivre cette
hausse sous peine de connaître une crise de change. Comme
cette hausse des taux d’intérêt intervient au moment où
une crise économique se propage dans le monde (crise au
Japon, bulle immobilière en Europe, guerre en Irak…), une
forte récession s’installe. Deux grandes crises de change, à
la suite d’attaques spéculatives, se développent en Europe
en 1992 et en 1993, qui mettent à mal le SME. En 1993,
l’élargissement des marges de fluctuation à plus ou moins
15 % calme la spéculation, mais le SME a définitivement
montré ses limites.
LA MATURATION THÉORIQUE DU PROJET D’UNION ÉCONOMIQUE
ET MONÉTAIRE
—— Vers la fin des années 1980, une solution s’impose progressivement pour éviter cette asymétrie et pallier les
faiblesses structurelles du SME : revenir au plan Werner
d’une UEM et doter la CEE d’une monnaie unique.
26 | La genèse de la Banque centrale européenne
La mise en circulation d’une monnaie unique et l’institution
d’une Banque centrale européenne chargée de conduire la
politique monétaire de la zone euro impliquent néanmoins
pour les États membres de l’UEM d’abandonner leur souveraineté en matière de politique monétaire (un abandon
déjà effectif au sein du SME, sauf pour l’Allemagne, du fait
du triangle d’incompatibilité de Mundell ; voir p. 24) ; elles
supposent aussi que chaque membre de l’UEM renonce à la
possibilité de réévaluer ou de dévaluer sa monnaie en cas
de choc asymétrique (c’est-à-dire le frappant uniquement
lui et non l’ensemble des États membres). Il faut donc que
la zone monétaire ainsi créée réunisse un certain nombre
de conditions pour compenser ces pertes.
Plusieurs arguments économiques sont avancés à la fin des
années 1980 pour plaider dans le sens de l’UEM. Les gains
escomptés, sur les plans micro et macro-économiques, sont
nombreux. Ils font l’objet de nombreuses analyses publiées
à cette époque : les premières portent sur les conditions à
satisfaire pour construire une union monétaire (autrement
dit, sur les critères d’une zone monétaire optimale) et les
suivantes sur les avantages et coûts économiques qui en
découleraient. Avec le recul, on constate que les diffi­cultés
et les contraintes inhérentes à une telle évolution ont
eu tendance à être minimisées voire occultées dans les
rapports soumis à la Commission, comme le rapport de
Michael Emerson de 1990.
LES CONDITIONS ÉCONOMIQUES À REMPLIR POUR
LA CRÉATION D’UNE ZONE MONÉTAIRE OPTIMALE
Une importante littérature se développe avant même la
naissance de l’UEM pour savoir si la CEE est un espace
géographique susceptible de constituer une zone monétaire
optimale (ZMO), au sens que lui a donnée Robert Mundell
en 1961 (voir Gros plan, p. 28).
Pour les monétaristes néoclassiques comme Milton
Friedman, si deux économies nationales appartenant à
une même zone monétaire connaissent une rigidité des
prix et des salaires et qu’une d’entre elles subit un choc
économique asymétrique, alors cette zone monétaire doit
Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 27
bénéficier d’un ajustement par les prix qui ne peut venir
que du taux de change.
Dans cette configuration, la mobilité du travail, comme l’a
montré Robert Mundell, peut également rétablir l’équilibre
en change fixe, par un ajustement par les quantités de
travail et non par les prix. Il faut cependant que la mobilité
du travail soit plus forte dans la zone d’union monétaire
qu’à l’extérieur de la zone. De même, si le choc économique
est identique dans les deux pays (choc symétrique), alors
un taux de change unique suffit à l’ajustement et la zone
monétaire est d’une efficacité optimale.
Le raisonnement tenu pour le facteur travail peut être
transposé au facteur capital : il est donc nécessaire dans une
zone monétaire d’avoir une parfaite mobilité des capitaux.
Ronald McKinnon (1963) souligne que plus les économies
sont ouvertes et intégrées (le degré d’ouverture étant mesuré
par le ratio biens échangeables à l’extérieur/production
totale), plus elles commercent entre elles, et plus elles sont
enclines à former une ZMO.
En 1969, Peter Kenen ajoute une condition supplémentaire
à l’optimalité d’une zone monétaire. Selon lui, plus les
productions des économies nationales composant la zone
monétaire sont diversifiées, plus l’ajustement est facile en
cas de choc asymétrique. Par exemple, la survenue d’une
crise de l’immobilier impactera beaucoup plus l’Espagne
que d’autres États membres de l’UEM, puisque ce secteur
représente 28 % de son PIB.
D’autres analystes ont mis en exergue des facteurs endogènes qui facilitent la transformation de zones monétaires
en ZMO : ainsi, une union monétaire produit d’elle-même
la convergence économique nécessaire à l’existence d’une
ZMO, en favorisant une hausse de l’intégration commerciale
et de la diversification des productions, une forte homogénéité des préférences, une spécialisation intra-branche
accrue, une synchronisation des cycles économiques ou
encore en assurant, par le biais d’une institution unique
de régulation monétaire, une meilleure crédibilité de la
politique monétaire de la zone…
(GROS PLAN) SUR
l’UEM remplit-elle les critères
d’une ZMO ?
L’Acte unique de 1986 a certes encouragé une plus grande mobilité
du travail et du capital, et il a contribué à renforcer son marché intérieur – autant de conditions importantes à la bonne réussite d’une
union monétaire. Toutefois, il ne suffit pas d’ouvrir les frontières
aux travailleurs, de reconnaître leurs diplômes et leur formation
dans toute l’UE pour obtenir instantanément un marché flexible du
travail. La langue, les attaches culturelles, la possession de biens
immobiliers freinent énormément leur mobilité, sans compter les
obstacles posés par les différentes politiques migratoires au sein
de l’Union.
Par ailleurs, l’UE ne dispose pas d’un budget fédéral suffisamment
important pour assurer la survie de l’UEM. Son budget est limité à
environ 1 % du PIB ; il doit être voté à l’équilibre et ne possède pas
de canal direct d’aide aux États membres en difficulté. Si les fonds
structurels ont peu ou prou cette vocation de rééquilibrage, ils sont
– comme leur nom l’indique – « structurels » et non « conjoncturels ». L’UE ne dépense jamais 100 % sur un projet qu’elle finance ;
son aide mobilise automatiquement des financements publics
nationaux, régionaux ou locaux en complément. Or, lorsque l’un
de ses États membres est en difficulté, il ne peut plus débloquer
ces financements. Ce blocage a été renforcé par les exigences du
Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG). Il
en résulte que, généralement, une partie non négligeable des fonds
européens ne peut être dépensée, en particulier pour les pays et
régions qui en ont le plus besoin.
Malgré l’intégration économique réalisée par l’Acte unique et l’union
monétaire prévue par le traité de Maastricht, il était donc présomptueux de voir dans l’UEM une ZMO. D’ailleurs, l’étude initiale de Robert
Mundell, qui portait sur les États-Unis et le Canada, avait conclu
à l’existence d’une ZMO entre l’ouest des États-Unis et l’ouest du
Canada, mais pas sur le seul territoire des États-Unis, dont le dollar
fonctionnait pourtant bien comme une monnaie unique ! Toutefois,
l’existence aux États-Unis d’un budget fédéral conséquent et de
mécanismes fédéraux de prise en charge du chômage permet de
jouer l’amortisseur nécessaire aux évolutions asymétriques.
Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 29
Pour les keynésiens, un élément s’avère absolument décisif
pour la survie d’une monnaie unique dans une zone qui
n’est pas monétairement optimale. À défaut d’un mécanisme
de marché permettant le retour à l’équilibre (flexibilité
des salaires et/ou des prix, taux de change), une politique budgétaire supranationale (ou fédérale) de nature
contracyclique est en effet la seule à même de compenser
les chocs et les évolutions économiques asymétriques et
ainsi de rendre viable une politique monétaire unique
sur la zone. Pour cela, un budget représentant une part
importante du PIB de la zone monétaire est indispensable,
comme c’est le cas aux États-Unis, où le budget fédéral
dépasse les 15 % du PIB.
LES GAINS ATTENDUS DU PASSAGE À L’UEM
En 1990, à la demande de la Commission européenne,
Michael Emerson analysa les avantages et les coûts économiques d’une union monétaire, indépendamment de
ses gains proprement politiques. Si les avantages économiques paraissaient alors nombreux et irréfutables, leur
importance tendit cependant à être surestimée notamment
par rapport aux contraintes économiques qu’une union
monétaire implique et qui, pour être sans doute moins
nombreuses, n’en sont souvent que plus déterminantes.
La réduction des coûts et de l’incertitude économique
Un des premiers avantages économiques attendus du
passage à l’UEM était la réduction des coûts de transaction
au sein de la zone monétaire unifiée :
– suppression des coûts de conversion entre les multiples
devises européennes, c’est-à-dire les frais de change, qui
touchent les personnes, en particulier les touristes et les
entreprises ;
– réduction des délais de paiements, des coûts d’information et de comparaison des prix ;
– facilitation des comparaisons de prix au sein de la zone
monétaire ;
– amélioration de la concurrence et facilitation de la mobilité des facteurs de production permises par l’augmentation
de la taille des marchés monétairement unifiés ;
30 | La genèse de la Banque centrale européenne
– réduction du risque de change lié à l’incertitude sur le
taux de change effectif au moment de la transaction, en
particulier à cause de la volatilité de ce taux à court terme ;
– baisse des coûts de couverture pour les entreprises ;
– favoriser les échanges, donc la production et de l’emploi
en raison de cette moindre incertitude.
Les économies liées à la mise en place de l’UEM, pour
aussi évidentes qu’elles paraissaient, ont cependant été
surestimées. En effet, l’intégration économique au sein de
la Communauté européenne était engagée depuis longtemps
déjà et la relative stabilité du SME faisait que ces coûts
n’étaient pas très pénalisants. D’ailleurs, le Danemark et le
Royaume-Uni, bien qu’ils n’aient pas adhéré à l’UEM, sont
parvenus à maintenir au même niveau leurs échanges avec
les pays de l’Eurozone après le passage à la monnaie unique.
Une meilleure intégration financière
Avec la libre circulation des capitaux au sein du marché
intérieur, l’Union européenne allait constituer un marché
financier très homogène. À en croire ses promoteurs, l’euro
renforcerait cette forte intégration financière en éliminant
les risques de change, qui sont d’une autre nature que les
risques propres à l’actif financier et plus difficiles à anticiper. Ainsi, pour un Français, acheter un actif étranger en
euros serait immédiatement comparable à l’achat d’un actif
français. Les marchés financiers en euros seraient donc plus
larges, plus liquides et plus profonds, puisque le nombre
des acteurs, le volume des fonds disponibles et les produits
financiers offerts seraient en augmentation sensible avec
l’UEM. Seule limite à cette intégration financière : la difficulté pour certains épargnants d’obtenir les informations
relatives aux différents marchés financiers étrangers.
La Commission européenne mit également en avant un autre
avantage escompté du passage à l’UEM : dans la mesure
où les épargnants européens posséderaient désormais des
actifs provenant de tous les États membres de la zone euro,
ils toucheraient, en cas de cycle ou de choc asymétrique,
les dividendes liés aux profits des États membres en bonne
santé ce qui lisserait leur revenu et leur consommation, et
jouerait ainsi un rôle contracyclique. L’intégration financière
Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 31
remplacerait finalement une politique budgétaire européenne contracyclique, telle que la recommande la théorie
des ZMO de Mundell (Asdrubali, Sorensen et Yosha, 1996).
Toutefois, des études économétriques ont montré que
l’impact de ce type de transferts est en réalité très faible,
notamment dans l’Union européenne où les revenus financiers ne représentent pas une part très élevée des revenus
des ménages (Atkeson et Bayoumi, 1993 ; Sorensen et Yosha,
2003 ; Asdrubali et Kim, 2004 ; Duwicquet, 2010).
La meilleure intégration financière permise par l’UEM devait
également réduire les écarts de taux d’intérêt (appelés en
anglais spread) sur les différentes dettes souveraines de la
zone euro, puisque celles-ci seraient dorénavant libellées en
euros et donc exemptes de risque de change avec, de plus,
une convergence des taux d’inflation au sein de la zone. Les
taux d’intérêt devaient également baisser. Dans les faits, les
écarts de taux d’intérêt, qui étaient assez importants dans
la décennie 1990, se sont contractés pour pratiquement
disparaître avec la création de la zone euro, et une baisse
des taux a été effectivement observée. Mais la crise des
dettes souveraines de la zone euro à partir d’août 2010 a
montré que ces spreads pouvaient renaître rapidement et
dans des proportions énormes : plus de 30 % sur les taux
d’emprunt pour la dette grecque à dix ans, plus de 7 % pour
la dette espagnole en 2012 alors que l’Allemagne empruntait
au même moment à un taux de 1,6 %. Par conséquent, les
spreads peuvent résulter, non plus du risque de change, mais
de la confiance des acteurs financiers dans la capacité de
remboursement des différents États membres d’une zone
monétaire et dans leur capacité à maintenir une compétitivité
et une croissance suffisantes sans dévaluation possible de
leur monnaie. Ces acteurs se sont mis à mesurer le risquepays directement lié à l’absence d’un système coopératif
de financement au niveau de l’UE.
Le financement « automatique » des déficits des balances
des paiements
En régime d’union monétaire, les réserves de change sont
mises en commun. Il n’y a donc plus de problème d’excédents ou de déficits des balances des paiements entre les
32 | La genèse de la Banque centrale européenne
pays d’une même zone monétaire. Pour être plus précis, il
n’y a plus de problème de financement de ces déficits ou
d’impact sur le taux de change.
Alors que cette question était encore cruciale dans la France
des années 1980 et 1990, les déficits récurrents de la balance
française des paiements en 2011 sont passés relativement
inaperçus. Seul le déficit ou l’excédent de l’ensemble de
la zone euro avec le reste du monde joue aujourd’hui un
rôle, notamment sur la valeur de l’euro vis-à-vis des autres
devises. Mais comme l’Allemagne assure un excédent qui
dépasse globalement les déficits des autres pays de la zone
euro, la dépréciation ou l’appréciation de l’euro ne peut
se manifester par ce canal. De plus, la mise en commun
des réserves de change des dix-neuf pays de l’UEM donne
à la zone euro une puissance de feu beaucoup plus forte
que lorsque chaque pays devait défendre la parité de sa
propre monnaie. Par ailleurs, la disparition des monnaies
nationales au profit d’une seule monnaie, entre des pays qui
échangent essentiellement au sein de la même zone monétaire, réduit fortement leurs besoins en devises étrangères.
En d’autres termes, le déficit de la balance des paiements
de la France n’a pas plus d’importance aujourd’hui, d’un
point de vue monétaire, que celui de la région Auvergne
envers la région Île-de-France.
Du point de vue de l’économie réelle, un déficit de la balance
des paiements d’un État membre de la zone euro peut en
revanche avoir de graves conséquences : pour reprendre le
dernier exemple cité, le déficit de la balance des paiements
de la région Auvergne envers la région Île-de-France s’est
historiquement traduit par un exode massif de population
de l’Auvergne vers l’Île-de-France. Dans le cadre du SME, le
taux de change jouait à cet égard un rôle de rééquilibrage.
Quand un pays avait un déficit élevé de sa balance des
paiements courants avec ses voisins, il était rapidement
condamné à dévaluer sa monnaie : ses exportations devenaient meilleur marché et ses importations plus coûteuses,
ce qui tendait à terme à rééquilibrer son commerce extérieur. Aujourd’hui, ce mécanisme ne fonctionne plus dans
la zone euro. L’excédent très important de l’Allemagne ne
Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 33
pousse pas à la réévaluation de sa monnaie, pas plus que
le déficit élevé français ne pousse à une dévaluation monétaire, puisque les deux États sont membres de la zone euro.
Par conséquent, il n’y a plus de force directe de rappel
lorsque la compétitivité de chaque État membre de l’UEM
diverge. À titre d’exemple, si aujourd’hui l’on voulait rééquilibrer les balances commerciales des États membres
de la zone euro par les prix, l’euro devrait être réévalué en
Allemagne de 30 % et dévalué en France d’au moins 10 %
– ce qui est impossible. Et, du côté de l’économie réelle,
les déplacements de main-d’œuvre ou les mobilités intracommunautaires de population ne peuvent se faire aussi
facilement qu’au sein d’un État parlant une même langue.
Les déséquilibres tendent non seulement à perdurer mais
aussi à s’accroître : ainsi, l’industrie tend à se développer
dans les régions les plus compétitives de l’Union, et à
reculer dans les moins compétitives. Les ajustements se
font directement au niveau de l’économie réelle.
La disparition des crises de change à l’intérieur de la zone euro
Évidemment, dans la mesure où les pays de la zone euro
partagent la même monnaie, il ne peut plus y avoir de crises
de change comme celles que la CEE a connues en 1992 et
1993. Une crise de change au niveau mondial entre l’euro
et le dollar est certes toujours possible, mais l’espace
économique très puissant de l’euro en réduit à la fois la
probabilité et l’importance.
Cependant, comme la crise récente l’a montré, les attaques
spéculatives contre les pays en difficulté au sein de la zone
euro se sont reportées sur les taux d’intérêt des titres de
dette publique ; d’une certaine façon, la hausse brutale
des spreads sur les dettes souveraines de la zone euro à
partir d’août 2010 a fini par remplacer la crise des taux de
change. Comment expliquer un tel phénomène ?
Dans le cadre de la zone euro, un déficit de la balance des
paiements est révélateur d’un manque de compétitivité
d’un État membre ; or, ce manque de compétitivité ne peut
pas être rattrapé par une dévaluation monétaire. Le risque
de désindustrialisation guette alors cet État. En effet, de
manière générale, les pays les plus compétitifs de la zone
34 | La genèse de la Banque centrale européenne
euro vont capter la production et l’emploi des pays les
moins compétitifs, et tendre à satisfaire leur demande
intérieure, au point d’aggraver le déséquilibre de la balance
des paiements de ces pays. La montée du chômage qui en
résulte finit par réduire leur demande intérieure et les incite
à compenser ces pertes par des politiques de relance qui ne
font qu’aggraver le problème (la relance ayant aussi pour
effet de favoriser les importations). Puis, avec le chômage
et la désindustrialisation, les recettes fiscales des pays les
moins compétitifs de la zone euro faiblissent et aggravent
leur déficit.
Dès lors, la confiance des marchés financiers dans la capacité des États membres de la zone euro concernés à rembourser leurs dettes est progressivement remise en cause.
Les taux d’intérêt sur leurs titres de dette s’envolent, ce
qui mine un peu plus leur capacité à rembourser. Un cercle
vicieux d’endettement s’enclenche. En l’absence de politiques budgétaires européennes de rééquilibrage et du fait
des contraintes budgétaires issues des traités européens,
la seule solution est alors l’austérité budgétaire qui, à
son tour, affaiblit encore la demande intérieure des États
concernés, augmente le chômage et ralentit la croissance
économique. Pour rééquilibrer leur balance des paiements,
une autre solution consisterait à baisser les salaires afin
de gagner en compétitivité : mais cette solution aurait des
effets dramatiques sur l’économie réelle, car elle se traduirait par la baisse immédiate de la demande intérieure et
des recettes fiscales, ce qui provoquerait un effondrement
rapide du PIB, aggravant le poids de la dette avant qu’une
amélioration du côté de l’industrie ne puisse se faire sentir.
Certains États membres de la zone euro, comme la Grèce
et l’Espagne, sont pris dans ce cercle vicieux.
Le rééquilibrage de la balance des paiements par l’économie
réelle (amélioration de la compétitivité, innovation, qualité
des produits) est en effet beaucoup plus long et difficile
que le recours à la dévaluation (voir pp. 36-37).
L’avènement de l’euro comme monnaie internationale
Pour les partisans de l’UEM, il allait de soi qu’une monnaie
unique représentant l’espace économique le plus puissant
Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 35
de la planète – plutôt en excédent dans ses échanges avec
le reste du monde – acquerrait un statut de monnaie internationale et apparaîtrait rapidement comme l’unique challenger sérieux du dollar. La mission de stabilité des prix et
la stratégie de crédibilité de la future BCE, héritées de la
Bundesbank, étaient de nature à consolider cette position.
Le principal avantage lié à l’avènement de l’euro comme
monnaie internationale était d’acquérir une partie du
seigneuriage mondial. En effet, les prix de nombreuses
transactions se fixeraient en euros, rendant inutile l’acquisition préalable de dollars. La taille du marché européen
pouvait également permettre à l’UEM d’être plus stable
que le SME : les possibilités d’arbitrer entre l’euro et
des monnaies forcément moins répandues (à l’exception
notable du dollar) seraient plus limitées ; par ailleurs, la
présence au sein de l’UEM de nombreux États membres
constituerait une assurance contre une crise asymétrique
(sauf survenue d’une crise majeure au sein d’un de ses
membres les plus importants). Enfin, la part de l’euro dans
les réserves de change des banques centrales du reste du
monde augmenterait au-delà de la somme des anciennes
monnaies nationales européennes détenues, lui assurant
une demande supplémentaire. Bien sûr, la stature internationale d’une monnaie dépend de la puissance économique
et géopolitique du pays qui l’émet : sur ce point, l’Union
européenne était loin de pouvoir, et même de vouloir, rivaliser avec les États-Unis.
Avec le recul, force est de constater que l’euro remplit
aujourd’hui les fonctions d’une monnaie internationale :
unité de compte, moyen de paiement et réserve de valeur.
Il constitue par ailleurs une monnaie de référence pour le
taux de change de cinquante pays (contre soixante-quinze
pour le dollar). La part de son utilisation sur les marchés
internationaux des titres financiers est de l’ordre de 33 %.
Ainsi, l’euro est devenu la deuxième devise mondiale,
passant de 18 % des réserves mondiales de devises en 1999 à
26 % en 2011 (contre 62 % pour le dollar et moins de 4 %
pour le yen et la livre sterling).
36 | La genèse de la Banque centrale européenne
DES CONTRAINTES ÉCONOMIQUES NOUVELLES
SOUVENT OCCULTÉES
Si les avantages à attendre de l’UEM étaient nombreux, ils
n’étaient pas toujours déterminants pour justifier le choix
d’une transition rapide vers la monnaie unique ; l’analyse
coûts/avantages était quelque peu différente si l’on tenait
compte des contraintes économiques nouvelles liées à
l’UEM dans un contexte de grandes difficultés économiques.
La perte du taux de change comme amortisseur monétaire
Les monnaies reflètent la puissance économique d’un pays
ou d’une région. Si, au sein d’un espace régional, des divergences de compétitivité économique ou des chocs asymétriques surviennent entre pays, ils peuvent être compensés
par des modifications de la valeur des signes monétaires,
c’est-à-dire par un changement du taux de change d’une
monnaie nationale avec les devises des autres pays.
Dans une union monétaire comme la zone euro, marquée
par des situations nationales assez hétérogènes au moment
du passage à l’UEM et par des évolutions non moins hétérogènes (car largement structurelles) après ce passage,
de telles divergences étaient amenées à s’aggraver, alors
même qu’un ajustement monétaire était désormais impossible. Sachant que ces évolutions divergentes se font à
des rythmes relativement constants mais assez lents, il
était tout à fait prévisible que des écarts de compétitivité
importants apparaîtraient au bout de plusieurs années
et ne pourraient être résolus que par la convergence des
économies réelles – un processus généralement très douloureux sur le plan économique, qui peut s’avérer très long
et complexe à mettre en œuvre.
Par exemple, un État membre de la zone euro ayant pour
habitude de pratiquer des hausses de prix régulières ou
des augmentations de salaires supérieures aux gains de
la productivité était condamné à voir sa compétitivité et
sa situation économique se dégrader, faute de pouvoir
recourir à une dépréciation de sa monnaie. Une convergence
économique réelle des appareils productifs n’ayant pu être
menée durant la très courte phase de convergence vers
Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 37
l’UEM (phase II de 1994 à 1999), il était évident qu’après
une dizaine d’années de fonctionnement des écarts importants de compétitivité commenceraient à se faire sentir.
D’autant que la convergence de la phase II, comme celle
d’après 1999, n’avait été pensée qu’au niveau des politiques macroéconomiques (voir pp. 51-55). La crise de 2008,
puis la crise des dettes publiques européennes montrent
aujourd’hui la difficulté de cette question.
Le taux de change ne joue plus aujourd’hui un rôle d’amortisseur et l’euro comme signe monétaire ne représente pas
une puissance économique homogène. Or, aucun mécanisme
dans l’Union européenne (à l’exception des fonds structurels, mais qui sont bien insuffisants), ni aucun critère de
convergence ne cible directement cette question de la compétitivité à la fois en termes de prix, de qualité, d’innovation,
de formation, de structure de production des différentes
économies nationales ou même de corruption. Les critères
de convergence adoptés à Maastricht étaient des critères
macroéconomiques ciblant les politiques économiques
(budget et inflation), mais aucun ne visait la convergence
des économies réelles (voir Points de vue, pp. 54-55).
La disparition d’un prêteur en dernier ressort
pour les États souverains
Avant la création de la BCE, les banques centrales nationales (BCN) appartenaient aux États qui généralement les
utilisaient pour se financer au moins en partie. Ainsi, les
BCN jouaient le rôle de prêteur en dernier ressort non seulement pour les banques de second rang, mais aussi pour
les États. Par exemple, la Banque de France a longtemps
été obligée de prêter gratuitement (taux d’intérêt de 0 %) à
l’État français une tranche d’environ 10 milliards de francs
par an. Pour un pays comme la France, l’avantage principal
d’un tel financement par sa propre banque centrale était la
totale maîtrise des taux d’intérêt. Car il pouvait imposer à
celle-ci des conditions de prêt ne tenant aucun compte du
taux de marché. Les marchés financiers, les compagnies
d’assurances et les banques étaient alors obligés de s’aligner sur ce taux s’ils voulaient acquérir les bons du Trésor
(c’est-à-dire des titres de la dette publique française). Ce
38 | La genèse de la Banque centrale européenne
mode de fonctionnement permettait aux États de réaliser
de sensibles économies budgétaires et leur conférait une
relative autonomie financière.
La BCE n’appartenant à aucun État et ayant été pensée
comme indépendante du pouvoir politique (voir pp. 115‑117),
il a été décidé d’emblée qu’elle ne jouerait pas le rôle de
prêteur en dernier ressort envers les États, considérés
comme des agents non financiers n’ayant pas accès à la
BCE. Par ailleurs, les BCN se sont vu interdire d’octroyer
des prêts à leur propre État, contrairement à ce qui se
pratiquait auparavant ; de la même façon, les États ont
perdu la possibilité de se financer par des crédits accordés
directement par les banques de second rang. Dès lors, dans
le cadre de l’UEM, il ne reste plus aux États membres de
la zone euro qu’un seul type de financement possible : le
financement sur les marchés financiers. Il est ainsi facile de
comprendre pourquoi les marchés financiers ou les agences
de notations ont acquis une telle influence sur les dettes
publiques et leurs taux d’intérêt dans la décennie 2000.
Comme souvent dans l’histoire, les arguments de la théorie
économique ont donc davantage été mobilisés pour justifier des choix politiques que pour servir véritablement à
décrire ou à modifier la perception de la réalité économique.
1992-1999 : LE CHOIX D’UNE TRANSITION RAPIDE
VERS LA MONNAIE UNIQUE
—— Après avoir abordé la maturation théorique du projet
d’UEM, ses avantages et ses inconvénients escomptés, il est
maintenant possible de décrire les conditions politiques
et le calendrier retenu du passage à la monnaie unique.
Dès l’origine, le passage à l’UEM fut présenté comme le
pendant monétaire de l’Acte unique européen de 1986 :
approuvé par le Conseil européen de Luxembourg en
décembre 1985, adopté en février 1986 pour entrer en
vigueur le 1er juillet 1987, l’Acte unique avait pour principal objectif de réaliser un grand marché intérieur européen avant le 31 décembre 1992. Il apportait également
les modifications nécessaires au processus de décision
Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 39
communautaire pour achever ce marché et réaffirmait la
nécessité d’accroître la coordination monétaire. Enfin, il
consacrait le principe de libre circulation des marchandises,
des services, des hommes et des capitaux. Par ses nombreux
avantages attendus, on pensait que l’UEM permettrait
d’unifier monétairement ce grand marché communautaire
des biens, des services, des capitaux et du travail, et de
pallier les faiblesses structurelles du SME.
Les douze États membres de la CEE décidèrent donc
dès 1988 de relancer le projet d’UEM défendu dans le plan
Werner ; cette relance se traduisit par le rapport Delors du
17 avril 1989, qui proposait que l’UEM se fît en trois étapes
distinctes mais progressives. Avant de décrire le calendrier
finalement retenu, et les principes de l’UEM qui ont été
gravés dans le marbre du traité sur l’Union européenne
(ou « traité de Maastricht ») en 1992, il convient d’étudier
les conditions dans lesquelles un compromis politique a
pu être atteint au sein de la CEE concernant l’organisation
monétaire européenne.
UN COMPROMIS POLITIQUE ENTRE TROIS VISIONS
DIFFÉRENTES DU PROJET EUROPÉEN
La mise en place d’une UEM, et corrélativement, la création
d’une banque centrale chargée de conduire la politique
monétaire de la zone euro, ont déclenché de grands espoirs,
mais aussi de grandes craintes au sein des douze États
membres de la CEE. Au cœur de ces débats, différentes
visions politiques s’affrontaient, qu’on peut classer principalement en trois conceptions dominantes du projet
européen : la libérale anglo-saxonne, l’européiste et l’ordolibérale. Ces conceptions correspondent respectivement,
pour simplifier, aux traditions intellectuelles anglaise,
française et allemande.
Dans cette confrontation, l’Allemagne fut immédiatement
en position de force, en raison du leadership incontestable
qu’elle avait acquis sur le plan monétaire dès le « Serpent » des
années 1970, puis au sein du SME au cours des années 1980,
grâce à la solidité de sa monnaie (le deutsche mark) et à la
réputation de sa banque centrale (la Bundesbank).
40 | La genèse de la Banque centrale européenne
La BCE et, plus généralement, l’organisation monétaire de
l’Union européenne inscrite dans le traité de Maastricht
de 1992, découlent directement du compromis politique
entre ces différentes visions.
La vision libérale
La première conception de l’Europe, celle du Royaume-Uni,
a été défendue par Margaret Thatcher et reprise en 1990
dans le Plan Hard Ecu ou « Plan Major », du nom de John
Major, son chancelier de l’Échiquier. C’est celle d’une Europe
conçue comme un grand marché où marchandises, services,
capitaux et travail s’échangent librement, permettant des
économies d’échelles et une concurrence renforcée, mais
avec le moins de structures supranationales possibles car
celles-ci entravent la souveraineté nationale. Cette Europe
s’apparente à une communauté de nations commerçantes,
qui demeurent souveraines dans leurs relations, notamment
en matière de politiques économiques ; elle doit fonctionner de manière coopérative, sans disposer de ressources
propres. Dans cette conception anglo-saxonne, tout transfert
de souveraineté monétaire est rejeté : la monnaie est en
effet perçue comme une question politique relevant de la
souveraineté nationale et il n’est pas question de transférer
cette compétence au niveau communautaire.
Conformément à cette logique, le Plan Major proposait une
monnaie commune (ou monnaie parallèle), qui aurait circulé
en concurrence avec les monnaies nationales, notamment
dans les échanges entre pays de la CEE. L’influence de la
pensée libérale autrichienne de Friedrich von Hayek est
ici manifeste : c’est par la concurrence que cette monnaie
devait s’imposer progressivement en Europe ; Hayek avait
en effet soutenu que les monnaies devaient toujours être
en concurrence et que seul le marché pouvait en assurer
la régulation en faisant disparaître les « mauvaises monnaies », affirmant ainsi son opposition à l’existence d’une
banque centrale. Dès les années 1970, de nombreux travaux
d’inspiration libérale avaient plaidé pour un tel scénario.
La monnaie commune internationale défendue par le Plan
Major était une sorte d’« écu fort », destinée à remplacer
progressivement les monnaies européennes de l’époque,
Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 41
mais elle devait s’ajouter dans un premier temps aux
onze monnaies nationales et être surtout utilisée pour les
échanges entre nations.
Comment cet « écu fort » aurait-il pu supplanter le deutsche
mark ou en réduire la domination ? Une solution aurait
été d’en assurer la rareté et de le rémunérer par des taux
d’intérêt élevés, ce qui en aurait certes fait un actif financier
intéressant, mais sans doute pas une monnaie en mesure de
favoriser le développement et la convergence économique
de l’Europe. La monnaie parallèle proposée par le plan
Major ne fut finalement pas retenue. En revanche, l’intransigeance de Margaret Thatcher donna le coup de pouce
nécessaire au projet concurrent de Jacques Delors. En effet,
en refusant tout compromis, en exigeant et en obtenant
une clause d’exception, le Royaume-Uni ne fut plus associé
aux discussions ultérieures qui débouchèrent rapidement
sur le projet plus radical de monnaie unique proposé par
le Plan Delors. Au grand dam de la diplomatie britannique,
cette opposition résolue du Royaume-Uni facilita paradoxalement l’adoption par les autres pays européens d’un
projet beaucoup plus ambitieux que prévu. Comme souvent
dans la construction européenne, le Royaume-Uni se tint
d’abord en dehors du processus d’union monétaire, quitte
à l’intégrer plus tard en cas de réussite.
Si la conception anglo-saxonne de la monnaie n’a pas eu
l’impact escompté sur la mise en place de l’UEM, elle a
en revanche exercé une influence déterminante dans l’avènement d’un capitalisme financiarisé au niveau mondial,
où la place de la monnaie dans le financement de l’économie est réduite au minimum au profit du développement
de marchés financiers globaux et généralisés. Du fait de
l’aura politique de Ronald Reagan aux États-Unis et de
celle de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, ainsi que
des politiques d’ajustement structurel imposées par le
Fonds monétaire international (FMI) aux pays lourdement
endettés du tiers-monde ou en transition économique,
cette conception néolibérale fut ultérieurement adoptée
par des pays a priori éloignés du modèle anglo-saxon,
comme les anciens pays du bloc soviétique, qui adhérèrent
au processus de construction européenne.
42 | La genèse de la Banque centrale européenne
La vision européiste
L’« européisme », pour reprendre l’expression employée par
le poète et écrivain français Jules Romains en 1915, est une
conception très ancienne, dont on retrouve les racines dès
le Moyen Âge. Imprégnant une grande partie des fondateurs
du projet européen, notamment certains membres de l’élite
française comme Maurice Schumann, Jean Monnet, Robert
Marjolin et dans une certaine mesure Raymond Barre, cette
approche vise à mettre en place les États-Unis d’Europe,
calqués sur le modèle fédéral américain. Particulièrement
prégnante dans l’Après-Guerre, elle attache également de
l’importance à l’État providence et à un certain interventionnisme d’inspiration keynésienne ou colbertiste. Elle
repose sur une grande confiance envers les experts et les
intellectuels et, pour faire avancer la construction européenne, elle préfère s’appuyer sur ces derniers et leurs
relais dans l’administration communautaire plutôt que
sur les peuples et les hommes politiques nationaux.
En raison des réticences des nations européennes, cet
objectif fédéral n’est pas toujours affiché : les peuples
d’Europe sont en effet jugés incapables de comprendre le
bien-fondé du projet européiste ; en France, par exemple, les
partis d’inspiration gaulliste et communiste s’y opposent
fortement. Pour contourner ces réticences sociales et politiques, et faire progresser petit à petit la logique fédéraliste,
on recourt à l’outil économique. Loin de constituer des
obstacles, les échecs économiques sont ainsi utilisés pour
aller plus loin et exiger « plus d’Europe ». Cette démarche,
communément désignée par le terme « fonctionnalisme »,
tranche avec le fédéralisme défendu par les constitutionnalistes, qui veulent fonder une Europe fédérale par le biais
d’un processus démocratique et l’adoption populaire d’une
constitution. L’idée sous-jacente au fonctionnalisme est de
permettre aux institutions communautaires d’investir de
proche en proche de nouveaux domaines de compétence ;
lorsqu’un niveau de compétence est atteint et montre ses
limites, on passe à un niveau supérieur d’intégration. Dans
cette optique, l’adoption d’une monnaie unique comme
solution à la domination du deutsche mark doit logiquement
Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 43
être suivie par la mise en place d’un gouvernement économique européen ayant un droit de regard sur les budgets
nationaux afin de remédier aux insuffisances de la méthode
de coordination actuelle.
La croyance en cet enchaînement automatique et la confiance
en la capacité intrinsèque du système européen à dégager
de bonnes solutions aux problèmes paraissent néanmoins
en décalage par rapport à la réalité. L’approche fonctionnaliste fait fi des tensions entre nations, qui continuent à
s’opposer sur la finalité du projet européen dans un cadre
de négociation interétatique qui n’a pas vocation à produire
aussi facilement du consensus. De plus, cette approche
néglige les populations qui vivent de plus en plus mal
cette vision technocratique de la construction européenne :
elles souhaitent de plus en plus être associées aux grandes
orientations, notamment par des référendums ; en période
de crise économique, elles perçoivent toujours la nation
comme la meilleure garante de la protection sociale et
de la solidarité, des domaines que l’Europe n’a pas pris
suffisamment en compte.
Au moment où s’engagent les négociations sur l’UEM, à
l’orée des années 1990, l’approche européiste a mal vieilli.
Elle était certainement plus en phase avec les idées dominantes des années 1950-1970, même si elle a toujours été
la cible des critiques. De plus, ses contours idéologiques
se sont brouillés : d’une part, le fédéralisme économique
est également prôné par de purs libéraux ; d’autre part,
l’interventionnisme keynésien ou colbertiste est défendu
également par les souverainistes qui voient dans la globalisation européenne une démarche définitivement libérale.
Dans cette conjoncture idéologique relativement défavorable pour eux, les européistes n’étaient pas en position
de force pour imposer leur vision de l’UEM : ils durent
accepter un cadre essentiellement inspiré par l’ordolibéralisme en espérant l’avènement d’un consensus politique
plus favorable.
La vision ordolibérale
Les ordolibéraux ne croient pas en un équilibre économique
spontané résultant uniquement des forces du marché.
44 | La genèse de la Banque centrale européenne
Ils voient plutôt dans cet équilibre le fruit de l’histoire,
des institutions et le respect des règles. Ils se méfient de
l’intervention de l’État, sont attachés aux institutions
indépendantes intermédiaires (banques centrales, institut
de la concurrence, autorité de surveillance des finances
publiques), ainsi qu’à une orthodoxie budgétaire gravée
dans le marbre et ils accordent plutôt leur confiance aux
experts. Pour reprendre la formule de Michel Foucault, ils
plaident non pas pour un marché sous la surveillance de
l’État mais pour un État sous la surveillance du marché.
En d’autres termes, c’est la liberté de marché qui fonde la
légitimité de l’État et assure son acceptation par le corps
social (voir Gros plan, pp. 45-46).
Dans la conception ordolibérale de l’UEM défendue par les
Allemands, la monnaie unique était tout à fait envisageable,
mais à long terme : en effet, la monnaie étant neutre, elle
ne possède aucune force de convergence économique ; une
union monétaire ne peut donc être déclarée qu’une fois
que la convergence économique de ses différents États
membres a été réalisée. On illustre cette conception par
l’image du chapeau : on ne pose un chapeau sur sa tête
qu’une fois habillé ; de la même manière, la convergence
économique des États membres doit précéder l’union
monétaire proprement dite.
Dans la mesure où le deutsche mark était alors la monnaie
pivot de la CEE, les Allemands n’avaient aucun intérêt à
précipiter un calendrier où ils avaient plus à perdre qu’à
gagner. En accord avec les principes de l’ordolibéralisme,
l’indépendance de la BCE était un acquis sur lequel on
ne pouvait pas transiger, et la réussite de la Bundesbank
dans son action contre l’inflation, de même que les développements de la théorie de la crédibilité des nouveaux
classiques (qui plaidaient pour une banque centrale indépendante à la réputation solidement établie ; voir pp. 73-75),
les confortaient dans cette position.
Tous ces éléments de contexte expliquent que le point de
vue de l’Allemagne et des dirigeants de sa banque centrale
ait fini par s’imposer à ses partenaires européens dans la
conception de la BCE.
Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 45
(GROS PLAN) SUR
l’ordolibéralisme
L’ordolibéralisme est un courant de pensée né dans les
années 1930 en Allemagne, particulièrement à l’université de
Fribourg-en-Brisgau, sous l’influence de l’économiste Walter
Eucken (1891-1950). À la recherche d’une troisième voie entre,
d’une part, le libéralisme anglo-saxon qui a conduit à la crise
de 1929 et, d’autre part, le communisme mis en œuvre dans
l’Union soviétique, l’ordolibéralisme entend marquer une rupture
avec la philosophie utilitariste des anciens libéraux ainsi qu’avec
la philosophie matérialiste et marxiste ; il adhère à une certaine
tradition chrétienne (la notion d’« ordo » est d’ailleurs empruntée au théologien chrétien de l’Antiquité Saint Augustin) et à la
philosophie idéaliste allemande.
L’ordolibéralisme ne vise pas uniquement à libérer l’économie,
à accroître la richesse et le bien-être (individuel et collectif) ; il
cherche aussi et surtout à créer un ordre économique et social
juste. Il postule l’existence d’un équilibre économique, d’un ordre
de marché intégré à un ordre général de la société ; dans cette
perspective, les institutions sont essentielles pour faire respecter
et impulser le libéralisme. L’État a pour responsabilité d’offrir un
cadre légal et institutionnel à l’économie, et de maintenir – notamment par le respect de règles – un niveau sain de concurrence
« libre et non faussée ».
Contrairement aux libéraux anglais ou autrichiens, les tenants de
l’ordolibéralisme considèrent qu’il n’y a pas d’équilibre spontané
des marchés. Et contrairement aux keynésiens qui veulent réguler
le capitalisme en intervenant à court terme, les ordolibéraux
veulent simplement le régler. Ils définissent les critères de conformité à la logique du système économique afin d’éviter toutes les
incohérences de l’intervention publique qui sont responsables
selon eux des dysfonctionnements du système. L’ordolibéralisme
repose sur quatre piliers essentiels :
– le respect de la propriété privée, qui relève du droit et de l’histoire et non de la nature ;
– la liberté d’entreprise et de marché via une concurrence
libre et non faussée qui doit être assurée par une régulation
institutionnelle ;
– l’équilibre des finances publiques et la méfiance envers les
entreprises publiques ;
46 | La genèse de la Banque centrale européenne
– la stabilité des prix assurée par une banque centrale
indépendante.
Ce cadre légal et institutionnel est défendu particulièrement
en Allemagne, où il a donné naissance à l’« économie sociale
de marché ». Il est caractéristique du « modèle Rhénan » de
capitalisme que Karl Schiller, futur ministre de l’Économie de
la République fédérale d’Allemagne (RFA), résuma en 1955 par
cette formule : « La concurrence autant que possible et l’intervention
publique autant que nécessaire. » L’ordolibéralisme est au fondement des statuts de la Bundesbank (banque centrale de la RFA
créée en 1957) et il imprègne fortement l’organisation monétaire
européenne définie par le traité de Maastricht.
LE CURIEUX COMPROMIS POLITIQUE
À L’ORIGINE DE LA BCE
Une stratégie politique ambiguë
Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, comprit rapidement que la personne à convaincre
pour la mise en œuvre de l’UEM était le gouverneur de la
Bundesbank. En effet, du côté des États membres dont la
monnaie était dominée par le mark (Benelux, Autriche et,
dans une certaine mesure, France), la perte de souveraineté
monétaire était déjà actée. En raison du triangle d’incompatibilité mis au jour par Robert Mundell (voir p. 24), ils
étaient obligés d’ancrer leur monnaie sur le deutsche mark,
devenu la monnaie pivot du SME, et donc d’abandonner
toute autonomie de leur politique monétaire. Les taux
d’intérêt étant fixés par la Bundesbank, ils devaient les
suivre en y ajoutant même une prime de risque par anticipation d’une éventuelle dévaluation de leur monnaie. Pour
ces pays « dominés », la mise en circulation d’une monnaie
unique gérée par une banque centrale fédérale pouvait leur
permettre de recouvrer une partie de leur souveraineté
monétaire, dans la mesure où ils deviendraient membres
de la nouvelle banque centrale supranationale, et de faire
baisser sensiblement leur taux d’intérêt. Tous les États
membres de la zone monétaire européenne pourraient
Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 47
participer aux décisions de la politique monétaire. De plus,
la question des déséquilibres des balances des paiements
serait résolue par la mutualisation des réserves au sein
de la BCE grâce à la monnaie unique. Pour ces pays, c’en
serait fini de la domination du deutsche mark ! Ils avaient
donc beaucoup plus à gagner qu’à perdre à la création
d’une UEM.
Pour convaincre la Bundesbank, le comité à l’origine du
plan pour l’UEM de juin 1988 à avril 1989 fut, à la demande
de Jacques Delors, presque exclusivement composé de
banquiers centraux – les ministres des Finances ayant été
écartés car l’hostilité de plusieurs d’entre eux au projet
était connue. Ce « comité Delors » comprenait douze banquiers centraux des pays membres, Frans Andriessen (de la
Commission européenne) ainsi que trois experts (Alexandre
Lamfallusy, alors directeur de la Banque des règlements
internationaux [BRI] futur premier président de l’Institut monétaire européen de 1994 à 1997 ; Niels Thygesen,
économiste danois ; et Miguel Boyer, du Banco Exterior de
España). Jacques de Larosière, ancien directeur du FMI
et gouverneur de la Banque de France, représentait pour
sa part la France. Ainsi, la réflexion sur la création de la
BCE fut l’œuvre de banquiers centraux, plus à même de
convaincre et de rassurer l’indépendante Bundesbank, au
risque de faire de la future BCE une « créature des banquiers centraux » fortement influencée par l’ordolibéralisme
(Carré et Le Héron, 2005).
Ordolibéraux et européistes s’accordèrent par conséquent
sur un mode opératoire de nature technocratique : leur
approche respective les portait davantage à confier aux
experts le soin d’envisager des solutions de long terme
qu’à se fier aux dirigeants politiques, dont la capacité
d’innovation institutionnelle est souvent contrainte par des
discussions parlementaires et des échéances nationales.
Pour les ordolibéraux, une banque centrale fédérale totalement indépendante était de nature à régler les conflits
et les arbitrages politiques en affaiblissant les capacités
de régulation et d’action des États membres. Cette banque
centrale pouvait dès lors se concentrer sur la seule question
48 | La genèse de la Banque centrale européenne
de l’inflation grâce à une action de long terme et faire respecter des règles éloignées de la régulation conjoncturelle
des États membres. Sans pouvoir politique structuré ou
légitime sur cet espace monétaire pour lui faire contrepoids,
la BCE serait même plus indépendante et puissante que
ne l’était la Bundesbank en Allemagne, qui doit rendre des
comptes au Parlement allemand. Enfin, en présentant la
convergence économique comme une condition préalable à
l’union monétaire, les ordolibéraux concevaient le processus
de l’UEM comme un processus de long terme susceptible
de prendre plusieurs décennies. La Bundesbank avait donc
encore un rôle important à jouer à l’avenir.
Face à un impossible consensus politique sur leurs positions
fédéralistes et interventionnistes, les européistes virent
dans la mise en place de la première institution fédérale
européenne (la BCE) la seule stratégie possible permettant
une avancée notable vers le fédéralisme – la monnaie étant
à leurs yeux une institution certes économique, mais aussi
et surtout politique, de nature à accélérer le sentiment
d’appartenance à l’Europe et à affaiblir les nationalismes.
Ils profitèrent donc de la croyance en la neutralité de la
monnaie des ordolibéraux pour obtenir cette avancée
fédérale sur la monnaie, qu’ils considéraient – quant à
eux – essentielle. Dans leur esprit, le découplage entre une
politique monétaire fédérale et les évolutions économiques
à l’échelle nationale allait inévitablement souligner à terme
l’insuffisante coordination des politiques économiques
nationales et surligner la faiblesse du pouvoir économique
fédéral européen. Conformément à leur vision fonctionnaliste, la crise serait inévitable et rendrait nécessaire une
extension du fédéralisme à d’autres domaines économiques
(budget, fiscalité et solidarité européenne). Leur confiance
dans le fonctionnalisme leur permit d’accepter le traité de
Maastricht, qui offrait une solution contraire à leur vision
de l’économie. Leur espoir était que si l’euro devait échouer
par manque de coordination entre les niveaux asymétriques
du pouvoir, il serait nécessairement complété par la mise
en place d’un gouvernement économique européen (leur
objectif véritable).
Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 49
Cette stratégie politique permit de réduire les réticences
de la toute-puissante Bundesbank. Mais elle n’aurait sans
doute pas été suffisante sans un coup de pouce de l’histoire,
car il fallait convaincre également le pouvoir politique
allemand. Or, Helmut Kohl hésitait beaucoup à abandonner
le deutsche mark, symbole de la reconstruction et de la
réussite de l’Allemagne. Ce coup de pouce vint avec l’effondrement en 1989 du mur de Berlin et avec l’explosion du
bloc soviétique en Europe centrale et orientale.
Le coup de pouce de l’histoire
La réunification allemande, menée tambour battant par
Helmut Kohl, eut deux conséquences directes sur la naissance de la BCE.
Avec l’effondrement du bloc soviétique, Helmut Kohl
comprit que les pays d’Europe centrale et orientale allaient
se tourner vers l’Ouest et que l’Allemagne y retrouverait
rapidement une forte influence, du fait de la réunification
allemande qui augmenterait sa taille et déplacerait le
centre de gravité européen vers l’Est. Helmut Kohl affirma
alors qu’il lui fallait ancrer cette nouvelle Allemagne à
l’Ouest et qu’il était certainement le dernier homme politique allemand ayant connu la Seconde Guerre mondiale à
pouvoir le faire. Il craignait en effet que la nouvelle génération d’hommes ou de femmes politiques allemands ne
se considère plus responsable du passé et exige un poids
politique correspondant au poids économique de son pays,
c’est-à-dire le premier. Or, l’un des outils de cette puissance
allemande issue de la reconstruction était le deutsche mark.
Helmut Kohl considéra qu’il fallait sacrifier ce symbole pour
bien montrer aux États fondateurs de la CEE la volonté
allemande de poursuivre ce processus, mais également
pour mieux leur faire accepter la réunification de son pays.
Au sommet de Strasbourg de décembre 1989, Helmut Kohl
accepta d’abandonner le deutsche mark et de soutenir le
plan Delors pour l’UEM, tout en exigeant de ses partenaires
une BCE indépendante des pouvoirs publics, sur le modèle
de la Bundesbank. Plus rien ne s’opposait dès lors à l’UEM.
50 | La genèse de la Banque centrale européenne
Il restait toutefois un dernier problème à régler, qui était
absolument essentiel pour les européistes et pour le pouvoir
politique en France ou en Italie : le calendrier de passage à la
monnaie unique en trois phases. Dans la lignée ordolibérale,
le processus de convergence économique ne pouvait être
que très long. Pour les européistes, au contraire, l’union
monétaire étant un accélérateur de la convergence économique, il fallait aller vite (les dix ans prévus dans le Plan
Werner leur convenaient).
Le 18 mai 1990, sans prendre en compte la position de la
Bundesbank, Helmut Kohl décida d’unifier au 1er juillet de la
même année le deutsche mark (DM), monnaie de la RFA, et
le mark – appelé parfois « ostmark » (M) – de la République
démocratique allemande (RDA) avec une parité purement
symbolique de 1 DM pour 1 M. Or, les économistes considéraient que la productivité dans la RDA était au mieux
égale au tiers de celle de la RFA et donc que 1 DM valait
au moins 3 M. La convergence économique entre ces deux
pays économiquement si différents n’avait même pas
commencé que la réunification d’un chapeau monétaire
de taille démesurée menaçait de ruiner la compétitivité de
l’industrie est-allemande. Mais Helmut Kohl insista sur la
valeur symbolique et humaine de ce taux de conversion.
Bien loin de l’ordolibéralisme, la monnaie était devenue
un signe de la souveraineté politique.
Comme les ménages de l’ex-RDA avaient une très forte
épargne à cause de la pénurie de biens à acheter, cela
revenait à convertir très favorablement cette épargne et
donc à provoquer un énorme choc de demande, sans que
l’offre, en particulier à l’Est, ne puisse suivre. Le risque
inflationniste était évident. En juillet 1991, Karl Otto Pöhl,
le président de la Bundesbank depuis onze ans protesta et
démissionna. Il fut remplacé par Hans Tietmeyer.
Il devint alors impossible à l’Allemagne de refuser à ses
partenaires européens ce qu’elle venait d’accorder sans
contrepartie à l’ex-RDA. La « théorie du chapeau » n’était
plus défendable, et l’union monétaire pouvait précéder la
convergence économique. L’Italie et la France obtinrent
par conséquent un calendrier accéléré pour le passage à
Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 51
l’UEM, transformant l’union économique en simple convergence institutionnelle : trois phases furent prévues avec
la création de la BCE au plus tard au 1er janvier 1999 (voir
ci-dessous). La monnaie était bien redevenue une question
d’ambition politique comme le souhaitaient les européistes.
Au total, la BCE est certes une institution fédérale dont
l’organisation et le dogme doivent tout à l’ordolibéralisme
allemand, car il fallait qu’elle emporte l’adhésion de la
Bundesbank, mais sa mise en place relève également de la
conception politique des européistes, qui a pu se concrétiser
avec l’aide de l’histoire et l’appui déterminant d’Helmut
Kohl. Français, Italiens, Allemands pouvaient être satisfaits
du compromis obtenu. Quant aux Anglais, ils restaient à
leur demande sur le bord de la route, tout en n’ayant rien
cédé de leurs convictions.
LE CALENDRIER RETENU PAR LE RAPPORT DELORS
DE 1989
La décision de mettre en place l’UEM ayant été rendue
possible par les conditions politiques qui viennent d’être
décrites, le calendrier de passage à l’euro préconisé par
le rapport Delors fut appliqué.
Phase I : la convergence des politiques économiques
Du 1er juillet 1990 au 31 décembre 1993, la première phase du
passage à la monnaie unique fut consacrée à l’achèvement
du marché intérieur, à la réduction des disparités entre les
politiques économiques des États membres, à la levée de
tous les obstacles à l’intégration financière (notamment
par la suppression des restrictions aux mouvements de
capitaux) et au renforcement de la coopération monétaire.
De plus, toutes les banques centrales nationales devaient
devenir indépendantes du pouvoir politique – ce qui fut le
cas de la Banque de France en décembre 1993 (voir Retour
en arrière, p. 68).
Phase II : la préparation concrète du passage
à la monnaie unique
Du 1er janvier 1994 au 1er janvier 1997, ou au plus tard
1999, la deuxième phase devait servir de transition avant
52 | La genèse de la Banque centrale européenne
l’étape ultime, et se traduire par la mise en place de l’organisation monétaire européenne (voir pp. 87 et s.) et par
le renforcement de la convergence économique des États
membres de la future zone euro.
Cinq « critères de convergence » furent définis, qui devaient
être respectés par les candidats à l’union monétaire. Deux
d’entre eux encadraient la politique budgétaire :
– en termes de flux, le déficit des administrations publiques
(centrale, sociales, locales) du pays candidat ne devait pas
dépasser 3 % du PIB ;
– en termes de stocks, la dette des administrations
publiques du pays candidat ne devait pas excéder 60 %
du PIB.
Deux critères encadraient la politique monétaire des futurs
membres :
– l’inflation ne devait pas être supérieure de plus de 1,5 %
à la moyenne de l’inflation des trois pays les plus vertueux,
ce qui traduisait l’inflation mesurée à court terme ;
– les taux d’intérêt à dix ans ne devaient pas excéder
de plus de 2 % la moyenne des trois pays ayant les taux
d’intérêt les plus bas, ce qui permettait de tenir compte
des anticipations d’inflation à long terme.
Enfin, un critère renvoyait à la politique de change. Aucun
changement de parité de change ne devait avoir lieu durant
les deux années précédant l’entrée dans l’UEM et les
marges de fluctuations du SME (entendues dans un sens
plutôt étroit de 2,5 % et non de 15 % comme décidé en 1993)
devaient être respectées. Ce dernier critère devait mesurer
la capacité à moyen terme du pays concerné à supporter
des changes fixes, comme l’imposerait ensuite de manière
permanente l’UEM.
L’Institut monétaire européen (IME), ancêtre de la BCE, fut
mis en place le 1er janvier 1994 à Francfort en Allemagne
et le Comité des gouverneurs dissous. Les deux missions
principales de l’IME consistaient à renforcer la coopération entre les banques centrales nationales, devenues
indépendantes, et la coordination des politiques monétaires, mais aussi à préparer l’instauration du Système
Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 53
européen des banques centrales (SEBC), la mise en place
d’une politique monétaire commune et la création de la
monnaie unique. Dans cette perspective, l’IME précisa le
cadre réglementaire, organisationnel et logistique dont
le SEBC avait besoin pour accomplir ses missions lors de
la troisième phase.
La date du 1er janvier 1999 ayant finalement été retenue
pour le début de la troisième phase, la BCE et le SEBC
furent institués, et la BCE succéda à l’IME en juin 1998,
ce qui lui laissait sept mois pour préparer le passage à la
monnaie unique.
Phase III : le passage effectif à la monnaie unique
Au plus tôt le 1er janvier 1997 ou au plus tard le 1er janvier
1999 (date finalement retenue), la troisième phase prévoyait
la fixation irrévocable des taux de change et l’attribution
des pleines responsabilités monétaires et économiques
aux divers organes et institutions communautaires, dont
la BCE. La politique monétaire devint désormais du seul
ressort de la BCE. L’euro fut introduit au niveau communautaire. Les monnaies nationales disparurent même si les
billets nationaux continuèrent à circuler jusqu’au début
de 2002. Pour les pays ne respectant pas les critères de
convergence et ne pouvant être retenus initialement pour
intégrer la zone euro, un nouveau mécanisme de change
européen (MCE II) entra en vigueur.
Pour réaliser l’UEM prônée par le rapport Delors, il fallait
changer le cadre institutionnel de la CEE. Les négociations
aboutirent au traité sur l’Union européenne, communément
appelé le « traité de Maastricht », qui fut signé dans cette
ville néerlandaise le 7 février 1992 et entra en vigueur le
1er novembre 1993. Les statuts du SEBC et de la BCE furent
annexés à ce traité. Le Danemark et le Royaume-Uni se
virent octroyer un statut spécial, qui les autorisait à ne
pas participer à la phase III de l’UEM.
'' POINTS DE VUE
les critères de convergence :
des indicateurs pertinents ?
Les critères de convergence économique (appelés « critères de
Maastricht ») exigés lors de la phase II pour rejoindre l’UEM – qui
furent inscrits dans le traité de Maastricht en 1992 puis repris par les
traités européens ultérieurs – concernent uniquement la politique
macroéconomique (inflation et budget) et ne visent pas une convergence structurelle de compétitivité, pas plus qu’ils ne reprennent les
différents critères retenus pour former une zone monétaire optimale
(ZMO, voir pp. 26 et s.). De plus, les valeurs imposées n’ont pas de
justification théorique : le taux d’endettement de 60 % fut défini en
se fondant uniquement sur la moyenne de l’endettement des pays
membres de la CEE à cette période. L’endettement de l’Italie et de
la Belgique se situant autour de 120 % alors que celui de la France
était de 30 %, des politiques asymétriques étaient inévitables. Quant
au taux de déficit public de 3 %, il correspondait au déficit envisagé
par la France au début des années 1990. Une formule mathématique
fut ensuite trouvée pour justifier ces valeurs, mais elle nécessitait
des hypothèses ad hoc sur des variables déterminantes.
Au total, seules les politiques économiques des États étaient prises
en compte et non le secteur privé des économies nationales concernées ; rien n’était demandé aux États membres concernant leur
niveau de chômage, leur système productif, leur productivité, leur
spécialisation ou leur capacité à supporter à long terme une devise
commune avec des pays comme l’Allemagne, considérée comme la
référence en la matière. De même, aucun critère relatif au chômage,
aux normes sociales, au niveau de fiscalité minimum, à la formation
et l’innovation n’était évoqué.
Le risque du « syndrome hollandais » n’était pas non plus pris en
compte. On désigne par cette expression le lien qui peut exister
entre l’exploitation de ressources naturelles rares et le déclin de
l’industrie manufacturière locale, tel qu’on a pu le constater aux
Pays-Bas au cours des années 1960. Plus généralement, le « syndrome hollandais » désigne les conséquences nuisibles provoquées
par une augmentation importante des exportations de ressources
naturelles d’un pays, qui entraîne un fort excédent de sa balance
commerciale ainsi qu’une appréciation de sa monnaie. Grâce à la
rente du secteur des ressources naturelles, les salaires dans le
secteur exportateur augmentent, occasionnant par capillarité une
hausse des salaires dans les autres secteurs et une hausse du
revenu réel. Cette hausse des salaires conjuguée à l’appréciation de
la monnaie fait baisser la compétitivité du secteur productif local et
réduit l’excédent de la balance commerciale du pays en permettant
de financer des importations de biens manufacturés devenues moins
chères. En dépit de sa croissance économique, de sa bonne santé
financière et d’un meilleur niveau de vie de ses ménages, ce pays
se désindustrialise – ce qui hypothèque son développement futur.
Des exemples similaires ont été constatés ailleurs qu’aux Pays-Bas,
comme au Brésil aujourd’hui. Or, la monnaie unique ne pouvait que
produire des situations de surévaluation monétaire dans les pays
européens les moins compétitifs sans leur imposer les contraintes
habituelles d’un déficit de la balance courante. Même en l’absence
d’un secteur rentier, ils subiraient le « syndrome hollandais ».
En définitive, il était donc exagéré de présenter le respect de ces cinq
critères comme la garantie d’une convergence économique entre les
États membres de l’UEM, dans la mesure où ils traduisaient plutôt
une convergence a minima de leurs politiques macroéconomiques.
56
CHAPITRE 2
LE PRODUIT D’UN CONTEXTE
IDÉOLOGIQUE PARTICULIER
Aujourd’hui, le fait que la monnaie soit gérée par une banque centrale
indépendante est largement accepté. Pourtant, il n’en a pas toujours été
ainsi. D’une part, le statut et les fonctions attribués à l’institution monétaire ont évolué au gré des théories économiques. D’autre part, le pouvoir
politique a longtemps considéré que la monnaie était de son seul ressort.
Les traits distinctifs et originaux de la BCE, en tant qu’institution de régulation
de la monnaie, s’expliquent en grande partie par le contexte de sa gestation,
qui a coïncidé avec la remise en cause de la conception keynésienne d’une
monnaie active dans la détermination de la production (justifiant une forte
coordination entre politiques monétaire et budgétaire pour atteindre des
objectifs macroéconomiques plus larges que la seule lutte contre l’inflation),
et avec la fin de la souveraineté monétaire des États nations.
La souveraineté monétaire a connu un début de remise en cause avec
la vague de réformes statutaires des banques centrales au cours des
années 1990, destinées à renforcer leur indépendance à l’égard du pouvoir
politique – comme le prônaient certaines théories libérales sur la base
d’hypothèses pourtant discutables. Puis l’indépendance des banques
centrales s’est progressivement imposée sous des formes différentes ; on
peut considérer, à cet égard, que la remise en question la plus radicale de
la souveraineté monétaire a vu le jour en Europe avec l’Union économique
et monétaire (UEM).
UNE INSTITUTION MARQUÉE PAR LA CONCEPTION TECHNIQUE
DE LA MONNAIE-NEUTRE
—— Pour mieux comprendre les fonctions actuelles de
régulation monétaire de la BCE (voir pp. 104 et s.), il est
nécessaire d’étudier l’évolution du statut de la monnaie
dans l’histoire des idées économiques. En effet, de la
conception même de la monnaie découlent la nature et
l’organisation de la banque centrale conçue comme une
institution de régulation de la monnaie. La BCE, à cet
égard, semble très marquée par une conception technique
de la monnaie-neutre.
Le produit d’un contexte idéologique particulier | 57
MONNAIE-SIGNE VERSUS MONNAIE-MARCHANDISE
Historiquement, on oppose deux conceptions principales
de la monnaie : la conception de la monnaie comme signe
et celle de la monnaie comme marchandise. Pour simplifier,
on peut dire que les tenants de la monnaie-signe situent la
monnaie au cœur de l’économie en la considérant comme
une question essentiellement politique, un arbitrage entre
pouvoir, société et droit, c’est-à-dire comme une institution
où la confiance est essentielle, alors que les partisans de la
monnaie-marchandise se méfient de l’institution monétaire
et des abus du pouvoir politique, considèrent la monnaie
comme une question économique secondaire et cherchent
à l’ancrer dans la nature ou sur une valeur indiscutable,
en la rattachant à une marchandise (métal précieux).
De l’Antiquité au xviiie siècle :
la conception de la monnaie‑signe prédomine
Pendant plus de vingt siècles, la monnaie est perçue de
façon prépondérante comme un signe.
Les philosophes grecs, particulièrement Platon, considèrent
que c’est la loi qui définit la qualité de la monnaie. Pour
Aristote, la monnaie n’existe pas dans la nature ; elle est
d’essence politique ; par ailleurs, elle remplit trois fonctions
microéconomiques d’unité de compte, d’intermédiaire des
échanges et de réserve de valeur.
Les scolastiques la conçoivent comme un bien public appartenant à tous, une convention sociale, mais aussi comme
un signe du pouvoir du Prince. Celui-ci se finance en effet
par le « seigneuriage » : la valeur des pièces frappées est
supérieure à la valeur du métal précieux les constituant, et
cette différence de valeur va dans les caisses du seigneur ;
apparaît ainsi la fonction macroéconomique de financement de l’économie de la monnaie. Si la monnaie est certes
aux mains du Prince, elle appartient néanmoins à tous et
le respect de la valeur des biens passe par le refus des
manipulations monétaires.
Du xve au xviiie siècle, les mercantilistes développent, de
manière encore archaïque, une cinquième fonction de la
monnaie : l’action macroéconomique, notamment à travers
58 | La genèse de la Banque centrale européenne
sa capacité de soutien à la croissance économique grâce
à un financement de l’économie à bas taux d’intérêt. La
notion de bien commun laisse la place à l’intérêt de l’État.
Soutenant l’idée d’une bonne gestion de la monnaie-signe,
dans l’intérêt de l’État, ils considèrent que le métal précieux
est juste là pour garantir la qualité de cette monnaie, la
confiance des agents économiques et limiter les faussaires.
Au milieu du xviiie siècle, les physiocrates reprennent
l’idée des scolastiques suivant laquelle la monnaie est un
instrument conventionnel, un bien social et non individuel.
« L’argent […] n’a point de propriétaire ; il appartient aux
besoins de l’État, lesquels le fait circuler pour la reproduction des richesses qui font subsister la nation […]. C’est
l’argent de la nation, personne ne doit le retenir, puisqu’il
n’appartient à personne. » (Quesnay, 1766). Pour François
Quesnay, par exemple, la monnaie ne doit jamais cesser de
circuler, ne pas faire l’objet d’accumulation privée ni d’une
gestion imprudente par le pouvoir. Des deux dimensions
de la monnaie (stock et flux), la seconde doit être privilégiée. La quantité de monnaie (dimension de stock) n’est
pas importante puisque sa vitesse de circulation permet
tous les ajustements.
De la fin du xviiie au début du xxe siècle :
le triomphe de la monnaie-marchandise
Dès la fin du xviiie siècle, la conception de la monnaie-marchandise triomphe avec l’économiste français Anne Robert
Jacques Turgot (1727-1780), puis avec les économistes
classiques et néoclassiques.
En 1770, Turgot affirme que « toute marchandise est
monnaie […] [et] toute monnaie est essentiellement marchandise ». Il fonde la monnaie sur les métaux précieux et
développe une stricte théorie quantitative : autrement dit,
les prix sont réputés s’ajuster à la quantité de monnaie en
circulation dans une économie. Le choix de Turgot de la
monnaie-marchandise s’explique par la place centrale qu’il
accorde à l’épargne dans le financement de la production.
Les classiques (comme Adam Smith, David Ricardo, JeanBaptiste Say) emboîtent le pas à Turgot en faisant de
l’épargne le moyen de financement de l’économie – d’où
Le produit d’un contexte idéologique particulier | 59
la nécessité d’abandonner les lois sur l’usure en libérant
les taux d’intérêt. Ils sont dichotomistes, c’est-à-dire qu’ils
séparent le monde réel où se passent les actions économiques, du monde monétaire qui n’en est que l’apparence,
le « voile » (Jean-Baptiste Say) ou l’huile dans les rouages.
Ne finançant plus l’économie, la monnaie cesse d’être
essentielle et quitte le cœur de l’économie politique pour
plus d’un siècle. La théorie de la valeur devient l’analyse
incontournable de l’essence des choses.
Le xixe siècle voit ainsi la victoire tant au niveau théorique
qu’appliqué de la monnaie-marchandise. Son ancrage dans
la nature par l’intermédiaire d’une marchandise – le métal
précieux (argent ou or) – rend inutile la gestion d’un signe
monétaire puisqu’il suffit aux banques de respecter la
relation entre, d’une part, la monnaie qu’elles gèrent ou
créent et, d’autre part, les réserves de métaux précieux
qu’elles doivent alors absolument détenir.
Dans ce contexte, seul Henry Thornton développe en 1802
une analyse monétaire singulière, qui met en avant le
rôle de payeur en dernier ressort de la banque centrale et
l’importance de la confiance pour la monnaie.
À partir de 1872, les néoclassiques (comme Léon Walras
à Lausanne, William Stanley Jevons à Cambridge et Karl
Menger à Vienne) conservent la dichotomie des classiques.
La monnaie est traitée comme un simple problème technique de gestion de sa quantité. Elle n’intervient pas dans
l’équilibre économique des marchés. Pour l’Autrichien
Friedrich von Hayek, la monnaie doit être une marchandise
privée soumise aux lois de la concurrence et du marché.
En cela, il s’oppose aux banques centrales considérées
comme détentrices d’un véritable monopole de la monnaie.
xxe siècle : le retour en grâce de la monnaie-signe
Le xxe siècle voit le retour en grâce de la monnaie-signe :
la monnaie coupe définitivement le lien avec l’or, d’abord
à l’échelon national après la Première Guerre mondiale,
puis à l’échelon international avec la fin des Accords de
Bretton Woods en 1971.
60 | La genèse de la Banque centrale européenne
La pratique monétaire change en effet avec les besoins de
financement de la Première Guerre mondiale, qui entraîne
une création monétaire sans commune mesure avec les
réserves d’or détenues. Dans les économies capitalistes,
la monnaie, qui était jusqu’alors gagée par des métaux
précieux et dont la valeur était directement liée à une
réserve de métal, se voit remplacée par la monnaie-signe.
Si le métal conserve « officiellement » ses prérogatives au
niveau international pendant encore une bonne partie
du xxe siècle, la fin du système de Bretton Woods en 1971
marque définitivement la fin de la matérialisation de la
monnaie et donc de la monnaie-marchandise. L’or n’est
plus qu’une « relique barbare » (Keynes). La monnaie-signe
a de nouveau triomphé. Puisque ce n’est plus la nature
(les découvertes d’or ou d’argent) qui régule la monnaie,
il faut gérer le signe que représente la monnaie et ce sera
désormais le rôle des banques centrales modernes.
MONNAIE-NEUTRE VERSUS MONNAIE ACTIVE
Avec la victoire historique de la conception de la monnaie-signe, le débat se déplace au cours du xxe siècle vers
le statut de la monnaie dans la macroéconomie, qui aura
des répercussions sur les modalités d’organisation des
banques centrales. Il oppose :
– d’une part, les économistes (néoclassiques, monétaristes,
certains marxistes, nouveaux classiques et nouveaux keynésiens) qui voient dans la monnaie une question tout à fait
secondaire en économie parce que la monnaie est neutre, au
moins à long terme, c’est-à-dire qu’elle n’agit pas directement sur l’économie réelle (production, chômage, etc.). Ils
développent une analyse en termes réels où la monnaie est
exogène, c’est-à-dire sans influence sur la détermination
de la production. Seuls les nouveaux keynésiens admettent
le caractère endogène de la monnaie, mais sa neutralité à
long terme n’est pas remise en cause ;
– d’autre part, les économistes souvent hétérodoxes qui
voient dans la monnaie une question économique fondamentale parce qu’elle est active (keynésiens, schumpétériens,
régulationnistes, institutionnalistes, post-keynésiens).
Le produit d’un contexte idéologique particulier | 61
L’institution monétaire joue pour eux un rôle déterminant
dans la production et l’économie réelle. Ils développent
une analyse monétaire, où la monnaie est endogène au
processus de production.
Neutralité ou nécessaire neutralisation de la monnaie,
perçue comme nocive
Les économistes classiques et néo-classiques qui doutaient
naguère de l’utilité ou de l’utilisation de la monnaie dans
l’économie réelle et qui cherchaient à tout prix à l’arrimer
à une marchandise, se mettent à défendre désormais l’idée
de sa neutralité ou, comme chez Milton Friedman (19122006), sa nécessaire neutralisation à court terme.
Pour ceux d’entre eux devenus favorables à la monnaie-signe
(Friedman, 1968), la monnaie reste neutre : elle n’influe pas
à long terme sur l’équilibre économique considéré comme
un équilibre d’échanges réels. Pour les ordolibéraux, par
exemple, la monnaie n’est pas une question politique, mais
une simple question technique de respect des règles de
l’ordre économique libéral par une institution indépendante des pouvoirs publics.
Au début du xxe siècle, une pensée monétaire néoclassique se développe avec l’École suédoise (Knut Wicksell
ou Gunnar Myrdal) dans le cadre de la monnaie de crédit
ou avec Friedrich Hayek dans le cadre d’une monnaiemarchandise, mais ces auteurs jugent que si la monnaie
agit bel et bien sur l’activité, c’est dans un sens négatif.
La monnaie pervertit le fonctionnement de l’économie
réelle en créant des cycles économiques de surinvestissement et de sous-investissement, et donc des crises (Hayek,
1931). D’après eux, seul le flottement des monnaies sur le
marché des changes permet de déterminer la vraie valeur
des signes monétaires. La monnaie doit également être
neutralisée, seule l’épargne étant à même d’assurer une
croissance stable.
Ainsi, pour les économistes libéraux, la monnaie est neutre,
ou alors elle doit être neutralisée, et donc retirée du domaine
de l’action politique. Son influence est négative, elle explique
l’inflation et les cycles économiques.
62 | La genèse de la Banque centrale européenne
Utilité de la monnaie, conçue de façon positive
Une pensée monétaire alternative se développe au xxe siècle
avec deux grands économistes : Joseph Schumpeter (18831950) et John Maynard Keynes (1883-1946). Tous deux
défendent une conception de la « monnaie active », endogène
au processus de production et dont les conséquences pour
le capitalisme sont jugées positives.
Bien qu’économiste néoclassique, Schumpeter insiste sur le
rôle des banques comme productrices de monnaie. Par leur
évaluation du risque des projets des entrepreneurs, elles
permettent de financer l’innovation sans que ces derniers
aient à recourir à une épargne préalable. Par leurs crédits
qui font les dépôts, les banques constituent un élément
essentiel pour la croissance et l’évolution du capitalisme.
Dans sa Théorie générale de 1936, Keynes développe une
vision de l’économie qui est d’emblée monétaire : la monnaie
permet en effet de financer la production et constitue une
protection contre l’incertitude (c’est d’ailleurs la sixième
fonction de la monnaie ; pour les autres fonctions, voir Gros
plan, p. 63) ; elle est « active ». Pour Keynes, la monnaie n’est
pas un simple instrument économique, mais un lien social
qui mesure la cohésion et le fonctionnement d’une société.
Le paradoxe de la monnaie est d’être un bien public en
même temps que le centre d’enjeux de pouvoirs particuliers.
Seule la confiance dans cette institution et dans le projet
de société correspondant peut résoudre ce paradoxe. Sans
confiance, la monnaie est condamnée à disparaître. Keynes
établit enfin une différence entre la monnaie considérée
dans sa dimension macroéconomique de financement de la
production – qu’il encense – et l’argent au cœur des instincts
d’accumulation individuelle (thésaurisation) – qu’il critique.
LA BCE, UNE INSTITUTION IMPRÉGNÉE
PAR LA CONCEPTION LIBÉRALE DE LA MONNAIE
On ne peut comprendre aujourd’hui les débats sur le rôle
des banques centrales et, plus particulièrement, sur celui
de la BCE, qu’en saisissant les implications institutionnelles des discussions théoriques sur le statut économique
de la monnaie.
Le produit d’un contexte idéologique particulier | 63
(GROS PLAN) SUR
les six fonctions de la monnaie
Aristote avait mis en évidence trois fonctions de la monnaie : unité
de compte, intermédiaire des échanges et réserve de valeur dans
le temps sur un espace géographique.
Trois autres fonctions ont émergé dans l’histoire et ont montré la
dimension macroéconomique et sociale de la monnaie :
– la monnaie a une fonction de financement de l’économie et
donc d’anticipation de la production de richesses ;
– face à l’incertitude, la monnaie est également la « liquidité par
excellence » et donc un instrument de spéculation ;
– enfin, la monnaie permet la mise en œuvre d’une politique
économique. La politique monétaire peut poursuivre des objectifs
très divers : plein-emploi, stabilité des prix, stabilisation du prix
des actifs financiers, compétitivité…
Pour certains économistes, comme Keynes, la monnaie n’est pas
qu’un simple instrument de l’économie, mais un lien social qui
mesure la cohésion et assure une régulation de la société. Elle
est le support des contrats du capitalisme (contrat de travail, de
vente, d’endettement…) et donc une institution économique au
cœur du politique. La confiance est la clé de la réussite d’une
monnaie. La monnaie est la seule dette qui éteint toutes les dettes.
D’un côté, pour les libéraux, dont la pensée domine
aujourd’hui, la monnaie est neutre, elle n’a aucune incidence
à long terme sur l’économie réelle et ne joue finalement que
sur l’inflation (hausse généralisée des prix monétaires). Il
s’agit d’une question technique et secondaire. La monnaie
doit respecter l’ordre de la nature, c’est-à-dire l’équilibre
des marchés qui se déterminent spontanément en dehors
d’elle. Compte tenu de l’échec historique d’une régulation
par la nature (systèmes monétaires fondés sur la monnaie-or), la banque centrale doit devenir une institution
indépendante du pouvoir politique et veiller au respect de
l’ordre libéral. Son seul objectif doit être de lutter contre
l’inflation.
De l’autre, pour les keynésiens, la monnaie est active, elle
constitue une des institutions les plus fondamentales du
64 | La genèse de la Banque centrale européenne
capitalisme. C’est un signe qui relève du droit, du politique
et qui fait partie des moyens d’action de tout gouvernement
pour atteindre ses quatre objectifs finaux de politique
économique, à savoir : la croissance, l’emploi, l’inflation
et l’équilibre extérieur. Cela suppose une très forte coordination entre l’institution de régulation monétaire (la
banque centrale) et le gouvernement.
À l’aune de ces oppositions doctrinales, on peut considérer que la BCE correspond plutôt au type de banque
centrale défendue par les libéraux, tandis que la Federal
Reserve américaine (Fed) correspond davantage à la vision
keynésienne.
UNE INSTITUTION NÉE DANS UN CONTEXTE
DE REMISE EN CAUSE DE LA SOUVERAINETÉ MONÉTAIRE
—— Historiquement, la construction d’espaces monétaires
(c’est-à-dire d’espaces politico-administratifs où un État
central impose une monnaie ayant un pouvoir légal et
forcé) a eu partie liée avec l’émergence et l’affirmation
des États nations. Ce processus a soulevé invariablement
au moins trois questions : celle de la matérialisation de
cette monnaie, celle de son lien avec l’État (la monnaie
devait-elle relever de l’initiative privée ou de l’initiative
publique ?) et celle de l’espace au sein duquel elle était
amenée à circuler et à s’échanger. La spécificité de la BCE
est de gérer une monnaie sur un espace supranational,
celui de l’union monétaire, qui ne correspond pas à un
pouvoir politique institutionnalisé. Enfin, si sa création
relève de l’initiative publique, son statut d’institution
fédérale totalement indépendante l’autonomise par rapport
au pouvoir politique.
L’ASCENDANT PROGRESSIF DES ÉTATS NATIONS
DANS LA CRÉATION MONÉTAIRE JUSQU’À LA FIN
DU XXE SIÈCLE
Les monnaies n’ont pas toujours relevé des pouvoirs publics.
À la Renaissance, par exemple, il existait une monnaie
privée qui fonctionnait dans l’espace européen, en particulier dans toutes les grandes foires du continent. Créée
Le produit d’un contexte idéologique particulier | 65
et gérée par des marchands-banquiers originaires des
grandes villes du nord de l’actuelle Italie, qui allaient de
foire en foire, cette monnaie circulait sous forme de lettres
de changes endossables par simple signature. Une unité
de compte commune permettait de transférer et d’échanger des fonds entre marchands européens sans devoir
manipuler les monnaies métalliques des Princes ou des
États ; elle reposait sur la confiance entre ces marchandsbanquiers et pouvait être échangée contre les monnaies
métalliques des États, les taux de change étant déterminés
une fois par an au premier jour de la foire principale, qui
fut longtemps celle de Lyon. Les marchands n’ayant pas le
droit de battre monnaie, cette monnaie privée n’était pas
métallique mais scripturale.
Ainsi, à la Renaissance, coexistaient une monnaie privée
fonctionnant sur le réseau européen de foires et une multitude de monnaies régionales et locales issues des pouvoirs
seigneuriaux. Dans ce contexte, la question de l’espace
monétaire était toujours liée à celle du pouvoir qui crée
la monnaie. Le droit de battre monnaie étant un droit
seigneurial, l’espace monétaire a longtemps recouvert
ces multiples espaces seigneuriaux. C’est ainsi que, sous
Charlemagne en l’an 800, on dénombrait 200 monnaies sur
un territoire équivalent à la France.
La montée en puissance des États nations fit disparaître
progressivement les monnaies locales et régionales.
Contrairement aux États féodaux et aux foires économiques, qui se caractérisaient par des zones d’influence,
de pouvoir et d’échanges pouvant se superposer en de
multiples couches, l’État nation était délimité par des
frontières, qui déterminaient un espace au sein duquel
les facteurs de production (travail et capital) pouvaient
être mesurés et orientés vers la production de richesse.
De plus, le développement d’une fiscalité plus moderne
permit à ces États nations de ne plus se financer par le
seigneuriage et, par conséquent, de ne plus avoir à manipuler les monnaies en réduisant leur valeur en or. La théorie
dite « chartaliste » développe ce lien entre État, fiscalité et
monnaie (voir Gros plan, p. 66).
66 | La genèse de la Banque centrale européenne
(GROS PLAN) SUR
le chartalisme
Le chartalisme – du mot latin charta signifiant « papier, écrit » – est
une théorie monétaire dans laquelle la monnaie est un avoir pour
payer les impôts et les taxes. La valeur de la monnaie fiduciaire
ainsi créée découle des taxes dont elle permet de s’acquitter.
L’État crée de la monnaie en dépensant et détruit cette monnaie
en taxant : la fiscalité sert alors à justifier la monnaie et à contrôler
la masse monétaire en circulation.
Dans ce cadre, la fiscalité devient un outil monétaire essentiel au
maintien de la valeur d’échange de la monnaie. Le chartalisme,
qui avait été théorisé au début du xxe siècle par l’économiste
allemand Georg Friedrich Knapp (1842-1926), a récemment connu
un renouveau avec la Modern Monetary Theory de l’Australien
William Mitchell et avec le « néochartalisme » de l’Américain
Larry Randall Wray.
À partir du xvie siècle, la confiance dans ces monnaies
« nationales » fut suffisante pour faire disparaître les monnaies privées. L’Hôtel des monnaies, ancêtre de la Banque
de France, contribua par exemple à faire émerger cette
confiance. À quelques exceptions près, comme les expériences de banques libres aux États-Unis au xixe siècle,
qui se soldèrent toutes par de graves faillites bancaires et
débouchèrent sur la création de la Federal Reserve en 1913,
l’État central joua dès lors un rôle de plus en plus déterminant pour imposer une monnaie ayant un pouvoir légal
et forcé (c’est-à-dire sans contrepartie assurée dans une
marchandise comme le métal précieux). Le point culminant de cette domination des monnaies nationales fut
la conférence de Bretton Woods en 1944 où une monnaie
nationale, le dollar, fut choisie comme pilier du système
monétaire international.
La première moitié du xxe siècle vit également la création
des banques centrales modernes, et la théorisation de leur
rôle. Avec la fin d’une régulation monétaire fondée sur l’or,
les monnaies et les systèmes bancaires connurent dans
Le produit d’un contexte idéologique particulier | 67
le monde une forte instabilité qui nécessita une institution adaptée. Les banques centrales furent alors créées
partout où elles n’existaient pas, et, là où elles existaient,
elles acquirent définitivement les fonctions d’une banque
centrale moderne, cessant notamment d’être « une banque
parmi les banques » pour devenir « la banque des banques ».
En d’autres termes, la création monétaire devint le fait
des banques privées ou commerciales (appelées aussi
« banques de second rang ») dans leurs relations avec les
agents non financiers (entreprises, ménages ou administrations publiques) au travers des crédits qu’elles leur
accordent ou des titres qu’elles leur achètent. La banque
centrale (appelée « banque de premier rang ») s’occupe de
la régulation monétaire. Elle crée la monnaie « banque
centrale » qui sert essentiellement aux paiements entre
les banques de second rang. Seuls les billets de banques,
qui constituent une partie de la monnaie banque centrale,
circulent comme monnaie dans l’économie, mesurée par
l’agrégat M3 (voir Gros plan, pp. 107-108). Mais ces billets
sont achetés par les banques de second rang pour être mis
en circulation au travers des distributeurs automatiques.
Une banque centrale ne crée donc pas de monnaie au sens
de l’agrégat M3.
Par conséquent, les banques centrales ont progressivement
acquis à l’ère moderne leurs fonctions actuelles, qui sont
au nombre de cinq :
– assurer le monopole de l’émission des billets de banques ;
– être le prêteur en dernier ressort, c’est-à-dire la « banque
des banques » afin d’assurer la stabilité du système
bancaire ;
– définir et mettre en œuvre la politique monétaire
nationale ;
– gérer les réserves officielles de change du pays et s’occuper de coopération monétaire internationale ;
– fournir une information statistique et une recherche sur
les questions monétaires.
68 | La genèse de la Banque centrale européenne
↙RETOUR
↙
EN ARRIÈRE
la Banque de France
La Banque de France est un bon exemple de l’évolution des
banques centrales. Créée en 1800 comme banque privée, mais sous
l’impulsion de Napoléon, elle n’obtient le monopole de l’émission
des billets de banque qu’en 1803 pour Paris et qu’en 1848 pour le
reste de la France. Et en ce qui concerne la gestion des réserves
de change, il lui faut attendre la Première Guerre mondiale.
Entre les deux guerres, la Banque de France développe encore
des succursales partout en France pour développer et financer
sa clientèle privée comme n’importe quelle autre banque, alors
même qu’elle est déjà la banque qui refinance les autres banques.
Ce n’est qu’en 1945, qu’elle cesse d’être « une banque parmi les
banques » pour devenir « la banque des banques », c’est-à-dire
une vraie banque centrale, en charge notamment de la mise en
œuvre de la politique monétaire. Elle est alors nationalisée et
mise au service du gouvernement pour la politique de reconstruction. Elle ne deviendra indépendante qu’en décembre 1993,
conformément à la condition imposée par le traité de Maastricht
pour le passage à l’UEM (voir p. 51).
LES SIGNES RÉCENTS DE L’ÉROSION DU LIEN
ENTRE MONNAIE ET SOUVERAINETÉ NATIONALE
Avec l’effondrement du mur de Berlin en 1989, le monde et
plus particulièrement l’Europe ont connu une prolifération
d’espaces monétaires. La fin de l’empire soviétique, l’explosion de la Yougoslavie, la partition de la Tchécoslovaquie
expliquent cette intense création de nouvelles monnaies
et de nouvelles banques centrales nationales. L’enjeu de
la souveraineté monétaire est alors apparu primordial
notamment pour des pays qui n’avaient pratiquement
jamais connu de monnaie nationale comme l’Ukraine (avec
la hryvnia en 1996, qui avait existé de 1918 à 1920), la
Slovénie en 1991 (le tolar) ou la Slovaquie en 1993 (la couronne slovaque avait existé de 1939 à 1945).
Ce lien fort entre monnaie et souveraineté nationale, qui
semblait triompher partout, commença pourtant à être
Le produit d’un contexte idéologique particulier | 69
remis en cause dès les années 1990, notamment dans
l’Europe communautaire avec la vague d’indépendance
accordée aux banques centrales nationales en prévision
du passage à la monnaie unique. Les banques centrales
nationales cessèrent alors d’être directement placées sous le
contrôle des gouvernements pour devenir indépendantes ou,
tout au moins, largement autonomes : en Europe (Hongrie
en 1991, Italie et France en 1993 et Royaume-Uni en 1997),
mais aussi dans le reste du monde (Nouvelle-Zélande
en 1990, Russie en 1993).
Mais la manifestation la plus radicale de la remise en
cause de la souveraineté monétaire nationale a été la
naissance de l’euro, une monnaie supranationale qui a fait
disparaître dix-neuf monnaies nationales, dont les toutes
jeunes monnaies slovène en 2007 et slovaque en 2009, sans
pour autant qu’émerge dans le même temps un nouvel
État souverain. La souveraineté monétaire d’un État se
traduisait par la possibilité pour celui-ci de se financer
auprès de sa banque centrale, ce qui n’est plus possible
avec l’euro et la BCE.
D’autres manifestations récentes de cette remise en cause
peuvent être signalées :
– le phénomène de dollarisation, c’est-à-dire l’adoption par
une nation souveraine d’une monnaie étrangère (exemples
de l’Équateur avec le dollar en 2000 et du Monténégro avec
l’euro en 2006) ;
– l’existence de caisses de réserves (currency board), dans
lesquelles une monnaie nationale est définie et garantie par
des réserves en une autre devise (exemple de l’Argentine
entre 1991 et 2001) ;
– la zone franc, qui regroupe quatorze pays africains,
constituée de deux unions monétaires, à savoir l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA, avec le franc
de la communauté financière d’Afrique) et la Communauté
économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC, avec
le franc de la coopération financière en Afrique centrale).
Ces deux francs CFA sont aujourd’hui liés à l’euro par un
système de parité fixe garanti par le Trésor français.
70 | La genèse de la Banque centrale européenne
LA BCE, FIGURE LA PLUS ABOUTIE
DE CE MOUVEMENT ?
Créée en 1998, la BCE est rétrospectivement devenue la
figure la plus aboutie de cette évolution : la politique
monétaire, qui était auparavant confiée au gouvernement
de chaque État membre de la CEE, est désormais déléguée
au sein de l’UEM à un Conseil de politique monétaire
(CPM) constitué de banquiers centraux des États membres
de la zone euro et d’experts. Non seulement la BCE n’est
plus le bras armé du pouvoir politique souverain, mais
son action ne couvre pas un territoire politique institutionnellement organisé puisqu’il est différent de celui de
l’Union européenne. Enfin, la BCE fait partie du Système
européen de banques centrales (SEBC), constitué de toutes
les banques centrales nationales aujourd’hui indépendantes
(voir pp. 87 et s.).
UN STATUT D’INDÉPENDANCE QUI TROUVE SES FONDEMENTS
DANS LA REMISE EN CAUSE DU KEYNÉSIANISME
—— Comment expliquer le choix d’octroyer à la BCE une
indépendance totale vis-à-vis des gouvernements de la zone
euro ? Les fondements de ce choix institutionnel découlent
principalement du contexte de gestation de l’UEM, marqué
par la domination de l’idéologie néolibérale et le renouveau
des analyses économiques du phénomène inflationniste
avec le monétarisme. Tous ces facteurs ont concouru à
remettre en cause l’interventionnisme économique de
l’État, de type keynésien, notamment en matière monétaire. En effet, il est difficile de trouver des justifications
historiques à cette indépendance. Si la première banque
centrale de l’Allemagne, la Reichsbank (1876-1945), a été
un rare exemple de totale indépendance, elle n’avait pu
empêcher l’hyperinflation en 1922. En fait, les fondements
de cette évolution sont plutôt idéologiques.
Depuis les années 1960, les analyses du phénomène inflationniste ont évolué : après l’avoir expliqué par les coûts
et par l’excès de demande (keynésiens), puis par l’excès
de monnaie dans l’économie (monétaristes), l’orthodoxie
Le produit d’un contexte idéologique particulier | 71
économique – sous l’impulsion des nouveaux classiques
puis des nouveaux keynésiens – a fini par voir dans l’inflation le résultat d’erreurs d’anticipations rationnelles du
fait notamment de l’immixtion du pouvoir politique.
Bien sûr, les idées des économistes sont rarement déterminantes par elles-mêmes : elles sont le plus souvent popularisées pour justifier une évolution idéologique ou servir
des circonstances historiques particulières. L’indépendance
des banques centrales correspond largement à ce schéma.
L’idéologie néolibérale des années 1980-1990 s’est saisie
de ces hypothèses théoriques fondamentales (souvent
contraires à la réalité des faits) pour retirer l’instrument
monétaire des mains des gouvernements, afin de neutraliser l’action des pouvoirs publics et défaire les outils de la
régulation keynésienne et de l’État providence. Cette vision
était également conforme à la conception ordolibérale de la
Bundesbank, dont l’influence a été déterminante sur la BCE.
DE LA REMISE EN CAUSE DES POLITIQUES
DISCRÉTIONNAIRES, JUGÉES INFLATIONNISTES…
La critique néolibérale du rôle de l’État dans l’économie
Après avoir remis en cause à la fin des années 1970 l’efficacité du keynésianisme et l’intérêt de politiques économiques
discrétionnaires, les différentes théories néolibérales,
qui dominent dans les années 1980 et 1990, ont cherché à
retirer au pouvoir politique ses principaux leviers d’action
– les politiques économiques étant désormais considérées
comme inutiles et même nuisibles.
Dans ce climat général d’hostilité à l’interventionnisme
économique de l’État, la répartition des revenus doit être
laissée au marché plutôt que faire l’objet d’une politique
redistributive ; l’équilibre des finances publiques doit
redevenir une règle d’or après les politiques de relance
budgétaire menées par les États providence après la crise
économique de 1973 ; et la politique monétaire doit dorénavant être confiée à des banques centrales devenues
indépendantes du pouvoir politique conformément à la
théorie de la crédibilité développée par la Nouvelle école
classique (NEC).
72 | La genèse de la Banque centrale européenne
Jusqu’en 1985, l’analyse économique oppose les keynésiens, partisans de politiques dites « discrétionnaires »,
aux monétaristes, qui plaident au contraire pour le respect
par le pouvoir politique de certaines règles. À l’époque, la
question de l’indépendance des banques centrales n’est
pas encore posée.
Les politiques monétaires discrétionnaires des keynésiens
Pour les keynésiens, la monnaie agit par le crédit et le taux
d’intérêt sur le niveau de production et d’emploi d’une économie. La politique monétaire fait partie des instruments de
politique économique dont dispose tout gouvernement pour
atteindre ses quatre objectifs principaux : la stabilité des
prix, le plein-emploi, l’équilibre extérieur et la croissance.
La banque centrale doit se contenter de mettre en œuvre
cette politique monétaire qui est à la discrétion du pouvoir
politique, notamment dans le cadre d’un arbitrage entre
l’inflation et le chômage (arbitrage parfaitement illustré
par la courbe de Phillips, où l’inflation vient d’un excès
de demande ou d’une hausse des coûts de production). La
coordination des différentes politiques est essentielle et
doit arbitrer entre inflation et chômage.
La critique monétariste : plutôt la règle que la discrétion
Pour les monétaristes, qui reprennent la théorie néoclassique d’un équilibre général des marchés respectant des
lois naturelles, la monnaie n’a aucune influence durable
sur cet équilibre et notamment sur la production et le
chômage. Sous la houlette de Milton Friedman, dont la
pensée s’impose après 1973, ils soulignent l’existence d’un
taux de chômage naturel non inflationniste (NAIRU) audessous duquel on ne peut descendre à long terme. Les politiques keynésiennes ne seraient donc efficaces qu’à court
terme et inflationnistes à long terme, et l’inflation serait
un phénomène purement monétaire découlant d’un excès
de quantité de monnaie. Les monétaristes en déduisent
une règle inconditionnelle (la masse monétaire doit croître
à un taux constant [k %] respectant le taux de croissance
économique d’équilibre) et postulent que les forces du
marché sont capables de conduire naturellement vers cet
Le produit d’un contexte idéologique particulier | 73
« équilibre réel de long terme ». Toutefois, Milton Friedman
est opposé à l’indépendance des banques centrales qui
donnerait, selon lui, trop d’importance au banquier central.
… À LA PRÉCONISATION DE L’INDÉPENDANCE
DES BANQUES CENTRALES
La critique des nouveaux classiques : l’impératif de crédibilité
Au début des années 1980, la Nouvelle école classique (NEC)
va prolonger et déplacer ce débat, avec l’objectif affiché de
discréditer définitivement les pratiques discrétionnaires
keynésiennes, y compris à court terme. Se posant comme
une alternative au monétarisme, dont la mise en œuvre
s’avérait impossible après 1982 en raison, notamment, de
l’instabilité de la mesure de la masse monétaire et de la
demande de monnaie, la NEC continue de se situer dans le
cadre d’une économie où le marché parvient de lui-même
à l’équilibre et où l’inflation de long terme reste de nature
monétaire, mais elle introduit un nouveau paramètre :
l’inflation non anticipée de court terme, issue des erreurs
d’anticipation, qu’elle présente comme la conséquence de
l’action du pouvoir politique.
Comme chez les monétaristes, une croissance monétaire
compatible à long terme avec la croissance potentielle est
suffisante pour lutter contre l’inflation structurelle. En
revanche, pour l’inflation non anticipée de court terme
(inflation conjoncturelle), la lutte contre l’inflation doit être
crédible si l’on veut éliminer les erreurs d’anticipation.
Pour obtenir cette crédibilité, il faut retirer la politique
monétaire des mains du pouvoir politique et la confier à
une banque centrale indépendante qui seule peut poursuivre des objectifs de long terme.
Les nouveaux classiques raisonnent dans le cadre d’un
modèle naturel de l’économie où un équilibre unique de long
terme est supposé exister. Si elle s’inscrit dans ce cadre de
pensée, la banque centrale doit annoncer clairement une
règle de politique monétaire et s’engager à la respecter
coûte que coûte. Afin de crédibiliser son engagement de
long terme en faveur de la stabilité des prix, elle doit également bénéficier d’une forte indépendance institutionnelle
74 | La genèse de la Banque centrale européenne
et faire preuve d’une totale transparence. En d’autres
termes, pour les nouveaux classiques, afin d’être crédible,
une banque centrale doit dire ce qu’elle fait et faire ce
qu’elle dit. Les agents économiques penseront alors que
la banque centrale va suivre la même règle de comportement, quelles que soient les conditions économiques – ce
qui éliminera les anticipations d’inflation de court terme.
Cette stratégie correspond à la vision institutionnelle de
l’ordolibéralisme ; elle aide à mieux comprendre le statut
d’indépendance totale donné à la BCE.
(GROS PLAN) SUR
les justifications théoriques
à l’indépendance des banques
centrales
La littérature économique traitant de la crédibilité démarre à la
fin des années 1970 avec les travaux de Finn E. Kydland et Edward
Prescott, publiés dans un article célèbre du Journal of Political
Economy intitulé « Rules rather than discretion » (Kydland et
Prescott, 1977). Selon eux, les hommes politiques sont incités à
utiliser la monnaie pour réduire le chômage et ainsi augmenter
leurs chances de réélection, quitte à mener une politique de
récession ensuite. Le pouvoir politique cherche à arbitrer entre
inflation et chômage au gré de ses intérêts. Cette incohérence
temporelle des politiques économiques, c’est-à-dire le non-respect à court terme de l’équilibre de long terme, conduit à un biais
inflationniste, c’est-à-dire à une inflation moyenne plus élevée
que la normale à long terme. Parce que les agents sont parfaitement rationnels (hypothèse des anticipations rationnelles de
la NEC et de la NEK, qui remplace l’hypothèse des anticipations
adaptatives du monétarisme), ils modifient immédiatement leurs
anticipations de prix de sorte que la production n’est nullement
stimulée, mais que l’inflation prévue est générée. Autrement
dit, les anticipations d’inflation expliquent l’inflation. Pour lutter
contre ce phénomène, la banque centrale doit respecter une règle
qui respecte l’équilibre de long terme et être indépendante des
objectifs du pouvoir politique.
Le produit d’un contexte idéologique particulier | 75
En 1983, Robert J. Barro et David B. Gordon relèvent que les
hommes politiques peuvent contraindre la banque centrale à
changer de règle. Pour remédier à ce risque, ils introduisent
la notion de réputation de la banque centrale, mieux à même
d’ancrer les anticipations d’inflation que la règle. À leurs yeux,
la politique monétaire doit se déterminer systématiquement en
fonction du long terme et abandonner l’idée d’effet de surprise
chère aux monétaristes, afin de supprimer les anticipations
d’inflation de court terme.
Avec la délégation stratégique, Kenneth Rogoff fait en 1985 un
pas décisif vers l’indépendance des banques centrales. Celle-ci
apparaît en effet comme la meilleure forme institutionnelle pour
éloigner les hommes politiques de la politique monétaire et pour
crédibiliser l’engagement sur la stabilité des prix. Ainsi, le gouvernement doit déléguer la politique monétaire à un banquier central
conservateur qui attache plus d’importance à la stabilité des prix
que la moyenne des agents économiques. En 1995, Carl Walsh
montre que des contrats incitatifs peuvent pousser le banquier à
adopter ce comportement conservateur. La crédibilité agirait sur
les anticipations d’inflation qui s’ajusteraient immédiatement à
l’inflation plus basse produite par l’indépendance. Il y aurait donc
une désinflation sans coût (free lunch).
La critique des nouveaux keynésiens :
plutôt la confiance que la crédibilité
La stratégie de crédibilité défendue par les nouveaux classiques essuie rapidement les critiques de la Nouvelle
école keynésienne (NEK) et celles de nombreux banquiers
centraux, qui vont la faire évoluer en mettant davantage
en exergue la question de la confiance.
Pour la NEK, il y a une incertitude sur le « bon » modèle
de l’économie : il est impossible d’affirmer qu’il existe un
seul modèle théorique capable de justifier un équilibre
unique à long terme. Par ailleurs, des chocs économiques
imprévus peuvent se manifester devant lesquels une institution comme la banque centrale doit pouvoir réagir avec
flexibilité. Il est dès lors impossible d’appliquer une règle
de comportement intangible. Il faut au contraire accepter
76 | La genèse de la Banque centrale européenne
un certain arbitrage que la banque centrale indépendante
n’a pas légitimité à déterminer seule.
Sans être totalement remise en cause, l’idée d’indépendance des banques centrales est donc amendée : le but
est plutôt de développer une gouvernance permettant de
réguler les relations entre la banque centrale et le pouvoir
politique, d’avoir la meilleure coopération possible entre
ces deux pouvoirs et de gérer les conflits entre objectifs
de long terme et de court terme. Dans cette perspective,
en 1992, Susanne Lohmann montre qu’un engagement
sur une procédure de sortie de l’indépendance (override
procedure) est nécessaire. Le gouvernement doit en effet
avoir la possibilité de reprendre le contrôle de la politique
monétaire en cas de choc important ou de conflit d’objectifs.
La crédibilité ne vient plus uniquement des performances
et de la réputation de la banque centrale, mais également
de l’assurance démocratique. Ce type de procédure existe
d’ailleurs pour certaines banques centrales anglo-saxonnes
(art. 14 du statut de la Banque du Canada, par exemple).
De la notion de crédibilité fondée sur le respect strict d’une
règle, on passe à celle de confiance entre les agents. La flexibilité de la politique monétaire redevient un enjeu essentiel.
L’économiste américain Ben S. Bernanke, président de la
Fed de 2006 à 2014, qualifie cette confiance de « discrétion
contrainte » (voir pp. 140-143). Elle doit permettre d’ancrer
les anticipations rationnelles des agents économiques sur
la cible d’inflation recherchée par la banque centrale et
d’éviter l’inflation conjoncturelle. En effet, si les agents
ont confiance en la banque centrale, ils vont anticiper un
niveau d’inflation similaire à la cible d’inflation défendue
par la banque centrale. Dès lors, l’inflation constatée qui est
égale à court terme (18 mois) aux anticipations d’inflation
sera identique à la cible de la politique monétaire. Et la
banque centrale aura atteint ses objectifs d’inflation grâce à
la confiance qu’elle inspire et à l’ancrage des anticipations
des agents économiques sur son objectif.
(GROS PLAN) SUR
les arguments économiques en
faveur d’une stratégie de confiance
Pour les nouveaux keynésiens, l’incertitude constitue le problème
fondamental de la politique monétaire.
Tout d’abord, les événements sont difficiles à prévoir et ne peuvent
pas être déduits du passé. L’autorité en charge de la politique
monétaire doit toujours regarder devant elle et anticiper les chocs
économiques possibles.
Elle doit le faire, ensuite, en adoptant une théorie explicative adéquate. Or, il n’y a pas de modèle économique unique ou de « vrai »
modèle à long terme, en raison des changements constants dans les
conditions et les anticipations des agents économiques. Le modèle
de référence doit donc être revu en permanence et la flexibilité dans
la prise de décision d’une institution comme la banque centrale est
plus importante que sa crédibilité. L’équilibre de long terme n’étant
qu’une suite d’équilibres de court terme, il n’est pas prédéterminé.
Lorsque les agents économiques prennent des décisions répétées
de manière optimiste, la croissance à long terme est plus élevée
que s’ils les prennent avec des anticipations pessimistes, ce qui
montre l’importance de ces anticipations auto-réalisatrices. Il est
donc impossible de définir des variables d’équilibre unique de long
terme, y compris avec des anticipations rationnelles, contrairement
à ce que prétendent les nouveaux classiques. Vouloir stabiliser
l’économie sur ces variables de long terme par l’intermédiaire de
règles intangibles est tout simplement impossible, puisque ces
variables ne peuvent être connues avec certitude.
Dès lors, sans modèle a priori, l’autorité en charge de la politique
monétaire doit construire – par un processus d’apprentissage –
une compréhension commune pour que les agents économiques
adoptent sa « manière de voir ». Si les agents l’endossent, la vision
de la banque centrale finira par s’imposer. Les banques centrales
sont par conséquent des colosses aux pieds d’argile. Otmar Issing
(2002), ancien chef économiste de la BCE, affirmait : « La crédibilité
est littéralement définie comme la capacité à faire admettre ses propres
affirmations comme effectives et ses propres motivations comme
justes. » Or, sans la confiance de la population, la banque centrale
n’est rien ; elle doit donc tenir compte des préoccupations et des
comportements des agents.
Enfin, aucune règle de politique monétaire ne résiste au temps, car
les sociétés évoluent et subissent des chocs. Des règles peuvent
être trouvées ex post sur le moyen terme, mais pas ex ante pour
une longue période.
Monnaie non neutre à court terme
Problème éminemment politique
Financement monétaire possible de l’État
Incertitude sur le modèle de l’économie
→ compréhension réciproque de l’économie issue
d’un processus d’apprentissage entre agents
→ gouvernance
→ responsabilisation : « je rends des comptes »
→ focus sur la stratégie de communication
→ confiance
Indépendance instrumentale, c’est-à-dire
gouvernance où les relations entre la banque
centrale et le pouvoir politique sont équilibrées
Responsabilisation sur les objectifs définis par
le pouvoir politique
Plutôt qu’une transparence totale, impossible et
contre-productive dans les faits, la banque centrale
doit faire preuve d’ouverture et d’une stratégie de
communication sophistiquée
Monnaie neutre à court et à long termes
Problème technique (contrôle de l’inflation)
Rejet du financement monétaire de l’État
Modèle d’équilibre de long terme prédéterminé
→ connaissance commune d’un modèle d’équilibre
de long terme
→ règle
→ indépendance totale
→ engagement irrévocable et responsabilité contre
l’inflation : « je rends compte »
→ transparence, focus sur l’information
→ crédibilité
Indépendance totale vis-à-vis du pouvoir politique
Conception sous-jacente
de la monnaie
Enchaînement vertueux
escompté
Statut de la banque centrale
de la lutte contre l’inflation devant
Mission de la banque centrale Responsabilité
la population
Stratégie de communication
Transparence totale
Nouvelle école keynésienne
Nouvelle école classique
Stratégie de confiance
Fondements théoriques
Stratégie de crédibilité
STRATÉGIE DE CRÉDIBILITÉ VERSUS STRATÉGIE DE CONFIANCE : QUELLES DIFFÉRENCES ?
78 | La genèse de la Banque centrale européenne
Le produit d’un contexte idéologique particulier | 79
Au total, la stratégie de la confiance se différencie de la
stratégie de crédibilité sur quatre points importants (voir
aussi tableau ci-contre) :
– elle prône une bonne gouvernance plutôt qu’une indépendance totale ;
– elle plaide pour une compréhension réciproque de l’économie plutôt que pour une connaissance commune d’un
équilibre prédéterminé ;
– elle défend l’idée d’une responsabilisation sur les objectifs assignés plutôt qu’une responsabilité limitée à la seule
maîtrise de l’inflation ;
– elle s’appuie sur une véritable stratégie de communication
au lieu d’une totale transparence au demeurant illusoire.
Indépendance totale ou indépendance instrumentale ?
À la suite des développements théoriques précédents, se
sont dégagées deux formes d’indépendance des banques
centrales :
– l’indépendance totale de la banque centrale (dans la
fixation de ses objectifs et le choix de ses instruments) visà-vis du pouvoir politique sans coordination autre que le
respect par chacun de règles strictes (règle d’or budgétaire
et règle monétaire) ; ce type d’indépendance, qui trouve sa
justification dans la stratégie de crédibilité des nouveaux
classiques, est manifestement celui de la BCE ;
– l’indépendance instrumentale de la banque centrale,
où l’objectif et la responsabilité de la politique monétaire
relèvent in fine du pouvoir politique ; ce type d’indépendance, qui repose plutôt sur la stratégie de confiance des
nouveaux keynésiens, est caractéristique des banques
centrales anglo-saxonnes, en particulier de la Fed.
Ces différents statuts renvoient au fond à des conceptions
divergentes de la monnaie (voir aussi pp. 57 et s.). Si on
considère que la monnaie est neutre, qu’elle constitue
uniquement un problème technique (contrôle de l’inflation)
et qu’elle ne doit en aucun cas être utilisée par l’État pour
se financer, alors l’indépendance totale de la banque centrale se justifie entièrement. En revanche, si on pense que
la monnaie peut agir sur le niveau de production, qu’elle
constitue un problème éminemment politique et que la
80 | La genèse de la Banque centrale européenne
banque centrale doit continuer à être le prêteur en dernier
ressort de l’État auquel elle appartient, l’indépendance
accordée à cette institution ne pourra être qu’instrumentale.
STRATÉGIE DE CRÉDIBILITÉ ET INDÉPENDANCE
TOTALE DE LA BCE : DES FONDEMENTS THÉORIQUES
DISCUTABLES
La théorie de la crédibilité défendue par la NEC, sous
les auspices de laquelle la BCE a été conçue et instituée,
s’appuie pourtant sur des hypothèses discutables.
La crédibilité, une théorie assez éloignée de la réalité économique
Relativement éloignées de la réalité économique, les hypothèses fondatrices de la théorie de la crédibilité soulèvent
de nombreuses objections de bon sens, fondées sur l’observation empirique :
– dans les faits, aucun « biais inflationniste » n’a jamais
été constaté, ainsi que l’a d’ailleurs admis un ancien responsable de la Fed, Alan S. Blinder : « Permettez-moi de
commencer par ce qui n’est un secret pour personne :
durant ma brève carrière de banquier central, je n’ai
jamais été le témoin ni n’ai vécu cette tentation. Et je crois
que mes collègues non plus. Je pense sincèrement que ce
problème théorique est un non-problème dans la réalité
parce que les banquiers centraux ont trouvé des moyens
simples pour y remédier » (Blinder, 1997) ;
– si les agents étaient vraiment rationnels, comme le postulent les nouveaux classiques, pourquoi voteraient-ils pour
une classe politique dont ils savent qu’elle les trompe ?
– comment expliquer que le personnel politique veuille
utiliser la monnaie à des fins de relance alors que la NEC
affirme que cela ne produit aucun effet ; les banquiers
centraux seraient-ils de meilleurs économistes que les
ministres de l’Économie ?
– pourquoi les hommes politiques ont-ils accepté l’indépendance des banques centrales s’ils avaient vraiment
besoin de les contrôler pour se faire réélire ?
– si les dirigeants politiques sont convaincus de l’existence
du « biais inflationniste », ne serait-il pas plus simple et
aussi plus crédible qu’ils changent leur comportement ?
Le produit d’un contexte idéologique particulier | 81
– comme l’a montré John B. Taylor en 1993, à partir de
l’analyse du comportement des banquiers centraux américains entre 1987 et 1992, les banques centrales s’avèrent
plus pragmatiques que les théories qui ont servi à justifier
leur indépendance, dans la mesure où elles se préoccupent
aussi de la croissance, même lorsqu’elles disent privilégier
la stabilité des prix ; en d’autres termes, elles se déterminent
non seulement en fonction de l’inflation, mais aussi de la
production (voir Gros plan, ci-dessous) ;
– par quelle procédure peut-on espérer garantir, dès lors,
la qualité et l’orthodoxie des banquiers centraux ?, etc.
(GROS PLAN) SUR
la règle de Taylor
À partir de l’observation du comportement de la Fed sur la période
1987-1992 (qui correspond aux cinq premières années de la présidence d’Alan Greenspan), qu’il retranscrit mathématiquement
sous la forme d’équations, l’économiste américain John B. Taylor
dégage la règle suivante, reformulée depuis à plusieurs reprises :
i = πa + 2 + α. (π – π) + b. (y – y*)
La règle de Taylor relie le taux d’intérêt (i) décidé par la Fed,
à l’inflation anticipée (πa), à l’inflation constatée (π), à la cible
d’inflation (π) et à l’écart de production (c’est-à-dire l’écart entre
le PIB (y) et la production potentielle (y*)).
Alors qu’elle dit privilégier la stabilité des prix, la Fed continue
de poursuivre la mission duale qui lui avait été assignée par le
Humphrey Hawkins Act de 1977 avec des coefficients égaux :
a = b = 0,5. En d’autres termes, d’après Taylor, la Fed accorde
une importance équivalente de 50 % au plein-emploi, au travers
de la production, et à la stabilité des prix. Si l’inflation dépasse sa
cible, elle choisit de durcir sa politique monétaire en montant le
taux d’intérêt. Si le chômage augmente avec une production qui
s’éloigne de son potentiel, elle décide de mener une politique plus
accommodante et tend à baisser son taux d’intérêt. Le chiffre 2
est souvent considéré aujourd’hui comme représentant le taux
d’intérêt naturel d’équilibre.
La règle de Taylor est toutefois une règle de politique monétaire
ex post qui synthétise le comportement passé, et non une règle
de décision ex ante.
82 | La genèse de la Banque centrale européenne
L’indépendance totale, source de déficit démocratique
Conscients de ce décalage par rapport à la réalité ou parce
qu’ils doutent de l’existence d’un équilibre naturel de long
terme de l’économie, certains partisans de la stratégie de
crédibilité croient pouvoir justifier celle-ci en défendant
une organisation institutionnelle très stricte de la banque
centrale.
Kenneth Rogoff recommande ainsi la délégation stratégique de la politique monétaire à un banquier central
conservateur (voir Gros plan, p. 74) ; mais cette solution
souffre d’un manque évident de transparence et de légitimité démocratique. En effet, on peut se demander au nom
de quoi un banquier conservateur, non élu, aurait le droit
d’exprimer des préférences différentes de celles d’instances
politiques démocratiquement élues…
Par ailleurs, si la politique monétaire n’avait aucune conséquence directe sur la croissance, elle pourrait sans doute
être confiée à des techniciens et confisquée au pouvoir politique sans causer de déficit démocratique… Mais la réalité
montre que tel n’est pas le cas. La politique monétaire peut
avoir une incidence sur l’ensemble de l’économie, au-delà
du niveau d’inflation : des études montrent par exemple
l’existence d’un coût en termes de croissance lorsqu’on
veut éliminer totalement l’inflation.
Une politique aussi essentielle pour les citoyens ne peut
donc être décidée par des hauts fonctionnaires indépendants et des experts sans contrôle des représentants démocratiquement élus ; elle doit rester sous le contrôle final des
hommes politiques. Milton Friedman lui-même affirmait
en 1962 que « la monnaie est quelque chose de trop sérieux
pour la confier à un banquier central » (Friedman, 1976) et
pensait que l’indépendance donnerait trop d’importance à
la personnalité du gouverneur dont le point de vue serait
dès lors exagéré, notamment par les marchés financiers.
Politique monétaire et politique budgétaire,
une séparation problématique en cas de crise
L’indépendance de la banque centrale présente un autre
inconvénient majeur : en cas de crise économique sévère,
Le produit d’un contexte idéologique particulier | 83
'' POINTS DE VUE
la nécessaire responsabilisation
de la BCE
Une forte responsabilisation de la banque centrale doit être
la contrepartie de son indépendance. Le pouvoir politique doit
pouvoir définir des critères d’évaluation à l’action de la banque
centrale ; il doit pouvoir la questionner sur son appréciation de
la situation, sur ses choix stratégiques et sur ses résultats, et la
sanctionner en cas d’échec.
Cette responsabilisation politique est une condition de la confiance
des agents économiques et de la légitimité démocratique des
politiques monétaires. Si la définition d’un objectif et la possibilité de sanctions apparaissent comme des limitations fortes à
l’indépendance de la BCE, elles sont néanmoins indispensables en
démocratie. C’est un reproche majeur qui peut être fait à la BCE,
très loin des niveaux de responsabilisation de la Fed, par exemple.
En effet, le président de la Fed est nommé par le président des
États-Unis pour quatre ans renouvelables, ce qui donne un réel
pouvoir à l’exécutif. De plus, le mandat de la Fed est déterminé par
le pouvoir législatif (le Congrès), qui peut par ailleurs convoquer
et démettre de ses fonctions par un simple vote le président de
la Fed en cas de non-respect de ses engagements.
comme celle qui frappe actuellement l’Europe, une coordination des politiques économiques dans un objectif de
relance (le fameux policy mix des keynésiens) s’avère plus
difficile du fait de la séparation entre la politique monétaire
et les dix-neuf politiques budgétaires.
Dans la littérature sur la crédibilité de la politique monétaire (Alesina et Summers, 1993), l’idée dominante est
exactement l’inverse : la banque centrale devrait imposer
ses vues au Trésor, en réclamant l’orthodoxie budgétaire
(c’est-à-dire un budget de l’État à l’équilibre et le respect
d’une « règle d’or » en ce sens, inscrite dans la Constitution).
Ce point de vue, prôné notamment par les Allemands, est
repris dans le Pacte de stabilité et de croissance (PSC) conclu
en 1997, réformé en 2005 et renforcé fin 2011 ; il prévaut
84 | La genèse de la Banque centrale européenne
également dans le traité sur la stabilité, la coordination et
la gouvernance au sein de l’UEM (TSCG) du 2 mars 2012.
Le « fédéralisme » défendu par la chancelière fédérale
allemande Angela Merkel au cours de la crise des dettes
souveraines de la zone euro implique un contrôle direct par
la Commission européenne des budgets des États membres
de la zone euro afin de garantir le respect des équilibres
budgétaires nationaux, conformément à l’organisation
institutionnelle prônée par l’ordolibéralisme.
Pourtant, dans la période actuelle, personne n’oserait affirmer que la politique monétaire doit uniquement s’occuper
d’inflation et qu’elle ne peut pas s’intéresser au prix des
actifs sur les marchés financiers, aux taux d’intérêt divergents sur les dettes publiques en Europe ou à la relance
économique. En cas de conflit avec la BCE, il y a fort à
parier que le point de vue des parlements et des trésors
nationaux finirait, comme dans le passé, par prévaloir.
—
La création de la BCE représente sans conteste un aboutissement de la construction monétaire européenne. Issue
d’un compromis ambigu entre des visions très différentes
du projet européen, cette innovation institutionnelle traduit
l’emprise de l’ordolibéralisme sur l’UEM, en raison du rôle
pivot du deutsche mark au sein du SME et de la solide
réputation de la Bundesbank.
Mais le statut d’indépendance et la stratégie de politique
monétaire de la BCE doivent aussi beaucoup au contexte
idéologique de sa gestation, marqué par la domination
des théories néolibérales et par les nouvelles analyses
économiques de l’inflation. Ils coïncident avec l’abandon
de la souveraineté monétaire des États nations et le déclin
de la conception keynésienne d’une monnaie active dans
la détermination de la production. Développés dans les
années 1980, les postulats de la Nouvelle école classique
(neutralité de la monnaie sur la croissance économique ;
anticipations rationnelles ; retour spontané du marché
à l’équilibre ; biais inflationniste des gouvernements,
auxquels la politique monétaire doit être soustraite) et
Le produit d’un contexte idéologique particulier | 85
des théoriciens de la crédibilité ont ainsi servi à justifier l’indépendance absolue de la BCE et marqué de leur
empreinte sa politique monétaire, tout entière axée sur
la lutte contre l’inflation, au détriment d’autres objectifs
macroéconomiques. Le choix de la crédibilité au détriment
de la souveraineté.
Toutefois, il est évident que l’accord politique qui a prévalu
lors de la mise en place de l’UEM et qui a été gravé dans le
marbre du traité de Maastricht est trop fragile et imparfait
pour marquer la fin de l’histoire de la construction monétaire européenne. La grave crise économique que rencontre
aujourd’hui l’Union européenne fragilise ses fondements,
politiques et idéologiques (voir pp. 210-221). Les questions
de solidarité, de coordination et de fédéralisme sont à
nouveau à l’ordre du jour ; les postulats de la neutralité
de la monnaie et du financement des États par les seuls
marchés financiers commencent également à être remis
en cause. Sur bien des points, l’euro apparaît comme une
monnaie incomplète. On peut donc supposer que l’UEM
est aujourd’hui à la croisée des chemins : soit elle saura
encore innover, évoluer et se renforcer sans tabou, soit
une crise majeure l’obligera à improviser une nouvelle
route qui, pour la première fois, pourrait ressembler à
une marche en arrière.
PARTIE 2
LE FONCTIONNEMENT
DE LA BANQUE
CENTRALE
EUROPÉENNE
La Banque centrale européenne (BCE) est une
institution supranationale de l’Union chargée de
déterminer et de conduire la politique monétaire des
États ayant rejoint l’Union économique et monétaire
(UEM). Son organisation est régie par les traités
européens, qui ont cherché à lui garantir une totale
indépendance par rapport aux autres autorités
communautaires ou nationales, tout en ménageant
une coopération et une coordination minimales avec
ces dernières.
Contrairement au statut et aux principes rigides
régissant la BCE, qui respectent une organisation
ordolibérale et une approche économique très
orthodoxe tournée vers le seul contrôle de l’inflation,
la politique monétaire de la BCE a démontré une
réelle capacité d’innovation et un fort pragmatisme.
87
CHAPITRE 1
LA PLACE DE LA BCE
DANS L’ORGANISATION MONÉTAIRE
EUROPÉENNE
En adoptant l’euro, les États membres de l’UEM ont renoncé à leur souveraineté monétaire au profit d’une institution fédérale spécialisée et
indépendante, investie d’une mission de service public et chargée de
conduire leur politique monétaire : la BCE.
Mais cette institution prend place au sein d’une organisation monétaire
dont l’originalité tient au degré d’intégration différenciée qui prévaut dans
l’Union européenne.
L’ORGANISATION MONÉTAIRE EUROPÉENNE
—— L’Union européenne possède un statut hybride du point
de vue du droit international : elle n’est certes pas un État
fédéral, mais par son degré d’intégration économique
(union économique et monétaire) et juridique (effet direct et
primauté du droit de l’Union sur les droits nationaux), elle
est davantage qu’une simple organisation internationale.
Elle repose sur deux traités fondamentaux, celui de Rome
signé en 1957 (modifié et réintitulé par le traité de Lisbonne
de 2007 « traité sur le fonctionnement de l’Union européenne » [TFUE]) et celui de Maastricht signé en 1992
(modifié par le traité de Lisbonne et intitulé « traité sur
l’Union européenne » [TUE]), tout en ménageant pour ses
membres des formes d’intégration différenciée (tous les
États membres de l’Union ne font pas partie de l’UEM,
par exemple).
Ces caractéristiques spécifiques ont un impact sur la
composition de l’organisation monétaire européenne, dont
les dispositions se trouvent principalement dans le TFUE.
COMPOSITION
Le Système européen des banques centrales
Le Système européen de banques centrales (SEBC) est
constitué de la BCE et des vingt-huit banques centrales
88 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
nationales (BCN) de l’Union européenne, y compris celles
des États n’ayant pas adopté l’euro (art. 282 TFUE).
Les États membres de l’Union qui ne remplissent pas
les conditions nécessaires pour le passage à l’euro sont
considérés comme bénéficiant d’une dérogation temporaire.
Ainsi, tous les États de l’Union européenne ont vocation à
adopter l’euro, à l’exception notable du Royaume-Uni et du
Danemark, qui ont obtenu un statut dérogatoire permanent
leur permettant de ne pas passer à la phase III de l’UEM
(voir pp. 51-55 pour les trois phases de passage à l’UEM).
L’Eurosystème
Si le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
fait uniquement référence au SEBC, c’est cependant l’Eurosystème qui en poursuit les objectifs et en accomplit
concrètement les missions.
L’Eurosystème fait partie du SEBC. Mais il s’en distingue
dans la mesure où il est uniquement composé de la BCE
et des banques centrales des dix-neuf États membres de
l’Union ayant adopté jusqu’à présent l’euro, à savoir :
l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, Chypre, l’Espagne,
l’Estonie, la Finlande, la France, la Grèce, l’Irlande, l’Italie,
la Lettonie, la Lituanie, le Luxembourg, Malte, les Pays-Bas,
le Portugal, la Slovaquie et la Slovénie (voir carte, p. 89).
Autrement dit, l’Eurosystème coexistera avec le SEBC tant
qu’il y aura des États membres de l’Union ne faisant pas
partie de la zone euro.
La Banque centrale européenne
Située en Allemagne à Francfort-sur-le-Main, où elle occupe
depuis 2014 la tour Eurotower Skytower, la BCE est une
institution fédérale disposant d’organes et de pouvoirs de
décisions propres qui détermine notamment la politique
monétaire de l’Eurosystème (art. 282 TFUE ; pour de plus
amples développements sur ses missions, sa composition
et son fonctionnement, voir pp. 95-126). Elle a succédé le
1er juin 1998 à l’Institut monétaire européen (IME) pour
la phase III de l’UEM, qui avait lui-même remplacé le
1er janvier 1994 le Fonds européen de coopération monétaire (FECOM) créé en avril 1973.
La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 89
CARTE DE LA ZONE EURO (MAI 2016)
États membres de l’UE ayant adhéré à la zone euro (date d’adhésion)
Allemagne (1999)
France (1999)
Malte (2008)
Autriche (1999)
Grèce (2001)
Pays-Bas (1999)
Belgique (1999)
Irlande (1999)
Portugal (1999)
Chypre (2008)
Italie (1999)
Slovaquie (2009)
Espagne (1999)
Lettonie (2014)
Slovénie (2007)
Estonie (2011)
Lituanie (2015)
Finlande (1999)
Luxembourg (1999)
États membres de l’UE ne faisant pas actuellement partie de la zone euro
Bulgarie
Hongrie
Roumanie
Croatie
Pologne
Royaume-Uni
Danemark
République tchèque
Suède
90 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
(GROS PLAN) SUR
l’Eurogroupe
L’Eurogroupe, qui ne doit pas être confondu avec l’Eurosystème,
réunit chaque mois les représentants nationaux de l’exécutif
économique européen, c’est-à-dire les dix-neuf ministres de
l’Économie et des Finances des pays de la zone euro. Cette réunion
a lieu normalement la veille de la réunion du Conseil Ecofin
regroupant les vingt-huit ministres de l’Économie et des Finances
de l’Union. Si le Conseil Ecofin correspond au SEBC, l’Eurogroupe
correspond à l’Eurosystème. La Commission européenne y est
également représentée, et le président de la BCE est invité à
participer à ses discussions.
Longtemps informelle, cette instance a été consacrée officiellement
par le traité de Lisbonne de 2007. Son objectif est d’assurer un
minimum de coordination entre la politique monétaire relevant du
Conseil des gouverneurs de la BCE et les politiques budgétaires
et fiscales définies au niveau national par les gouvernements
de la zone euro.
L’Eurogroupe a un président élu pour une durée de deux ans et
demi (le Néerlandais Jeroen Dijsselbloem élu en janvier 2013,
reconduit en juillet 2015), qui représente les gouvernements de
la zone euro et constitue en quelque sorte l’alter ego du président
de la BCE.
Comme l’indique l’article 182 § 3 TFUE, la BCE « est indépendante dans l’exercice de ses pouvoirs et dans la gestion
de ses finances. Les institutions, organes et organismes de
l’Union ainsi que les gouvernements des États membres
respectent cette indépendance » (voir aussi p. 116-118).
La BCE est également dotée de la personnalité juridique. Elle
peut conclure des accords internationaux dans les domaines
monétaires et représenter la zone euro en participant aux
travaux des grandes organisations internationales, comme
le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque des
règlements internationaux (BRI).
La BCE appartient aux BCN de l’ensemble des États
membres de l’Union européenne. Son capital s’élève à
10,82 milliards d’euros en 2016. Les parts des BCN dans
La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 91
le capital de la BCE dépendent du poids de leur pays
dans la population totale et dans le PIB de l’Union européenne, ces deux données ayant une pondération identique.
La BCE ajuste ces parts tous les cinq ans et chaque fois
qu’un nouveau pays adhère à l’Union européenne. La clé de
répartition du capital a déjà été modifiée à sept reprises.
Si la BCE appartient aux vingt-huit BCN, seules les BCN
de la zone euro doivent libérer la totalité de leur capital ;
c’est pourquoi les dix-neuf BCN de la zone euro possèdent
plus de 98 % du capital de la BCE. Bien que la quote-part
du Royaume-Uni (13,67 %) soit la troisième en pourcentage derrière celle de l’Allemagne (17,99 %) et de la France
(14,17 %), elle n’a libéré que 55 millions d’euros de capital
contre 1,53 milliard d’euros pour la France.
En 2011 et 2012, la BCE a augmenté son capital souscrit,
qui est passé de 5,76 milliards d’euros à 10,76 milliards
d’euros. Le capital transféré à la BCE par les BCN de la
zone euro se monte, début 2016, à 7,61 milliards d’euros
(voir ventilation dans le tableau, p. 92).
Les neuf BCN de l’UE n’appartenant pas à la zone euro n’ont
pas à libérer leur part de capital, mais elles sont tenues
de contribuer aux coûts de fonctionnement de la BCE à
raison de leur participation au SEBC en libérant 3,75 % de
leur part totale dans le capital souscrit, soit 120 millions
d’euros de capital versé à la BCE (voir ventilation dans le
tableau, p. 92).
Les bénéfices ou les pertes sont partagés entre les BCN en
fonction du capital libéré. Jusqu’à 20 % du bénéfice de la
BCE peut également abonder un fonds de réserve général
afin de couvrir d’éventuelles pertes futures.
La situation financière de la BCE est inverse de celle de
l’euro. En effet, son bilan est constitué essentiellement
de réserves de change en dollar : par conséquent, lorsque
l’euro s’apprécie par rapport au dollar, la BCE perd de
l’argent (comme en 2003 et en 2004), alors qu’elle gagne de
l’argent quand l’euro se déprécie (comme en 2000, en 2001
et après 2012).
92 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
CONTRIBUTIONS DES BCN DE LA ZONE EURO AU CAPITAL DE LA BCE (au 1er janvier 2015)
Clé de répartition
du capital (en %)
Capital libéré
(en euros)
Banque fédérale d’Allemagne
17,99
1 948 208 997
Banque de France
14,18
1 534 899 402
Banque d’Italie
12,31
1 332 644 970
Banque d’Espagne
 8,84
957 028 050
Banque des Pays-Bas
 4,00
433 379 158
Banque nationale de Belgique
 2,47
268 222 025
Banque de Grèce
 2,03
220 094 043
Banque nationale d’Autriche
 1,96
212 505 713
Banque du Portugal
 1,74
188 723 173
Banque de Finlande
 1,25
136 005 388
Banque centrale d’Irlande
 1,16
125 645 847
Banque nationale de Slovaquie
 0,77
83 623 179
Banque de Lituanie
 0,41
44 728 929
Banque de Slovénie
 0,34
37 400 399
Banque de Lettonie
 0,28
30 537 344
Banque d’Estonie
 0,19
20 870 613
Banque centrale du Luxembourg
 0,20
21 974 764
Banque centrale de Chypre
 0,15
16 378 235
Banque centrale de Malte
 0,06
7 014 604
Total
70,39
7 619 884 851
BCN
Source : BCE.
CONTRIBUTIONS DES BCN HORS ZONE EURO AU CAPITAL DE LA BCE
BCN
Clé de répartition
du capital (en %)
Capital libéré
(en euros)
Banque d’Angleterre
13,67
55 509 147
Banque nationale de Pologne
 5,12
20 796 191
Banque nationale de Roumanie
 2,60
10 504 124
Banque de Suède
 2,27
9 226 559
Banque nationale tchèque
 1,60
6 625 449
Banque nationale du Danemark
 1,48
6 037 512
Banque nationale de Hongrie
 1,38
5 601 129
Banque nationale de Bulgarie
 0,86
3 487 005
Banque de Croatie
 0,60
2 444 963
Total
29,61
120 192 083
Source : BCE.
La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 93
Les banques centrales nationales
Bien que les décisions soient centralisées à la BCE, l’organisation monétaire européenne possède un degré élevé de
décentralisation opérationnelle. L’Eurosystème est censé
préserver l’expérience, les infrastructures et l’organisation
institutionnelle acquises par les BCN. Cette spécificité tient
tout d’abord aux effectifs de la BCE (de l’ordre de 2 400 personnes), qui sont bien plus faibles que ceux des dix-neuf
BCN réunies (environ 46 000 personnes dont 12 000 pour la
Banque de France). Elle découle ensuite de la grande taille
de la zone euro : à cet égard, les BCN sont jugées plus à
même de servir de point d’accès à l’Eurosystème qu’une
institution supranationale comme la BCE.
Les BCN ont donc conservé de nombreuses responsabilités
opérationnelles :
– l’exécution des opérations de politique monétaire. Les
BCN assurent les transactions effectives, notamment en
fournissant les banques commerciales en monnaie « banque
centrale » ;
– la gestion opérationnelle des réserves de change de la
BCE, notamment l’exécution et le règlement des opérations
de marché nécessaires au placement de ces réserves ;
– la gestion de leurs propres réserves de change. Afin
d’assurer sa cohérence avec la politique monétaire et de
change de la BCE, cette gestion doit néanmoins être préalablement approuvée par la BCE ;
– le fonctionnement et la surveillance des marchés financiers et des instruments de paiement. Les BCN sont les
opérateurs des composantes nationales de TARGET 2, le
système de paiement pour l’euro. Les BCN prennent part
à la surveillance des infrastructures des marchés financiers et certaines assurent également le fonctionnement
de systèmes de compensation de titres ;
– l’émission des billets en collaboration avec la BCE. Tant
la BCE que les BCN émettent des billets en euros, mais ces
dernières gèrent la production et les stocks de billets, et
elles les mettent en circulation en répondant aux demandes
des banques ;
Gouverneurs des BCN
de la zone euro
Gouverneurs des BCN
situées hors zone euro
Les 9 BCN de l’UE
hors zone euro
HORS ZONE EURO
Les 28 BCN de l’UE
Banque d’Angleterre, Banque nationale de Pologne
Banque nationale de Roumanie, Banque de Suède
Banque nationale du Danemark
Banque nationale tchèque, Banque nationale de Hongrie
Banque nationale de Bulgarie, Banque de Croatie
CONSEIL GÉNÉRAL
Banque fédérale d’Allemagne, Banque de France,
Banque d’Italie, Banque d’Espagne,
Banque des Pays-Bas, Banque nationale de Belgique
Banque de Grèce, Banque nationale d’Autriche,
Banque du Portugal, Banque de Finlande,
Banque centrale d’Irlande, Banque nationale de Slovaquie,
Banque de Slovénie, Banque d’Estonie,
Banque centrale du Luxembourg
Banque centrale de Chypre, Banque centrale de Malte,
Banque de Lituanie, Banque de Lettonie
Les 19 BCN
de la zone euro
ZONE EURO
Président de la BCE
CONSEIL
Vice-président
DES
GOUVERNEURS de la BCE
DIRECTOIRE
6 membres, dont :
Organes dirigeants
Système européen de banques centrales (SEBC)
|
EUROSYSTÈME
L’ORGANISATION MONÉTAIRE EUROPÉENNE
94
LE fONCTIONNEMENT DE LA BANqUE CENTRALE EUROPéENNE
La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 95
– la collecte des données auprès des institutions financières
nationales sur les marchés monétaire, bancaire et financier,
ainsi que sur la balance des paiements et les réserves de
change afin d’assister la BCE dans ses missions.
Les BCN peuvent également exercer des fonctions qui
n’entrent pas dans le cadre du SEBC, sauf si le Conseil
des gouverneurs décide, à la majorité des deux tiers, que
ces fonctions interfèrent avec les objectifs et les missions
du SEBC.
LES ORGANES DE DÉCISION
L’Eurosystème est dirigé par les organes de décision de la
BCE, c’est-à-dire le Directoire et le Conseil des gouverneurs.
Le Conseil général prend quant à lui des décisions pour le
SEBC, c’est-à-dire l’ensemble des membres de l’UE puisque
la BCE appartient à toutes les banques centrales nationales de l’UE. Ces organes dirigeants peuvent s’appuyer
sur les travaux de comités spécialisés pour prendre leurs
décisions (voir tableau, p. 102-103).
CONSEIL DES GOUVERNEURS
DIRECTOIRE
(6)
Gouverneurs
des BCN des pays
Président
membres
de la zone euro Vice-président
(19)
CONSEIL
GÉNÉRAL
Gouverneurs
des BCN des pays
non membres
de la zone euro
(9)
Autres
membres
Source : d’après Banque de France, « La Banque centrale européenne, l’Eurosystème et le Système européen de banques centrales »,
Note d’information, juin 2009, no 139, p. 3.
Le Directoire
Le Directoire est l’organe exécutif de la BCE qui prend
toutes les décisions au quotidien et peut également traiter
des questions urgentes. Il est composé de six membres,
dont un président et un vice-président. Ils sont nommés par
le Conseil européen (c’est-à-dire l’institution regroupant
96 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
les chefs d’État et de gouvernement), statuant à la majorité qualifiée, sur recommandation du Conseil de l’UE et
après consultation du Parlement européen et du Conseil
des gouverneurs de la BCE (art. 283 § 2 TFUE). Pour ce qui
concerne les présidents du Directoire, on constate qu’ils
ont tous été banquiers centraux dans leur pays d’origine
(Wim Duisenberg, président du Directoire de 1998 à 2003,
Jean-Claude Trichet, président du Directoire de 2003 à 2011
ou Mario Draghi, l’actuel président). Nommés pour un
mandat non renouvelable de huit ans, ils ne peuvent pas
être démis de leurs fonctions, ce qui renforce considérablement leur indépendance. Compte tenu du décalage qui
préside à leur nomination dans le temps, un membre par
an au maximum peut être remplacé.
Les traits caractéristiques du mandat de l’organe exécutif
de la BCE diffèrent fortement de ceux de la Fed. Le président de la Fed, qui peut être un universitaire (comme
Janet Yellen), est nommé pour un mandat de seulement
quatre ans mais renouvelable sans limite par le président
des États-Unis. De plus, le Congrès américain peut le
révoquer à tout moment s’il ne respecte pas son mandat
et les objectifs que le pouvoir législatif lui a confiés. Les
conditions de nomination et d’exercice du mandat de
président de la Fed confèrent par conséquent à ce dernier
une forte légitimité démocratique et un réel pouvoir. Alan
Greenspan a par exemple dirigé la Fed de 1987 à 2006 et a
été reconduit à ce poste par quatre présidents différents.
Les responsabilités du Directoire consistent à préparer les
réunions du Conseil des gouverneurs, à gérer les affaires
courantes, mais surtout à mettre en œuvre la politique
monétaire de la zone euro en transmettant les instructions
nécessaires aux BCN ou en réagissant à des questions
urgentes. Il exerce également des pouvoirs réglementaires
délégués par le Conseil des gouverneurs et publie les
rapports mensuels sur l’activité et la situation financière
de la BCE.
(GROS PLAN) SUR
le rôle du président de la BCE
En tant que primus inter pares, le président de la BCE, élu pour un
mandat unique de huit ans, a des responsabilités importantes. Il
préside les trois organes de décision de l’organisation monétaire
européenne (Directoire, Conseil des gouverneurs, Conseil général) ;
il dispose d’une voix prépondérante au Directoire et au Conseil des
gouverneurs ; il représente la BCE au niveau européen ou international, et peut assister aux séances du Conseil Ecofin et de l’Eurogroupe.
Premier président de la BCE de 1998 à 2003, le Néerlandais Wim
Duisenberg est celui qui introduisit la monnaie unique européenne.
Après avoir été successivement ministre des Finances des Pays-Bas
de 1973 à 1977 et président de la Banque centrale des Pays-Bas à
partir de 1982, il succéda au Belge Alexandre Lamfalussy à la tête
de l’Institut monétaire européen (IME), ancêtre de la BCE, en 1997.
Il démissionna de la présidence de la BCE en 2003 afin de laisser la
place promise depuis longtemps au Français Jean-Claude Trichet.
Directeur du Trésor français de 1987 à 1993, puis gouverneur de
la Banque de France nouvellement indépendante de 1993 à 2003,
Jean-Claude Trichet aurait dû devenir le premier président de la
BCE en 1998 s’il n’avait été sous le coup d’une procédure judiciaire
dans l’affaire du Crédit Lyonnais, les Français ayant « négocié » cette
présidence en échange de la localisation à Francfort du siège de la
BCE. Relaxé en juin 2003, il devint le second président de la BCE
le 1er novembre 2003. Bien que très en pointe dans la lutte contre
l’inflation, il imposa en 2010 le rachat de titres de dette souveraine
des États membres de l’UE en difficulté (Grèce, Irlande…) par la BCE
sur le marché secondaire (titres déjà émis), en rupture avec l’esprit
du traité de Maastricht. Cette politique lui valut une forte opposition
des représentants de l’Allemagne au sein de la BCE, conduisant
finalement à la démission du gouverneur de la Bundesbank, Axel
Weber, en avril 2011, qui était pourtant pressenti pour lui succéder,
suivie par celle de l’économiste en chef de la BCE, l’Allemand Jürgen
Stark, en septembre 2011.
L’Italien Mario Draghi, surnommé « super Mario », préside la BCE
depuis le 1er novembre 2011. Ancien gouverneur de la Banque d’Italie,
il a été pendant dix ans le directeur du Trésor en Italie (1991-2001).
De 2002 à 2005, il a été vice-président de la branche européenne de
la banque d’affaires américaine Goldman Sachs. Il partage donc une
expérience intéressante des banques centrales, de l’administration
des finances et du fonctionnement des marchés financiers. Très
critiques à son égard, les autorités allemandes veulent absolument
qu’un des leurs lui succède en 2019.
98 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
Le Conseil des gouverneurs
Le Conseil des gouverneurs est le principal organe de décision de la BCE (art. 283 § 1 TFUE) : il décide notamment de
la politique monétaire de la zone euro et s’apparente, par
conséquent, à un véritable Conseil de politique monétaire
pour la zone euro (voir pp. 117-128). Il comprend actuellement vingt-cinq membres : les six membres du Directoire
ainsi que les dix-neuf gouverneurs des BCN de la zone
euro. Le président du Conseil Ecofin (ou le président de
l’Eurogroupe si la présidence du Conseil Ecofin échoit à un
pays hors zone euro) ainsi qu’un membre de la Commission
européenne (généralement le commissaire en charge des
affaires économiques et monétaires) peuvent également
participer aux réunions du Conseil des gouverneurs sans
disposer cependant d’un droit de vote. Comme chaque
gouverneur peut être accompagné d’une personne appartenant à sa BCN, le nombre de participants au Conseil des
gouverneurs est souvent élevé.
Le Conseil des gouverneurs définit la stratégie de politique
monétaire de la BCE, détermine son cadre opérationnel et
fixe notamment les taux d’intérêt directeurs. La réunion
de politique monétaire a lieu toutes les six semaines et
est suivie d’une conférence de presse et de la publication
d’un compte rendu. Une seconde réunion mensuelle est
généralement consacrée aux autres missions de la BCE. Le
Conseil des gouverneurs fixe les règles de normalisation
et les orientations à suivre par les BCN de l’Eurosystème,
de telle sorte que la politique décidée au niveau communautaire s’applique en tenant compte le mieux possible
des contextes nationaux. Il autorise le volume des billets
et des pièces en euros émis par les États membres de la
zone. Il gère l’allocation des ressources financières à la
BCE et la répartition des profits entre les BCN, notamment
ceux issus du seigneuriage.
Les votes se font en général à la majorité simple avec six
voix pour les six membres du Directoire et quinze voix pour
les gouverneurs des dix-neuf gouverneurs des BCN. Il y a
donc une forte majorité en faveur des banquiers centraux
nationaux (article 10 du protocole sur les statuts du SEBC
et de la BCE ; voir Quel système de vote au-delà de quinze
membres, p. 100).
La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 99
Une majorité de deux tiers des suffrages exprimés est
requise dans trois cas particuliers :
– quand le Conseil des gouverneurs juge que les fonctions exercées par une BCN et ne relevant pas de l’Eurosystème interfèrent avec les objectifs et les missions de
l’Eurosystème ;
– quand le Conseil des gouverneurs décide de recourir à
des méthodes opérationnelles autres que celles spécifiées
dans les statuts du SEBC ;
– quand le Conseil des gouverneurs souhaite augmenter
le capital de la BCE.
Toute recommandation formulée par la BCE en vue d’une
révision des statuts du SEBC requiert l’unanimité.
Enfin, sur certaines questions financières (libération du
capital de la BCE, transferts d’avoirs de réserves, répartition
du revenu monétaire des BCN, répartition des bénéfices
ou des pertes nets de la BCE), les votes sont pondérés en
fonction des parts des BCN dans le capital souscrit de la
BCE, c’est-à-dire des BCN de la zone euro, et les membres
du Directoire ne votent pas.
Le Conseil général
Le Conseil général assure un lien institutionnel entre
l’Eurosystème et les BCN des États qui ne participent
pas à la zone euro. Il se compose du président et du viceprésident de la BCE ainsi que de tous les gouverneurs des
BCN de l’UE, soit actuellement trente membres. Il se réunit
normalement quatre fois par an.
Le Conseil général a repris les missions de l’IME, puisque
la troisième phase de l’UEM n’est pas terminée, et il sera
dissous lorsque tous les États membres de l’UE auront
introduit la monnaie unique. Il donne son avis sur les
préparatifs nécessaires pour rejoindre l’Eurosystème,
dresse les rapports sur la convergence requis par le traité,
et s’assure du suivi du mécanisme de change européen
(MCE II). Il constitue l’instance de coordination entre la
politique monétaire de la BCE, la politique de change et
les politiques des BCN situées en dehors de la zone euro. Il
veille également à ce que toutes les BCN de l’UE respectent
l’interdiction qui leur est faite de financer les États ou de
leur donner un accès privilégié aux institutions financières.
LES SCÉNARIOS POSSIBLES
quel système de vote au-delà
de quinze membres ?
Jusqu’à dix-huit membres, tous les gouvernements votent par
dérogation à la règle des quinze voix. Lorsque, comme en 2016, la
zone euro compte entre dix-neuf et vingt-deux membres, ceux-ci
sont classés en deux groupes : les cinq plus grands pays forment le
premier groupe, les autres constituent le second groupe. Quatre des
cinq grands États membres et onze autres membres votent tour à
tour par rotation mensuelle. Le classement d’un membre dans l’un
ou l’autre groupe est fondé sur un indicateur à deux composantes :
sa part dans le PIB total et sa part dans le total du bilan agrégé des
institutions financières monétaires. La pondération est de 5/6 pour
le PIB et de 1/6 pour le bilan agrégé.
Quand la zone euro comportera plus de vingt-deux membres, ceux-ci
seront répartis en trois groupes : les cinq plus grands d’entre eux
formeront le premier groupe, la moitié des États membres de la
zone classés par taille constitueront le deuxième groupe et les États
restants, c’est-à-dire les plus petits, seront classés dans le troisième
groupe. Les gouverneurs des BCN du premier groupe partageront
4 voix, ceux du deuxième 8 voix et ceux du troisième 3 voix. Il n’y a donc
plus d’égalité absolue de traitement entre États dans le temps (1 État
= 1 voix), mais une répartition des votes tenant compte de l’importance
économique et bancaire des différents pays de la zone euro.
SYSTÈME DE ROTATION DES VOTES AU-DELÀ DE 18 MEMBRES
Nombre de gouverneurs
Premier
groupe
Deuxième
groupe
Troisième
groupe
Nb de droits
de vote/Nb de
gouverneurs
Fréquence
des votes
19
20
21
22
23
24
25
26
27
4/5
4/5
4/5
4/5
4/5
4/5
4/5
4/5
4/5
80 % 80 % 80 % 80 % 80 % 80 % 80 % 80 % 80 %
Nb de droits
de vote/Nb de 11/14 11/15 11/16 8/11 8/12 8/12 8/13 8/13 8/14
gouverneurs
Fréquence
des votes
79 % 73 % 69 % 73 % 67 % 67 % 62 % 62 % 57 %
Nb de droits
de vote/Nb de
gouverneurs
3/6
Fréquence
des votes
Total des droits de vote
3/6
3/7
3/7
3/8
3/8
50 % 50 % 43 % 43 % 38 % 38 %
15
15
15
15
15
15
15
15
15
La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 101
LES MISSIONS DU SEBC
L’article 127 § 2 du traité sur le fonctionnement de l’Union
européenne assigne quatre missions fondamentales au SEBC.
La première d’entre elles est de « définir et mettre en œuvre
la politique monétaire de l’Union », notamment au travers
des BCN, avec pour objectif principal de maintenir la stabilité des prix. « Sans préjudice de l’objectif de stabilité
des prix », le SEBC doit aussi apporter « son soutien aux
politiques économiques générales dans l’Union, en vue
de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union »,
notamment une croissance durable et non inflationniste
ainsi qu’un niveau élevé d’emploi. Mais il s’agit d’un mandat
hiérarchique où la lutte contre l’inflation est l’objectif
clairement prioritaire.
Le SEBC est par ailleurs chargé de « conduire les opérations de change », même si la politique de change, plus
particulièrement le choix du régime de change de l’euro,
relève du Conseil de l’UE et que l’Eurogroupe peut donner
des orientations générales en la matière. Compte tenu de la
volonté affichée des États de respecter l’indépendance du
SEBC et de la difficulté à trouver un consensus politique
en la matière, c’est de facto la BCE qui mène la politique
de change.
Le SEBC a pour troisième mission principale de « détenir et
gérer les réserves officielles de change des États membres ».
Enfin, il doit « promouvoir le bon fonctionnement des
systèmes de paiement ». Le système TARGET 2 répond à
cette exigence. La BCE est le prêteur en dernier ressort des
banques de la zone euro. Elle doit donc veiller à la stabilité
bancaire et financière de cette zone et, par exemple, assurer
le contrôle prudentiel des banques de second rang ainsi
que la fourniture à celles-ci de monnaie « banque centrale »
pour éviter toute crise de liquidité. L’Union bancaire mise
en œuvre depuis 2013 a transféré à la BCE l’essentiel du
contrôle des banques (voir partie 3, pp. 199-202). De plus,
la BCE joue un rôle important pour la supervision macroprudentielle (c’est-à-dire l’analyse de divers indicateurs
macroéconomiques de nature à prévenir la survenue d’une
crise systémique).
ECCO
EISC
FSC
ITC
IAC
IRC
Comité de la communication
de l’Eurosystème/du SEBC
Comité de pilotage informatique
de l’Eurosystème
Comité de stabilité financière
Comité des systèmes
d’information
Comité de l’audit interne
Comité des relations
internationales
LEGCO
COMCO
Comité du contrôle de gestion
Comité juridique
BANCO
Sigle en anglais
Comité des billets
Nom du comité
1998
1998
Élabore des normes communes pour l’audit des opérations de
l’Eurosystème et mène des missions d’audit au niveau du SEBC
Fournit une assistance juridique dans le cadre de la mission de la BCE
et prépare les actes juridiques de l’Eurosystème
1998
Fournit une assistance dans le cadre du développement, de la
mise en œuvre et de la maintenance des réseaux informatiques et
des infrastructures de communication qui appuient les systèmes
opérationnels communs
1998
2011
Apporte un soutien à la décision dans le domaine de la surveillance
prudentielle des établissements de crédit et de la stabilité du système
financier
Prête son concours à l’accomplissement des missions statutaires de
la BCE dans le domaine de la coopération internationale
2007
1998
Pilote l’amélioration de l’outil informatique
Vient appuyer la politique de communication externe et interne de
l’Eurosystème
2012
Contribue à la mise en œuvre et à l’optimisation du contrôle de
gestion et de la maîtrise des coûts au niveau de l’Eurosystème
Date de création
1998
Missions
Conseille sur la gestion des billets et apporte son assistance dans
les domaines de la planification stratégique, de la production et de
l’émission des billets
LES DIX-SEPT COMITÉS SPÉCIALISÉS DE L’EUROSYSTÈME / DU SEBC (*)
102 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
PSSC
RMC
STC
Comité des systèmes de paiement
et de règlement
Comité de gestion des risques
Comité des statistiques
HRC
(*) Comités instaurés pour venir en appui du travail des organes de décision de la BCE.
Source : d’après le site web de la BCE, www.ecb.int.
Conférence sur les ressources
humaines
BUCOM
MPC
Comité de politique monétaire
Comité budgétaire
MOC
Comité des opérations de marché
1998
2011
1998
1998
Apporte son expertise en matière de fonctionnement et de
maintenance de TARGET 2, de définition et de suivi des procédures
de règlement des garanties. Il joue un rôle de catalyseur de
l’Eurosystème en vue de l’achèvement de l’espace unique de paiement
en euros (SEPA). Il traite également des questions relatives à la
politique et à la surveillance des systèmes de paiement ainsi que
celles relatives à la compensation et au règlement des titres
Assiste les organes de décision en vue d’assurer un niveau adéquat
de protection de l’Eurosystème à travers la gestion et le contrôle des
risques liés à ses opérations de marché
Émet principalement des avis sur la conception et l’élaboration des
informations statistiques collectées par la BCE avec l’aide des BCN
Composé de représentants de la BCE et des BCN de l’Eurosystème, il
assiste le Conseil des gouverneurs notamment sur les questions liées
au budget de la BCE
2005
1998
Émet principalement des avis sur des questions stratégiques et de
long terme relatives à la formulation de la politique monétaire et de
taux de change. Il est responsable des projections macroéconomiques
des services de l’Eurosystème
Regroupe les chefs du personnel de l’ensemble du SEBC
1998
Prête son assistance à l’exécution des opérations de politique
monétaire et de change, y compris celles relatives au fonctionnement
du MCE II et à la gestion des réserves de change de la BCE
La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 103
104 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
LA BANQUE CENTRALE EUROPÉENNE, INSTITUTION-PIVOT
DE LA POLITIQUE MONÉTAIRE DE L’UNION
—— La BCE est l’institution en charge de la politique monétaire des États ayant rejoint l’UEM. Régie par les traités
européens, qui ont cherché à lui garantir une totale indépendance tout en cherchant à ménager la possibilité d’une
coopération et d’une coordination minimums avec les
autres pouvoirs communautaires, cette institution supranationale est dirigée par un conseil de politique monétaire
(le Conseil des gouverneurs) très influencé par le point de
vue « banquier central ».
LES FONCTIONS D’UNE BANQUE CENTRALE
MODERNE
Les fonctions principales de la BCE, énumérées à l’article 127 TFUE, sont celles d’une banque centrale moderne.
Définir et mettre en œuvre la politique monétaire
de la zone euro
La BCE est l’institution chargée de mettre en œuvre la
politique monétaire et de la définir techniquement. Car si
l’objectif principal du SEBC défini à l’article 127 § 1 TFUE
est de maintenir la stabilité des prix, c’est la BCE qui
choisit la cible opérationnelle : en l’occurrence, 2 % pour
la hausse des prix.
« Sans préjudice de cet objectif, [le SEBC] apporte son
soutien aux politiques économiques générales dans
l’Union, pour contribuer à la réalisation des objectifs de
celle-ci » (art. 282 § 2 TFUE) c’est-à-dire l’obtention d’un
niveau d’emploi élevé et d’une croissance durable et non
inflationniste.
Au total, la BCE a donc un mandat hiérarchique fort, c’està-dire un objectif fortement prioritaire (la stabilité des prix)
et des objectifs secondaires qui ne peuvent s’opposer à la
stabilité des prix. Autrement dit, il n’y a pas d’arbitrage
entre objectifs dans le mandat de la BCE.
La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 105
Gérer les réserves officielles et conduire les opérations
de change des pays de la zone euro
La politique de change n’est pas directement du ressort
de la BCE, mais du Conseil Ecofin (conseil des ministres
de l’Économie et des Finances). Ce partage des responsabilités est cependant assez ambigu car l’instrument
pour agir sur le marché des changes est principalement
le taux d’intérêt ; or, la BCE contrôle le niveau des taux
d’intérêt. Par conséquent, toute volonté du Conseil Ecofin
de modifier le taux de change implique une coopération
de la BCE, qui en apprécie l’opportunité à l’aune de ses
propres objectifs et critères.
De facto, il n’y a pas d’objectif de change pour l’euro, et sa
parité avec les autres devises (dollar, yen, livre) est laissée
au libre jeu des marchés.
La BCE représente l’UE au niveau international pour les
questions monétaires, par exemple dans les réunions
préparatoires des sommets du G20. Elle assure un rôle de
coopération internationale lorsqu’il est question des missions confiées à l’Eurosystème. Elle dispose d’une partie des
réserves de change des vingt-huit États membres de l’Union
(devises et or) afin de pouvoir garantir ses interventions et
son indépendance d’action vis-à-vis des gouvernements.
Être le prêteur en dernier ressort des banques de second rang
La BCE a pour autre fonction importante de promouvoir
le bon fonctionnement des systèmes de paiement, mais
également d’assurer, conjointement avec les autorités
nationales et européennes compétentes, la stabilité des
systèmes bancaire et financier. À ce titre, le SEBC assure
le refinancement des banques commerciales. La BCE est
donc bien, sur ce plan, la « banque des banques ».
Les banques commerciales créent de la monnaie ex nihilo
dans le cadre de leurs relations avec les agents non financiers, c’est-à-dire en achetant des titres ou en accordant
des crédits aux entreprises, à l’État ou aux ménages. De son
côté, la banque centrale crée et prête de la monnaie appelée
monnaie « banque centrale » ou « monnaie ultime » aux
banques commerciales. C’est avec cette monnaie qu’elles
106 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
achètent à la banque centrale que les banques commerciales se payent entre elles, et non avec la monnaie qu’elles
ont créée par le biais des dépôts et des crédits. On parle
d’opération de refinancement des banques.
La hiérarchisation du système bancaire entre la banque de
premier rang (banque centrale) et les banques de second
rang (banques commerciales), est apparue tardivement
dans l’histoire, mais elle est essentielle. La BCE, prêteur
en dernier ressort, ne contrôle ni ne s’occupe directement
de la création monétaire. Mais elle régule indirectement
cette création monétaire en fixant des taux d’intérêt à
court terme et en intervenant dans les opérations de refinancement des banques commerciales. Ainsi, la banque
centrale n’est pas une banque qui crée directement la
monnaie finançant l’économie, mais une banque qui régule
la création monétaire des banques en les re-finançant.
Cette fonction comprend trois dimensions qui sont largement complémentaires, même si elles renvoient à des
problèmes différents : garantir la sécurité des moyens de
paiements, garantir la stabilité bancaire et garantir la
stabilité financière.
En revanche, la BCE ne remplit pas à l’égard des États
membres de la zone euro le rôle de prêteur en dernier
ressort. Elle ne les finance pas à des conditions avantageuses, comme le font de nombreuses banques centrales
à travers le monde. Tout au contraire, elle a l’interdiction
absolue de financer les États membres ou même le budget
européen.
Émettre les billets de banque de la zone euro
L’article 128 TFUE prévoit également que la BCE est la
seule habilitée, avec les BCN, à émettre des billets ayant
cours légal dans la zone euro, et à autoriser les quantités
de pièces émises par les États membres de cette zone. La
BCE remplit ainsi une mission historique et symboliquement forte, même si elle est relativement secondaire d’un
point de vue économique : l’émission de billets. La part de
billets émis par la BCE depuis 2002 (année d’introduction
des billets en euros à la place des billets nationaux) est
estimée à 8 % de la valeur totale des billets émis qui est
La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 107
de 1 034 milliards d’euros fin 2015. Le reste des billets
d’euros est émis par les BCN de la zone euro. 20 à 25 %
de ces billets seraient détenus en dehors de la zone euro.
La BCE a décidé d’arrêter d’émettre en 2018 les coupures
de 500 euros afin de lutter contre la criminalité. Avec seulement 3 % des billets, cette coupure représentait 30 % de
la valeur des billets émis en euro.
Les pièces, qui relevaient traditionnellement des hôtels des
monnaies, continuent d’être émises par les États membres
de la zone euro, qui se réservent une face pour les symboles
nationaux et qui ont donc conservé le seigneuriage sur
les pièces pour un montant toutefois très faible (environ
26 milliards d’euros depuis 2002 pour toute la zone euro).
Le total des pièces et des billets d’euros (1 060 milliards
d’euros fin 2015) est cependant très faible dans la masse
monétaire totale de 10 700 milliards d’euros environ pour
l’agrégat le plus large M3 (voir Gros plan, ci-dessous).
(GROS PLAN) SUR
les agrégats monétaires
de la zone euro
L’Eurosystème a défini trois agrégats monétaires qui ont pour
base le bilan consolidé des institutions financières et monétaires
(IFM) résidentes de la zone euro. Bien que les administrations centrales ne soient pas considérées comme émettrices de monnaie,
leurs engagements qui présentent un caractère monétaire (par
exemple, les dépôts effectués par les ménages auprès de La
Poste) figurent dans les agrégats monétaires en raison de leur
nature extrêmement liquide.
M1, UN AGRÉGAT ÉTROIT
M1 est l’agrégat monétaire le plus liquide : il comprend la monnaie
fiduciaire (billets et pièces) et les dépôts à vue qui peuvent être
immédiatement utilisés pour des paiements.
M2, UN AGRÉGAT INTERMÉDIAIRE
M2 comprend M1 ainsi que les dépôts à terme d’une durée inférieure ou égale à deux ans et les dépôts remboursables avec un
108 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
préavis inférieur ou égal à trois mois. Ces dépôts peuvent être
transformés rapidement en monnaie mais ne peuvent être utilisés
directement pour des paiements. La liquidité de cet agrégat est
donc plus faible que celle de M1.
M3, UN AGRÉGAT LARGE
M3 est considéré par les économistes comme la définition de la
monnaie qu’il faut retenir. Il recouvre M2 ainsi que certains instruments négociables émis par le secteur des IFM résidentes. Ces
instruments négociables sont les pensions, les titres d’organismes
de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) monétaires
et les titres de créance d’une durée initiale inférieure ou égale
à deux ans (y compris les instruments du marché monétaire).
Comme ils sont liquides et sans risque, ils sont considérés comme
de la monnaie. M3, qui intègre aussi des éléments moins liquides,
correspond à la « monnaie » au sens large et représente environ
10 700 milliards d’euros.
Les actifs liquides en devises et détenus par les résidents auprès
d’IFM situées dans la zone euro peuvent constituer des substituts
aux actifs libellés en euros et sont, par conséquent, intégrés
aux agrégats monétaires. Les billets et pièces sont entièrement
compris dans les agrégats monétaires (9 % de M3), qu’ils soient
détenus par des résidents de la zone euro ou par des non-résidents.
M0, LA BASE MONÉTAIRE
La base monétaire M0 correspond à la monnaie créée par la
BCE. Il s’agit de la monnaie « banque centrale », mesurée par la
somme des facilités de dépôts et des avoirs en compte courant
des établissements de crédit auprès de la banque centrale et des
billets de banque émis. Seuls les billets en circulation sont inclus
dans la masse monétaire et donc dans les agrégats M1, M2 et M3.
Avec l’émission des billets de banque de la zone euro, la
BCE possède un droit de seigneuriage, puisque la valeur
faciale des billets est supérieure à leur coût. Le profit de la
BCE, issu notamment de ce seigneuriage, est partagé entre
les dix-neuf BCN de la zone euro, à proportion de leur part
libérée dans son capital. Toutefois, la BCE ne possède pas
pour autant une « planche à billets » qui lui permettrait de
tout financer : en effet, si elle fait imprimer les billets, elle
La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 109
ne peut pas les mettre pour autant en circulation car elle
n’a pas de relation directe avec les agents non financiers
(entreprises, ménages ou États). Elle les vend donc dans
le cadre des opérations de refinancement aux banques qui
en ont besoin notamment pour alimenter leurs « caisses
espèces » et les distributeurs automatiques de billets. Ces
billets achetés par les banques commerciales se retrouvent
à leur actif. La masse monétaire au sens de l’agrégat M3 se
mesurant à l’actif des agents financiers ou au passif des
banques commerciales, la vente des billets aux banques
n’est pas une opération de création monétaire ; ces billets
entrent en circulation dans la masse monétaire (M3) lorsque
les ménages vont par exemple les retirer aux distributeurs ;
mais il n’y a pas de création monétaire car les ménages sont
immédiatement débités du même montant sur leur compte
à vue. Les billets émis par la banque centrale entrent par
conséquent dans l’économie en contrepartie d’une réduction de la monnaie créée par les banques commerciales et
pour le même montant.
Les grosses quantités de monnaies « banque centrale »
créées par la BCE pour le refinancement des banques de
second rang lors de la gestion de la crise de 2008 n’ont pas
entraîné pour l’instant de création monétaire. Au contraire,
l’agrégat M3 s’est contracté en 2009. Cette monnaie « banque
centrale » était nécessaire pour restaurer la confiance entre
les banques de second rang et pour assurer la liquidité
nécessaire à leurs paiements. Seulement durant la même
période, les crédits à l’économie s’étant contractés (les nouveaux crédits accordés étaient plus faibles que le montant
des crédits remboursés), la masse monétaire s’est réduite.
Participer à la coopération européenne et internationale
L’euro étant devenu une monnaie de réserve internationale,
l’Eurosystème a mis en place un cadre commun de services
en matière de gestion de réserves en euros pour les banques
centrales, pour les agences gouvernementales et pour les
organisations internationales étrangères à la zone euro.
Par ailleurs, la création de l’UEM a posé des problèmes de
représentation inédits, puisque la BCE, en tant qu’institution
supranationale, ne correspond pas à un État et ne traite que
110 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
de questions monétaires. Il a donc été décidé que la BCE
représenterait la zone euro au niveau internationale ; elle est
la seule autorité habilitée à représenter les positions de l’UE
sur les questions ayant trait à la politique monétaire. Sur
le taux de change et les questions financières, elle partage
cette responsabilité avec le Conseil Ecofin et l’Eurogroupe.
Dès sa création, la BCE a obtenu un statut d’observateur
permanent au FMI, puisque seuls les États peuvent adhérer
à cette institution financière internationale. C’est la seule
banque centrale au monde à avoir obtenu un tel statut.
Depuis 2000, la BCE est actionnaire de la plus ancienne
institution monétaire internationale : la Banque des règlements internationaux (BRI). Créée en 1930 à Bâle en Suisse,
la BRI joue un rôle très important dans la coopération
des banques centrales et dans la régulation des marchés
des changes. Elle dirige notamment le Comité de Bâle sur
le contrôle bancaire (CBCB) – une émanation du G10 qui
établit des normes prudentielles pour les banques, dont les
fameux ratios de solvabilité (voir Gros plan, p. 178). La BCE
dispose d’un droit de vote dans cette instance et participe
aux réunions des gouverneurs des banques centrales du
G10 qui s’y tiennent tous les deux mois.
Les ministres de l’Économie et des Finances ainsi que les
gouverneurs des banques centrales de l’UE ont l’habitude
de se rencontrer lors des réunions des grands groupes de
pays (G7, G8, G10, G20), auxquelles participent aussi les
présidents de l’Eurogroupe et de la BCE. Le président de
l’Eurogroupe et celui de la BCE siègent également au Forum
sur la stabilité financière, une émanation du G7 hébergée
à la BRI. Ces réunions, qui précèdent généralement celles
des chefs d’État et de gouvernement, permettent d’engager
un dialogue et une coopération minimale entre les grands
pays, ainsi que celles qui se déroulent au FMI, et débouchent
régulièrement sur des décisions concrètes.
Assurer une fonction d’information statistique et de recherche
Enfin, la BCE, assistée par les BCN, collecte les informations
statistiques nécessaires à l’accomplissement des missions
du SEBC, soit auprès des autorités nationales compétentes,
soit directement auprès des agents économiques. Elle publie
La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 111
toutes les six semaines un bulletin d’information, mais
aussi chaque semaine une situation financière consolidée de
l’Eurosystème, ainsi qu’un rapport annuel d’activité. Enfin,
elle promeut des recherches sur les questions monétaires.
DES POUVOIRS IMPORTANTS DE RÉGLEMENTATION,
DE CONSULTATION ET DE SURVEILLANCE
Conformément à l’article 132 TFUE, pour permettre l’accomplissement des missions confiées au SEBC (et donc, à
l’Eurosystème), la BCE jouit d’un pouvoir réglementaire
assorti d’un pouvoir de sanction en cas de non-respect de
ses règlements et décisions (amendes et astreintes). Elle
veille ainsi tout particulièrement au respect par les BCN
de l’interdiction du financement monétaire des administrations publiques et de l’interdiction de l’accès privilégié
du secteur public aux institutions financières.
La BCE continue d’assumer les tâches de l’IME vis-à-vis
des pays qui n’ont pas encore adopté l’euro, notamment en
ce qui concerne le mécanisme de change européen (MCE II)
et la supervision de la convergence économique.
Le pouvoir réglementaire de la BCE
Dans le cadre de ses fonctions, pour l’accomplissement des
missions confiées au SEBC, la BCE peut adopter des actes
juridiques qui ont un effet direct sur des tiers autres que
les BCN. Ce pouvoir réglementaire lui assure une indépendance vis-à-vis des autres institutions de l’UE.
Les règlements de la BCE ont une portée générale ; ils sont
obligatoires et directement applicables dans tous les pays
de la zone euro.
Les décisions de la BCE sont obligatoires pour leurs destinataires et prennent effet dès leur notification. Elles
peuvent s’adresser à toute personne morale ou physique,
y compris les États membres de la zone euro.
Un rôle également consultatif
Dans les domaines relevant de ses attributions, la BCE
peut soumettre des avis et des recommandations qui n’ont
pas de force exécutoire.
112 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
Par ses recommandations, la BCE exerce son droit de
proposition en matière de législation communautaire et
peut fournir l’impulsion nécessaire pour qu’une action soit
initiée. La BCE partage ce pouvoir d’initiative législative
avec la Commission sur les questions concernant le SEBC.
En outre, la BCE est consultée sur tout projet d’acte de
l’UE ainsi que sur tout projet de réglementation au niveau
national. Elle émet des avis chaque fois qu’elle est consultée
ainsi que sur toutes les questions relatives à son domaine de
compétence. Seul le Royaume-Uni est exempté de consulter
la BCE sur la législation relative à la politique monétaire.
La surveillance du financement public par la BCE
La BCE a pour mission de surveiller le financement des États
et des administrations publiques. L’article 123 du traité
sur le fonctionnement de l’Union européenne interdit aux
banques centrales (BCE et BCN) d’accorder des crédits aux
autorités publiques ainsi que toute forme d’accès privilégié
du secteur public aux institutions financières. La ligne de
crédit ways and means (« voies et moyens ») dont dispose
le gouvernement britannique est une exception. Seules
des considérations d’ordre prudentiel peuvent justifier cet
accès (art. 124 TFUE). Ainsi, aucune banque centrale de
l’Union (à l’exception de la Banque d’Angleterre) ne peut
acheter des titres publics sur le marché primaire (celui de
l’émission des nouveaux titres de dette publique).
La BCE surveille également les achats effectués par les
banques centrales de l’UE sur le marché secondaire (celui
des instruments de dette d’occasion, c’est-à-dire déjà
émis par le secteur public national ou celui d’autres États
membres). En vertu d’un règlement du Conseil européen,
l’acquisition de dette du secteur public sur le marché
secondaire ne doit pas servir à contourner l’objectif de
non-financement. De plus, en raison de la clause de « nonrenflouement » (art. 125 TFUE), l’Union européenne ni aucun
de ses États membres n’est responsable ou ne peut prendre
en charge les dettes d’un autre État membre. Il n’y a donc
aucune solidarité possible à ce niveau.
Les BNC peuvent acheter des actifs financiers pour la
gestion de leur bilan, mais doivent rester dans le cadre
La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 113
des ANFA (Accords sur les actifs financiers nets entre la
BCE et les BCN). Ce dispositif introduit en 2002 offre une
souplesse de gestion pour les BCN, mais ces actifs financiers ne peuvent augmenter plus vite que les billets et les
réserves obligatoires. D’un montant de 214 milliards en
2006, les ANFA sont montés à un maximum de 724 milliards
en 2012 avant de redescendre à 490 milliards fin 2015 pour
les dix-neuf pays de la zone euro. La gestion de la crise de
2008 explique ces fortes variations.
Avec la crise des dettes souveraines de la zone euro, cette
organisation institutionnelle touche cependant ses limites
(voir Points de vue, p. 114). Elle est à l’origine d’une double
asymétrie entre les États membres et la BCE :
– en matière de coordination des politiques économiques
européennes. Le Conseil de l’UE peut certes faire des recommandations sur les grandes orientations des politiques économiques (GOPE), afin de mieux coordonner les politiques
économiques des États membres de l’UE pour favoriser une
croissance intelligente, durable et géographiquement bien
répartie. Mais il ne peut pas donner de conseils ou faire
des recommandations concernant la politique monétaire
de la BCE ;
– pour le traitement de chocs économiques. Le Traité sur
la stabilité, la coordination et la gouvernance contraint
juridiquement les administrations publiques nationales à
éviter les déficits excessifs pouvant résulter de politiques
budgétaires expansionnistes en leur imposant le respect
de normes (règle d’or) sous peine de sanctions (pénalités
financières). En revanche, aucune sanction n’est prévue
en cas d’échec de la politique monétaire de la BCE, qui
détermine seule ses propres objectifs chiffrés.
La surveillance par la BCE du respect de l’interdiction
du financement monétaire des administrations publiques
est assez originale, si on étudie d’autres banques centrales modernes : elle s’explique essentiellement par les
fondements ordolibéraux de cette institution (objectif
central de maîtrise de l’inflation et orthodoxie budgétaire
affichée comme la norme et une condition de l’équilibre
macro­économique), de même que par son postulat libéral
114 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
(neutralité de la monnaie dont le rôle dans le financement
de l’économie et des administrations publiques est supposé
pernicieux ; voir pp. 56-85). Ce postulat a obligé les États
membres de l’UEM à se financer sur les marchés financiers,
et les a rendus dépendants des exigences de ces marchés ;
il a également aggravé les problèmes liés au manque de
coordination des politiques macroéconomiques au sein de
l’Union au lieu de le résoudre. Cette architecture organisationnelle de la BCE est aujourd’hui largement questionnée
avec la crise des dettes souveraines de la zone euro.
'' POINTS DE VUE
l’évolution nécessaire
de la surveillance prudentielle
des banques et de la stabilité
financière par la BCE
La surveillance prudentielle recouvre l’ensemble des mesures,
des normes, des exigences minimales de fonds propres, destinées
à prévenir toute prise de risque excessive de la part des banques
de second rang qui pourrait conduire à une crise systémique du
secteur bancaire.
Jusqu’à la crise de 2008, au sein de l’UE, la surveillance prudentielle des banques relevait du niveau national, à travers les
BCN, ou d’autorités de surveillance bancaire spécialisées jouant
le rôle de superviseur bancaire (comme le Comité européen des
superviseurs bancaires [CESB] créé par l’UE en 2004).
À l’action de surveillance de ces différentes autorités européennes,
s’ajoutaient au niveau international les travaux du Comité de
Bâle sur la supervision bancaire. Créé en 1974 et dépendant de
la Banque des règlements internationaux (BRI), ce comité est à
la base des accords de Bâle connus sous les noms de « Bâle I »
(1988), « Bâle II » (2004) et « Bâle 3 » (2010) établissant en particulier des ratios de fonds propres minimums pour les banques.
Les accords de Bâle I sont consacrés au risque de crédit, ceux de
Bâle II intègrent le risque de marché et le risque opérationnel,
alors que ceux de Bâle III incorporent au ratio de solvabilité des
banques le risque de liquidité et le risque systémique.
La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 115
Depuis la dernière crise bancaire, l’UE et l’Eurosystème ont voulu
se doter d’une autorité de normalisation et de surveillance bancaire plus centralisée et plus performante. En remplacement de
l’ancienne CESB, l’UE a donc créé en janvier 2011 l’Autorité bancaire
européenne (ABE), dont le siège se situe à Londres. De son côté,
l’Eurosystème a opté pour un renforcement de la surveillance
au sein de la zone euro au travers d’une Union bancaire dans
laquelle la BCE joue un rôle déterminant, tout en s’appuyant sur
les BCN. Enfin, le Conseil européen du risque systémique (CERS)
confié à la BCE s’occupe de la surveillance macroprudentielle du
système bancaire (voir pp.197-200).
UNE INSTITUTION TOTALEMENT INDÉPENDANTE
DU POUVOIR POLITIQUE
Dans l’accomplissement des missions qui lui sont imparties,
la BCE est censée œuvrer en toute indépendance vis-à-vis
du pouvoir politique. L’article 130 TFUE prévoit ainsi que
« dans l’exercice des pouvoirs et dans l’accomplissement
des missions et des devoirs qui leur ont été conférés par
les traités et les statuts du SEBC et de la BCE, ni la Banque
centrale européenne, ni une banque centrale nationale, ni
un membre quelconque de leurs organes de décision ne
peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions, organes ou organismes de l’Union, des gouvernements des États membres ou de tout autre organisme. Les
institutions, organes ou organismes de l’Union s’engagent
à respecter ce principe et à ne pas chercher à influencer les
membres des organes de décision de la Banque centrale
européenne ou des banques centrales nationales dans
l’accomplissement de leurs missions ».
Cette indépendance recouvre quatre dimensions.
Une indépendance fonctionnelle
La BCE a pour objectif principal de maintenir la stabilité
des prix (art. 127 TFUE). Cet objectif est clairement inscrit
dans le traité, qui prévoit aussi les moyens et les instruments nécessaires à sa réalisation, indépendamment de
toute autre autorité.
116 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
Conformément à la théorie de la crédibilité de la politique
monétaire (voir pp. 73-75 et 134), l’indépendance fonctionnelle de la BCE est considérée comme déterminante pour
assurer la stabilité des prix.
Une indépendance institutionnelle
Le principe d’indépendance institutionnelle est expressément affirmé dans le traité (art. 130 TFUE). Il est interdit à
la BCE et aux BCN, ainsi qu’aux membres de leurs organes
de décision, de solliciter ou d’accepter des instructions
de la part des institutions ou des organes de l’Union,
des gouvernements des États membres ou de tout autre
organisme. De plus, ces institutions, gouvernements et
organes ne doivent pas chercher à influencer les membres
des organes de décision de la BCE ou des BCN.
Cette stricte séparation, qui se comprend dans le cadre
d’une stratégie de crédibilité, isole bien trop radicalement
le pouvoir monétaire des pouvoirs budgétaires européens,
et rend très difficile toute forme de coopération ou de
coordination économique qui ne serait pas fondée sur le
simple respect de règles intangibles. Elle sous-estime la
dynamique et l’innovation des sociétés modernes, ainsi
que l’importance des chocs économiques ou des crises
financières qui sont largement endogènes au capitalisme
et exigent beaucoup plus de flexibilité, de coordination
et de solidarité dans le cadre d’une union monétaire.
L’indépendance institutionnelle de la BCE désarme les
institutions européennes en cas de crise systémique comme
celle que connaît l’UE depuis 2008, car elle rajoute un
obstacle supplémentaire à la coordination des réponses
économiques à la crise.
Une indépendance personnelle
Les membres des organes de décision de la BCE ne peuvent
être démis de leurs fonctions. Des mandats longs (renouvelables) d’au moins cinq ans pour les gouverneurs des
BCN et un mandat long et non renouvelable de huit ans
pour les membres du Directoire de la BCE, ont été prévus
pour renforcer leur indépendance personnelle vis-à-vis de
toute influence, notamment politique.
La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 117
Quelles que soient ses justifications, une telle indépendance
est problématique au regard des canons démocratiques :
comment responsabiliser les dirigeants de la BCE, puisqu’ils
ne sont pas responsables devant le Parlement européen, le
Conseil ou la Commission européenne ? La responsabilisation est pourtant un élément essentiel des structures démocratiques. Si la BCE a une obligation de rendre compte aux
citoyens et à leurs représentants démocratiquement élus,
elle n’a, en revanche, pas de compte à rendre puisque ses
dirigeants ne peuvent pas être sanctionnés. Tirant argument
du fait qu’elle tient sa légitimité d’un traité ratifié par les
peuples, la BCE considère qu’elle n’est responsable devant
les peuples que de sa mission de stabilité des prix. Mais
aucune procédure ne permet aux peuples de signifier leur
éventuel désaccord avec la politique menée par la BCE.
Une indépendance financière
La BCE dispose de son propre capital, qui est souscrit
et libéré par les BCN. Elle possède également son propre
budget, qui est indépendant de celui des autres institutions
européennes. Les États doivent aussi assurer l’indépendance
financière de leur propre banque centrale.
Au final, la BCE détermine et met en œuvre la politique
monétaire avec une totale autonomie, sans réelle coordination avec les gouvernements de la zone euro et sans
contrôle du pouvoir politique. Une telle organisation reste
une exception dans le paysage des BCN.
LE RÔLE CENTRAL DU CONSEIL DES GOUVERNEURS
Depuis l’indépendance accordée aux banques centrales,
les conseils de politique monétaire (CPM) sont devenus
de nouveaux lieux de pouvoirs.
L’intérêt des conseils de politique monétaire
La décision de politique monétaire n’est plus, en effet, du
ressort d’un seul homme, mais le fruit d’une délibération
au sein d’une assemblée dont on considère qu’elle est plus
efficace qu’une décision individuelle et plus représentative
dans un système fédéral. Au sein de l’Eurosystème, c’est le
Conseil des gouverneurs de la BCE qui joue ce rôle.
118 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
Dans ce type d’instance, le but de la délibération est de
réduire l’incertitude sur les événements à venir, sur les
comportements des acteurs, sur le « bon modèle » de l’économie (c’est-à-dire le modèle que l’on pense pertinent à
un moment donné pour anticiper l’évolution économique),
sur l’hétérogénéité économique dans l’espace monétaire et
sur la décision à prendre. Un CPM permettrait en quelque
sorte d’éviter que ne prévalent des points de vue individuels isolés ou extrêmes (pourtant ces avis minoritaires
peuvent parfois être pertinents, à l’instar de celui d’un
membre du CPM de la Banque d’Angleterre qui avait prédit
en vain dès 2004 la survenue prochaine d’une grave crise
économique…).
Le nombre optimal de membres d’un CPM est difficile à
déterminer mais il semble se situer selon diverses études
entre cinq et neuf membres, avec une légère majorité de
membres externes à la banque centrale (experts, membres
nommés par le pouvoir politique) sur les membres issus
de l’administration de la banque centrale. La diversité des
opinions au sein du CPM est parfois résumée à l’opposition
entre les faucons très attentifs à l’inflation et les colombes
plus tournées vers la croissance.
L’organisation des CPM s’explique le plus souvent par
l’histoire nationale ; mais elle peut également trouver sa
justification dans la théorie économique (voir tableau,
ci-contre).
Quid du CPM de la zone euro ?
Le CPM « consensuel » ou « vraiment collégial » se caractérise
par une décision collective selon un processus de raisonnement collectif qui est plus qu’un simple échange de points
de vue. La décision censée représenter un consensus n’est
pas issue d’un simple vote. Elle engage l’ensemble du CPM
et aucune voix dissidente ne sera ensuite admise, ce qui
peut renforcer la crédibilité de la décision. En revanche,
l’absence de publication des débats ou d’éventuels résultats
de vote réduit la transparence de ses décisions.
Compte tenu de cette typologie, on peut considérer que le
CPM de la zone euro, à savoir le conseil des gouverneurs,
fournit un bon exemple de CPM consensuel, même si ses
La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 119
TYPOLOGIE DES CONSEILS DE POLITIQUE MONÉTAIRE
Types de CPM
Exemples
Décideur
individuel
Collégial
individualiste
Banque
Banque
de réserve
d’Angleterre
de NouvelleZélande (BRNZ) Banque
de Suède
Banque d’Israël
Banque
nationale
tchèque
Collégial
autocratique
Banque
Banque
de réserve
du Canada
d’Afrique du Sud
Banque centrale
Fed d’Alan
du Brésil
Greenspan
BCE
Banque
de réserve
d’Australie
Banque du
Japon
Caractéristique
majeure
Approche
Responsabilité
des contrats
individuelle
incitatifs (Walsh) des membres
Consensuel
Fed de Jane
Yellen
Président
charismatique
Votes publiés
Décision par
consensus
Responsabilité
collective
Source : Emmanuel Carré et Edwin Le Héron (2005), d’après Alan S. Blinder (2004).
statuts prévoient un vote, vote qui est devenu effectif
lors de la crise des dettes souveraines de 2011, suite à la
crispation allemande sur la question des achats de dettes
publiques par la BCE.
Le Conseil des gouverneurs comporte actuellement vingtcinq membres. Il est trop nombreux pour permettre une
réelle délibération, mais son importance numérique traduit
avant tout le caractère fédéral de l’Eurosystème. Par ailleurs, avec quinze votes attribués aux banquiers centraux
nationaux contre six aux membres nommés par le Conseil
européen, le poids des membres issus des BCN est considérable au sein du Conseil des gouverneurs.
L’importance numérique du Conseil des gouverneurs renforce l’importance du travail effectué en amont de ses
sessions par le Département de la recherche économique.
Ce département, qui compte 250 économistes, justifie la
stratégie monétaire de la BCE ; il est dirigé par le « chef
économiste de la BCE ». Ce poste très convoité a été successivement tenu par Otmar Issing (de 1998 à 2006), Jürgen Stark
(de 2006 à 2011) – deux Allemands à la forte personnalité et
aux longues carrières au sein de la Bundesbank – et Peter
Praet (depuis 2011) – un Belge professeur d’économie. Les
120 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
autres membres du CPM découvrent les conclusions du chef
économiste en pleine séance du Conseil des gouverneurs.
Par contraste, on peut relever qu’à la Banque d’Angleterre,
la synthèse préparatoire est envoyée aux membres du CPM
huit jours avant la réunion, ce qui leur permet d’étudier la
position du chef économiste et de préparer des questions
contradictoires.
Jürgen Stark a démissionné de ce poste en novembre 2011
afin de protester contre les achats par la BCE de titres de
dette souveraine de la zone euro sur le marché secondaire,
sept mois après la démission d’Axel Weber, gouverneur de
la Bundesbank, pour les mêmes raisons. Les déclarations
intempestives d’Axel Weber contre la décision prise en
mai 2010 par le président de la BCE, Jean-Claude Trichet,
d’acheter des titres de dette souveraine des pays du sud de
l’Union européenne l’ont poussé à la démission et ont fait
voler en éclats l’idée d’un CPM tout à fait consensuel. En
septembre 2012, l’image de consensus au sein du Conseil
des gouverneurs de la BCE a été une fois encore écornée
lorsque Mario Draghi a annoncé un nouveau programme de
rachat de dettes souveraines en précisant que la décision
avait été prise à la suite d’un vote à la majorité à l’unanimité moins une voix – celle de la Bundesbank.
Un CPM indépendant, plutôt transparent, mais peu soucieux
d’une compréhension commune
Cinq caractéristiques déterminent le mode de fonctionnement d’un CPM, et permettent de déterminer son degré
d’indépendance à l’égard du pouvoir politique : son mandat,
sa composition, le niveau de coordination entre la politique monétaire et les autres politiques économiques, sa
responsabilisation et sa communication.
En fonction de ces caractéristiques, deux modèles d’indépendance du CPM peuvent alors être dégagés : celui de
l’indépendance totale et celui de l’indépendance instrumentale (qui privilégie la « gouvernance »). Dans le modèle
de l’indépendance totale, le CPM détermine et met en œuvre
la politique monétaire sans réelle coordination avec le
gouvernement et sans contrôle du pouvoir politique. Dans
celui de l’indépendance instrumentale, le pouvoir politique
La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 121
délègue la politique monétaire et ses instruments à la
banque centrale, mais il continue à définir les objectifs, à
en contrôler la réussite et à pouvoir dans des circonstances
exceptionnelles reprendre le contrôle ou sanctionner le
banquier central. La BCE se rapproche plutôt du modèle
de l’indépendance totale, tandis que les banques centrales
anglo-saxonnes correspondent plutôt au modèle de la
gouvernance (elles cherchent à répondre à l’enjeu d’une
banque centrale indépendante démocratique). Une comparaison entre la BCE et la Fed peut s’avérer éclairante pour
comprendre la singularité de la BCE à cet égard.
Quel mandat ? Le mandat de la BCE est inscrit dans les
traités européens et, comme on a pu le constater avec la
réforme des précédents traités (celui de Nice ou encore
de Lisbonne), il est extrêmement difficile de le réviser. En
effet, pour modifier les statuts de la BCE, il faudrait un vote
du Conseil européen, puis une ratification des vingt-huit
États membres de l’Union européenne, soit une procédure
très longue et complexe. Aux États-Unis, au contraire, un
vote du Congrès suffit à modifier le mandat de la Fed et à
changer son gouverneur.
Le mandat fixé à la BCE par les traités lui impose de rechercher prioritairement la stabilité des prix, mais la BCE a fixé
unilatéralement sa cible d’inflation à 2 %. Par contraste, aux
États-Unis, la Fed a un mandat dual (lutte contre l’inflation
et plein-emploi) déterminé par le Congrès. Et au Canada,
l’objectif d’inflation est décidé par le gouvernement pour
une période de cinq ans au terme d’un large débat, ce qui
lui confère une légitimité démocratique.
Quelle composition ? Le Conseil des gouverneurs de la BCE,
qui définit la stratégie de la politique monétaire de l’Union
européenne, est dominé par les banquiers centraux (15 voix
issues des BCN sur 21 votes). Or, presque toutes les banques
centrales indépendantes suivent actuellement le modèle
américain dans lequel le nombre de membres externes
disposant d’un droit de vote (7 voix pour les nommés par
le pouvoir politique) est supérieur à celui des membres
internes (5 votants sur les 12 banques centrales « locales »).
122 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
Le gouverneur de la Fed est nommé par le président des
États-Unis pour quatre ans renouvelables plusieurs
fois. Durant son mandat, le Congrès peut le révoquer. En
revanche, le gouverneur de la BCE est nommé pour un
mandat de huit ans non renouvelable et il ne peut en aucun
cas être démis de ses fonctions, ce qui lui assure une totale
indépendance. L’indépendance de la BCE dans la conduite
de sa politique monétaire vis-à-vis du pouvoir politique
rend difficile sa coordination stratégique avec les autres
politiques économiques (budget, revenu, fiscalité, change).
Dans la zone euro, il y a une forte séparation entre la politique monétaire et les autres politiques économiques. Aux
États-Unis, c’est le Congrès qui assure cette coordination.
Au total, contrairement à la BCE, qui jouit d’une indépendance quasi constitutionnelle dans l’exercice de son
mandat, la Fed dispose d’une indépendance instrumentale
résultant d’un subtil équilibre avec le président des ÉtatsUnis et le Congrès.
Quelle responsabilisation ? Pour conférer à une banque
centrale indépendante une légitimité démocratique, il faut
la responsabiliser et pouvoir lui demander des comptes
(accountability). Cette responsabilisation doit passer par
des sanctions effectives, sans quoi elle ne serait ni crédible
ni incitative : le gouvernement doit donc pouvoir définir ses
objectifs, surveiller leur réalisation, assurer une coordination des politiques et la sanctionner. La responsabilisation
légitime l’indépendance. La banque centrale ne doit pas
seulement rendre compte mais rendre des comptes.
La Fed peut ainsi voir son mandat modifié ; quant à son
gouverneur, il peut être convoqué pour expliquer ses
choix de politique monétaire, voire même révoqué par
le Congrès. Par contraste, la BCE n’est responsable ni
devant le Parlement européen, ni devant la Commission
de Bruxelles, ni devant le Conseil européen. Et si la BCE
accepte d’être tenue responsable de la politique de lutte
contre l’inflation face aux peuples de la zone euro, puisque
son pouvoir lui a été conféré par des traités ratifiés par
les peuples européens, ceux-ci n’ont aucun moyen de faire
valoir leur éventuel mécontentement. Finalement, parmi les
La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 123
institutions communautaires, seule la Cour des comptes
européenne, qui est chargée d’examiner l’efficience de la
gestion de la BCE et publie les résultats de cet examen dans
son rapport annuel, dispose d’un petit droit de regard sur
son action (art. 287 TFUE ; art. 27 § 2 du protocole sur les
statuts du SEBC et de la BCE).
Quel degré de transparence ? La transparence et la communication sont devenues des conditions essentielles au bon
fonctionnement d’une banque centrale et à la réalisation
de ses objectifs de politique monétaire. La transparence a
pour but de rendre une information publique, par exemple
la cible d’inflation, afin que les agents se l’approprient ; s’ils
ont confiance, ils vont alors anticiper un niveau d’inflation
égal à la cible annoncée. La banque centrale aura ainsi
atteint son but si elle convainc les agents économiques de
la crédibilité de sa cible ainsi que de son action, et si elle
acquiert la compréhension et le soutien des populations
à sa politique monétaire.
Toutefois, le degré optimal de transparence est difficile à
définir : tout dire risquerait de dévoiler aux agents économiques la stratégie de la banque centrale et de divulguer
des informations sensibles de nature à affaiblir la confiance
des agents et donc son action. Alan Greenspan disait qu’il
fallait ouvrir la fenêtre mais pas la porte. Les banques
centrales ont par conséquent besoin de convaincre ; mais
cette confiance passe par un degré maîtrisé de transparence.
Contrairement aux CPM de la Banque d’Angleterre et de
la Fed, dont les délibérations et les votes sont publiés
après trois semaines, le Conseil des gouverneurs de la
BCE ne laisse rien transparaître de ses débats internes
et des conditions d’obtention du consensus ; ses minutes
ne seront rendues publiques qu’après un délai de trente
ans. La règle du consensus au sein de la BCE est de moins
en moins crédible du fait de la publicité faite autour de
ses dissensions internes lors de la gestion de la crise des
dettes souveraines de la zone euro. La publication intégrale
des minutes serait utile à la compréhension de la politique monétaire de la BCE : les points de vue divergents
peuvent en effet être très éclairants et de nature à montrer
124 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
à la population que toutes les options politiques ont été
abordées au sein du CPM.
Toutefois, en janvier 2015, Mario Draghi a décidé qu’un
compte rendu détaillé serait dorénavant publié par la BCE
quatre semaines après la réunion de politique monétaire du
Conseil des gouverneurs de la BCE qui se tient toutes les
six semaines. Ainsi, huit comptes rendus d’une vingtaine
de pages ont été publiés en 2015.
Enfin, il ne faudrait pas considérer que les banques centrales ont une information parfaite sur les domaines monétaires. Elles sont, elles aussi, soumises à l’incertitude
et peuvent se tromper, comme le prouve la survenue de
la crise des subprimes en 2007-2008 qu’aucune banque
centrale n’avait prévue.
Les indicateurs de transparence calculés par les universitaires (Eijffinger et Geraats, 2006 ; Dincer et Eichengreen,
2007 et 2009) placent la BCE en bonne position, mais la
classent derrière les banques centrales de la Suède, du
Royaume-Uni ou de la Nouvelle-Zélande par exemple.
Quelle communication ? Si la politique d’information de
la BCE est relativement transparente, elle ne constitue pas
à proprement parler une véritable politique de communication fondée sur des échanges réciproques et visant à
permettre aux populations concernées de mieux décrypter
son discours.
Certes, les traités européens et les statuts du SEBC imposent
à la BCE de rendre compte de sa politique aux citoyens et à
leurs représentants démocratiquement élus, en contrepartie de son indépendance totale. À cette fin, la BCE publie
un rapport annuel, un bulletin économique toutes les six
semaines depuis 2015 en remplacement du bulletin mensuel,
ainsi qu’une situation financière consolidée hebdomadaire.
En outre, elle organise des conférences de presse tous les
mois pour expliquer ses décisions de politique monétaire.
Et depuis décembre 2004, à un rythme mensuel, elle rend
publiques les décisions du Conseil des gouverneurs autres
que celles relatives aux taux d’intérêt. Enfin, les membres
du Conseil des gouverneurs prononcent des discours et
accordent des interviews dans toute la zone euro.
La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 125
De même, la BCE rend régulièrement compte de ses décisions prises en matière de politique monétaire et dans le
cadre de ses autres missions devant le Parlement européen.
Ces échanges ont lieu principalement à l’occasion des
auditions trimestrielles du président de la BCE devant
la Commission économique et monétaire du Parlement
européen. Le président de la BCE présente également le
rapport annuel de son institution lors de la session plénière du Parlement européen. La BCE répond en outre aux
questions écrites des eurodéputés sur des sujets relevant
de son mandat. Depuis 2004, elle publie enfin son modèle
de prévision macroéconomique. Toutefois, aucun vote du
Parlement ne donne une légitimité démocratique à l’action
ou au bilan de la BCE.
Très marquée par l’ordolibéralisme, la BCE est convaincue
de l’existence d’un équilibre économique de long terme que
son indépendance et le maintien de la stabilité des prix
aideraient à préserver et que l’orthodoxie budgétaire des
États membres de la zone euro renforcerait. Aux yeux de ses
dirigeants, la qualité des institutions et le respect de règles
de long terme sont les éléments les plus fondamentaux
pour garantir l’équilibre et la croissance économiques :
ce modèle de société doit être partagé par tous puisqu’il
est le meilleur. Ainsi, contrairement à la Fed, qui remet en
cause la connaissance d’un équilibre de long terme spontané, qui essaie de travailler en harmonie avec le Trésor
américain et qui considère que les actions de court terme
face à des chocs conjoncturels sont nécessaires, la BCE ne
recherche pas une compréhension commune qui évoluerait
notamment en tenant compte des aspirations divergentes
des peuples européens.
En focalisant exclusivement sa politique de communication sur l’inflation, la BCE s’éloigne des préoccupations de
nombreux Européens, qui sont davantage concernés par le
chômage ou la crise des dettes souveraines de la zone euro,
alors même que la BCE traite également de ces questions.
Il n’est donc pas étonnant que les indicateurs mesurant la
confiance des citoyens européens en la BCE affichent une
érosion ces dernières années, en particulier dans un pays
126 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
comme l’Allemagne. De toute évidence, sa gestion de la
crise n’est pas bien comprise, malgré les efforts qu’elle a
déployés pour innover en matière de politique monétaire.
—
En adoptant l’euro, les États membres de l’Union européenne ont renoncé à leur souveraineté monétaire au profit
de la BCE, institution fédérale au cœur du SEBC. Les traités
européens assurent à celle-ci une indépendance totale
pour poursuivre une mission claire : la stabilité des prix.
Mais, dans les faits, cette mission s’avère étriquée dans
une union économique toujours plus hétérogène où le
besoin de coordination des politiques économiques se fait
de plus en plus sentir. L’indépendance totale d’une banque
centrale exclusivement focalisée sur l’inflation n’est plus
aujourd’hui tenable. La politique monétaire de la BCE est
condamnée à évoluer si l’Union européenne veut préserver
l’UEM (voir partie 3, pp. 174-221).
127
CHAPITRE 2
LE RÉGIME DE POLITIQUE
MONÉTAIRE DE LA BCE
Si les statuts et les principes de la BCE sont d’une grande rigidité, il n’en
va pas de même de sa politique monétaire, qui sait faire preuve – quand
les circonstances l’exigent – d’une relative flexibilité et d’une bonne
capacité d’innovation.
À rebours de son dogme monétariste affiché, la BCE s’inspire d’un régime
de politique monétaire plus pragmatique, qui reprend et adapte de façon
originale le cadre théorique de la Nouvelle école keynésienne (NEK).
L’ÉVOLUTION DES RÉGIMES DE POLITIQUE MONÉTAIRE
DEPUIS 1950
—— Au-delà d’une politique de communication axée sur
la recherche de crédibilité et sur l’affirmation des thèses
monétaristes (une stratégie censée lui garantir une posture
de « banquier central conservateur » comme le proposait
Kenneth Rogoff en 1985), l’action concrète de la BCE se
situe en réalité en nette rupture avec le monétarisme et
s’inscrit dans la démarche du « Nouveau consensus » entre
Nouvelle école classique (NEC) et NEK, surtout depuis 2003.
Sa politique de cross-checking (voir p. 146) se rapproche en
effet du régime de politique monétaire aujourd’hui dominant, celui du « ciblage d’inflation », prôné notamment par
le Fonds monétaire international (FMI), tout en présentant
une profonde originalité.
Comme toute banque centrale moderne, la BCE ne se
contente pas de surveiller la hausse des prix à la consommation : elle observe également les déterminants réels (production, productivité, emploi, prix des matières premières),
ainsi que d’autres variables monétaires et financières (taux
de change, prix des actifs financiers). Le recours à une règle
de Taylor ex post permet d’ailleurs d’évaluer le poids qu’elle
accorde dans la pratique aux évolutions respectives des
prix et de la production (voir Gros plan, p. 81).
On ne peut pas comprendre l’originalité de la politique
de cross-checking de la BCE sans étudier préalablement
128 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
l’évolution, ces cinquante dernières années, des régimes
de politique monétaire.
Quatre régimes (ou stratégies cohérentes d’action en matière
monétaire) reposant chacun sur une organisation institutionnelle et un corpus théorique différents se sont succédé
depuis la Seconde Guerre mondiale (voir aussi tableau
pp. 136-137) :
– après-guerre, le programme des partis social-démocrates
au pouvoir dans la majeure partie de l’Europe occidentale
s’appuie sur la Théorie générale de Keynes, critique l’utopie
du socialisme et prône un libéralisme économique dans
lequel les institutions et la régulation par l’État tiennent
une place importante ;
– avec la remise en cause du « Consensus keynésien » à
partir de 1970, le libéralisme économique commence à se
radicaliser d’abord sous la houlette de Milton Friedman et
de l’École de Chicago, puis sous l’influence des nouveaux
classiques (Robert Lucas, Finn E. Kydland, Robert Barro,
Thomas Sargent). La disparition de l’alternative communiste ne fait que renforcer ce néolibéralisme qui promeut
un capitalisme financiarisé et globalisé, où les marchés
financiers jouent un rôle de plus en plus important au
détriment du financement traditionnel par le crédit bancaire et de la régulation étatique ;
– toutefois, les nombreuses crises engendrées par ce capitalisme financiarisé entament rapidement l’optimisme
dans la capacité des marchés financiers à s’autoréguler et
à être efficients, c’est-à-dire à trouver le prix d’équilibre
des actifs financiers. Avec le « Nouveau consensus » qui
se met en place après 1990 entre nouveaux classiques et
nouveaux keynésiens, ce sont ces derniers qui influencent
finalement le plus le discours et le comportement des
banques centrales modernes.
LE RÉGIME DISCRÉTIONNAIRE KEYNÉSIEN
(1960‑1975)
Durant les années 1960, l’organisation monétaire keynésienne s’applique à peu près partout. Comme la monnaie
n’est neutre ni à court ni à long terme, la politique monétaire
Le régime de politique monétaire de la BCE | 129
est intégrée à la politique économique et dépend du gouvernement. La banque centrale est sous le contrôle du pouvoir
politique et se contente de mettre en œuvre les décisions de
celui-ci. La dimension nationale est privilégiée puisqu’elle
est le cadre légitime de la politique économique. Fondée sur
les enseignements de la courbe de Phillips (PC), la politique
monétaire est un élément de l’arbitrage entre inflation et
chômage. Le modèle économique de référence est le célèbre
IS-LM-PC (voir Gros plan, pp. 130-131) : l’inflation y est
expliquée soit par un excès de demande sur l’offre, soit
par une hausse des coûts, liée notamment à une hausse
des matières premières ou à une augmentation des salaires
supérieure à la productivité du travail.
Pour traiter des relations monétaires internationales,
les changes fixes du système monétaire international de
Bretton Woods, c’est-à-dire un accord politique négocié
sous l’égide des deux institutions financières internationales (le FMI et la Banque mondiale), sont préférés à une
régulation par les marchés. On pense que des réserves
suffisantes de devises et un taux de change raisonnable
suffisent à conserver l’autonomie de la politique monétaire.
Il est vrai que les échanges financiers internationaux sont
encore faibles à cette époque.
La politique monétaire d’inspiration keynésienne suit
quatre principes généraux :
– la politique monétaire est un élément de la politique
macroéconomique, qui poursuit quatre objectifs (stabilité
des prix, croissance, plein-emploi et équilibre de la balance
des paiements ; c’est-à-dire le fameux « carré magique » de
l’économiste Nicholas Kaldor). Le gouvernement doit coordonner les politiques monétaire, budgétaire, des revenus
et la gestion de la dette publique (on parle de policy mix)
pour atteindre ces objectifs (tout particulièrement l’emploi
et la croissance). L’accent est essentiellement mis sur la
régulation contracyclique de court terme ;
– la politique monétaire, qui est considérée comme moyennement efficace, est plutôt subordonnée et mise au service
de la politique budgétaire ;
130 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
– l’instrument principal de la politique monétaire est la
quantité de monnaie, et l’objectif intermédiaire est le taux
d’intérêt. Un taux d’intérêt bas, mais surtout stable, est
recherché pour favoriser l’investissement et le financement
de la production ;
– le crédit et la monnaie permettent le financement de
l’économie au-delà des fonds prêtables issus de l’épargne.
Le contrôle direct de la création monétaire par l’encadrement du crédit et le contrôle des changes sont possibles
lors de situations difficiles et pour de courtes périodes. De
même, des politiques sélectives du crédit, où l’on favorise
certaines demandes (investissement, économies d’énergie,
exportation), sont recherchées.
(GROS PLAN) SUR
les courants keynésiens
Il n’est pas toujours facile de s’y retrouver dans la généalogie des
courants keynésiens.
Les keynésiens ont constitué le courant dominant de la fin de
la Seconde Guerre mondiale aux années 1970. Ils utilisent le
modèle macroéconomique IS-LM issu de la synthèse élaborée
par l’économiste britannique John Hicks (1937) :
– IS (Investment-Saving) représente l’équilibre sur le marché des
biens et services au travers des équations d’investissement et
de consommation ;
– LM (Liquidity-Money) représente l’équilibre sur le marché de
la monnaie à partir d’une équation de demande de monnaie et
d’offre exogène de monnaie.
L’équilibre économique, qui ne présuppose pas le plein-emploi,
est le point de rencontre entre les courbes IS et LM. En 1958, les
keynésiens introduisent dans ce modèle une courbe de Phillips
(PC) pour déterminer l’inflation (courbe mise en évidence par
l’économiste néo-zélandais Alban W. Phillips illustrant une relation
décroissante entre le taux de chômage et le taux de croissance
des salaires nominaux), avant que Robert Mundell et Marcus
Fleming ne le généralisent en 1962 à une économie ouverte.
Ce modèle est une synthèse entre la Théorie générale de John
Maynard Keynes et le modèle d’équilibre économique néoclassique
de type walrassien.
Le régime de politique monétaire de la BCE | 131
Les nouveaux keynésiens forment au sein de la Nouvelle école keynésienne (NEK) le courant d’analyse économique dominant depuis
les années 1990 (Ben Bernanke, Olivier Blanchard, Joseph Stiglitz,
Lawrence Summers). Ils utilisent le cadre théorique et l’analyse
néoclassique des nouveaux classiques (anticipations rationnelles,
fondements microéconomiques, équilibre de long terme), en y
intégrant des hypothèses inspirées de Keynes (incertitude traduite
sous forme d’asymétries d’information, présence de la monnaie,
rigidité des prix à court terme). Leurs conclusions rejoignent en
partie celles des keynésiens (intervention nécessaire de l’État,
déséquilibres de court terme) et des post-keynésiens (monnaie
endogène, importance des anticipations et de la confiance).
Les post-keynésiens sont des économistes qui développent et
prolongent les idées de Keynes (incertitude radicale, économie
monétaire de production, long terme déterminé par des états successifs de court terme) sans référence à la pensée néoclassique.
La première génération de post-keynésiens est constituée des
économistes entourant Keynes à Cambridge notamment au sein
du Circus : Michael Kalecki, Joan Robinson ou Nicholas Kaldor.
Ces derniers se sont particulièrement intéressés aux questions de
croissance, de répartition et du capital. Une seconde génération
de post-keynésiens a émergé après 1975, qui se préoccupent
davantage du court terme, notamment de la monnaie, de la finance,
dans le cadre d’une incertitude radicale. On peut citer notamment
Jan Kregel, Hyman Minsky, Paul Davidson ou Marc Lavoie.
LE RÉGIME MONÉTARISTE DE LA RÈGLE (1975-1982)
Le modèle monétariste de Milton Friedman va progressivement s’imposer dans les années 1970 avec le retour en
force de la pensée libérale. L’idée que des lois naturelles
conduisent spontanément l’économie réelle à un équilibre
général de marché est de nouveau acceptée. Le principe
de la dichotomie entre les sphères réelle et monétaire est
remis au goût du jour. Dans ce cadre théorique, le financement réel vient uniquement de l’épargne. La régulation
par les marchés est systématiquement recherchée pour la
sphère réelle. En revanche, si la monnaie est neutre à long
terme, elle ne relève pas de lois naturelles et les autorités
monétaires doivent la neutraliser à court terme. Selon la
132 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
théorie quantitative (voir Gros plan, p. 133), l’inflation
s’explique par un excès de monnaie, il s’agit d’un phénomène purement monétaire. Il n’y a pas d’arbitrage à
rechercher entre inflation et chômage, et la courbe de
Phillips est verticale à long terme du fait des anticipations
adaptatives des agents économiques (selon un phénomène
d’apprentissage). La dimension nationale de la politique
monétaire est privilégiée.
La politique monétaire préconisée par le monétarisme est
fondée sur les quatre principes généraux suivants :
– la politique monétaire doit uniquement rechercher
un objectif interne unique, à savoir la stabilité des prix.
Contrairement aux keynésiens qui prônent une politique
discrétionnaire à des fins de régulation contracyclique
de court terme, les monétaristes réclament une discipline
monétaire stricte de long terme, le respect de la règle au
service de la stabilité des prix ;
– la monnaie doit être neutralisée à court terme en s’appuyant sur une règle quantitative simple (ciblage monétaire) ; la masse monétaire doit progresser à un taux égal
à celui du taux de croissance naturel de long terme de la
production, lequel ne dépend que de facteurs réels ;
– l’instrument principal de la politique monétaire est le
taux d’intérêt à court terme et l’objectif intermédiaire
est la quantité de monnaie, en particulier la quantité de
monnaie « banque centrale » (c’est-à-dire la « base monétaire »). Le taux d’intérêt peut être modifié rapidement, de
façon conséquente, en s’appuyant sur l’effet de surprise
grâce à une politique de communication sibylline (voir
Retour en arrière, p. 140) ;
– les taux de change doivent être laissés au libre jeu du
marché, en d’autres termes flotter librement. Dans ce cadre
théorique, la stabilité externe de la monnaie (taux de change)
est le résultat de la stabilité interne (stabilité des prix).
Rapidement admise, la doctrine monétariste est cependant
abandonnée dès 1982, en tout cas sous sa forme initiale. On
constate en effet une forte instabilité de la relation entre les
agrégats monétaires et l’inflation : l’innovation financière
se développe pour contourner la rigueur du contrôle de la
Le régime de politique monétaire de la BCE | 133
monnaie et les agrégats monétaires deviennent impossibles
à mesurer. De plus, la vitesse de circulation de la monnaie
tend à s’accélérer en cas de rationnement de la monnaie
et la demande de monnaie est beaucoup plus instable que
supposée. En outre, les changes flottants ne conduisent pas
à des prix d’équilibre, ni à la stabilisation des déséquilibres
des balances des paiements, loin s’en faut, puisque les crises
de taux de change se succèdent à la fin des années 1970 et
au début des années 1980. Autrement dit, il apparaît très
vite que la règle voulue par Friedman ne fonctionne pas.
(GROS PLAN) SUR
la théorie quantitative de la
monnaie selon le monétarisme
On trouve les premières esquisses d’une théorie quantitative de
la monnaie dès le xvie siècle avec Jean Bodin, puis au xviiie siècle
avec Anne Robert Jacques Turgot. Cette conception a été modernisée par Irving Fisher en 1911 puis par les monétaristes sous
l’impulsion de Milton Friedman en 1963.
L’équation quantitative est la suivante : M x V = P x Y,
M étant la masse monétaire, V la vitesse de la circulation de la
monnaie, P le niveau général des prix et Y le niveau de la production en termes réels. Sur la base de cette équation, qui est
fondamentalement une relation comptable toujours vérifiée, les
monétaristes introduisent deux hypothèses :
– la stabilité à moyen terme de la vitesse de la circulation de la
monnaie V ;
– la dichotomie entre la sphère monétaire (M x V) et la sphère
réelle (la production réelle Y est indépendante du financement
monétaire), la monnaie étant neutre vis-à-vis de la production.
Dès lors, si V est constante et Y exogène, les monétaristes en
déduisent une relation de causalité allant de la masse monétaire
M vers le niveau général des prix P. Ainsi, d’après eux, l’inflation
serait due à un excès de monnaie M et constituerait un phénomène
uniquement monétaire. En respectant une règle de croissance
de la masse monétaire M parallèle à la croissance potentielle de
l’économie réelle (règle dite du k %), la stabilité des prix serait
assurée. L’inflation serait par conséquent maîtrisable grâce au
contrôle de l’offre de monnaie.
134 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
LE RÉGIME DE LA CRÉDIBILITÉ DE LA NOUVELLE
ÉCOLE CLASSIQUE (1982-1990)
Les années 1980 voient prospérer les thèses de la NEC,
notamment la théorie de la crédibilité (voir pp. 73-75), qui
marque le retour à un libéralisme béat. L’hypothèse des
anticipations adaptatives de Friedman est remplacée par
celle des anticipations rationnelles : les agents seraient
capables d’anticiper parfaitement l’équilibre économique
de long terme et d’ajuster immédiatement leurs comportements en fonction de celui-ci.
Le régime de la crédibilité repose sur quatre principes :
– la politique monétaire doit rechercher uniquement la
stabilité absolue des prix et ne s’occuper que du long terme ;
– l’indépendance de la banque centrale se justifie par
la recherche de crédibilité, elle-même nécessaire pour
pallier le biais inflationniste et l’incohérence temporelle
des gouvernements ;
– toutefois, une inflation de court terme liée aux erreurs
d’anticipation des agents économiques peut s’ajouter à
l’inflation de long terme mise en exergue par le monétarisme, en cas d’action incohérente du pouvoir politique par
exemple. La crédibilité de la banque centrale est l’instrument de la politique monétaire permettant d’éliminer ces
erreurs d’anticipation et cette inflation ;
– pour obtenir une telle crédibilité, il convient de suivre de
façon systématique une règle de comportement respectant
l’équilibre de long terme. La crédibilité de la banque centrale peut être renforcée par une politique de transparence
qui exclut, contrairement aux préceptes monétaristes, tout
effet de surprise.
Si les nouveaux classiques ont contribué par leurs thèses
à l’adoption d’un cadre institutionnel fondé sur l’indépendance et la transparence au service de la crédibilité de la
politique monétaire, ils ont été incapables de proposer un
cadre opérationnel aux banquiers centraux, notamment
en cas de choc ou de crise (dont ils ont largement sousestimé la fréquence et l’importance). De plus, la défense
d’une inflation nulle a recueilli peu de soutien parmi les
banquiers centraux qui la considèrent comme dangereuse
dans la mesure où elle peut facilement déboucher sur la
déflation (baisse des prix + baisse de la production).
Le régime de politique monétaire de la BCE | 135
LE RÉGIME DE LA CONFIANCE DE LA NOUVELLE
ÉCOLE KEYNÉSIENNE DEPUIS 1990
C’est au début des années 1990 qu’un nouveau régime
opérationnel va apparaître, plus pragmatique et réaliste
que le régime des nouveaux classiques, tout en conservant
ses principaux fondements théoriques.
Le régime de politique monétaire prôné par la NEK reprend
le cadre purement théorique avancé par les nouveaux classiques (anticipations rationnelles, existence d’un équilibre
de long terme, fondements microéconomiques, inflation due
aux erreurs d’anticipation) et y introduit des hypothèses
plus réalistes inspirées par la pensée économique de Keynes
(incertitude se traduisant par une asymétrie d’information
entre les agents, rigidité des salaires perturbant l’équilibre économique, absence de neutralité de la monnaie à
court terme). Les nouveaux keynésiens en déduisent un
nouvel arbitrage entre l’écart de l’inflation constatée avec
la cible d’inflation, et l’écart entre la production et la production potentielle. Cet arbitrage entre l’écart d’inflation
et l’écart de production se retrouve à la fois dans la règle
de Taylor (RT), qui détermine le taux d’intérêt optimal de
la politique monétaire, et dans la courbe de Phillips des
nouveaux keynésiens (NKPC), qui détermine l’inflation.
Si on ajoute une courbe déterminant la production en
fonction du taux d’intérêt (IS), nous obtenons le modèle
du « Nouveau consensus » à trois équations (IS-RT-NKPC)
et à trois inconnues (la production, le taux d’intérêt et
l’inflation). Ce modèle économique remplace celui du keynésianisme (IS-LM-PC). Contrairement au monétarisme et
même au keynésianisme, il n’y a plus aucune trace de la
masse monétaire dans les trois équations : on considère
que l’offre de monnaie s’ajuste automatiquement à la
demande de monnaie endogène. Dans ce cadre théorique,
la politique monétaire est en « discrétion contrainte »,
selon l’expression de Ben Bernanke : « discrétion » pour
l’arbitrage selon la règle de Taylor ; « contrainte » par le
respect des variables d’équilibre de long terme (croissance
potentielle, taux de chômage n’accélérant pas l’inflation
[NAIRU], stabilité des prix).
Marchés financiers
Arbitrage inflation/
chômage
Régime des
anticipations
Monnaie
Théories de référence
Environnement
monétaire et financier
de la période
Neutralité
de la monnaie
Approche
Paradigmes
Régime monétaire
Neutres
Oui, à court terme
Non, à long terme
Courbe Phelps-Friedman, 1968
Oui
Courbe de Phillips, 1958
Peu importants
Adaptatives
Extrapolatives
Demande de monnaie endogène Offre et demande de monnaie
Offre de monnaie exogène
exogènes
Équation quantitative
Taux de chômage naturel
(NAIRU)
Analyse
Déréglementation
Désintermédiation
Dérégulation
Taux de change flottants
National
Économie d’endettement
Spécialisation bancaire
Taux de change fixes
Modèle keynésien de la
synthèse : IS-LM-PC
Non, à court terme
Oui, à long terme
Microéconomique
Macroéconomique pour la
politique monétaire
Macroéconomique
Non
Libéralisme naturaliste
Équilibre général et spontané
des marchés
Problématique
Monétariste
1975-1982
Social-démocratie
Action discrétionnaire de l’État
Keynésien
1950-1975
LES RÉGIMES DE POLITIQUE MONÉTAIRE DEPUIS 1950
Rationnelles et
auto-réalisatrices
Offre et demande de monnaie
endogènes. Le marché de la
monnaie peut être éliminé
Modèle IS-RT-NKPC, rigidité des
prix, asymétrie d’information
Règle de Taylor
Théorie des jeux
Globalisation,
Importance des flux et des
marchés financiers
Crises financières
Non, à court terme
Oui, à long terme
Microéconomique
Macroéconomique pour la
politique monétaire
Libéralisme
Asymétrie de pouvoir des agents
Nouveau keynésien
Après 1990
Importants
Importants
Non
Oui, à court et moyen termes
Courbe de Lucas verticale sur le Courbe Phillips nouvelle
NAIRU, 1976
keynésienne avec arbitrage en
variance (NKPC)
Rationnelles
Pas de monnaie dans le modèle
de référence
Efficience des marchés
financiers
Anticipations rationnelles
Théorie de la crédibilité
Globalisation
Importance des marchés
financiers
Fortes innovations financières
Oui
Microéconomique
Libéralisme financiarisé
Super-rationalité des agents
Nouveau classique
1982-1990
136 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
Fixe
Lien de dépendance vis-à-vis du Lien de dépendance vis-à-vis du Indépendance
gouvernement
gouvernement
Statut de la Banque
centrale
Théorie quantitative
Effet de richesse
Règle, discipline monétaire
stricte de long terme et effet de
surprise à court terme
Taux d’intérêt
Financement de l’économie
Taux de change
Discrétion
Contra-cyclique à court terme
Canal de transmission
de la politique
monétaire
Stratégie
Long terme
Court terme
Horizon de la politique
monétaire
Adaptation de l’offre de monnaie Taux d’intérêt à court terme
à la demande
Masse monétaire
Taux d’intérêt
Taux de change
Objectif intermédiaire
Instrument
Stabilité des prix
Carré magique (inflation,
chômage, croissance, équilibre
extérieur)
Oui, efficace contre l’inflation
Efficacité de la politique Oui, discrétionnaire mais
monétaire
moyennement efficace
Objectif final de la
politique monétaire
Gouvernement
Acteur en charge de la
Gouvernement
définition de la politique
monétaire
Politique monétaire
Flottement pur
Crédibilité par le respect strict
de la règle sur le long terme
Anticipations rationnelles
Ancrage des anticipations sur
la cible
Long terme
Crédibilité (transparence forte,
ancrage des anticipations)
Changement de taux d’intérêt 8
ou 12 fois par an
Inflation anticipée
Stabilité des prix
Oui, efficace contre l’inflation
Recherche de crédibilité
Banque centrale, en toute
indépendance
Flottement pur
Anticipations à court terme
Monétaire à long terme
Régime de change
Excès de monnaie
Coûts et revenus, courbe de
Phillips
Neutre
Équilibre budgétaire
Origine
de l’inflation
À neutraliser car inefficace et
inflationniste à long terme
Efficace et discrétionnaire
Financement monétaire
Politique budgétaire
Financement
Confiance, réduction de
l’incertitude et ancrage des
anticipations à moyen terme
Multiple et complexe
Anticipations
Prix des actifs, bilan bancaire
Moyen et long termes
Confiance (communication,
règle de Taylor, ancrage des
anticipations)
Changement de taux d’intérêt 8
ou 12 fois par an
Inflation anticipée
Écart de production
Cible d’inflation
Croissance potentielle
Oui, discrétion contrainte
Recherche de confiance
Banque centrale, avec une
procédure de responsabilisation
mêlant le gouvernement
Indépendance, mais
responsabilisation
Flexible
Anticipations à court terme
Monétaire à long terme
Possible
Financement par le marché
Le régime de politique monétaire de la BCE | 137
138 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
LE RÉGIME MONÉTAIRE DE LA BCE :
UN RÉGIME TRÈS DIFFÉRENT DE CELUI DE LA FED
—— La BCE et la Fed ne pratiquent pas la même politique
monétaire : la BCE est plus proche de la stratégie de crédibilité et du régime de ciblage d’inflation, tandis que la
Fed a opté depuis 1994 pour une stratégie de confiance
et une politique monétaire atypique qui doit beaucoup à
la personnalité de son ancien président Alan Greenspan.
Si la BCE a adopté un régime de politique qui se rapproche
sur de nombreux points du ciblage d’inflation, sa stratégie
de cross-checking est néanmoins originale et se caractérise
par un fort pragmatisme.
LE CIBLAGE D’INFLATION, UNE APPROCHE
ACTUELLEMENT DOMINANTE
La stratégie de ciblage d’inflation est apparue en NouvelleZélande en 1989, puis au Canada en 1991, avant de se diffuser au reste du monde au point de constituer aujourd’hui
le modèle dominant de politique monétaire. Elle est pratiquée actuellement par plus de vingt-cinq banques centrales dans le monde, dont un grand nombre se situe dans
l’Union européenne (Hongrie, Pologne, République tchèque,
Royaume-Uni, Suède).
Le régime de ciblage d’inflation s’appuie sur trois éléments
essentiels pour réduire l’incertitude des agents économiques concernant l’action future de la banque centrale :
– l’indépendance de la banque centrale, mais avec une
forte responsabilisation de son action devant les pouvoirs exécutif et législatif, qui lui fixent notamment son
mandat, afin de lui assurer une légitimité démocratique
et la confiance des agents économiques ;
– l’annonce d’une cible explicite d’inflation et d’un engagement très ferme à la respecter, avec des sanctions possibles
en cas d’échec ;
– une stratégie d’action, de transparence et de communication.
Le régime de politique monétaire de la BCE | 139
Dans ce cadre théorique, la cible d’inflation est l’objectif
final, mais aussi un instrument de la politique monétaire.
Si l’on adhère au postulat suivant lequel l’inflation s’expliquerait par les anticipations d’inflation des agents qui,
en cherchant à s’en protéger, vont la provoquer (hausse
des prix par les entrepreneurs, hausse des salaires par
les salariés, hausse des taux d’intérêt par les banques), il
est important de maîtriser ces anticipations. Le but de la
politique monétaire est alors d’ancrer les anticipations
d’inflation des agents sur la cible annoncée. Si les agents ont
confiance dans la politique monétaire menée par la banque
centrale, ils anticiperont une inflation conforme à la cible
annoncée par la banque centrale. L’inflation anticipée par
les agents économiques à dix-huit ou vingt-quatre mois
devient par conséquent l’objectif intermédiaire et le canal
privilégié de transmission de la politique monétaire – d’où
l’importance d’une communication axée principalement
sur la cible d’inflation à moyen terme.
Afin de réduire l’incertitude sur la politique monétaire, les
taux d’intérêt définis par la banque centrale ne peuvent être
modifiés qu’à date fixe et peu de fois dans l’année : douze
fois par an au Royaume-Uni et dans la zone euro jusque fin
2014, huit fois par an au Canada, aux États-Unis et dans
la zone euro depuis 2015 qui s’est ainsi aligné sur la Fed.
La décision de politique monétaire doit être précédée et
suivie d’une communication appropriée et d’une grande
transparence. De plus, dans la mesure où la transmission
de la politique monétaire passe par la communication, il est
inutile de modifier de beaucoup les taux d’intérêt : plus ou
moins 0,25 % suffit à signifier un changement de politique,
et plus ou moins 0,50 % à indiquer un effort important.
Le régime du ciblage d’inflation rompt très fortement avec
le régime monétariste, où les taux d’intérêt pouvaient être
modifiés chaque jour et souvent de plus de 1 %, et où l’on
utilisait l’effet de surprise et la communication sibylline
pour que personne ne puisse comprendre et anticiper
l’action des banquiers centraux (voir Retour en arrière,
p. 140).
140 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
↙RETOUR
↙
EN ARRIÈRE
le Fedspeak à l’heure
du monétarisme
En 1987, peu après son arrivée à la tête de la Réserve fédérale
américaine, Alan Greenspan affirma devant les membres du
Congrès : « Depuis que je suis devenu banquier central, j’ai appris
à marmonner avec une grande incohérence. Si je vous parais tout de
même clair, c’est que vous devez avoir mal compris ce que j’ai dit. »
À l’époque, le jargon de la Fed (le Fedspeak) était célèbre pour être
incompréhensible. Conformément aux préceptes monétaristes et
au principe de « l’ambiguïté constructive » (Alex Cukierman et Allan
H. Meltzer, 1986 ; Corrigan, 1990), on considérait que le secret
et la surprise étaient utiles : en maintenant l’incertitude sur sa
politique et sur le moment exact de son intervention, une banque
centrale pouvait augmenter son influence sur les agents économiques et les marchés qui, craignant son intervention inopinée,
étaient censés réduire leur prise de risque.
Sous l’impulsion des nouveaux classiques et des nouveaux keynésiens, l’incertitude est progressivement devenue l’ennemi à
combattre en politique économique. Les banquiers centraux ont
compris que la clarté renforçait au contraire leur politique et que
la transparence était préférable à « l’ambiguïté constructive ». Ainsi,
en 1994, Alan Greenspan changea sa stratégie de communication
et sa stratégie de politique monétaire.
LA GESTION DES RISQUES À LA GREENSPAN,
UNE STRATÉGIE EN RUPTURE AVEC LE CIBLAGE
D’INFLATION
La politique monétaire suivie par Alan Greenspan de 1994
à 2006 repose sur une stratégie originale, qui a pour l’instant été reprise en partie à son compte par ses successeurs
à la tête de la Réserve fédérale américaine, Ben Bernanke
et Janet Yellen. Cette stratégie rompt non seulement avec
les vieux régimes keynésiens et monétaristes, mais aussi
avec celui du ciblage d’inflation. Elle se fonde sur quatre
postulats.
Le régime de politique monétaire de la BCE | 141
L’incertitude, problème fondamental de la politique monétaire
Pour Greenspan, très influencé par la pensée de l’économiste autrichien Ludwig von Mises, l’incertitude n’est pas
un élément de l’environnement de la politique monétaire :
c’est l’environnement lui-même. Le monde est dynamique,
en perpétuel changement. L’incertitude porte sur les événements, mais également sur le modèle de représentation
de la société, sur le comportement des acteurs et sur leur
compréhension de la politique monétaire.
Greenspan recherche la variable la plus dangereuse ou
risquée à un moment donné pour l’atteinte des objectifs
de la politique monétaire, et il se concentre sur elle. À ses
yeux, même si une hypothèse est improbable, il faut s’en
préoccuper en priorité, d’autant plus si sa survenance
est de nature à provoquer des dégâts considérables. En
cas d’arbitrage dans la gestion des risques, il considère
qu’il faut privilégier les événements même peu probables
présentant des coûts élevés, plutôt que les événements les
plus probables ayant des coûts supportables.
Face à l’incertitude, il faut faire preuve d’ouverture d’esprit.
Pour Greenspan, la flexibilité est plus importante que la
crédibilité : c’est pourquoi il a toujours vigoureusement
refusé l’idée de règle ; selon lui, en effet, aucune règle ne
résiste au temps étant donné la dynamique et les innovations du capitalisme (Le Héron, 2006).
La responsabilisation politique et le mandat dual de la Fed
Avant d’être un économiste, un banquier central est d’abord
un homme politique. Pour Greenspan, seul le politique peut
donner la légitimité démocratique nécessaire à l’action de la
banque centrale. Le Humphrey– Hawkins Full Employment
Act de 1978, qui confie à la Fed un mandat très influencé
par le keynésianisme, s’articule autour de trois objectifs :
le plein-emploi, la stabilité des prix et un taux d’intérêt
nominal à long terme faible. Le troisième objectif est complémentaire des deux premiers : en effet, l’absence d’anticipation d’inflation fait baisser le taux long qui favorise
l’investissement et l’emploi. Il s’agit donc en réalité d’un
« mandat dual » (plein-emploi et stabilité des prix), qui est
incompatible avec le ciblage de la seule inflation.
142 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
Vu son mandat, la Fed doit accepter un haut niveau de
responsabilisation (accountability) et rendre des comptes
sur sa stratégie devant le pouvoir politique. En cas de nonrespect de son mandat, des sanctions sont possibles. Le
Congrès américain peut ainsi destituer le président de la
Fed ; par ailleurs, le président des États-Unis peut refuser
de le renommer après quatre ans.
L’importance de la communication comme instrument
de la politique monétaire
Sous la présidence de Greenspan, la communication devient
un instrument de politique monétaire à part entière. À
l’image de la traditionnelle politique d’open market (intervention sur le marché de la monnaie « banque centrale »),
il parle de politique d’open mouth. Une bonne communication a un effet multiplicateur de l’action directe par
le taux d’intérêt. Pour signifier des changements de cap,
des modifications graduelles de 0,25 % suffisent. Entre les
huit réunions annuelles du Conseil de politique monétaire
(le Federal Open Market Committee [FOMC] à la Fed),
l’incertitude retombe et la banque centrale en profite
pour communiquer à la fois sur sa compréhension de la
situation économique et sur les scénarios d’avenir. La
variation des taux d’intérêt est utilisée comme un signal à
destination des agents économiques. La communication est
un instrument en soi car elle économise des changements
de taux d’intérêt. Le canal de transmission privilégié de
la politique monétaire est celui des anticipations et non
le canal traditionnel du taux d’intérêt.
Greenspan insiste sur l’importance des actions préventives. En effet, il existe des délais importants dans la
transmission de la politique monétaire. En frappant tôt,
on influence plus facilement les anticipations des agents
économiques et la politique monétaire est plus efficace.
Pragmatisme, expérience et ouverture d’esprit
Pour Greenspan, la politique monétaire est plus un art
qu’une science. Refusant les règles intangibles de comportement et l’usage qui consiste à prolonger les tendances
présentes à des fins prospectives, il considère qu’un bon
Le régime de politique monétaire de la BCE | 143
banquier central doit être un praticien capable de lire dans
les données les ruptures possibles et les changements en
cours. Il doit enfin être à l’écoute de la population qu’il
sert afin d’en obtenir la confiance.
Greenspan refuse le ciblage d’inflation car celui-ci lui
paraît contraire au mandat dual de la Fed et il implique
une communication ainsi qu’une politique trop axées
sur une cible explicite d’inflation. Selon lui, l’inflation
existe lorsque les agents modifient leurs comportements
à cause d’elle, c’est-à-dire lorsqu’ils ont conscience d’une
augmentation des prix. Cette définition psychologique et
subjective interdit toute définition explicite d’une cible.
Pourquoi lutter contre une inflation à 2 % si, dans la tête des
agents économiques, il n’y a pas de phénomène inflationniste perceptible ? En focalisant toute la communication
de la banque centrale sur une cible explicite, on risque
de créer un problème d’inflation là où il n’y en avait pas.
Et si la banque centrale rate cette cible, sa stratégie et sa
crédibilité s’effondrent !
En 2012, Ben Bernanke, grand spécialiste du ciblage d’inflation, a cependant annoncé une cible explicite d’inflation de
2 % – ce qui marque une inflexion dans la politique monétaire
des États-Unis. Mais il a également publié une cible de
chômage, afin de respecter son mandat dual. Janet Yellen
a repris à son compte ces deux cibles, mais en abaissant
notablement celle du chômage de 6,5 % à environ 5 %.
LA STRATÉGIE ORIGINALE DE CROSS-CHECKING
DE LA BCE
Si, contrairement à la stratégie poursuivie par la Fed, la
stratégie de cross-checking de la BCE partage de nombreux
points communs avec le ciblage d’inflation, elle présente
néanmoins des traits originaux.
Les principes stratégiques de la BCE
Les principes fondateurs de la stratégie de politique monétaire de la BCE sont les suivants :
– la politique monétaire doit ancrer les anticipations
d’inflation des agents économiques, notamment par une
définition précise de la stabilité des prix ;
144 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
– compte tenu des délais importants de transmission
à l’économie réelle, la politique monétaire doit être
prospective ;
– l’orientation de la politique monétaire sur le moyen terme
permet d’éviter tout activisme excessif à court terme, afin
de ne pas introduire de volatilité inutile dans l’économie
réelle. Cependant, une certaine volatilité des taux d’inflation à court terme est inévitable ;
– face à l’incertitude considérable concernant la fiabilité
des indicateurs économiques, la structure de l’économie et
les mécanismes de transmission de la politique monétaire,
une politique monétaire efficace doit être fondée sur une
large gamme d’indicateurs ;
– il est nécessaire de communiquer pour expliquer de
manière transparente les décisions de politique monétaire
au public et réduire ainsi l’incertitude.
Les deux piliers de la stratégie de politique monétaire
de la BCE
Pour mener à bien son objectif principal de maîtrise de
l’inflation (voir pp. 149-152), la BCE doit comprendre les
déterminants de l’évolution des prix et analyser les risques
pesant sur leur stabilité. À cette fin, elle articule deux analyses complémentaires – l’une économique, l’autre monétaire – dont elle croise les informations (d’où l’expression
cross-checking). Cette approche à deux piliers est conçue de
manière à ce qu’aucune donnée pertinente ne soit laissée
de côté. Et, contrairement à une idée répandue, la BCE
sait faire preuve de pragmatisme dans ses analyses ; elle
utilise ainsi différentes théories de l’inflation, la théorie
quantitative monétariste étant reléguée au second plan.
Le premier pilier : « l’analyse économique ».
L’analyse économique examine les déterminants à court et
à moyen termes des prix, en mettant l’accent sur l’activité
réelle et les conditions de financement de l’économie. La
BCE considère que les évolutions de prix sur ces horizons
sont influencées dans une large mesure par l’offre et la
demande sur les marchés des biens, des services et des
facteurs de production.
Le régime de politique monétaire de la BCE | 145
Les variables économiques et financières de l’analyse
économique comprennent :
– l’évolution de la production et de la demande globale et
leurs composantes ;
– la politique budgétaire ;
– la situation sur les marchés du capital et du travail
(taux de productivité, taux d’utilisation, indicateurs de
prix et de coûts) ;
– l’évolution des taux de change, de l’économie mondiale
et de la balance des paiements ;
– la situation sur les marchés financiers ;
– la structure des bilans des différents secteurs de la
zone euro.
L’ensemble de ces facteurs permet d’évaluer la dynamique
de l’activité réelle et l’évolution probable des prix, en termes
d’équilibre d’offre et de demande sur les divers marchés.
L’objectif de cette analyse est d’identifier les chocs affectant
l’économie, leur incidence sur les coûts et la fixation des
prix, et surtout leur propagation au sein de l’économie à
court et à moyen termes. Ainsi, par exemple, une hausse
temporaire des cours mondiaux du pétrole est traitée différemment d’une hausse des salaires supérieure à la croissance de la productivité. En effet, dans le premier cas, la
montée de l’inflation sera temporaire et de courte durée si
ce choc n’entraîne pas d’augmentation des anticipations
d’inflation. En revanche, en cas d’augmentation excessive
des salaires, le risque existe d’une spirale de hausse des prix
et des salaires. Une réaction de politique monétaire ferme
est alors de nature à stabiliser les anticipations d’inflation.
Le second pilier : « l’analyse monétaire ».
L’analyse monétaire s’appuie sur l’hypothèse monétariste,
reprise dans le cadre du « Nouveau consensus », d’un lien
étroit à long terme entre l’augmentation de la masse monétaire et l’inflation. La BCE a d’ailleurs déterminé une valeur
de référence de 4,5 % pour la croissance de l’agrégat monétaire large M3 (voir pp. 107-108), qui est considérée comme
compatible avec une croissance non inflationniste de long
terme. Il ne s’agit pas d’un ciblage monétaire strict, mais
d’un simple indicateur à long terme. Au-delà de M3, l’évolution de sa structure et de ses contreparties est analysée.
146 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
L’objectif de cette analyse est principalement de recouper,
dans une perspective de moyen et de long terme, les indications
à court et à moyen termes fournies par l’analyse économique.
Le recoupement des deux piliers ou cross-checking
La stratégie de cross-checking consiste à recouper les
indications tirées de l’analyse économique et de l’analyse
monétaire. Ce recoupement permet de ne négliger aucune
information importante sur la tendance ultérieure des prix
et évite une dépendance excessive vis-à-vis d’un indicateur,
d’une prévision ou d’un modèle unique. Elle répond au souci
de robustesse analytique dans un environnement incertain.
Cependant, l’analyse économique prédomine actuellement
dans la politique monétaire de la BCE.
Cette approche par recoupement se distingue non seulement
du monétarisme, mais aussi du ciblage d’inflation, et ce sur
deux points essentiels : la stratégie et la responsabilisation.
Dans le régime de ciblage d’inflation, les décisions de politique monétaire représentent des réactions plus ou moins
mécaniques face aux écarts constatés entre les prévisions
relatives à un indicateur d’inflation et la cible d’inflation
sur un horizon bien défini. Les prévisions d’inflation sont
placées au centre de l’analyse et de la politique monétaire
car elles sont considérées synthétiser tous les canaux de
transmission de l’inflation. La BCE considère, pour sa
part, qu’il est préférable d’aller à la source des anticipations d’inflation et de s’intéresser à un plus grand nombre
d’indicateurs. L’hétérogénéité de la zone euro renforce cette
exigence. De plus, l’horizon du ciblage d’inflation (de 18 à
24 mois) est jugé trop arbitraire. La stratégie de la BCE
s’avère, par conséquent, plus pragmatique et plus complexe.
La deuxième différence est que le ciblage d’inflation s’appuie sur une forte responsabilisation de la banque centrale
face au pouvoir politique, ce qui n’est pas le cas de la BCE,
en raison de l’indépendance totale qui lui est reconnue par
les traités (voir pp. 116-118).
Enfin, dans la mesure où la BCE ne dispose pas du mandat
dual de la Fed (plein-emploi + stabilité des prix), sa stratégie de cross-checking est plus rigide et moins flexible à
court terme que celle de la Fed.
147
CHAPITRE 3
OBJECTIFS, VOIES ET MOYENS
DE LA POLITIQUE MONÉTAIRE
DE LA ZONE EURO
Pour bien comprendre la politique monétaire de la zone euro, il faut étudier
le mandat de la BCE qui détermine son objectif final. Mais il faut également
tenir compte des éventuels objectifs intermédiaires ou secondaires, ainsi
que des instruments disponibles et de leurs canaux de transmission.
LE MANDAT DE POLITIQUE MONÉTAIRE DE LA BCE
—— Deux types de politique monétaire sont possibles. Les
« grands pays » ayant une monnaie reconnue au niveau
international optent souvent pour une politique monétaire
centrée sur des objectifs internes : stabilité des prix, croissance, emploi. En Europe, c’est le cas de la BCE avec la zone
euro, mais également du Royaume-Uni et de la Suède. Les
« petits pays » ou ceux qui ne disposent pas d’une monnaie
ayant une stature internationale privilégient plutôt une
politique centrée sur la stabilisation du taux de change
vis-à-vis d’une ou plusieurs devises importantes. C’est le
cas du Danemark par rapport à l’euro.
L’OBJECTIF INTERNE DE STABILITÉ DES PRIX
Les traités européens fixent à la BCE l’objectif principal de
maintenir la stabilité des prix. Ce mandat est hiérarchique,
puisque « sans préjudice de cet objectif principal interne »,
la BCE apporte son soutien aux politiques économiques
générales dans l’Union, notamment pour une croissance
durable et un niveau élevé d’emploi. L’inflation est clairement l’objectif prioritaire.
Fin 1998, le Conseil des gouverneurs a défini la stabilité
des prix comme une progression annuelle de l’indice des
prix à la consommation harmonisé (IPCH) inférieure à 2 %.
L’IPCH est calculé mensuellement dans la zone euro par
Eurostat (l’Office des statistiques de l’Union européenne).
Ce n’est pas une simple moyenne d’indices nationaux, mais
bien un indice européen.
148 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
On peut se demander pourquoi la BCE s’est fixé 2 % d’inflation pour objectif. En effet, les économistes sont incapables
de fournir un taux optimal d’inflation (mis à part les nouveaux classiques, pour qui ce taux est de 0 %, neutralité de
la monnaie oblige). Les nouveaux keynésiens considèrent
que ce taux doit être déterminé par le pouvoir politique
pour lui conférer une légitimité démocratique, à défaut
d’une justification économique. C’est le cas au RoyaumeUni ou au Canada.
Mais l’indépendance totale de la BCE, affirmée à l’article 130 TFUE, et l’absence d’objectif d’inflation chiffré
dans les traités européens ont conduit le Conseil des gouverneurs de la BCE à rechercher d’autres justifications :
– cet objectif chiffré est le même que celui que s’était fixé
la Bundesbank depuis de nombreuses années ; la volonté de
la BCE de bénéficier de la crédibilité acquise par la banque
centrale allemande justifiait de conserver le même objectif ;
– les banques centrales ayant très peur du risque déflationniste et préférant une hausse des prix très modérée,
mais positive, un objectif d’inflation à 2 % permet de façon
pragmatique d’éviter des taux d’inflation négatifs dans
certaines régions de la zone euro ;
– cet objectif chiffré prend en compte la surestimation de
l’inflation, qui résulte notamment de l’innovation, de la
qualité croissante des produits et d’effets de substitution
entre produits et points de vente. Aux États-Unis, le rapport
de la commission présidée par Michaël Boskin remis au
Sénat américain le 4 décembre 1996 estime que la surestimation de l’inflation par l’ICPH était comprise entre 0,8
et 1,6 %, un biais ramené en 2001 par David E. Lebow et
Jeremy B. Rudd à 0,6 %.
La définition de 1998 signifiait implicitement que l’inflation devait être maintenue dans la zone euro dans une
fourchette allant de 0 à 2 %, soit un cœur de cible potentiel de 1 %. En mai 2003, la BCE a clarifié cette définition
en l’assouplissant quelque peu : il faut désormais, en
matière d’inflation, « un niveau inférieur, mais proche de
2 % à moyen terme ». Ainsi, aujourd’hui, le cœur de cible
Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire de la zone euro | 149
est sans ambiguïté de 2 % à moyen terme. À court terme,
le taux d’inflation peut donc être supérieur à 2 % – ce qui
laisse plus de souplesse que la définition initiale et permet
de mieux lutter contre le risque de déflation et contre les
chocs économiques sans crainte pour la crédibilité de la
stratégie de politique monétaire de la BCE.
(GROS PLAN) SUR
pourquoi lutter contre l’inflation ?
La monnaie est le fondement des contrats dans les sociétés capitalistes modernes : contrat de salaire ou contrat d’endettement
pour financer la production, par exemple. Toutes les anticipations
économiques ainsi que les paris productifs se font en monnaie. Il
est donc nécessaire de limiter les variations du niveau général des
prix afin de ne pas perturber les calculs des agents économiques
et pour éviter de favoriser leur incertitude. À cet égard, ce n’est
pas tant l’inflation qui est gênante que les variations de l’inflation.
L’inflation peut également modifier la répartition des revenus
et des richesses. Les prêteurs et les détenteurs d’actifs monétaires sont pénalisés par l’inflation, alors que celle-ci favorise
les emprunteurs et les détenteurs d’actifs physiques. Toutefois,
comme elle se situe au cœur des rapports de forces pour la
répartition des revenus et des richesses économiques, l’inflation
a tendance à pénaliser les plus faibles, qui ne peuvent se protéger
contre elle (retraités, chômeurs), et à profiter à ceux qui disposent
d’un pouvoir de monopole ou plus généralement d’une position
de pouvoir dans la société.
L’inflation joue aussi sur la valeur de la monnaie par rapport aux
autres devises, en réduisant la compétitivité du pays inflationniste,
en creusant son déficit extérieur et, au bout du compte, en faisant
baisser son taux de change.
Enfin, l’inflation fait perdre confiance dans l’institution monétaire ;
en cas d’hyperinflation, elle peut même conduire à la disparition
pure et simple d’une monnaie et à la remise en cause de l’autorité
de l’État responsable de cette situation. Une économie monétaire
de production a donc besoin d’un étalon pour mesurer le travail et
les risques productifs qui soit relativement stable dans le temps.
150 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
Pour les monétaristes, la création monétaire peut engendrer
de l’inflation, c’est pourquoi il faut en limiter les excès.
Ainsi, en 1998, la BCE avait fixé un objectif intermédiaire
d’inspiration monétariste pour le pilier monétaire avec un
taux de progression de la masse monétaire (calculé selon
l’agrégat le plus large M3) de 4,5 % par an. Mais jamais
cet objectif ne fut réalisé, ce qui pouvait entacher la crédibilité de l’institution de Francfort. Aussi, cet objectif
intermédiaire a-t-il été abandonné en 2003 ; une évolution
de la masse monétaire à 4,5 % est désormais considérée
comme un simple indicateur pour l’inflation à long terme.
Le dernier élément d’inspiration strictement monétariste
a ainsi partiellement disparu de la politique monétaire
de la BCE.
L’ABSENCE D’OBJECTIF EXTERNE
La BCE n’a pas d’objectif externe, notamment de régime
ou de taux de change puisque ceux-ci relèvent du Conseil
Ecofin. Toutefois, elle peut s’opposer à un objectif de taux
de change qui lui serait suggéré par l’Eurogroupe pour
deux raisons :
– d’une part, parce qu’elle gère le seul instrument de politique monétaire vraiment efficace en la matière (le taux
d’intérêt) et qu’elle doit l’utiliser prioritairement pour
l’objectif de stabilité des prix. La règle d’or de Tinbergen
nous rappelle qu’il faut un instrument par objectif de
politique économique ;
– d’autre part, la demande de l’Eurogroupe la plus probable serait une dépréciation de l’euro pour améliorer la
compétitivité internationale de la zone. En renchérissant
le prix des importations, la BCE pourrait craindre une
inflation importée allant à l’encontre de son objectif de
stabilité des prix et serait en droit de la refuser.
Dans les faits, la politique de change est donc déterminée
par la BCE qui laisse en général flotter librement l’euro
contre les autres grandes devises, même si Mario Draghi
a utilisé en 2014 et 2015 la baisse de la valeur de l’euro
pour essayer d’importer un peu d’inflation afin d’atteindre
la cible de 2 % (Voir Retour en arrière, p. 151).
Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire de la zone euro | 151
↙RETOUR
↙
EN ARRIÈRE
un cas d’intervention de la BCE
sur le marché des changes
En septembre 2000, face à la chute importante de l’euro contre
le dollar, dont le cours en dollar est passé de 1,17 en 1999 à 0,82
en 2000, la BCE demanda une intervention coordonnée des grandes
banques centrales (États-Unis, Royaume-Uni, Japon, Canada).
Cette action coordonnée permit une inversion de la tendance,
l’euro connaissant alors une hausse quasi ininterrompue jusqu’en
juillet 2008 avec un maximum de 1,60 dollar pour 1 euro. Depuis
lors, le taux de change de l’euro contre du dollar a baissé pour
se situer autour de 1,1 au début de 2016.
La baisse de la valeur de l’euro par rapport à celle du dollar en 1999
était largement injustifiée ; elle prouve d’ailleurs l’incapacité des
marchés des changes à trouver la valeur fondamentale d’une
devise (voir Points de vue, pp. 20-21). Persuadés que les ÉtatsUnis avaient découvert avec la révolution internet une « nouvelle
économie » de forte croissance sans inflation, les intervenants
sur le marché des changes spéculaient contre la zone euro qui
n’avait pas d’aussi bons résultats économiques. En fait, une bulle
spéculative se développait outre-Atlantique. La BCE crut bien
faire en montant ses taux d’intérêt afin de rendre plus attractif
l’euro et faire remonter sa valeur. Mais les spéculateurs interprétèrent cette hausse des taux comme un frein à la croissance,
le problème selon eux de la zone euro, et ils attaquèrent un peu
plus la nouvelle devise. Seule l’action concertée des banques
centrales stoppa ce processus.
LES CANAUX DE TRANSMISSION DE LA POLITIQUE MONÉTAIRE
DE LA BCE
—— Les canaux de transmission de la politique monétaire
sont devenus très complexes et incertains. Il s’avère particulièrement difficile aujourd’hui pour une autorité monétaire
d’anticiper parmi ceux-ci celui qui aura le plus d’influence,
car ils ont souvent des effets opposés. Dans sa prise de
décision, la BCE les prend tous en compte, mais certains
152 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
sont considérés comme plus déterminants que d’autres
selon la conjoncture et la théorie économique privilégiée.
De plus, ces différents canaux de transmission produisent
leurs effets dans des délais assez longs et variables ; des
chocs économiques peuvent en outre intervenir avant que
les effets de la politique monétaire ne se soient fait sentir ;
et l’hétérogénéité conjoncturelle et structurelle de la zone
euro ajoute de la complexité supplémentaire au pilotage
monétaire au sein de l’UE.
LE CANAL DE LA QUANTITÉ DE MONNAIE
Le canal de transmission de la politique monétaire le
plus simple est celui de la quantité de monnaie. Comme
l’enseigne la théorie quantitative monétariste (voir p. 133),
si la banque centrale favorise la création monétaire au-delà
de ce qu’exige le niveau de production, cela peut entraîner
de l’inflation. Depuis 2003, la BCE n’a plus d’objectif intermédiaire chiffré pour la croissance de la masse monétaire
et elle ne retient l’évolution de la masse monétaire comme
indicateur que pour le long terme.
LE CANAL DU TAUX D’INTÉRÊT
La transmission de la politique monétaire par le canal du
taux d’intérêt correspond à une démarche plus keynésienne.
La baisse du taux d’intérêt réduit le coût du financement,
notamment celui du crédit, et facilite l’investissement
ainsi que la consommation. Cette hausse de la demande
a un effet multiplicateur de nature à relancer encore plus
la production. En revanche, il faut que la baisse du taux
d’intérêt à court terme (celui de la politique monétaire)
se répercute sur les taux d’intérêt à long terme. Or, cela
ne peut être obtenu que si les anticipations d’inflation
des agents économiques sont stables et que la politique
monétaire est crédible.
La baisse du taux d’intérêt réduit les revenus tirés des
dépôts bancaires et la rémunération des titres financiers.
Cette diminution du revenu financier des ménages a un
impact négatif sur le niveau de production. Un effet inverse
peut être constaté si la baisse du rendement financier de
Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire de la zone euro | 153
l’épargne entraîne une substitution de l’épargne par de la
consommation. La conséquence sur le niveau de production
est alors positive.
LE CANAL DU TAUX DE CHANGE EN CHANGE FLEXIBLE
Une baisse du taux d’intérêt interne à la zone euro provoque,
toutes choses étant égales par ailleurs, une dépréciation
du taux de change, puisque l’euro comme devise devient
moins attractif pour les capitaux mondiaux. Cette dépréciation favorise les exportations et freine les importations
de biens et services, ce qui est favorable à la croissance
dans la zone euro. Toutefois, il est nécessaire de connaître
l’élasticité-prix et l’élasticité-quantité des biens exportés
et importés pour être sûr des conséquences de cette dépréciation de l’euro à moyen et long termes. Le pétrole, par
exemple, coûte plus cher lorsque l’euro se déprécie, sans
que la quantité consommée varie beaucoup, ce qui entraîne
une inflation importée et une hausse du déficit commercial.
Une hausse du taux d’intérêt provoque normalement une
appréciation du taux de change, ce qui permet de réduire
l’inflation en réduisant le prix des produits importés et en
freinant la croissance.
Enfin, comme une dépréciation du taux de change favorise
l’exportation des capitaux, l’impact sur la balance des
capitaux peut être négatif et donc défavorable à la croissance dans la zone euro.
LE CANAL DU PRIX DES ACTIFS
Le quatrième canal de transmission de la politique monétaire est celui du prix des actifs (actions, obligations, immobilier). Une baisse du taux d’intérêt réduit le rendement
des actifs émis et fait monter le prix des actifs anciens. En
effet, les marchés des actifs financiers ou immobiliers étant
essentiellement des marchés de stocks, donc d’occasion, les
agents préfèrent acheter les actifs anciens qui rapportent
plus, plutôt que les nouveaux actifs qui rapportent moins.
La montée du prix des actifs enrichit les ménages qui vont
dépenser une partie de cette richesse. Cet effet augmente
la production.
154 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
De même, pour les entreprises, la montée du prix des
actifs financiers, notamment des actions, augmente la
profitabilité de l’investissement, ce qui favorise l’investissement et donc la production. Cette profitabilité peut
être mesurée par le ratio de Tobin q, soit la hausse de la
valeur des actifs des entreprises sur le marché financier
rapportée à la valeur de l’investissement physique. Si ce
ratio est supérieur à 1 (en investissant 100 la valeur de
l’entreprise augmente, par exemple, de 120), la décision
d’investissement sera favorisée.
LE CANAL DU CRÉDIT
Le canal du crédit vise à influencer le comportement des
banques. En décidant de baisser son taux d’intérêt, la BCE
peut stimuler l’offre de crédit des banques selon deux
mécanismes :
– la banque centrale envoie ainsi un signal positif qui
indique qu’elle anticipe une inflation future basse, ce qui
améliore le rendement des crédits des banques ;
– la banque centrale escompte un effet de « collatéral » ;
en baissant son taux d’intérêt, elle va provoquer mécaniquement une hausse du prix des actifs détenus par les
emprunteurs qui servent de garantie ou de « collatéral »
(actions, immobilier) aux banques pour l’attribution d’un
crédit.
LE CANAL DU BILAN
Enfin, la BCE tente aujourd’hui d’intégrer le développement
des marchés financiers en jouant sur la structure du bilan
des agents économiques par une variation du taux d’intérêt
(effets sur la richesse nette, sur la valeur des collatéraux, sur
les charges financières, sur les risques de crises de liquidité
et de solvabilité des banques notamment). Globalement,
une baisse du taux d’intérêt améliore la structure du bilan
des banques et favorise ainsi le financement de l’économie
et donc la croissance. Pour les banques centrales, qui sont
responsables de la stabilité financière (condition nécessaire
à la croissance), il s’agit d’éviter toute crise systémique
ou toute course panique vers les guichets des banques.
Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire de la zone euro | 155
LE CANAL DES ANTICIPATIONS
Lorsqu’une banque centrale modifie ses taux directeurs,
elle envoie un signal spécifique aux agents économiques et
communique en cherchant à influencer directement leurs
anticipations et ainsi leurs décisions. En augmentant les
taux d’intérêt, elle marque sa détermination à lutter contre
l’inflation ; logiquement, cela doit réduire les anticipations
d’inflation et l’inflation qui sera constatée à moyen terme.
Mais elle doit jouir d’une bonne crédibilité ou de la confiance
des agents pour que ce canal fonctionne.
À cet égard, les banques centrales indépendantes apparaissent comme des géants aux pieds d’argile. Ne pouvant
s’imposer par la force de la règle, elles doivent utiliser les
anticipations des marchés et des agents pour amplifier
leur action, comme effet de levier. Les banques centrales
cherchent donc à ancrer ces anticipations sur leur objectif,
par exemple la cible d’inflation, en tâchant d’éviter une
mauvaise interprétation de son action – d’où un effort de
pédagogie systématique. L’information, la transparence
et la stratégie de communication deviennent essentielles.
Il suffit d’une petite variation de 0,25 % du taux d’intérêt
pour que l’impact soit important. Dans ce contexte, la
crédibilité de la stratégie menée par la BCE et la confiance
des agents économiques facilitent énormément la tâche de
l’autorité monétaire.
Ce canal se situe au cœur des politiques monétaires
modernes. Cette quête de transparence et de communication manifeste cependant une volonté de contrôler les
anticipations des agents et, d’une certaine manière, de
manipuler la vision économique de ces derniers. Plus la
population pense comme la banque centrale, plus celle-ci
peut imposer et réaliser ses objectifs de politique monétaire.
LES INSTRUMENTS DE POLITIQUE MONÉTAIRE DE LA BCE
—— Les instruments de la politique monétaire de la BCE
sont au nombre de quatre : les taux d’intérêt directeurs,
les quantités de monnaie « banque centrale » allouées aux
156 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
banques de second rang (opérations de refinancement), les
réserves obligatoires et la communication.
LES TAUX DIRECTEURS DE LA BCE
La BCE fixe trois taux directeurs (voir Gros plan,
pp. 158-159) :
– le taux de refinancement par appel d’offres ou taux de
l’open market. Ce taux est de loin le plus important, car il
correspond aux opérations principales de refinancement
et constitue normalement le taux le moins cher auquel
les banques peuvent se refinancer. Cependant, la BCE
ne satisfait pas obligatoirement toutes les demandes de
refinancement à ce taux ;
– le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal. Ce taux,
qui est normalement supérieur de 1 % au taux par appel
d’offres, correspond à un taux plafond ou maximum, auquel
la BCE s’engage à fournir pour 24 heures toute la liquidité
demandée si les exigences en matière de garanties sont
satisfaites ;
– le taux d’intérêt de la facilité de dépôt. Ce taux correspond à la rémunération qu’obtiennent les banques en
déposant pour 24 heures leur excédent de monnaie « banque
centrale » à la BCE. Cette rémunération est d’ordinaire
inférieure d’environ 1 % au taux par appel d’offres.
Dans la mesure où l’accès aux facilités permanentes de prêt
et de dépôt n’est pas limité, ces taux d’intérêt constituent
un plafond et un plancher pour le taux du marché au jour
le jour. Car, outre ces trois taux directeurs fixés par la BCE,
il existe un taux résultant de la rencontre entre l’offre et
la demande sur le marché interbancaire. Ainsi, une banque
peut obtenir à ce taux de marché la liquidité bancaire
auprès d’une autre banque qui en aurait en excès. Le taux
de marché de référence dans la zone euro est appelé Eonia
(Euro OverNight Index Average). Il est égal à la moyenne
pondérée des taux d’intérêt des prêts au jour le jour réalisés
par un panel de grandes banques. En situation normale,
le taux de marché Eonia converge vers le taux directeur
de refinancement par appel d’offres. En effet, comme la
BCE fournit une grande partie du refinancement au taux
Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire de la zone euro | 157
d’appel d’offres, les banques n’accepteront pas de payer
plus cher ; celles d’entre elles qui ont trop de monnaie
« banque centrale » préféreront ce taux d’appel d’offres au
taux de rémunération que la BCE propose au titre de la
facilité de dépôt, car ce dernier est bien plus faible.
Ainsi, la BCE peut contrôler l’Eonia, normalement proche
de son taux principal de refinancement et dans un corridor déterminé par ses deux autres taux directeurs (taux
plafond pour la facilité de prêt et taux plancher pour la
facilité de dépôt). Une banque n’est pas incitée à utiliser
les facilités permanentes, puisque le taux d’intérêt appliqué est dissuasif comparé aux taux du marché et d’appel
d’offres. Ce serait le signal de difficultés pour une banque
(penalty rate ou taux de pénalité).
LE MÉCANISME DE TRANSMISSION DES TAUX D’INTÉRÊT AUX PRIX
TAUX DIRECTEURS
Taux d’intérêt bancaires
et de marché
Anticipations
Monnaie,
crédit
Processus de
formation des
salaires et des prix
Prix
des actifs
Taux de
change
Offre et demande sur les marchés
des biens et du travail
Prix
intérieurs
Prix à
l’importation
ÉVOLUTION DES PRIX
Source : BCE, La politique monétaire de la BCE, 2004.
Exemples
de chocs
échappant
au contrôle
de la banque
centrale
Changements
affectant
l’économie mondiale
Modifications de la
politique budgétaire
Variations de cours
des matières premières
158 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
(GROS PLAN) SUR
les « taux directeurs »,
des taux d’intérêt à court terme
Le principal instrument de la politique monétaire est le taux d’intérêt à court terme. C’est en le modifiant que la politique monétaire
agit sur l’économie par ses multiples canaux de transmission :
– quand le taux d’intérêt à court terme augmente, cela freine
l’inflation à moyen terme, mais réduit également la croissance
économique ; on évoque alors le « durcissement » de la politique
monétaire ;
– quand on baisse le taux d’intérêt à court terme, cela favorise la
croissance économique (puisque se financer coûte moins cher),
mais peut à moyen terme augmenter l’inflation ; dans ce cas, on
parle d’« assouplissement » de la politique monétaire.
Le taux d’intérêt déterminé par la banque centrale est le taux
d’intérêt à court terme de la monnaie « banque centrale » sur le
marché monétaire interbancaire (le marché où viennent se refinancer les banques en liquidité bancaire c’est-à-dire en monnaie
« banque centrale ») pour pouvoir se payer entre elles, pour assurer
la demande en billets de banques de la population et pour constituer leurs « réserves obligatoires ». Le système bancaire d’un État
membre qui présente globalement un déficit de liquidité bancaire
est dépendant du refinancement auprès de la BCE.
On parle de « taux directeurs de la banque centrale » pour deux
raisons :
– d’une part, la banque centrale les détermine unilatéralement
puisqu’elle a le monopole de la création de la monnaie « banque
centrale ». Elle maîtrise à la fois la quantité et le prix de sa monnaie ;
– d’autre part, ces taux à court terme influencent largement
l’ensemble des autres taux d’intérêt selon le terme ou le demandeur, en partie parce qu’ils sont un coût pour les banques que
celles-ci doivent répercuter sur leur client. Les taux à long terme
sont donc normalement plus élevés que les taux à court terme
puisque s’y ajoutent l’inflation anticipée à long terme et la marge
des banques intégrant le risque du prêteur.
Schématiquement, on peut considérer que les banques de second
rang gagnent le taux long (puisqu’il est payé par leurs clients) et
payent le taux court à la banque centrale. Toutefois, la transmission des taux courts aux taux longs est loin d’être automatique et
Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire de la zone euro | 159
peut constituer une limite de la politique monétaire : en effet, en
présence d’une courbe « inversée » entre taux courts et taux longs,
la rentabilité des banques s’amenuise, ce qui conduit généralement
à des crises bancaires. En France au début des années 1990 ou
aux États-Unis entre 2004 et 2007, une courbe « inversée » des
taux d’intérêt (taux courts supérieurs aux taux longs) a ainsi été
constatée ; en France, elle s’est traduite en 1993 par une crise
immobilière et par la crise du Crédit Lyonnais, tandis qu’aux
États-Unis, elle a débouché en 2007 sur la crise des subprimes.
LES OPÉRATIONS DE REFINANCEMENT DE LA BCE
Si le refinancement se fait principalement par la procédure
d’appel d’offres, la BCE a mis en place trois autres procédures pour gérer plus efficacement les quantités de refinancement des banques et faciliter sa politique monétaire.
Les opérations principales de refinancement
Les opérations principales de refinancement (OPR) sont
effectuées par appels d’offres (MRO pour Main Refinancing
Operation). Elles constituent l’instrument essentiel de la
politique monétaire de la BCE. Les prêts sont toujours
consentis en échange de garanties, afin de protéger la
BCE contre les risques financiers. Les appels d’offres sont
hebdomadaires depuis 2004.
La BCE peut effectuer des appels d’offres à taux fixe ou
à taux variable. Dans le premier cas, le taux d’intérêt
est déterminé à l’avance et les banques demandent les
quantités souhaitées à ce taux. Pour les appels à taux
variable, les soumissions des banques portent à la fois
sur le montant qu’elles souhaitent obtenir et sur le taux
qu’elles sont prêtes à payer. Pour un appel d’offres à taux
variable, les soumissions aux taux d’intérêt les plus élevés
sont satisfaites en priorité. Ce second type d’appel s’est
généralisé depuis 2000.
Par le refinancement, la BCE n’achète pas ferme des actifs,
mais les prend en pension pour une durée limitée. C’est donc
un prêt de monnaie « banque centrale » contre des actifs
admis en garantie pour une durée limitée. Les banques
160 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
récupèrent les titres des actifs lorsqu’elles rendent la
monnaie « banque centrale ».
Seuls des actifs de qualité, non risqués, classés selon deux
niveaux, sont éligibles aux prises en pension par la BCE.
Les actifs de niveau 1 sont des titres de créance négociables
uniformes sur l’ensemble de la zone euro. Les actifs de
niveau 2 correspondent à des marchés et des systèmes
bancaires nationaux.
Les opérations mensuelles de refinancement à plus long terme
La BCE procède également à des opérations mensuelles
de refinancement à plus long terme, normalement à trois
mois. Ces opérations sont utiles afin d’éviter de renouveler
l’ensemble de la liquidité du marché monétaire toutes les
semaines. Le taux de référence à trois mois est l’Euribor
(Euro Interbank Offered Rate). Avec l’Eonia, l’Euribor 3 mois
(EUR3M) est le second taux de référence sur le marché
monétaire.
Les opérations de réglage fin
La BCE peut également effectuer de façon ponctuelle des
opérations hors calendrier directement sur le marché
interbancaire, c’est-à-dire des opérations de réglage fin.
Elles contribuent au fonctionnement normal des marchés et
permettent de fournir de la liquidité dans des circonstances
exceptionnelles, comme après les attentats du 11 septembre
2001 aux États-Unis.
Les opérations structurelles
La BCE a également la possibilité de procéder à des opérations structurelles à long terme (1 an et plus). Celles-ci sont
destinées à modifier la liquidité structurelle de l’Eurosystème vis-à-vis du secteur bancaire. Pratiquement aucune
opération de ce type n’a été réalisée jusqu’à la crise de 2007.
Mais elles ont pris depuis une importance croissante avec
les politiques non conventionnelles (voir pp. 179 et s.).
LES RÉSERVES OBLIGATOIRES
Le régime des réserves obligatoires de la BCE s’applique
aux établissements de crédit de la zone euro. Il a pour
objet principal de stabiliser les taux d’intérêt du marché
Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire de la zone euro | 161
monétaire et d’accentuer le besoin structurel de refinancement en monnaie « banque centrale ». Les réserves obligatoires renforcent ainsi l’efficacité de la politique monétaire
en obligeant les banques à se refinancer au-delà de leurs
besoins habituels.
Le montant des réserves obligatoires que chaque banque
doit constituer est déterminé en fonction de son bilan. Il
s’applique globalement à tout son passif exigible à moins
de deux ans. Le taux de réserves a été fixé en 1999 à 2 %. La
crise de 2008 a entraîné une crise de liquidité bancaire et
de nombreuses banques ont connu des difficultés pour se
refinancer. Pour résoudre en partie ce problème, le taux des
réserves obligatoires a été réduit le 18 janvier 2012 à 1 %.
Pour répondre à l’objectif de stabilisation des taux d’intérêt,
les réserves obligatoires doivent être constituées en moyenne
sur une période d’un mois. Le respect de ces obligations
est vérifié sur la base de la moyenne des avoirs quotidiens
de réserves des banques au cours du mois. Cela donne de
la souplesse aux banques qui peuvent puiser dans leurs
réserves obligatoires pendant, par exemple, deux semaines
si un besoin urgent de liquidité se fait sentir, comme lors de
la crise de septembre 2008. Il leur suffit de compenser les
deux semaines suivantes pour respecter la moyenne. Pour
ne pas pénaliser inutilement les banques en nuisant à leur
rentabilité, les réserves obligatoires sont rémunérées au
taux des opérations principales de refinancement de la BCE.
LA COMMUNICATION ET LA TRANSPARENCE
La politique de transparence de la BCE peut être définie
comme suit : « Je dis ce que je fais, je fais ce que je dis. »
Une banque centrale doit communiquer au grand public et
aux marchés, ouvertement, clairement et en temps voulu,
toutes les informations utiles concernant sa stratégie,
son modèle de l’économie, ses analyses, ses décisions de
politique monétaire ainsi que ses procédures. Aujourd’hui,
la plupart des banques centrales, dont la BCE, considèrent
que la transparence et la communication efficace sont des
composantes essentielles de la politique monétaire, et
insistent sur l’importance de bien interagir avec le public.
162 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
La communication et la transparence peuvent rendre la
politique monétaire plus efficace pour plusieurs raisons.
D’abord, en explicitant son objectif de 2 % pour la stabilité des prix et en communicant sur sa détermination
à l’atteindre, la BCE renforce sa crédibilité et favorise
l’ancrage des anticipations de prix. Ensuite, la recherche
d’un consensus au sein du Conseil des gouverneurs contribue à la cohérence de ses décisions et de ses explications.
En annonçant publiquement sa stratégie de politique
monétaire et en communiquant sa lecture des évolutions
économiques, la BCE fournit des éléments d’orientation
aux marchés, qui peuvent ainsi élaborer des anticipations
plus proches des siennes.
Ces efforts de communication visent à réduire l’incertitude
sur l’inflation et sur la politique monétaire ; ils doivent
permettre aux agents économiques de mieux comprendre
le modèle économique, les valeurs et les anticipations de
la BCE. En effet, si les agents économiques parviennent à
anticiper correctement les actions de la BCE, les modifications de sa politique monétaire pourront rapidement être
intégrées – le processus par lequel la politique monétaire se
répercute sur les décisions d’investissement et de consommation sera raccourci et les ajustements économiques
s’effectueront plus rapidement.
Le fait de changer les taux directeurs au maximum huit
fois par an ou de les faire varier généralement de 0,25 % à
la fois participe de cette tentative de réduire l’incertitude
des agents économiques.
Les trois principaux moyens de communication de la BCE
sont :
– les conférences de presse tenues par le président et le
vice-président de la BCE à l’issue de la réunion du Conseil
des gouverneurs consacré à la politique monétaire qui se
réunit toutes les six semaines. Lors de celles-ci, le président
de la BCE fait une déclaration préalablement validée par le
Conseil des gouverneurs, au cours de laquelle il présente
les grandes lignes de la stratégie de politique monétaire
de la BCE. La déclaration est suivie d’une séance de questions-réponses avec les journalistes ;
Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire de la zone euro | 163
– le compte rendu publié depuis janvier 2015 quatre
semaines après la réunion de politique monétaire contribue
à éclairer le public sur les débats qui ont lieu au sein du
Conseil des gouverneurs. Mais il ne constitue pas l’équivalent des minutes intégrales des discussions ;
– le bulletin économique de la BCE. Toutes les six semaines,
cette publication fournit une explication détaillée des
mesures prises au titre de la politique monétaire ; elle
précise le contexte interne et externe à la zone euro dans
lequel elles ont été décidées. Les indicateurs statistiques
des deux piliers (monétaire et économique) sont présentés. Elle contient également des articles de recherche qui
permettent d’éclairer les choix et la stratégie de la BCE.
164
CHAPITRE 4
UN BILAN GLOBALEMENT MITIGÉ
Un bilan de la politique monétaire menée au sein de la zone euro peut
être tiré, d’une part, en considérant le degré de réalisation de l’objectif
prioritaire assigné à la BCE par les traités (à savoir la stabilité des prix)
et, d’autre part, en évaluant l’impact de ce dernier sur l’ensemble des
autres variables économiques de l’Union économique et monétaire (UEM).
Cet exercice s’avère cependant délicat car si la politique monétaire de la
BCE est largement autonome, la situation économique est pour sa part
influencée par de multiples variables (situations budgétaires nationales,
hétérogénéité de la zone euro, effets des autres politiques économiques
européennes, contexte international).
De façon très pragmatique, la BCE ne s’est pas focalisée uniquement sur
son objectif de stabilité des prix : elle a parfois dû s’occuper du taux de
change de l’euro, de la production ou de la stabilité du système bancaire.
Loin de respecter une simple règle, comme l’exige la doctrine monétariste à
laquelle on l’associe souvent à tort, la BCE a su faire preuve de flexibilité, en
particulier lors de la crise de 2008. Toutefois, les faiblesses de l’organisation
de l’Union européenne, notamment l’absence de coordination des différentes
politiques économiques au sein de la zone euro, ont constitué un très lourd
handicap, qui explique largement le bilan économique mitigé de la zone
euro depuis sa naissance en 1999. L’euro reste une monnaie incomplète.
L’ATTEINTE DE L’OBJECTIF DE STABILITÉ DES PRIX
—— La politique de lutte contre l’inflation menée depuis 1999
par la BCE a été couronnée de succès puisque l’objectif
de 2 % a été respecté avec une inflation moyenne de 2,09 %
sur la période (voir graphique, ci-dessous).
ÉVOLUTION DU TAUX D’INFLATION DANS LA ZONE EURO DE JANVIER 1999 À FÉVRIER 2016
5
4
3
2
1
0
fé
v
-1
6
-1
Source : auteur, d’après les données de l’OCDE.
Un bilan globalement mitigé | 165
Le respect de cet objectif à moyen terme a permis des
variations de court terme. Toutefois, la hausse du prix
des matières premières, en particulier du pétrole, qui est
passé de 70 dollars le baril en août 2007 à 147 dollars
en juillet 2008, a entraîné une accélération de l’inflation,
passant de 2 à 4 % en un an, comme cela avait été le cas
dans les années 1970. En mettant fin à l’augmentation du
prix du pétrole, la crise financière survenue en 2008 a été
une alliée certaine dans le respect de l’objectif prioritaire
de la BCE avant un court épisode de déflation en 2009.
Le prix du baril de pétrole est redescendu à 40 dollars
début 2009 pour remonter à 115 dollars mi-2014 avant de
rechuter à 30 dollars fin 2015. L’ancrage des anticipations
d’inflation n’est pas suffisant face à une forte hausse ou
baisse des coûts de production ; en effet, une variation
du prix du pétrole sera intégrée mécaniquement dans les
coûts de transports ou de l’industrie chimique et donc dans
les prix, quelles que soient les anticipations d’inflation.
Depuis septembre 2011, l’inflation n’a cessé de baisser
passant de 3 % à - 0,2 % en février 2016, loin de la cible de 2 %.
La BCE peine à la faire remonter dans un contexte d’insuffisance de la demande globale, de recherche généralisée
de compétitivité et de faible prix des matières premières.
UNE CROISSANCE FAIBLE AGGRAVÉE PAR LA CRISE
ET LES ÉCARTS DE COMPÉTITIVITÉ
—— En revanche, malgré des taux d’intérêt globalement
bas sur l’ensemble de la période, la zone euro a connu
une croissance plus faible et une montée du chômage plus
forte que dans des pays comparables (exception faite du
Japon ; voir graphique, p. 166).
Une analyse de la politique monétaire de la BCE au travers
d’une règle de Taylor montre pourtant qu’un arbitrage
entre inflation et croissance est constamment opéré, même
si l’importance accordée à l’inflation est plus élevée à la
BCE qu’à la Fed, par exemple. Des études économétriques
ont ainsi mis en évidence le fait que la BCE augmentait
son taux d’intérêt de 1,6 % pour une hausse anticipée de
166 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
ÉVOLUTION COMPARÉE DU TAUX DE CROISSANCE DANS LA ZONE EURO (15 PAYS),
AUX ÉTATS-UNIS ET AU JAPON ENTRE 1999 ET 2017 (e)
6
4
2
0
France
Japon
États-Unis
Zone euro (15 pays)
-2
-4
(e
)
20
17
(e
)
15
20
16
14
20
13
20
12
20
11
20
10
20
09
20
08
20
07
20
06
20
05
20
04
20
03
20
20
01
02
20
00
20
20
19
99
-6
Source : auteur, d’après les données de l’OCDE.
l’inflation de 1 % et qu’elle avait tendance à l’augmenter de
1,5 % si la production dépassait la production potentielle
(Sturm et alii, 2007 et 2008). Autrement dit, ses décisions
peuvent être anticipées grâce à une règle de Taylor avec
des coefficients assez habituels (voir Gros plan, p. 81).
On reproche souvent à la BCE de réagir trop faiblement et
trop tard (too little, too late) aux évolutions de la conjoncture économique, comparée notamment à la Fed. Il est vrai
que le mandat dual de la Fed justifie certainement une
réaction plus forte aux déterminants de la production.
Mais la plus faible volatilité (en termes de vitesse et de
niveau) de ses réactions est parfaitement assumée par la
BCE, qui considère préférable d’éviter des réactions trop
rapides susceptibles d’accroître inconsidérément l’incertitude des agents économiques si elle veut atteindre son
objectif de stabilité des prix de moyen terme. Et il peut
aussi y avoir un avantage à cette plus faible réactivité :
à savoir une meilleure stabilisation des taux d’intérêt et
donc une réduction plus forte de l’incertitude sur cette
variable essentielle pour les agents économiques.
L’évolution divergente de la compétitivité des différentes
économies nationales au sein de la zone euro s’est révélée
Un bilan globalement mitigé | 167
plus gênante : elle s’est traduite par des déséquilibres
très importants des balances des transactions courantes.
Grâce à la monnaie unique, le règlement de ces déficits
ne pose plus de problème, puisqu’ils sont compensés sur
l’ensemble de la zone. En revanche, le rôle traditionnel
d’amortisseur des monnaies nationales (possibilité de
dépréciation pour les pays en déficit afin de leur redonner
un peu de compétitivité) ne fonctionne plus dans l’UEM,
et, après plus de quinze ans d’existence de la zone euro,
on constate des trajectoires nationales très divergentes et
non la convergence économique que les promoteurs de la
monnaie unique annonçaient (voir pp. 36-37).
Ces écarts de compétitivité, dus en particulier à la spécialisation géographique et par produit, ont entraîné une
désindustrialisation rapide dans les États membres de
l’Union qui étaient mal spécialisés, comme la France ou
l’Espagne. La croissance modeste et le chômage fort qui
en ont résulté ont accentué les difficultés économiques
provoquées par la crise exceptionnelle de 2008 et ont
conduit les États à essayer de relancer leur économie par
des déficits publics. La perte de confiance dans la situation
économique de certains États membres de la zone euro,
qui ne pouvait plus se manifester par des attaques spéculatives contre leur monnaie sur les marchés des changes,
s’est transformée en attaques systématiques contre leurs
titres de dette souveraine (bons du trésor). Il s’en est suivi
une hausse des taux d’intérêt qui a fragilisé un peu plus
les États membres de la zone euro qui étaient les plus
faibles (Espagne, Italie, Grèce, Portugal).
LA RÉSURGENCE DES ÉCARTS DE TAUX D’INTÉRÊT
ET L’AGGRAVATION DE LA CRISE DES DETTES SOUVERAINES
—— Comme il n’est plus possible d’attaquer la monnaie des
pays en difficulté, les spéculateurs attaquent désormais les
dettes souveraines de la zone euro, ce qui, contrairement
à une dévaluation, ne donne pas une bouffée d’oxygène,
mais aggrave au contraire les problèmes.
168 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
Les écarts de taux d’intérêt, qui avaient disparu au début
de l’UEM en 1999, sont brutalement réapparus en 2010,
avec une ampleur sans précédent, rendant impossibles les
tentatives de redressement des comptes publics. Un cercle
vicieux s’est alors enclenché : les politiques de rigueur destinées à assainir les finances publiques des États concernés
accentuent la récession économique, provoquent une baisse
des recettes fiscales au moment où la hausse des taux
d’intérêt augmente les dépenses publiques (notamment la
charge de la dette) ; la situation devient rapidement hors de
contrôle ; les banques qui ont beaucoup prêté à leur État
national voient ces titres de dette perdre de leur valeur en
étant dégradés par les agences de notations ; leur bilan se
dégrade à son tour, et elles éprouvent d’énormes difficultés
pour se recapitaliser ; et si les États membres de la zone
euro leur viennent alors en aide, ils aggravent leur déficit…
A contrario, les États membres de la zone euro les mieux
spécialisés et en meilleure santé économique connaissent un
cercle vertueux : leurs excédents commerciaux n’entraînent
pas de réévaluation de leur monnaie (qu’ils partagent avec
les pays en difficulté) ; ils bénéficient d’une sous-évaluation
relative de leur monnaie et d’une recherche de la qualité
(flight to quality) qui profite à leur dette publique et fait
baisser fortement le coût de leur endettement. L’Allemagne
et la France sont ainsi les grandes gagnantes de cette
recherche de qualité : on estime que sur les neuf premiers
mois de 2012, l’Allemagne a gagné grâce aux taux d’intérêt
très bas et même négatifs, ce qu’elle a engagé en prêtant
à la Grèce, soit 37 milliards d’euros environ. Par ailleurs,
aujourd’hui, l’euro apparaît sous-évalué pour l’Allemagne
(de 20 % environ) ou l’Autriche, mais surévalué pour la
France (de 10 % environ) et surtout pour l’Espagne ou
l’Italie (voir graphique, p. 169).
Si la politique monétaire n’est pas directement responsable
de ces situations très disparates, l’absence de mécanisme
de rééquilibrage et de gouvernement économique européen
aggrave fortement les inégalités entre pays de la zone euro.
Un bilan globalement mitigé | 169
ÉVOLUTION COMPARÉE DES TAUX D’INTÉRÊT SUR LES DETTES PUBLIQUES À 10 ANS
DE L’ALLEMAGNE, DE L’ESPAGNE, DE LA FRANCE ET DE L’ITALIE ENTRE 2008 ET 2016
9
Allemagne
France
Italie
Espagne
8
7
6
5
4
3
2
1
/15
/16
/01
03
/14
/01
03
/01
03
/13
/01
/11
/10
/12
03
/01
03
/01
03
/01
03
/08
/09
/01
03
/01
03
/07
/01
03
/06
/01
03
03
/01
/05
0
Source : auteur, d’après les données de Bloomberg.
L’EURO COMME MONNAIE INTERNATIONALE
—— Le taux de change de l’euro s’est légèrement déprécié
depuis 1999 : introduit à 1,17 dollar, l’euro vaut 1 dollar
environ au début de 2016. La BCE n’a d’ailleurs pas hésité à
intervenir en 2000 lorsque sa parité avait dangereusement
chuté (voir Retour en arrière, p. 151).
Première monnaie fiduciaire du monde, avec une masse
monétaire de 10 700 milliards environ (agrégat M3), l’euro
a su acquérir un statut de monnaie de réserve internationale et se place comme la deuxième monnaie mondiale
derrière le dollar. La part de l’utilisation de l’euro sur les
marchés internationaux des titres financiers est de l’ordre
de 33 % et dépasse même parfois le dollar pour l’émission
de titres, comme en 2005 (43 % pour l’euro contre 36 % pour
le dollar). L’euro est devenu la deuxième devise mondiale
de réserve, passant de 18 % des réserves mondiales de
devises en 1999 à 26 % en 2015, contre 62 % pour le dollar
et moins de 4 % pour le yen et la livre sterling. Elle est
la monnaie de référence pour 50 pays et certains États
170 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
non-membres de l’Union européenne l’ont adopté comme
monnaie nationale (Monténégro).
—
Malgré une organisation institutionnelle influencée par l’ordolibéralisme, une indépendance inédite pour une banque
centrale moderne et une communication affirmant sans cesse
la neutralité à long terme de la monnaie et la nécessité de
rechercher prioritairement la stabilité des prix, l’action
concrète de la BCE se caractérise par un fort pragmatisme
et une réelle capacité d’innovation et de flexibilité.
Mais si la politique monétaire de la BCE a globalement été
satisfaisante jusqu’à la crise des dettes souveraines de la
zone euro, elle a depuis lors montré ses limites, soulignant
les insuffisances de l’organisation politique et monétaire
européenne issue du traité de Maastricht.
Loin d’être un instrument neutre de mesure et d’échange,
la monnaie est le signe de la puissance économique d’une
région et un outil actif de son développement et de sa
cohésion sociale. Force est de constater que l’euro est
aujourd’hui incapable de jouer ce rôle de manière homogène pour les dix-sept pays constituant la zone, au point
de constituer un élément de déstabilisation régionale.
L’euro est une monnaie incomplète, en particulier parce
que la BCE ne joue pas le rôle de payeur en dernier ressort
des États de la zone.
Au sein de l’UEM, où les monnaies et les politiques budgétaires nationales ne peuvent plus jouer leur rôle traditionnel
d’amortisseur en cas de crise économique grave, seules les
forces de l’économie réelle peuvent aujourd’hui compenser
les écarts de développement et de compétitivité. Mais outre
le fait que ces forces réelles agissent à long terme, leur
action est, en général, économiquement violente : désindustrialisation, exode de population, paupérisation… Dans
ce contexte, le fédéralisme monétaire doit nécessairement
être complété et renforcé par un fédéralisme budgétaire
et fiscal, et une véritable solidarité entre États membres
de la zone euro. Des réformes de l’organisation monétaire
européenne sont donc nécessaires.
PARTIE 3
LA BCE ET LA ZONE
EURO À L’ÉPREUVE
DE LA CRISE
Depuis 2008, la BCE a été confrontée à de multiples
crises : une crise d’abord financière, puis économique et
bancaire, à laquelle se sont ajoutées en 2010 une crise des
dettes souveraines de la zone euro et même une crise de
la gouvernance européenne. Dans ce contexte de fortes
turbulences, elle a été contrainte de réagir et de mettre en
œuvre des politiques qualifiées de « non conventionnelles »,
car celles-ci s’éloignent du cadre habituel des politiques
monétaires de lutte contre l’inflation et sortent – pour
certaines d’entre elles – du mandat de la BCE stricto sensu.
Mais c’est plus généralement l’ensemble de la construction
européenne qui s’est vu remis en cause. Dans l’urgence,
les chefs d’État et de gouvernement de l’Union ont pris
des décisions destinées à améliorer la coordination des
politiques économiques au sein de la zone euro et à
jeter les bases d’un véritable gouvernement économique
européen. Puis ils ont confié à la BCE un mandat de
stabilisation bancaire et financière, mettant fin à la
traditionnelle séparation entre politique monétaire et
politique financière. Face à tant d’incertitudes, à la fois
économiques et politiques, l’avenir de cette institution clé
de l’Union économique et monétaire (UEM), voire de la zone
euro elle-même semble extrêmement sombre. L’insuffisante
légitimité démocratique de la BCE s’est notamment
révélée lors de la crise grecque en 2015. À cet égard, divers
scénarios peuvent être esquissés.
173
CHAPITRE 1
LES POLITIQUES
« NON CONVENTIONNELLES »
MENÉES DEPUIS 2008
La crise a ouvert une troisième phase dans l’histoire de la politique monétaire de la BCE : après une première période, amorcée en juin 1998,
correspondant à la mise en œuvre d’une stratégie fondée sur deux piliers,
économique et monétaire, et une deuxième période, à partir de mai 2003,
correspondant à l’application d’une politique de cross-checking dans un
cadre légèrement amendé, on assiste depuis 2008 au déploiement de
politiques dites « non conventionnelles » marquant une forte rupture avec
les deux périodes précédentes.
Face à une crise financière de l’ampleur de celle de 2008, le cadre théorique
de la politique de cross-checking est en effet devenu inopérant ; quant à la
théorie dite de la séparation entre la politique monétaire (stabilité des prix)
et la politique financière (stabilité du système bancaire et financier), énoncée
par le journaliste britannique Walter Bagehot en 1873, qui structurait la
stratégie des banques centrales en cas de crise financière, elle a volé en
éclats. Non seulement le risque important de déflation (baisse conjuguée
des prix et de la production) a obligé la BCE à s’intéresser fortement à la
production, mais l’instabilité financière et le spectre d’une grave crise du
système bancaire et des dettes souveraines l’ont également poussée à
stabiliser le prix des actifs financiers.
Ces politiques innovantes, élaborées dans l’urgence au fur et à mesure
des développements de la crise, constituent un tournant radical : censées
être de courte durée, elles restent plus que jamais à l’ordre du jour avec
la persistance de la crise. Toutefois, il est important de noter que la BCE
n’est pas la seule à avoir amorcé ce virage. Toutes les grandes banques
centrales (Fed, Banque d’Angleterre, en particulier) ont dû mettre en œuvre
simultanément ce type de politiques.
174 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
LA STABILISATION FINANCIÈRE :
UN NOUVEL OBJECTIF POUR LA BCE
LES BANQUES CENTRALES FACE AUX CRISES
FINANCIÈRES : UN RÔLE NORMALEMENT LIMITÉ
L’analyse économique a longtemps établi une stricte séparation entre la politique monétaire et la politique financière.
Ainsi, dans le cadre théorique défini depuis Henry Thornton
(1802), Walther Bagehot (1873) et Ralph G. Hawtrey (1932),
le rôle d’une banque centrale en cas de crise financière est
très limité. Il repose sur trois piliers :
– la banque centrale doit assurer pleinement son statut de
prêteur en dernier ressort et donc créer toute la quantité
de monnaie « banque centrale » demandée par les banques
commerciales ;
– elle doit en contrepartie exiger des titres en garantie
(des « collatéraux ») de qualité ;
– ce refinancement illimité ne doit pas cependant avoir
d’influence sur la politique monétaire, c’est-à-dire sur la
politique des taux d’intérêt.
Les objectifs et les instruments traditionnels de la politique monétaire (inflation et croissance, par le biais du
taux d’intérêt) sont clairement distingués de ceux de la
politique de stabilité financière (objectif non permanent
de stabilité financière, grâce à la quantité de liquidité
bancaire). Le principe de séparation est une application
stricte de la règle d’or de Tinbergen (1952) et de l’efficacité maximale de l’instrument de Mundell (1961), selon
lesquelles il faut un instrument par objectif, soit le taux
d’intérêt à la stabilité des prix, et la quantité de monnaie
banque centrale à la stabilité financière.
En outre, on différencie crise de solvabilité (cas de faillite de facto d’une banque commerciale qui n’a plus les
contreparties à son actif pour gager la monnaie gérée à
son passif) et crise de liquidité (banque dont l’actif à long
terme couvre son passif à court terme, mais qui ne peut
tirer rapidement de son actif la liquidité bancaire nécessaire pour faire face à ses engagements envers les autres
banques). Pour les partisans de la séparation entre politique
Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 | 175
monétaire et politique financière, la banque centrale doit
et peut sauver les banques commerciales en crise de liquidité par son statut de prêteur en dernier ressort, en créant
toute la monnaie « banque centrale » nécessaire. Mais elle
doit abandonner les banques commerciales insolvables,
car leur crise relève de l’erreur de gestion (c’est d’ailleurs
ainsi que la Fed a justifié la faillite de Lehman Brothers).
Seule exception à cette règle : la banque trop importante
pour faire défaut (too big to fail), qui doit être sauvée même
en cas d’insolvabilité afin d’éviter la contagion aux autres
institutions financières, car elle présente un « risque systémique ». Le sauvetage aux États-Unis de Freddie Mac et
Fannie Mae en juillet 2008 a relevé de cette logique (même
si certains y ont vu un aléa moral, les grosses banques
pouvant être amenées à penser que leur taille les prémunit
contre tout risque de liquidation).
'' POINTS DE VUE
le « paradoxe de la tranquillité »
d’Hyman Minsky
Dans son ouvrage intitulé Stabilizing an Unstable Economy, l’économiste post-keynésien Hyman Minsky insiste sur le caractère
endogène des crises financières et l’instabilité financière propre
au capitalisme. D’après lui, ce caractère s’est accentué au début
des années 1980 avec la financiarisation du capitalisme, l’accélération de l’innovation financière et le choix de mettre au cœur
du système les marchés financiers.
Minsky montre ainsi que les crises financières ne sont pas la
conséquence de chocs exogènes ou d’un dysfonctionnement
exceptionnel de l’économie, mais naissent pendant les périodes
de prospérité, à un moment où les agents économiques oublient
les crises passées et ne retiennent que les « bonnes nouvelles ».
En pleine confiance, ils pensent augmenter leurs profits en
prenant toujours plus de risques et en innovant (Minsky, 1986).
Ce « ­paradoxe de la tranquillité » remet en question l’efficacité
des mesures prudentielles ex ante préconisées par le Comité de
Bâle (voir p. 178).
176 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
La séparation traditionnelle entre politique monétaire et
politique financière ne va pourtant pas de soi. Les crises
de liquidité ne peuvent pas être si facilement distinguées
des crises de solvabilité : dans la pratique, celles-ci sont
liées et s’auto-entretiennent. Ainsi, une banque en crise de
liquidité doit brader ses actifs financiers pour obtenir de
la monnaie « banque centrale », ce qui la conduit à l’insolvabilité. A contrario, une banque soupçonnée d’insolvabilité n’arrive plus à se refinancer en monnaie « banque
centrale » et connaît immédiatement une crise de liquidité.
C’est exactement ce type de mécanisme qui s’est produit
en 2008 : plus aucune banque commerciale n’acceptait de
prêter de la monnaie « banque centrale » à ses consœurs,
aggravant la crise de liquidité, en grande partie parce que
la chute du prix des actifs financiers remettait en cause
leur solvabilité en dégonflant la valeur de leurs actifs.
Un autre argument a été avancé par Alan Greenspan en 2002
pour dénier à la banque centrale l’opportunité d’intervenir à des fins de stabilisation financière : l’argument du
benign neglect. Selon lui, une banque centrale ne peut
lutter efficacement contre les bulles spéculatives par sa
politique monétaire ; elle doit uniquement intervenir lors
de leur éclatement. Le boom des valeurs financières ne
serait pas inflationniste puisqu’il entraîne uniquement
une hausse du prix des actifs financiers (non inclus dans
les indices de prix), alors que la crise peut, pour sa part,
conduire à la déflation. Il existerait une autre asymétrie :
les taux d’intérêt de la banque centrale ne peuvent monter
de manière suffisante pour remettre en cause les gains
attendus sur les marchés financiers sans « tuer » l’économie
réelle (il faudrait en effet les augmenter de plus de 25 %),
alors qu’une baisse rapide des taux d’intérêt décidée par
la banque centrale dans le cadre de sa politique monétaire
est de nature à « soigner » la crise.
Enfin, l’adoption de politiques prudentielles sous l’égide
du Comité de Bâle (voir Gros plan, p. 178) – ainsi que la
banalisation de l’analyse des risques financiers par les
agences de notation avaient nourri l’espoir (vain) que les
Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 | 177
crises financières pourraient être évitées ex ante, grâce à
des pratiques financières moins risquées et à une meilleure
évaluation des risques.
LE PRINCIPE DE SÉPARATION DEVENU INOPÉRANT
AVEC LA CRISE DE 2008
En septembre 2008, la faillite de la banque américaine
Lehman Brothers a marqué le début d’une très grave crise
de liquidité au sein des banques commerciales. Cette crise
n’a pas laissé le choix aux banques centrales, en particulier
à la BCE : si elles voulaient éviter l’effondrement des systèmes bancaires et financiers au sein de l’UE et ses conséquences dramatiques sur les économies réelles (notamment
une déflation similaire à celle enregistrée en 1929), il leur
fallait intervenir immédiatement pour empêcher une crise
bancaire généralisée et un effondrement du prix des actifs
financiers. Cela a contraint la BCE à innover afin d’assurer
son rôle traditionnel de prêteur en dernier ressort pour
éviter à l’UE une crise systémique. L’objectif de lutte contre
l’inflation est alors passé au second plan au profit de la
stabilisation bancaire et financière.
L’approche traditionnelle de Bagehot, encore affirmée
par la BCE au début de la crise avec une hausse des taux
d’intérêt directeurs en juillet 2008, a fini par voler en éclats.
Face à la violence de la crise et à l’arrêt total du marché
interbancaire, la BCE a dû rapidement abandonner cette
approche et modifier sa politique monétaire en baissant
ses taux directeurs à un niveau proche de 0 %, en acceptant
des contreparties de très mauvaise qualité et en créant
une quantité de monnaie « banque centrale » pour des
montants jamais enregistrés jusqu’alors. Dans l’urgence,
la BCE a dû mettre fin de facto à la séparation historique
entre politique monétaire et politique de stabilisation
financière et ainsi modifier ses objectifs, inventer de nouveaux instruments, repenser les canaux de transmission
de sa politique monétaire et révolutionner sa politique de
refinancement pour conserver la confiance nécessaire des
agents économiques dans sa monnaie.
178 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
(GROS PLAN) SUR
le Comité de Bâle
Créé en 1974, le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire promeut
des normes prudentielles pour les banques. Il s’agit d’une émanation de la Banque des règlements internationaux (BRI) – la
plus ancienne institution financière internationale, instituée
en 1930, qui assure notamment une certaine coordination des
banques centrales.
En 1988, les accords de « Bâle I », qui portent sur le risque de
crédit (risque de défaut de paiement de l’emprunteur), fixent un
ratio Cooke, c’est-à-dire un ratio international de solvabilité qui
oblige les banques à proportionner leurs fonds propres à hauteur
de 8 % de leurs engagements risqués.
En 2004, les accords de « Bâle II » remplacent le ratio Cooke par
le ratio Mc Donough, lequel englobe trois types de risque : le
risque de crédit, le risque de marché (risque de pertes résultant
des fluctuations des prix des instruments financiers) et le risque
opérationnel (risque de pertes provenant de processus internes
inadéquats ou défaillants, de personnes et systèmes ou d’événements externes).
En 2010, pour tenir compte de la crise, les accords de « Bâle III »
incorporent au ratio de solvabilité le risque de liquidité et le risque
systémique en renforçant la qualité et la quantité de fonds propres
des banques à hauteur d’environ 10,5 % à échéance de 2019.
La BCE a donc mis en œuvre des politiques non conventionnelles et a complété son rôle traditionnel de prêteur
en dernier ressort (assurer la liquidité des banques) par
celui, nouveau, de contrepartiste en dernier ressort (assurer
la liquidité des actifs financiers). Elle a été contrainte de
sortir de son cadre rigide initial et de renforcer son rôle
prudentiel auprès des banques commerciales et du système
financier. Ces politiques se sont montrées très efficaces à
court terme, mais l’interdiction faite à la BCE d’intervenir directement dans le financement des dettes des États
membres n’a pu empêcher la crise des dettes souveraines
de la zone euro en 2010. En outre, ces politiques ne sont
pas sans danger sur la stabilité financière et leur succès
Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 | 179
à long terme n’est pas avéré, comme le montre l’exemple
du Japon depuis la fin des années 1990.
LES CINQ POLITIQUES NON CONVENTIONNELLES DE LA BCE
—— Face à la violence de la crise économique, la BCE a dû
rapidement baisser ses taux directeurs jusqu’à 0 % en 2016,
comme le préconise le cadre conventionnel de la politique
monétaire (voir graphique ci-dessous). Ce faisant, elle a
perdu son instrument principal (le taux d’intérêt). Les
politiques dites « non conventionnelles » sont simplement
des voies nouvelles pour continuer à faire de la politique
monétaire lorsque le canal du taux d’intérêt n’est plus
disponible.
Cinq politiques monétaires non conventionnelles ont ainsi
été mises en œuvre par la BCE à partir de septembre 2008,
les trois premières l’ayant été conjointement, avec pour
objectif que les banques puissent jouer à nouveau leur
rôle de financement de l’économie.
ÉVOLUTION DES TAUX DIRECTEURS DE LA BCE ET DE L’EONIA ENTRE 2000 ET 2016
7
Taux directeur BCE
Facilité de dépôt BCE
Prêt marginal BCE
EONIA
6
5
4
3
2
1
0
/16
/15
03
/01
/14
/01
03
/13
/01
03
/12
/01
03
/11
/01
/01
03
03
9
/10
/01
03
8
1/0
03
/0
/07
1/0
03
/0
/01
/06
Source : auteur, d’après les données Bloomberg.
03
/05
/01
03
/04
/01
/01
03
03
2
/03
/01
03
1
1/0
03
/0
1/0
03
/0
03
/0
1/0
0
-1
180 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
LA MODIFICATION DE LA TAILLE DU BILAN DE LA BCE
(QUANTITATIVE EASING)
Pour remédier à la crise de liquidité consécutive à la faillite de Lehman Brothers et au refus des banques de se
faire confiance et de se prêter leurs excédents de monnaie
« banque centrale », la BCE a dû jouer pleinement son rôle
de prêteur en dernier ressort en créant des quantités
considérables de monnaie « banque centrale ». Si ce type
de politique n’a rien de nouveau, ce sont les montants
créés en un temps record qui font l’originalité de cette
politique d’assouplissement quantitatif (ou quantitative
easing, QE). En à peine quatre mois, la BCE augmentait la
taille de son bilan de plus de 45 % en créant de la monnaie
« banque centrale » (à son passif) contre des titres en garantie et des créances sur les banques (à son actif). Le bilan
de la BCE passait de 1 500 milliards d’euros environ en
septembre 2008 à 2 200 milliards d’euros en janvier 2009.
Confrontée à l’aggravation de la crise des dettes souveraines de la zone euro au cours de l’année 2011, la BCE
a fini par décider un second assouplissement quantitatif
massif en créant fin 2011, plus de 1 000 milliards d’euros
(490 en décembre 2011 et 530 en février 2012), même si un
peu moins de la moitié de ce montant venait en remplacement d’anciens prêts arrivant à échéance – soit un apport
net de 530 milliards d’euros environ. Le bilan de la BCE
atteint alors 3 100 milliards d’euros (plus du double de sa
taille d’avant la crise). Ces apports, qui ont essentiellement
concerné les systèmes bancaires espagnol, italien, puis
français, sont tout à fait considérables, même si la Fed
triplait dans le même temps le sien (son bilan passant de
700 à 2 200 milliards d’euros).
Après une réduction du bilan de la BCE en 2013 et 2014 à
2 100 milliards, Mario Draghi annonçait en janvier 2015
un troisième assouplissement quantitatif massif de
60 milliards mensuels jusqu’en septembre 2016. En
décembre 2015, le plan était prolongé jusqu’en mars 2017,
puis en mars 2016, le montant était relevé à 80 milliards
mensuel, soit à terme une création de monnaie banque
centrale pour un montant de plus de 1 600 milliards d’euros.
Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 | 181
Au terme de ce QE exceptionnel, le bilan de la BCE devrait
dépasser les 3 500 milliards, soit presque trois fois son
montant d’avant crise.
Cette monnaie créée, qui est de la monnaie « banque centrale », ne peut pas être directement utilisée dans l’économie ; elle est en fait principalement détenue par les banques
commerciales sur leur compte à la BCE et constitue une
garantie qui « améliore » leur bilan et leur assure de pouvoir
faire face à d’éventuelles pertes. On estime ces facilités de
dépôts à plus de 800 milliards d’euros en 2012 alors qu’il
n’y en avait quasiment aucune en 2008.
Toutefois, cette monnaie « banque centrale » circule très
massivement au sein de la zone euro. On constate en
effet un fort désengagement – de l’ordre de 750 milliards
d’euros – des banques privées sur les cinq pays périphériques (Espagne, Grèce, Irlande, Italie, Portugal), ainsi que
des sorties de capitaux provenant des résidents des pays
du sud de l’UE vers des comptes ouverts dans les banques
des pays du nord de l’UE.
Au total, la création massive de monnaie « banque centrale »
par la BCE n’a pas réellement augmenté la masse monétaire
en circulation dans la zone euro, car seules les banques commerciales créent de la monnaie (voir pp. 105‑106). En outre,
la crise, conjuguée à la peur de prendre de nouveaux risques,
fait que ces banques en créent actuellement très peu. On
ne peut donc pas dire que la BCE a actionné la « planche à
billets », ou utilisé l’hélicoptère de Milton Friedman (selon
son image ironique pour expliquer comment la monnaie
entrait dans l’économie en étant jetée pendant la nuit
d’un tel engin). Sa monnaie sert seulement à assurer les
paiements entre banques et à sécuriser leur actif.
En interdisant à la BCE de financer des déficits publics,
les traités européens l’ont privée d’un « hélicoptère », c’està-dire d’un moyen d’augmenter directement la masse
monétaire via l’investissement public. Toutefois, depuis
2016, la BCE parle ouvertement d’un tel hélicoptère au
travers par exemple d’un revenu transitoire universel ou
d’un crédit à taux zéro qui serait financé directement par
la BCE et attribué sans condition à tout Européen. Alors la
182 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
planche à billets fonctionnerait vraiment et la BCE ferait
de la politique budgétaire en sus de sa politique monétaire.
LA MODIFICATION DE LA STRUCTURE DU BILAN
DE LA BCE (QUALITATIVE EASING)
En plus de sa politique d’assouplissement quantitatif, qui
modifie le montant du bilan des banques commerciales
à l’actif et au passif, la BCE peut également jouer sur la
structure de son propre actif : on parle alors de qualitative
easing. À la suite de la crise des subprimes, l’idée était de
sortir les actifs « toxiques », « douteux » ou « pourris » du
bilan des banques commerciales, pour réduire leur risque
d’insolvabilité, afin qu’elles reprennent confiance.
Pour diminuer l’exposition des banques commerciales au
risque et améliorer leur bilan, la BCE a donc accepté en
garantie pour leur refinancement des actifs dont le marché
ne voulait plus (contrairement à l’approche de Bagehot).
Elle les a valorisés bien au-dessus de leur valeur de marché
actuelle (leur permettant de conserver ainsi une certaine
liquidité). En faisant cela, la BCE a permis une moindre
dégradation de l’actif des banques concernées, escomptant
une reprise de confiance des acteurs du marché. Toutefois,
la BCE s’impose de ne pas acheter plus de 33 % d’une même
dette pour ne pas trop influer sur le marché, ni d’acheter
des titres ayant un risque de défaut.
La BCE a ainsi joué un rôle inhabituel d’acheteur ou de
contrepartiste en dernier ressort en acceptant de prendre
en pension ou d’acheter les titres dont plus personne ne
voulait. Mais elle n’est pas allée aussi loin que la Fed,
qui a échangé directement de bons actifs (des titres de
dette souveraine des États-Unis) contre des actifs de très
mauvaise qualité.
La structure de l’actif de la BCE a donc évolué depuis la
survenue de la crise de 2008 : les actifs devenus illiquides,
ont d’abord augmenté de manière significative, de même
que, depuis 2012, les créances à très long terme sur les
banques. À l’exception de quelques titres de dette souveraine, comme ceux de la dette grecque, la BCE a pris en
pension les titres (on parle alors de « collatéral », car ces
Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 | 183
titres sont en garantie) plutôt qu’elle ne les a achetés ferme.
Ils devront donc retourner au bilan des banques, une fois
la crise terminée… Cette pratique est plus prudente que
la politique de la Fed qui, en achetant ces titres « pourris »,
endosse définitivement les pertes potentielles. Toutefois,
le retour de ces actifs toxiques vers les banques ne pourra
se faire que très progressivement si la BCE veut éviter une
nouvelle crise bancaire. Le problème est que les banques
en ont profité pour acheter la dette souveraine de leur pays
et non pour financer l’économie, faisant à nouveau émerger
un risque systémique national entre dette souveraine et
solvabilité bancaire.
Depuis mars 2015, la BCE achète massivement des titres
souverains ou émis par des agences publiques, mais ils
sont déposés au bilan de la banque centrale nationale du
pays émetteur. En mars 2016, la BCE a également annoncé
sa volonté d’étendre ses achats aux obligations privées
émises par les entreprises (programme CBPP). Les assouplissements quantitatif et qualitatif ont été menés simultanément pour améliorer le bilan des banques afin de
leur redonner confiance pour qu’elles puissent à nouveau
financer l’économie en faisant des crédits (crédit easing).
LA MODIFICATION DES PROCÉDURES
ET DES TECHNIQUES DE REFINANCEMENT DE LA BCE
Afin de rendre possibles et efficaces les deux politiques
précédentes, la BCE a dû modifier ses procédures et ses
techniques de refinancement. Parmi les différents changements observés ces dernières années, quatre sont particulièrement importants.
L’allongement de la durée du refinancement
L’objectif prioritaire étant d’assurer une liquidité bancaire importante pour redonner confiance aux banques, il
devenait inutile de contraindre ces dernières à revenir se
refinancer très régulièrement, à un rythme hebdomadaire,
comme le prévoient les opérations principales de refinancement par appel d’offres (Main Refinancing Operation
ou MRO, voir pp. 159-160). Ainsi, la BCE a allongé la durée
d’octroi de la monnaie « banque centrale », qui est passée
184 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
d’une semaine à six mois, puis fin 2011, elle a permis des
refinancements de long terme, les Long Term Refinancing
Operation (LTRO), à horizon de trois ans ; enfin, en 2014 les
Very Long Term Refinancing Operation (VLTRO) à horizon
de quatre ans – du jamais vu ! La durée moyenne des prêts
est ainsi passée de deux mois à plus de trois ans.
Il s’agit là d’une petite révolution pour les banques qui
sont désormais assurées d’avoir une liquidité bancaire
abondante sur une période très longue. Mais cela affaiblit du même coup la politique monétaire de l’UE, dans
la mesure où les banques deviennent beaucoup moins
sensibles qu’avant à un changement ultérieur des taux
d’intérêt directeurs.
L’élargissement des contreparties admissibles
La BCE ne se contente plus des titres qualifiés sur les
listes 1 (titres « européens ») et 2 (titres « nationaux »), qui
sont normalement les seuls admis au refinancement (voir
p. 160). Elle accepte désormais de prendre en garantie
(dans le cadre du mécanisme de « prise en pension ») des
titres risqués afin de les faire sortir du bilan des banques
commerciales.
Ce faisant, la BCE court un risque de perte sur ces actifs
durant la période où elle les porte. Par exemple, elle accepte
toutes les dettes souveraines de l’Eurozone en garantie, y
compris la dette grecque.
L’abaissement du taux des réserves obligatoires
Pour réduire un peu plus les besoins des banques commerciales en monnaie « banque centrale », le taux de réserves
obligatoires a été baissé de 2 % à 1 % le 18 janvier 2012.
La coopération internationale
Beaucoup de banques européennes travaillent avec d’autres
devises que l’euro, comme le dollar ou la livre sterling.
Lorsque la crise de liquidité de septembre 2008 est apparue,
les banques américaines ont arrêté de prêter aux banques
européennes qui se sont retrouvées dans l’incapacité de
se refinancer en dollars pour assurer leurs engagements.
Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 | 185
Pour pallier leurs difficultés, la BCE, conjointement avec
la Banque de Suisse, a immédiatement mis en place des
échanges hebdomadaires (swaps) d’euros contre dollars
avec la Réserve fédérale américaine. De cette manière,
la BCE a pu ensuite refinancer directement les banques
européennes en monnaie « banque centrale » des États-Unis.
Les accords internationaux entre banques centrales ont
permis aux paiements interbancaires d’être effectués dans
la monnaie « banque centrale » adéquate, même si celle-ci
relevait d’une autre zone monétaire.
LE RACHAT DE DETTES SOUVERAINES
En mai 2010, confrontée à l’aggravation de la crise des
dettes souveraines de la zone euro, la BCE s’est résolue, sous
l’impulsion de son ancien président Jean-Claude Trichet,
à acheter des titres émis par des pays en difficulté sur le
marché secondaire, celui de l’occasion, dans le cadre du
Securities Market Program (SMP). L’objectif de ces achats
est de faire baisser les taux d’intérêt à moyen terme dont
les pays du sud de la zone euro (Espagne, Italie, Portugal)
doivent s’acquitter auprès des marchés financiers pour
leurs titres de dette souveraine, car ces taux n’étaient plus
soutenables. Il s’agit aussi d’assurer un débouché, et donc
une valeur, à des titres devenus extrêmement « risqués »
(comme ceux de la Grèce). La réduction des écarts de taux
entre États membres de la zone euro est en effet apparue
comme une priorité pour éviter l’éclatement de l’UEM.
Une première vague d’achats de titres de dette des États
grec, irlandais et portugais, pour un montant total de
l’ordre de 80 milliards d’euros a donc eu lieu en mai 2010.
Puis, à partir d’août 2011, une deuxième vague d’achats,
principalement de titres grecs, irlandais, espagnols, portugais et italiens, a été décidée, pour un montant encore
plus important : environ 210 milliards d’euros au total.
Notons que lors de la restructuration de la dette grecque,
la BCE n’a pas connu de dépréciation sur les titres grecs
qu’elle détenait (haircut), contrairement aux créanciers
privés qui ont accepté que cette dette soit dépréciée de
plus de 50 %. Mario Draghi, devenu entre-temps président
186 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
de la BCE, a prévenu qu’il n’en serait plus de même pour
les nouveaux achats de dettes souveraines à court terme,
d’où un risque réel de pertes importantes pour la BCE.
En septembre 2012, Mario Draghi a annoncé la fin du SMP
et la mise en place d’un second programme de rachat de
dettes publiques, celui d’Outright Monetary Transactions
(OMT). Dans le cadre de ce nouveau programme, la BCE peut
désormais acheter sur le marché secondaire des obligations
d’État de court terme (c’est-à-dire ayant une maturité de
un à trois ans) sans aucune limite quantitative. Mais pour
bénéficier de ce programme, le pays concerné doit solliciter
l’assistance du Mécanisme européen de stabilité (MES,
voir p. 201), qui est subordonnée à la mise en œuvre de
profondes réformes économiques et à l’accord du Conseil
européen. En subordonnant ces achats à l’application
de plans d’ajustement structurel, la BCE perd du même
coup la capacité d’intervenir seule et rapidement alors
même que la vitesse de réaction est essentielle pour la
stabilisation des marchés concernés. L’impact des OMT
est venu du seul effet d’annonce. Il n’y a eu aucun achat
de titres souverains.
Le troisième assouplissement quantitatif massif annoncé en
janvier 2015 de 60 puis de 80 milliards mensuels s’appuie
très largement sur le refinancement des dettes souveraines
détenues par les banques commerciales. Toutefois, ces
dettes souveraines sont cantonnées dans les bilans de la
banque centrale nationale du pays émetteur et non dans
celui de la BCE, afin de préserver la très forte « susceptibilité » allemande sur cette question. Ainsi, en cas de défaut
sur l’exemple de la dette souveraine grecque, il n’y aurait
donc pas de garantie ni de solidarité fédérale (sauf pour
8 % des achats mis à la BCE). Enfin, le rachat des dettes par
pays est proportionnel à la clé de répartition du capital
de la BCE (p. 92) et limité à 33 % de l’émission de chaque
dette. La dette allemande continue donc à être massivement
achetée alors que ses taux d’intérêt sont négatifs jusqu’à
une échéance de six ans et qu’elle n’a aucune difficulté à
être placée.
Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 | 187
Bien que largement utilisée par la Fed et la Banque d’Angleterre, cette politique de rachat des titres de dettes
souveraines est la politique non conventionnelle de la BCE
la plus controversée au sein de l’Eurosystème ; il est vrai
qu’elle entre en contradiction avec l’esprit des statuts de
la BCE. Certes, il peut être affirmé que la BCE, en achetant
des titres déjà émis et donc déjà financés, n’intervient pas
directement dans le financement des États – une pratique
qui lui est formellement interdite par les traités ainsi que
par ses statuts (voir pp. 112-114). Toutefois, la BCE n’est
pas non plus censée faciliter leur accès à un financement
privilégié. Or, en achetant les titres de dette souveraine
déjà émis par des pays membres de la zone euro en grande
difficulté et en les acceptant comme collatéral pour les
opérations de refinancement, malgré leur risque manifeste,
elle envoie un signal clair de financement aux banques
commerciales et de soutien des titres aux marchés financiers. C’est la raison qui explique la démission en 2011
des deux représentants allemands au sein du Conseil des
gouverneurs de la BCE : Axel Weber, l’ancien gouverneur
de la Bundesbank, et Jürgen Stark, l’ancien économiste
en chef. De la même façon, le programme OMT n’a pu
être autorisé par le Conseil des gouverneurs de la BCE
qu’à l’unanimité moins une voix, en contravention avec le
consensus systématiquement affiché par l’institution de
Francfort. Il a suscité la vive opposition de la Bundesbank,
qui a rappelé que « toute socialisation des dettes doit se
faire en passant par les parlements ou les gouvernements
et non par l’action des banques centrales ».
TAUX D’INTÉRÊT NÉGATIFS ET FORWARD GUIDANCE
Normalement, le taux du marché interbancaire, l’Euro
OverNight Index Average (Eonia), converge vers le taux
minimum, payé par les banques, celui des appels d’offres
sur les MRO. Quant au taux plancher, celui de la rémunération des facilités de dépôt, il n’a d’ordinaire pas une grande
importance, hormis pour rémunérer les réserves obligatoires, puisque les banques préfèrent prêter leur excédent
de monnaie « banque centrale » au taux du marché interbancaire Eonia (sur les taux directeurs, voir pp. 156-159).
188 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
Ces différents taux de court terme vont ensuite déterminer
largement les taux d’intérêt de long terme, qui incluent
une prime de risque, notamment liée aux anticipations
d’inflation et des taux courts futurs.
Il en va tout autrement avec les politiques non conventionnelles. Du fait de la politique d’assouplissement quantitatif menée par la BCE, la monnaie « banque centrale » est
devenue très abondante : les banques cherchent à placer
celle-ci sur le marché interbancaire mais, comme ce dernier
est saturé en liquidités, il offre peu de débouchés ; par
conséquent, le taux du marché interbancaire Eonia s’éloigne
du taux des appels d’offres pour converger vers le taux des
facilités de dépôt (taux plancher). De plus, avec la crise, la
BCE a fortement réduit l’écart entre les taux plancher et
plafond, qui est passé de 2 % à 0,65 % en mars 2016.
Le taux directeur de référence, celui d’appel d’offres des
MRO, a été rapidement abaissé de 4,25 % en juillet 2008 à
1 % en avril 2009. Après plusieurs autres baisses, la BCE l’a
fixé à 0 % en mars 2016. La politique de la BCE correspond
aujourd’hui parfaitement aux politiques à taux zéro de
la Fed (Zero Interest Rate Policy, ZIRP). Dès juin 2014, le
taux des facilités de dépôt (c’est-à-dire la rémunération
que touchent les banques en plaçant leurs excédents de
monnaie « banque centrale » à la BCE) est passé en territoire négatif à -0,1 %. Cette politique nouvelle de taux
négatif a été accentuée en septembre 2014 (-0,2 %) puis fin
2015 (-0,3 %), pour atteindre - 0,4 % en mars 2016. Dès lors,
avec l’abondance de liquidité bancaire, le taux du marché
interbancaire, l’Eonia, est devenu négatif dès avril 2015
et se situe à -0,346 en mars 2016. Le taux des facilités de
prêt marginales (taux plafond), fixé à 0,25 %, n’a plus de
réelle signification aujourd’hui.
De plus, avec les refinancements à long terme ciblés sur les
crédits aux entreprises décidés en mars 2016, les TLTRO
(targeted long term refinancing operation), Mario Draghi
a entamé une politique de refinancement à taux négatifs
puisque les banques qui augmenteront leurs encours de
crédits aux entreprises pourront bénéficier d’un taux de
refinancement pouvant descendre à -0,4 %, c’est-à-dire au
Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 | 189
taux des facilités de dépôt. Pour obtenir un refinancement
à taux négatifs, les banques devront augmenter d’au moins
2,5 % leurs encours de crédit aux entreprises par rapport à
la situation du 31 janvier 2016. Ainsi, la BCE subventionne
les crédits des banques aux entreprises pour que la monnaie
banque centrale créée serve à l’économie réelle.
La politique de taux d’intérêt négatifs est la nouvelle
mode des banques centrales, expérimentée en particulier
en Suède, au Danemark et en Suisse.
Enfin, la BCE essaye de modifier la courbe des taux d’intérêt
selon ses échéances puisque les taux d’intérêt importants
pour l’investissement et la relance de l’économie sont les
taux à long terme. Une fois les taux courts à 0 %, la politique monétaire cherche à baisser les taux d’intérêt à long
terme qui restent en général positifs. Pour se faire, la BCE
mène une politique de communication, dite de guidage
prospectif (forward guidance). En annonçant que ce niveau
exceptionnellement bas des taux directeurs sera maintenu
durant une longue période, la BCE essaye d’agir sur les
anticipations pour réduire la prime de risque exigée sur les
taux longs, puisque ceux-ci sont proches de la somme des
taux courts successifs anticipés. Cette démarche permet
de baisser les taux longs au moment où les taux courts
ont atteint une limite à la baisse.
Comme nous le constatons, les cinq politiques monétaires
non conventionnelles cherchent à maintenir le prix des
actifs financiers et à relancer l’économie et l’inflation malgré
la neutralisation de l’instrument principal, c’est-à-dire
lorsque le taux d’intérêt directeur est à zéro.
LE RISQUE PERSISTANT D’UNE CRISE BANCAIRE SYSTÉMIQUE
—— Les politiques non conventionnelles adoptées par la
BCE pour juguler la crise ont certes démontré la capacité
d’innovation et de réaction remarquable de l’institution
de Francfort. Elles ont sans doute permis d’éviter une
crise bancaire majeure ainsi qu’une explosion de l’UEM.
Mais elles ont été finalement incapables de résoudre la
crise des dettes souveraines et les vrais problèmes de la
zone euro qui, toutefois, ne relèvent pas tous directement
190 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
de la politique monétaire. Plus grave encore, elles ne sont
pas sans danger.
DES ÉCARTS DE TAUX ENTRE LES DETTES
SOUVERAINES DE LA ZONE EURO
La question la plus cruciale est de savoir ce que font les
banques commerciales de ces montagnes de monnaie
« banque centrale » qu’elles ont obtenues quasi gratuitement
et à long terme d’autant que les déposer sur leur compte
à la BCE leur coûte, en 2016, 0,4 %. L’objectif initial de la
BCE était d’amener ces banques à acheter massivement
les titres de dette souveraine des pays du sud de la zone
euro en situation de difficulté (ce qu’elle-même ne peut
pas faire), afin de réduire les taux d’intérêt élevés que
connaissent ces pays (Italie, Espagne).
Or, l’expérience semble montrer qu’elles ne le font que
très modérément : mal notés par les agences de notation,
ces titres de dette ne sont pas attractifs pour les banques
commerciales qui seraient obligées, pour les acheter massivement, de constituer de nouvelles réserves de fonds
propres afin de satisfaire aux ratios de solvabilité de la
BRI (voir Gros plan, p. 178). Comme ces réserves de fonds
propres ont un coût élevé et que l’achat d’actifs jugés
risqués dégraderait à nouveau la perception de leur bilan,
les banques commerciales préfèrent aller vers la qualité
(flight to quality) en achetant des titres de dette allemands,
français ou états-uniens, notés par les agences de notation
dans la classe de risque la plus faible.
Cette recherche de qualité conduit à des situations paradoxales puisque les banques commerciales acceptent
d’acheter depuis 2012 des bons du trésor à court et à moyen
termes (jusqu’à 6 ans pour les titres allemands) à un taux
nominal négatif. Il peut sembler absurde que des banques
préfèrent ainsi payer pour prêter à un État ; mais ce choix
a priori irrationnel s’explique par leurs anticipations (la
possibilité de revendre ultérieurement plus cher ces titres
de dette de meilleure qualité si les taux continuent de
baisser), par les ratios de solvabilité de la BRI (qui seront
plus facilement atteints avec des titres de dette mieux
Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 | 191
notés) et par le taux négatif de -0,4 % sur leurs excédents.
Il faut noter que, depuis 2012, les écarts de taux d’intérêt (spreads) sur les dettes souveraines à dix ans se sont
fortement réduits, en particulier pour les titres italiens et
espagnols (voir graphique, p. 169). La politique de la BCE
a donc été efficace même si les écarts existent toujours.
L’émission importante d’une dette souveraine à taux négatifs n’est pas sans risque à terme. Tous ces flux actuels de
titres à taux négatifs formeront avec le temps un stock
obligataire de plus en plus important qui perdra beaucoup
de sa valeur lorsque les taux remonteront, provoquant une
crise obligataire. Plus les politiques d’assouplissement
quantitatif et de taux négatifs dureront longtemps, plus
il sera difficile d’en sortir et de remonter les taux d’intérêt
sans risquer de provoquer une nouvelle instabilité financière. De plus, les épargnants allemands se plaignent de
ces taux faibles qui grèvent le rendement de leur placement
et donc réduisent leur retraite future.
Ainsi, l’existence d’excédents importants de monnaie
« banque centrale » octroyée à long terme (quatre ans) n’est
pas sans risque.
Étant donné les taux négatifs sur leurs excédents, les
banques commerciales pourraient utiliser ces réserves pour
spéculer sur les marchés financiers, ce qui, vu les sommes
en jeu, entraînerait immédiatement le développement d’une
bulle spéculative. Actuellement, les banques commerciales
ont plutôt tendance à utiliser ces excédents de monnaie
« banque centrale » pour acheter des titres peu risqués, ainsi
que des titres étrangers ce qui a provoqué une baisse du
taux de change de l’euro contre le dollar qui est passé de
1,37 début 2014 à 1,10 début 2016. Cette baisse du taux de
change est de nature à relancer les exportations et donc
l’économie mais implique un éventuel risque de change
en cas de reprise de l’euro.
En outre, ces grosses quantités de monnaie « banque centrale » circulent fortement et, du fait de leur mauvaise
répartition, déséquilibrent les échanges monétaires intracommunautaires. Créée à l’origine par la BCE pour refinancer les banques du sud de la zone euro qui connaissent
192 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
des sorties de capitaux vers le Nord et pour dégonfler leur
bilan, cette monnaie « banque centrale » est rapidement
transférée vers les banques du nord de l’Eurozone qui
n’en ont pas vraiment besoin. Comme celles-ci ne font plus
confiance aux banques du Sud et refusent de leur prêter,
la BCE doit continuer cette politique quantitative et porte
à bout de bras les systèmes bancaires du Sud qui pourraient s’effondrer à la moindre anticipation ou annonce
d’une sortie de l’euro. De plus, cela freine fortement le
financement de l’économie par les banques dans les pays
du Sud, ce qui aggrave la récession. Au final, la situation
du système bancaire européen reste asymétrique et n’est
pas stabilisée.
QUELLE EFFICACITÉ POUR LES POLITIQUES
MONÉTAIRES NON CONVENTIONNELLES ?
Les politiques monétaires non conventionnelles de la BCE
ont permis de stabiliser la situation financière et bancaire
mise à mal par la crise de 2007-2008 et certainement de
sauver l’UEM. Elles ont également su réduire et maîtriser
les tensions sur le marché des dettes souveraines de la
zone euro apparues violemment en 2010. Elles ont donc
été un succès à court et moyen termes quant à l’objectif
de stabilisation financière.
Toutefois, plus ces politiques d’abondance de monnaie
banque centrale et de taux d’intérêt zéro, voire de taux
négatifs durent à long terme, plus il sera difficile de les
abandonner sans risquer une nouvelle instabilité financière. En effet, ces politiques augmentent la volatilité sur
les marchés, poussent les banques à prendre des risques
(qui peuvent n’être que financiers d’où un risque de bulle
financière) car les rendements des actifs sans risques sont
nuls et même négatifs et créent un stock d’obligations à
taux très bas qui seront très sensibles à la remontée des
taux d’intérêt. Le risque de créer à terme une nouvelle
bulle spéculative est donc très important.
Ces politiques de stabilisation financière affaiblissent la
politique monétaire, puisque les banques ont obtenu des
quantités extrêmement importantes et à moyen terme de
Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 | 193
monnaie banque centrale, les rendant insensibles à des
variations futures du taux d’intérêt.
C’est ce que nous constatons aux États-Unis où la situation
économique favorable (chômage faible à 4,9 % et inflation
à 1,7 %, malgré le faible prix du pétrole) justifierait en
2016 un taux d’intérêt à plus de 3 %, alors qu’il n’a été
remonté qu’0,5 % fin 2015. Janet Yellen hésite à poursuivre
la hausse, paralysée en partie par le risque de provoquer
une nouvelle instabilité financière. Stabilité financière
et politique monétaire peuvent rapidement devenir des
objectifs conflictuels.
De plus, le système s’habitue à des taux d’intérêt très
faibles, notamment les États, qui verront le coût de leur
dette augmenter brutalement lors de la sortie de ces politiques non conventionnelles. La valeur des obligations
souveraines actuelles chutera. Elles détériorent également
la qualité de l’actif de la banque centrale, pouvant conduire
à des pertes significatives.
La création massive de monnaie banque centrale n’augmente pas automatiquement la masse monétaire en circulation, car seules les banques commerciales créent de
la monnaie. Or, la crise, doublée de la peur de prendre de
nouveaux risques, fait qu’elles en créent actuellement très
peu. Cette monnaie banque centrale sert essentiellement
à assurer les paiements entre banques et à sécuriser leur
actif, mais n’arrive pas à relancer la croissance économique
ou l’inflation.
Ainsi, les politiques monétaires non conventionnelles sont
très décevantes quant aux objectifs de la politique économique. L’inflation est durablement éloignée de la cible des
2 %, l’Union européenne flirtant même avec la déflation. Le
choix des politiques de rigueur et l’absence de coordination
entre une politique monétaire fédérale à dix-neuf et des
politiques budgétaires nationales font que la croissance
économique n’est pas repartie en Europe, contrairement
aux États-Unis. La politique monétaire est totalement
inefficace face aux chocs asymétriques.
Seul l’impact sur le taux de change a amélioré la compétitivité européenne, relancé les exportations et aurait
194 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
dû permettre d’importer de l’inflation, notamment par la
hausse du prix des matières premières importées, si le
pétrole n’avait pas vu sa valeur chuter plus encore que
celle de l’euro vis-à-vis du dollar.
En conclusion, nous en demandons certainement beaucoup
trop à la politique monétaire et les réponses durables
aux problèmes économiques de la zone euro se trouvent
aujourd’hui bien plus à Bruxelles qu’à Francfort.
195
CHAPITRE 2
LES DÉCISIONS PRISES DEPUIS
LA CRISE POUR RENFORCER L’UEM
Les politiques non conventionnelles mises en œuvre par la BCE à partir
de 2008, parfois en contradiction avec ses statuts et les traités européens,
ont certes permis d’atténuer les tensions liées à la crise de liquidité des
banques et à celle des dettes souveraines de la zone euro. Toutefois, elles
n’ont pas mis fin à la crise qui sévit toujours au sein de l’Union économique
et monétaire (UEM) et qui a des causes structurelles. Bien qu’elles aient
entraîné une forte baisse des taux d’intérêt de nature à faciliter la reprise
économique, ces politiques n’ont pas non plus favorisé une confiance
durable des agents économiques.
En réalité, la réponse à cette crise ne peut relever uniquement de la politique monétaire à qui nous demandons trop. Certaines décisions prises
par l’Union européenne (UE) à la suite de la crise financière de 2008 sont
importantes à cet égard, car elles vont dans le sens d’une amélioration
de la coordination des politiques économiques au sein de la zone euro
et jettent les bases d’un véritable gouvernement économique européen.
Nous étudierons ici leur impact sur la BCE.
L’INSTAURATION D’ORGANISMES DE SUPERVISION FINANCIÈRE
—— Le Conseil européen a adopté en 2009 un ensemble de
réformes pour améliorer la supervision financière au sein de
la zone euro. Cependant, celles-ci ne remettent pas en cause
la vision libérale du capitalisme financier et ne cherchent
qu’à en limiter les excès les plus criants en s’appuyant sur
deux niveaux de surveillance (micro et macroprudentiel),
ainsi que sur de nouvelles pratiques moins risquées. Des
mesures ont été prises pour :
– réduire les rémunérations extravagantes des traders,
qui gagnent des primes très élevées quand ils ont spéculé
juste, mais qui ne perdent rien quand ils se sont trompés,
principe qui les pousse à prendre toujours plus de risques ;
– éviter la création de marchés dérivés purement spéculatifs, c’est-à-dire sans utilité pour l’économie réelle. Les
marchés dérivés sont des marchés où l’on n’achète pas
196 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
directement un titre financier, mais où l’on prend une option
sur l’évolution future de ce titre (contrats à terme, options) ;
– imposer à l’émetteur d’actifs titrisés un minimum de
détention (5 %) afin que le preneur de risque en soit aussi
en partie le détenteur. Les actifs titrisés ont en effet un
caractère très risqué. Ils regroupent au sein d’une structure financière ad hoc des créances diverses (souvent des
crédits du même type, comme des crédits automobiles) ;
cette structure est ensuite vendue en parts sur les marchés
financiers. Des parts de fonds titrisés de natures très différentes peuvent ensuite être regroupées à leur tour au
sein de nouvelles structures financières selon des classes
de risques différentes, et être revendues sur les marchés ;
– taxer les transactions financières. Ainsi, une taxe sur les
transactions financières de 0,1 % applicable aux échanges
d’actions et d’obligations et une autre de 0,01 % sur les
contrats dérivés, voulues par la France et l’Allemagne et
décidées en 2011 mais sans cesse reportées, pourraient
être appliquées au plus tôt en 2018 dans le cadre juridique
d’une coopération renforcée entre dix pays au sein de la
zone euro (Allemagne, Autriche, Belgique, France, Espagne,
Grèce, Italie, Portugal, Slovaquie, Slovénie).
Mais ces mesures ne touchent pas à l’essentiel.
LE SYSTÈME EUROPÉEN DE SURVEILLANCE
FINANCIÈRE
Le Système européen de surveillance financière (SESF)
assure la surveillance microprudentielle des banques,
des marchés financiers et des compagnies d’assurances.
À cette fin, trois autorités ont été créées :
– l’Autorité bancaire européenne (ABE), dont le siège est
à Londres ;
– l’Autorité européenne des valeurs mobilières (AEVM),
qui est basée à Paris ;
– l’Autorité européenne des assurances et des pensions
professionnelles (AEAPP), dont le siège se trouve à Francfort.
Leur objectif est de :
– proposer des normes (pour les rémunérations des traders,
par exemple) et des pratiques en matière de régulation et
de surveillance (comme le renforcement des fonds propres) ;
Les décisions prises depuis la crise pour renforcer l’UEM | 197
– d’analyser l’évolution des marchés pour détecter notamment d’éventuelles bulles spéculatives ;
– de favoriser la protection des déposants et des épargnants
en limitant les pratiques et les techniques trop risquées.
LE COMITÉ EUROPÉEN DU RISQUE SYSTÉMIQUE
Dans un rapport de 2009, le groupe d’experts sur la supervision financière européenne mandaté par la Commission
européenne et présidé par Jacques de Larosière, ancien
directeur du FMI, avait recommandé la création d’un Comité
européen du risque systémique (CERS) (voir Ce que disent
les textes, p. 199). Placé sous l’égide de la BCE, le CERS,
finalement créé le 16 décembre 2010, est essentiellement
composé du Conseil général de la BCE, des présidents
de l’ABE, de l’AEVM, de l’AEAPP et de la Commission
européenne.
Le CERS a en charge la surveillance macroprudentielle avec
pour objectif de prévoir et de réduire les risques de crise
systémique qui jusque-là n’étaient pas pris en compte.
L’ensemble du secteur financier est analysé : banques, assurances, fonds de pension, shadow banking,… Mais contrairement à son homologue américain le FSOC (Financial
Stability Oversight Council) qui dépend du Trésor et a des
pouvoirs de sanction, le CERS s’appuie sur la prévention et
sur des recommandations qui ne sont pas contraignantes.
Le CERS est logé à la BCE et présidé par son Président,
Mario Draghi, ce qui institutionnalise la fin de la séparation mais peut poser de sérieux problèmes d’arbitrage au
président de la BCE. En effet, certaines politiques monétaires peuvent entrer en contradiction avec la recherche
de stabilité financière, comme le dernier QE qui peut être
à l’origine d’une nouvelle bulle financière.
Cinq causes du risque systémique ont été identifiées et
donnent lieu à autant d’objectifs intermédiaires pour la
surveillance macroprudentielle :
– la croissance excessive du crédit et l’effet de levier comme
canal d’amplification ;
– l’asymétrie excessive des maturités entre l’actif et le
passif et le risque de liquidité (situation où le passif est à
198 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
court terme et instable, tandis que l’actif est illiquide, ce
qui peut conduire les banques à ne pouvoir se refinancer) ;
– la concentration de l’exposition au risque, notamment
concentration sectorielle ou géographique, d’où une vulnérabilité aux chocs soit directement par des effets de
bilan ou indirectement par la vente en urgence d’actifs
de marché ;
– l’asymétrie des incitations qui renforce l’aléa moral, en
particulier les établissements trop gros pour faire faillite ;
– les infrastructures financières, notamment tout ce qui
facilite le développement du hors-bilan ou des marchés
de gré à gré.
La politique macroprudentielle s’appuie sur quatre étapes
qui s’enchaînent : des indicateurs ont été construits pour
mesurer les cinq risques identifiés ; à partir de ces indicateurs, des instruments (ratio, procédures, seuils limites,
garanties,…) ont été déterminés et calibrés pour les réduire ;
lorsque des indicateurs passent au rouge, une politique
activant ces instruments est mise en œuvre ; enfin la politique est évaluée et éventuellement ajustée.
Toutefois, cette vision s’appuie sur la prévention et des
recommandations à partir de risques déjà identifiés alors
que les canaux d’une nouvelle crise sont rarement les
mêmes que ceux de la précédente. De plus, combien de
divisions au CERS face à une nouvelle bulle spéculative ?
Les avis et recommandations n’étant pas contraignants,
seule la crédibilité du processus et le poids de la BCE
peuvent pousser les intervenants financiers à changer leur
comportement. Mais à quel rythme ? En effet, une bulle
financière, même détectée, se développe rapidement, car les
financiers peuvent rationnellement en profiter persuadés
de sortir à temps du marché et plus la bulle gonfle plus
l’éclatement est dangereux. Ainsi, Greenspan, en 1998 avec
la bulle technologique, et en 2004 avec la bulle immobilière, a alerté largement les marchés, parlant d’exubérance
irrationnelle sans que cela ne calme le moins du monde
l’ardeur des spéculateurs, spéculateurs qui savent d’ailleurs
également gagner quand tous les marchés chutent. Face à
des crises financières que Minsky a montrées endogènes,
Les décisions prises depuis la crise pour renforcer l’UEM | 199
nous devons rester très prudents sur des mécanismes de
signalement qui ne changent pas profondément le mode
de fonctionnement du capitalisme financiarisé.
Si la surveillance macroprudentielle constitue un net
progrès, nous restons dubitatifs sur sa capacité non pas
à détecter mais à stopper une bulle financière. Un forum
commun macroprudentiel (BCE plus le Comité de supervision du MSU) dont la première réunion a eu lieu le 18 mars
2015 se réunit tous les trimestres à la BCE pour traiter de
surveillance macroprudentielle.
CE QUE DISENT LES TEXTES
la distinction entre surveillances
microprudentielle
et macroprudentielle
« L’expérience des dernières années a mis en lumière l’importante
distinction qu’il y a lieu de faire entre la surveillance microprudentielle et la surveillance macroprudentielle. Elles sont étroitement
liées, tant par leur nature que par leur fonctionnement. Elles sont
toutes deux indispensables. […]
[Le] principal objectif [de la surveillance microprudentielle] est
de surveiller la situation d’un établissement financier donné et
de limiter ses difficultés, protégeant ainsi les clients de l’établissement en question. […]
L’objectif de la surveillance macroprudentielle est de limiter les
difficultés du système financier dans son ensemble afin de protéger l’économie générale de pertes importantes en termes de
produit réel. Si la défaillance d’un seul établissement financier
peut en théorie entraîner des risques pour le système financier
si cet établissement occupe une place assez importante par
rapport au pays concerné et/ou possède de multiples filiales/
succursales dans d’autres pays, des risques systémiques mondiaux
beaucoup plus importants résultent de l’exposition commune
aux mêmes facteurs de risque de nombreux établissements
financiers. L’analyse macroprudentielle doit donc accorder une
attention particulière aux chocs communs ou corrélés et aux chocs
touchant les parties du système financier déclenchant des effets
contagieux par entraînement ou par rétroaction.
200 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
La surveillance macroprudentielle ne peut avoir de sens que si
elle peut d’une manière ou d’une autre avoir des effets sur la
surveillance au niveau micro, tandis que la surveillance microprudentielle ne peut réellement protéger la stabilité financière
qu’en tenant compte d’une manière appropriée des évolutions
observées au niveau macro. […] Les mécanismes actuels de la
surveillance dans l’UE accordent trop d’importance à la surveillance individuelle des établissements et pas assez à l’aspect
macroprudentiel. »
Source : Rapport du groupe d’experts sur la supervision financière européenne, dirigé par Jacques de Larosière, février 2009, pp. 43-44 (extraits).
LA MISE EN PLACE DE DISPOSITIFS DE GESTION
DES CRISES FINANCIÈRES
DEUX DISPOSITIFS TRANSITOIRES :
LE FESF ET LE MESF
En mai 2010, l’Union européenne a décidé de débloquer
500 milliards d’euros pour venir en aide à certains de ses
États membres en grande difficulté. Ce mécanisme d’urgence
comportait les trois éléments suivants :
– le Fonds européen de stabilité financière (FESF), hébergé
au Luxembourg par la Banque européenne d’investissement (BEI) et doté en 2011 d’une capacité d’intervention
effective de 440 milliards d’euros ;
– le Mécanisme européen de stabilisation financière
(MESF) est un fonds communautaire de soutien, garanti
sur le budget de l’Union et donnant à la Commission une
capacité de prêt de 60 milliards d’euros pour venir en aide
aux États membres de l’UE ;
– des prêts du Fonds monétaire international (FMI) à
hauteur de 250 milliards d’euros.
L’ensemble de ce dispositif temporaire, qui représentait
une capacité de soutien de 750 milliards d’euros a cessé
d’accorder des prêts en 2013.
Les décisions prises depuis la crise pour renforcer l’UEM | 201
UN DISPOSITIF PERMANENT : LE MES
Décidé dès décembre 2010 par le Conseil européen en pleine
crise de la dette grecque, le Mécanisme européen de stabilité
(MES) a été institué par le biais d’un traité intergouvernemental signé le 2 février 2012 par les États membres de
la zone euro et entré en vigueur le 27 septembre 2012. Le
MES est venu remplacer le FESF et le MESF.
Il s’agit d’une organisation intergouvernementale siégeant
à Luxembourg, qui dispose :
– d’un Conseil des gouverneurs, composé des ministres
des Finances des États membres de la zone euro, aux
réunions duquel le commissaire européen en charge des
affaires économiques et monétaires ainsi que le président
de la BCE peuvent assister en tant qu’observateurs ; les
décisions les plus importantes se prennent à l’unanimité
(soutien à un État membre du MES ; choix des instruments,
des conditions et des termes de ce soutien, etc.), les autres
à la majorité qualifiée (admission d’un nouveau membre
du MES ; désignation d’un directeur général ; approbation
des comptes annuels, etc.) ;
– d’un Conseil d’administration, composé d’administrateurs nommés par chaque État membre de la zone euro en
raison de leurs compétences reconnues dans les affaires
économiques et financières et auquel peuvent assister en
tant que simples observateurs des représentants désignés
par la Commission européenne et la BCE ; les décisions s’y
prennent à la majorité qualifiée ;
– d’un directeur général responsable de la gestion quotidienne du MES, nommé pour cinq ans (actuellement
l’Allemand Klaus Regling) ;
– d’un capital autorisé de 700 milliards d’euros selon la
même clé de répartition que celui de la BCE.
Afin d’offrir une aide d’urgence aux États membres de la
zone euro se trouvant en grande difficulté, le MES dispose
d’une capacité de prêt effective de 500 milliards d’euros.
Ses prêts bénéficient « du statut de créance privilégiée, qui
ne sera inférieur qu’à celui du FMI », c’est-à-dire qu’ils
202 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
doivent être remboursés en priorité avant les créances des
émetteurs privés.
Le MES peut aussi acheter de la dette primaire (c’est-à-dire
des titres de dette nouvellement émis) des États membres
de la zone euro respectant le Pacte budgétaire européen
(voir section suivante), sous réserve d’un accord unanime
des pays membres et dans le cadre de strictes conditionnalités acceptées par les États bénéficiaires. L’achat de dettes
publiques par la BCE dans le cadre de son programme OMT
est par ailleurs conditionné à l’accord préalable du MES.
Ces aides sont toutefois soumises à des conditions rigoureuses : pour les obtenir, l’État membre insolvable doit
négocier un plan de restructuration global avec ses créanciers privés dans le cadre de clauses d’action collective
(clauses visant à faciliter les restructurations de dette) afin
de revenir à un endettement supportable. La question de
sa solvabilité est examinée sur la base des analyses de la
Commission européenne, du FMI et de la BCE (la « troïka »).
La mise en place du MES représente par conséquent une
forme de solidarité financière entre les États membres de
la zone euro. Toutefois, cette solidarité est toute relative,
car les prêts accordés se feront au taux d’intérêt acquitté
par le MES sur les marchés pour se financer, plus une
marge de 2 %, elle-même augmentée de 1 % après trois
ans. Ainsi, l’État membre de la zone euro concerné paiera
cette solidarité au prix fort – ce qui est difficile à justifier
économiquement et politiquement. Officiellement, il s’agit
d’éviter tout effet d’aubaine qui pousserait les membres de
la zone euro à vouloir se financer par le MES plutôt que par
les marchés. Mais comme ce financement s’adresse avant
tout aux pays en difficulté ayant obtenu l’aval du MES, il
aurait été plus simple de refuser l’octroi de cette aide aux
pays n’ayant pas réellement besoin de ce financement et
de l’accorder sans supplément de 2 % aux autres. En effet,
en période de crise, l’urgence est de réduire les écarts de
taux d’intérêt.
Les décisions prises depuis la crise pour renforcer l’UEM | 203
VERS UN SURCROÎT DE FÉDÉRALISME ?
L’ADOPTION DU TRAITÉ SUR LA STABILITÉ,
LA COORDINATION ET LA GOUVERNANCE
Le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) au sein de l’UEM, appelé plus communément
« Pacte budgétaire européen », a été signé le 2 mars 2012
par vingt-cinq États membres de l’UE (le Royaume-Uni et
la République tchèque ayant choisi de ne pas y participer).
Il vise à améliorer la gouvernance économique de l’Union
en coordonnant mieux les politiques budgétaires des États
membres (en particulier ceux de la zone euro) et prévoit
la mise en œuvre de règles plus contraignantes, telle la
« règle d’or », pour maintenir ou garantir un retour de ces
derniers à l’équilibre budgétaire (voir Points de vue, p. 206).
Afin d’améliorer la gouvernance de la zone euro, des
sommets informels de la zone euro sont institués, qui se
tiennent au minimum deux fois par an et auxquels participent le président de la Commission européenne et le
président de la BCE.
Par ailleurs, le dispositif du « Semestre européen » est mis
en place. Il commence chaque année au mois de janvier avec
la publication de l’examen annuel de la croissance, qui est
ensuite discuté notamment au Parlement européen avant
le Conseil européen du mois de mars. Les États membres
doivent alors identifier les principaux défis auxquels fait
face l’UE et formuler leurs stratégies budgétaires à moyen
terme. Dans le même temps, ils élaborent leurs programmes
nationaux de réforme (PNR) indiquant les mesures qu’ils
comptent prendre pour renforcer leurs politiques dans des
domaines tels que l’emploi, la recherche, l’énergie, l’innovation ou l’inclusion sociale. Les orientations stratégiques
et les PNR doivent être transmis chaque année au mois
d’avril à la Commission européenne. Sur la base de ces
programmes et de l’évaluation qu’en fait la Commission, le
Conseil formule des orientations pour chaque État membre
au mois de juillet. Dans son évaluation, la Commission
s’assure du réalisme macroéconomique des programmes
présentés et contrôle que les principaux défis en termes de
204 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
consolidation fiscale, de compétitivité ou encore de déséquilibres sont bien pris en compte. Ces orientations politiques sont ainsi présentées avant que les États membres
n’aient finalisé leur projet de budget pour l’année suivante.
Pour mieux coordonner les politiques économiques au sein
de l’Union européenne, le Pacte budgétaire européen crée
également des chaînes d’alerte sur la situation des États
membres grâce à l’examen de divers indicateurs comme
le déficit commercial, la productivité, le coût du travail,
le niveau des taux d’intérêt et de la dette.
Des règles et des mécanismes de correction automatique
sont institués pour éviter tout dérapage des finances
publiques : si un État présente un déficit structurel de
3 % de son PIB, il devra ramener l’année suivante ce déficit
à 2 %, et donc faire des économies de l’ordre de 1 % de PIB.
Ces mécanismes de correction automatique doivent permettre à l’État membre concerné de revenir à l’équilibre
budgétaire structurel, correspondant à un déficit de 0,5 %
du PIB. En cas de dépassement du niveau d’endettement
maximum (60 % du PIB) et pour éviter des sanctions, l’État
concerné devra réduire l’écart entre son niveau de dette et
la barre des 60 % à un rythme moyen d’un vingtième par an.
En cas de déficit excessif persistant, l’État doit présenter au
Conseil et à la Commission un programme de partenariat
budgétaire et économique comportant une description
détaillée des réformes structurelles à établir et à mettre
en œuvre pour assurer une correction effective et durable
de son déficit excessif. Ce programme fera ensuite l’objet
d’un suivi de la part de la Commission, conformément aux
procédures de surveillance existantes du Pacte de stabilité
et de croissance.
Enfin, le TSCG cherche à donner aux pays prêteurs des
garanties sur les pays emprunteurs. Dans ce but, il veut
assurer une certaine cohérence entre ses dispositions,
celles du MES et les politiques monétaires menées par la
BCE : ainsi, un État membre qui refuse les contraintes du
TSCG s’exclut de toute aide du MES et de la BCE.
Les décisions prises depuis la crise pour renforcer l’UEM | 205
L’UNION BANCAIRE
Les avantages attendus d’une telle union
L’instauration de l’Union bancaire présente de nombreux
avantages pour la zone euro :
– elle évite les collusions entre les banques, les régulateurs
nationaux et les États membres ;
– le transfert de la supervision bancaire au niveau de
la BCE permet au MES de recapitaliser directement les
banques sans passer par les États membres ;
– elle cherche à casser le cercle vicieux entre la perte de
confiance dans les finances publiques des États membres
et la perte de confiance dans les banques (affaiblissement
des banques possédant des titres de dette souveraine, à
la suite de la dégradation de ces titres par les agences de
notation, comme en Grèce ou en Italie ; affaiblissement des
États amenés à recapitaliser massivement leur secteur bancaire malade, comme en Irlande, en Espagne ou à Chypre) ;
– elle permet d’offrir aux ménages une garantie européenne
des dépôts afin de prévenir les paniques bancaires (bank
run) et d’instaurer un mécanisme de résolution des crises.
Les avancées obtenues, malgré des obstacles persistants
L’union bancaire, qui constitue un pas vers plus de fédéralisme européen, a été décidée en 2012 et comprend trois
piliers.
Premièrement, un mécanisme de supervision unique (MSU)
dirigée par Danièle Nouy, est entré en vigueur en novembre
2014. Il est en charge notamment des stress test et du
contrôle microprudentiel des grandes banques, celles dont
le bilan dépasse 30 milliards d’euros, soit environ 150 à
200 banques concernées sur les quelque 6 000 banques que
compte la zone euro. Quant aux autres banques, censées
ne pas présenter de risque systémique, elles resteront
sous la supervision des autorités nationales, généralement
des BCN. Les stress tests sont des simulations de chocs
macroéconomique ou financier afin de tester la solidité du
bilan des banques. En cas de non-réussite au test, la BCE
pourra exiger une augmentation des fonds propres ou des
mesures adéquates pour réduire l’exposition au risque.
'' POINTS DE VUE
vers quel type de fédéralisme ?
Le TSCG marque sans conteste un retour au « point de vue du Trésor »,
c’est-à-dire à la pure orthodoxie budgétaire libérale qui considère
que les finances d’un État doivent toujours être à l’équilibre – un
point de vue que John Maynard Keynes avait jugé en son temps
responsable de l’aggravation de la crise de 1929.
En effet, chaque État signataire du TSCG s’engage à inscrire « au
moyen de dispositions contraignantes et permanentes, de préférence
constitutionnelles, ou dont le plein respect et la stricte observance tout
au long des processus budgétaires nationaux sont garantis de quelque
autre façon » une « règle d’or » budgétaire (art. 3 TSCG). L’équilibre
budgétaire y est défini comme un déficit structurel à moyen terme
de 0,5 % du PIB (c’est-à-dire « corrigé des variations conjoncturelles »
et « des mesures ponctuelles et temporaires »), sachant qu’un déficit
peut très bien résulter d’une conjoncture défavorable.
Si un État ne respecte pas cette règle d’or, il peut être sanctionné
par la Cour de justice de l’Union européenne, qui « peut lui infliger
le paiement d’une amende forfaitaire ou d’une astreinte adaptée aux
circonstances et ne dépassant pas 0,1 % de son PIB ».
De plus, les États membres de la zone euro « s’engagent à appuyer
les propositions ou recommandations soumises par la Commission
européenne lorsque celle-ci estime qu’un État membre de l’Union
européenne dont la monnaie est l’euro ne respecte pas le critère du
déficit dans le cadre d’une procédure concernant les déficits excessifs »,
sauf s’il est « établi » qu’une majorité qualifiée d’entre eux est contre
(art. 7 TSCG). En l’absence d’opposition d’une majorité qualifiée
d’États membres au sein du Conseil, l’État concerné peut se voir
appliquer des sanctions allant de 0,2 à 0,5 % de son PIB pour déficit
excessif, absence d’action suivie d’effets ou non-respect d’une mise
en demeure de la Commission.
Dans ce cadre, les Parlements nationaux voient donc leur prérogative budgétaire réduite. Le TSCG constitue également une perte de
souveraineté budgétaire ainsi qu’un pas en avant vers un fédéralisme
de type ordolibéral d’un genre particulier. Ce « fédéralisme tutélaire »
(Dévoluy, 2012) s’appuie sur le respect de règles d’équilibre budgétaire et leur contrôle par l’intermédiaire d’institutions indépendantes
(à l’instar du Haut Conseil des finances publiques en France), et
non sur des mécanismes de solidarité budgétaire financés par un
véritable budget européen.
Les décisions prises depuis la crise pour renforcer l’UEM | 207
Même si cette supervision unique s’appuiera largement sur
les compétences et le travail des banques centrales nationales, la BCE développera un cadre européen commun de
contrôle et de présentation des bilans et hors bilan, la crise
de 2008 ayant révélé de très fortes disparités nationales et
parfois une certaine collusion entre la classe politique et
les banques défaillantes. L’indépendance de la BCE devrait
être ici une garantie d’efficacité.
Deuxièmement, à partir de janvier 2016, un mécanisme
de résolution unique bancaire (MRU), non intégré à la
BCE, mettra en priorité à contribution tous les acteurs
privés (actionnaires) en cas de crise selon le principe du
renflouement interne (bail-in) complété par un Conseil de
résolution unique pour gérer la liquidation des banques.
Il sera assorti d’un fonds de résolution commun abondé
par le secteur bancaire (55 milliards en 2024).
Troisièmement, un fonds de garantie fédéral des
dépôts européens devrait être créé… vers 2025. La garantie des dépôts par la BCE pose un problème aux autorités
politiques allemandes qui ne veulent pas être engagées
sur un risque non mesurable ex ante, l’Allemagne étant le
premier actionnaire de la BCE. Toutefois, l’Union bancaire
harmonise dès le 1er janvier 2016 les systèmes nationaux
de garantie des dépôts à hauteur de 100 000 euros par
compte courant, plus 70 000 euros par compte titre, plus
la garantie sur certains comptes propres à des États (par
exemple le Livret A en France), plus une garantie supplémentaire de 500 000 euros par compte en cas de versement
exceptionnel à la suite par exemple d’un héritage ou de la
vente d’un bien immobilier.
L’objectif de l’union bancaire est de sortir de la spirale
infernale entre la défiance à l’égard des États et des banques
de chaque pays : lorsqu’un État éprouve des difficultés à
se financer et que sa dette est dégradée, ses banques sont
tirées vers le bas, comme en Grèce. À l’inverse, des secteurs
bancaires malades dégradent les finances publiques par
les recapitalisations nécessaires, comme en Irlande ou en
Espagne. L’union bancaire cherche à éviter les collusions
entre les banques, les régulateurs nationaux et les États.
208 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
Le transfert de la supervision bancaire à la BCE permet
au MES de recapitaliser directement les banques sans
passer par les États.
Mais une union bancaire crédible nécessite une plus forte
solidarité budgétaire et donc un débat sur l’union politique
et une meilleure gouvernance européenne.
—
Les décisions prises depuis la crise de 2008 par les dirigeants de l’UE vont dans le sens d’une meilleure coordination des politiques économiques, d’une certaine solidarité
européenne et d’une avancée vers le fédéralisme, en particulier au sein de la zone euro.
Elles tendent aussi à renforcer le rôle de la BCE en lui
confiant l’Union bancaire et la direction du Comité européen du risque systémique.
Toutefois, le saut fédéral que semble faire l’Union européenne à l’occasion de la crise est fortement teinté de
l’ordolibéralisme allemand. Il se fonde sur le respect de
règles garanti par des autorités indépendantes et sur
l’affirmation d’objectifs libéraux (stabilité des prix et
équilibre budgétaire). Dans le même temps, la perte de
pouvoir budgétaire des États membres n’est pas compensée
par le renforcement du pouvoir budgétaire européen, qui
seul serait capable d’assurer une solidarité et un rééquilibrage macroéconomique en Europe. Autrement dit, après
avoir soustrait aux États membres la politique monétaire
pour la confier à la BCE, on retire maintenant à ceux-ci la
politique budgétaire, en la neutralisant par le biais d’un
mécanisme de retour automatique à l’équilibre de moyen
terme, sans qu’une autorité budgétaire supranationale
n’émerge dans le même temps.
Si l’Europe s’est finalement dotée d’outils capables de
contenir la crise des dettes souveraines de la zone euro
et a adopté une très timide régulation financière, elle n’a
en revanche pas remis en cause le cadre réglementaire
du capitalisme financier qui est pourtant à l’origine de
la crise de 2008, mais également de celle des dettes souveraines. La crise étant essentiellement structurelle, les
Les décisions prises depuis la crise pour renforcer l’UEM | 209
difficultés devraient rapidement resurgir et la zone euro
n’est pas encore assurée d’y résister. Le traitement de la
crise grecque en est un exemple. Il y a donc fort à parier
que d’autres réformes seront nécessaires pour rendre viable
à long terme la zone euro, en particulier l’émergence d’un
véritable fédéralisme budgétaire.
210
CHAPITRE 3
QUEL AVENIR POUR LA BCE
ET L’UEM ?
Si la BCE a plutôt bien joué son rôle entre 1999 et 2008, la crise venue des
États-Unis a déstabilisé l’UEM, dégradé la situation économique de ses États
membres et a clairement montré que l’euro était une monnaie incomplète.
Aujourd’hui, le processus d’intégration européenne se trouve une nouvelle
fois à la croisée des chemins. Soit l’Union puise dans cette crise la volonté
d’aller plus avant et d’innover pour remédier aux défauts congénitaux de
l’UEM, soit les tentations souverainistes pourraient mettre fin à cette expérience monétaire unique. L’Europe communautaire aurait alors beaucoup
de mal à trouver un second souffle. S’il est acquis que les institutions
européennes, et tout particulièrement la BCE, doivent évoluer, on peut se
demander néanmoins dans quelle direction et à quelle fin ? En définitive,
c’est à nouveau la question de la finalité du projet européen qui est posée.
Alors qu’on s’interroge sur l’avenir de la zone euro, trois visions du projet
européen s’affrontent : déjà concurrentes lors de l’élaboration du traité
de Maastricht, les traditions souverainiste, européiste et ordolibérale
défendent chacune un scénario d’évolution différent. Les scénarios ordolibéral et souverainiste paraissent politiquement les plus probables, mais
ils sont économiquement les moins satisfaisants ; tandis que le scénario
d’une Europe véritablement fédérale serait sans doute d’une efficacité
économique supérieure, mais – dans les conditions présentes – il semble
politiquement utopique.
SCÉNARIO N° 1 : UNE UNION ORDOLIBÉRALE À LA RECHERCHE
D’UN IMPOSSIBLE ÉQUILIBRE
—— Pour l’heure, un compromis relatif semble s’être dégagé
au fil des développements de la crise de la zone euro en
faveur du renforcement du point de vue ordolibéral,
défendu en particulier par l’Allemagne. À l’avenir, ce scénario demeure politiquement le plus probable, puisqu’il
a déjà été largement entamé avec l’adoption du traité sur
la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG ; voir
pp. 202-203).
Quel avenir pour la BCE et l’UEM ? | 211
APPLIQUER AUX POLITIQUES BUDGÉTAIRES
LES PRÉCEPTES DE L’ORDOLIBÉRALISME
Sur les questions monétaires, Berlin continue d’exercer
en Europe un véritable leadership. La nouvelle génération
d’hommes et de femmes politiques allemands estime ne plus
avoir de compte à rendre à l’Europe sur la Seconde Guerre
mondiale et considère qu’en tant que première puissance
économique et premier financier de l’UE, il est légitime
qu’elle ait un rôle déterminant dans la résolution de la
crise actuelle. Pour Berlin, les recettes qui ont fonctionné
en Allemagne, devraient marcher ailleurs et être mises en
œuvre au niveau européen. Enfin, l’approche ordolibérale
présente un intérêt considérable dans une Union élargie
à vingt-huit membres : elle permet d’obtenir un accord
politique plus facilement car elle se contente d’imposer
quelques règles communes ainsi que des mécanismes
de coordination assez légers, sans imposer des pertes
de souveraineté aussi importantes que ne le ferait une
authentique approche fédérale.
L’ordolibéralisme, qui a présidé à la naissance de la BCE
et déterminé les fondements de la politique monétaire de
l’Eurosystème, serait ainsi généralisé à la politique budgétaire de la zone euro. Cette évolution marquerait l’application au domaine budgétaire des principes régissant la
politique de la BCE. Le statut de la BCE en sortirait renforcé.
Toutefois, afin de parvenir à un consensus et de recueillir
l’assentiment des États membres les plus réticents à tout
abandon supplémentaire de souveraineté, ce scénario ne
prévoit pas la création d’une véritable institution fédérale
en charge de l’ordre budgétaire européen (sur le modèle
de la BCE dans le domaine monétaire), mais la mise en
œuvre d’un fédéralisme budgétaire intergouvernemental.
Le TSCG signé le 2 mars 2012 consacre cette approche : il
ne prévoit aucun renforcement du budget de l’Union, qui
est voté obligatoirement à l’équilibre et ne peut dépasser 1 % du PIB européen, ni même un budget propre à la
zone euro ; il ne prévoit pas davantage de convergence
fiscale. En revanche, il instaure une règle d’or d’équilibre
budgétaire structurel à moyen terme au niveau des États
212 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
membres, inscrite dans des textes nationaux ayant une
portée contraignante (comme la Constitution), dont le
respect est contrôlé par des institutions indépendantes
au niveau national, sous la surveillance de la Commission
européenne au travers notamment du Semestre européen.
Ce faisant, deux des notions fondamentales de l’ordolibéralisme (à savoir l’équilibre des finances publiques
et le respect de règles intangibles) se voient aujourd’hui
gravées dans le marbre législatif des États membres de
l’Union – un retour anachronique à l’orthodoxie libérale
des années 1920…
RÉSOUDRE LA CRISE DES DETTES SOUVERAINES
PAR L’ORTHODOXIE BUDGÉTAIRE
L’idée sous-jacente est simple : puisque la monnaie unique
a mis fin aux crises de change, aux problèmes de financement des déséquilibres commerciaux et aux dévaluations
compétitives, mais que les attaques spéculatives se sont
aujourd’hui déplacées vers les titres de dettes souveraines
de la zone euro, il suffit de supprimer ces dettes ou, tout
au moins, de les réduire de manière très significative, pour
résoudre le problème. Les États membres ne prêteraient
plus alors le flanc aux attaques spéculatives des marchés
financiers.
Une idée simple, voire simpliste car elle méconnaît la
réalité d’une monnaie dans un espace économique. Ce
n’est pas en supprimant ses symptômes que l’on soigne
la maladie congénitale de l’organisation monétaire européenne. En effet, dans une union monétaire comme l’UEM,
la monnaie ne joue plus le rôle d’amortisseur en cas de
trajectoires divergentes des économies nationales, ce qui
conduit les États à utiliser la politique budgétaire comme
variable d’ajustement. En l’absence de mécanismes efficaces de coordination et solidarité au niveau européen,
les déficits publics qui découlent des politiques budgétaires expansionnistes peuvent avoir un rôle positif à court
terme, mais sont déstabilisateurs à moyen terme, tout en
étant incapables de résoudre suffisamment rapidement
les déséquilibres structurels au sein de la zone euro. En
Quel avenir pour la BCE et l’UEM ? | 213
supprimant ce second amortisseur, on évitera peut-être de
nouvelles crises des dettes souveraines, mais on ne réglera
pas les trajectoires divergentes des États membres, qui ne
se rapprocheront pas par miracle sans un mécanisme de
convergence économique structurelle.
UN AJUSTEMENT STRUCTUREL TROP VIOLENT
ET DIFFICILE À FAIRE ACCEPTER SOCIALEMENT
Toute monnaie reflète la puissance économique et la cohésion sociale de son espace monétaire. Avant la création
de l’UEM, les monnaies nationales jouaient ce rôle de
socialisation et de représentation d’un espace homogène
parce qu’une fiscalité unique, un compromis social et les
instruments de rééquilibrage budgétaire, monétaire et
industriel existaient. Depuis la création de l’UEM, l’euro est
une monnaie incomplète car elle ne peut jouer ce rôle. Il ne
peut représenter de manière homogène une zone monétaire
où dix-neuf pays, espaces budgétaires, fiscaux et légaux
demeurent distincts et connaissent des niveaux de développement et de compétitivité divergents sont pris dans
une concurrence notamment fiscale et salariale mortifère.
Croire, comme les promoteurs du scénario ordolibéral, que
l’ajustement peut se faire en interne par les seuls coûts
du travail et la flexibilisation de son marché est absurde :
le choc de demande est alors si violent que la croissance
s’effondrera avant que les avantages de compétitivité (qui
dépendent d’ailleurs plutôt de la densité de l’innovation et
de la modernité d’un système productif) ne puissent améliorer la situation. Et comme tout le monde le fait en même
temps, les avantages relatifs s’annulent. Ces politiques
maintiendront une croissance faible, un chômage élevé
et mal réparti, et elles entretiendront une tension entre
les États de la zone euro. Puisque ni le taux de change,
ni l’équilibre de la balance commerciale, ni les politiques
monétaire et budgétaire ne peuvent plus être des variables
d’ajustement à court et moyen termes, les déséquilibres se
feront directement sentir au niveau des variables réelles
(chômage, désindustrialisation, exode de population ou
taux de croissance économique) et financières (fuite des
214 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
capitaux). Le rééquilibrage ne pourra passer que par des
politiques structurelles de long terme, toujours très difficiles à définir et à mettre en œuvre rapidement et très
coûteuses socialement.
Si ce scénario est politiquement le plus probable, il ne
peut constituer qu’une solution à court et à moyen termes.
À défaut de quoi, le fédéralisme ordolibéral maintiendra l’Union européenne dans une situation de croissance
faible, de tensions sociales et de déséquilibre interne de
développement, assez peu propice à son maintien dans
l’économie mondiale. Une minorité d’États membres profitera de l’euro pour améliorer leur compétitivité, tandis
que la majorité d’entre eux sera contrainte à mener des
politiques d’austérité et de dumping social ou fiscal pour
combler leur retard. Il serait étonnant que les peuples
acceptent d’emprunter longtemps ce chemin escarpé de
la construction européenne. À long terme, un tel scénario
n’apparaît pas viable. Les peuples le refuseront et l’espérance protectrice du repli nationaliste sera renforcée
SCÉNARIO N° 2 : LA TENTATION DU SOUVERAINISME MONÉTAIRE
SORTIR DE LA ZONE EURO ET REVENIR
AUX MONNAIES NATIONALES
Dans les périodes de crise, on constate généralement une
tendance des populations à se replier sur elles-mêmes et à
se laisser séduire par les discours nostalgiques (le mythe
d’un âge d’or perdu), souverainistes, voire nationalistes.
La nation apparaît la seule capable de protéger face aux
risques multiples du monde moderne. Cette tendance est
aujourd’hui nettement repérable des deux côtés de l’échiquier politique :
– à droite, les libéraux souverainistes, suivant l’exemple
britannique, ont toujours défendu la vision d’une Europe
réduite à un grand marché unique, au sein duquel chaque
État membre conserverait sa souveraineté (notamment
monétaire) et serait à l’abri des intrusions d’une entité
supranationale. Quant aux nationalistes, ils n’ont jamais
accepté une construction européenne dans laquelle les
Quel avenir pour la BCE et l’UEM ? | 215
nations pourraient se dissoudre ; ce point de vue est défendu
notamment en France par le Front national et par les
dissidents souverainistes de l’Union pour un mouvement
populaire (UMP) ;
– à gauche, les souverainistes interventionnistes soutiennent la construction européenne, mais ils pensent que
celle-ci devrait favoriser l’émergence prioritaire d’une
Europe sociale et solidaire. Ils s’appuient sur les exemples
danois et suédois pour dire qu’une autre Europe est possible sans les contraintes de la monnaie unique. Certains
considèrent que le niveau national est le seul à même
de défendre un projet social qui ne soit pas corrompu
par la pensée ordolibérale qui imprègne les traités et les
institutions communautaires. D’autres soutiennent que
l’Union européenne doit changer radicalement de modèle
économique et adopter une politique plus interventionniste,
protectionniste et solidaire au service des peuples. Ce
point de vue est défendu en France par le Front de gauche
et l’aile gauche du Parti socialiste.
Quelles que soient leurs différences, tous les souverainistes
se rejoignent au moins sur un point : seule la disparition de
l’euro peut mettre fin à la domination de la pensée libérale,
ainsi qu’aux politiques de rigueur et de dépréciation interne
(baisse généralisée des salaires). Sauver l’euro serait trop
coûteux au regard des situations catastrophiques de la
Grèce ou de l’Espagne. Le retour des monnaies nationales
offrirait aux États concernés la possibilité de récupérer un
amortisseur de chocs économiques (dépréciation externe du
taux de change) et de retrouver la compétitivité nécessaire
dans un espace fiscal et social plus homogène. Les coûts
seraient d’après eux beaucoup moins élevés que ceux liés
au maintien de l’union monétaire. Les monnaies nationales
peuvent jouer complètement leur rôle, avec notamment
une banque centrale à nouveau payeur en dernier ressort
des États.
COMMENT ?
Dans le scénario d’une sortie de la zone euro, plusieurs
hypothèses sont envisageables.
216 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
La plus probable est celle d’une sortie de quelques pays du
sud de la zone euro, l’UEM se recentrant alors autour des
pays constituant l’ancienne zone mark. Les États membres
ayant choisi d’abandonner l’euro pourraient rejoindre le
système monétaire européen bis (MCE II), comme certains
pays de l’Europe de l’Est ; cela leur permettrait de ne pas
quitter l’Union européenne et de garder la possibilité de
revenir plus tard dans la zone euro.
On pourrait aussi imaginer une séparation de la zone euro
en deux espaces monétaires (un euro du Nord et un euro
du Sud), qui continueraient d’être administrés par la BCE,
tout en permettant une dépréciation éventuelle de l’une
des deux monnaies.
Un dernier scénario plus radical serait le retour aux monnaies nationales par un mouvement coordonné symétrique
à celui de 1999 (c’est-à-dire un retour pur et simple au
Système monétaire européen). L’euro pourrait être conservé
comme monnaie commune, mais celle-ci ne serait plus
unique. Les monnaies nationales seraient réintroduites
et il n’y aurait plus de fixité des taux de change entre les
nouvelles monnaies nationales et l’euro. Tout en reprenant
la fonction d’unité de compte assurée par l’ancien écu,
l’euro deviendrait la monnaie commune dans laquelle les
États membres de l’UE effectueraient les échanges intracommunautaires, celle du budget européen et des politiques
de l’Union. Il continuerait à jouer un rôle de moyen de
paiement et de réserve internationale. La BCE gérerait ces
nouvelles fonctions, notamment internationales, mais ne
déterminerait plus la politique monétaire qui relèverait
désormais des BCN. Après tout, un pays comme la Chine
possède bien aujourd’hui trois monnaies : le renminbi, le
dollar de Hong Kong et le pataca de Macao.
UNE SORTIE TRÈS RISQUÉE ET PROBLÉMATIQUE
Le retour coordonné d’un ou plusieurs États membres de
la zone euro vers leur monnaie nationale serait cependant
très difficile à opérer. Anticipant un tel mouvement, les
agents économiques auraient intérêt à vider leur compte
en banque avant que la dépréciation de leurs avoirs ne
Quel avenir pour la BCE et l’UEM ? | 217
soit réalisée afin d’obtenir des billets en euros, ou à ouvrir
des comptes dans les pays conservant l’euro. Or, il serait
très difficile sinon impossible de cacher ce retrait de la
zone euro jusqu’à la dernière minute. Un tel phénomène a
déjà été observé en Grèce ou en Espagne. Il faudrait donc
s’attendre à des crises et des faillites bancaires dans les
États susceptibles d’abandonner l’euro.
De plus, la dette des anciens États membres souscrite en
euros poserait problème. En effet, leur nouvelle monnaie
nationale connaîtrait inévitablement une dépréciation
par rapport à l’euro, ce qui ferait bondir du même coup le
montant de cette dette. Autrement dit, l’abandon de l’euro
s’accompagnerait sans doute d’une restructuration de la
dette du ou des États concernés, sans remboursement d’une
partie de celle-ci – autant d’éléments de nature à écorner la
confiance des futurs prêteurs dans les nouvelles monnaies.
Les taux d’intérêt exigés par les marchés financiers pour
l’achat des titres de dette de ces États augmenteraient. Les
pays concernés pourraient certes choisir un financement
par leur banque centrale, mais ils sortiraient alors du
cadre des traités européens, qui l’interdisent expressément.
Pour retrouver pleinement leur souveraineté monétaire,
ils devraient finalement demander une clause d’exception
identique à celle qu’ont obtenue le Royaume-Uni et le
Danemark lors de l’élaboration du traité de Maastricht.
Un retrait coordonné de la zone euro soulèverait également
d’autres problèmes. Ainsi, le choix du taux de conversion
entre les nouvelles monnaies nationales et l’euro créerait
des tensions entre les États membres de l’UE car la question
du financement des déficits des transactions courantes et
des capitaux entre pays européens se poserait de nouveau.
Les pays peu compétitifs verraient fondre leurs réserves de
change et réagiraient par des politiques de faible croissance
pour dégager un excédent commercial comme l’Europe
en a connu dans les années 1980, avec les politiques de
désinflation compétitive. Une croissance plus élevée au
sein de la zone euro n’en serait pas pour autant garantie.
En outre, toute dépréciation du taux de change s’accompagnerait d’inflation importée, ce qui réduirait une partie
218 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
de l’avantage de compétitivité obtenue par l’introduction
de la nouvelle monnaie. Si l’exemple de l’Argentine après
la faillite de son Currency Board en 2001 montre que ce
type de politique peut être efficace à court terme. Il ne faut
surtout pas en sous-évaluer les difficultés à long terme.
Dans toutes les hypothèses de sortie de la zone euro, la
BCE – en perdant la maîtrise de la politique monétaire –
cesserait d’être la banque centrale de référence de l’Union
européenne.
La tentation souverainiste est politiquement forte et économiquement défendable, mais elle est loin de fournir une
solution facile à mettre en œuvre. Ce retour à la souveraineté
monétaire nationale marquerait un mouvement de reflux
de la construction européenne pouvant aller jusqu’à un
démantèlement partiel comme le référendum en GrandeBretagne (Brexit) en est le prélude.
SCÉNARIO N° 3 : UN FÉDÉRALISME ÉCONOMIQUE ET SOLIDAIRE
UNE UNION MONÉTAIRE SANS VISION FÉDÉRALE
N’EST PAS VIABLE
L’UEM est avant tout un projet politique qui a partie liée
avec le processus d’intégration européenne ; il engage les
États membres de l’Union sur le long terme. Il ne s’agit pas
d’une simple question technique ou d’un choix purement
économique.
Faut-il simplement plus de règles de coordination et davantage de discipline budgétaire pour éviter les dérapages et
les attaques spéculatives contre les dettes souveraines de
la zone euro ? C’est le point de vue allemand d’un fédéralisme ordolibéral et intergouvernemental. Pourtant, une
concurrence libre et non faussée, agrémentée de quelques
règles de bonne gouvernance, ne paraît pas suffisante pour
faire face à l’incertitude radicale de l’environnement, aux
imperfections de l’économie de marché et à l’instabilité
de celle-ci à l’ère des marchés financiers. Dans un tel
contexte, c’est d’un véritable gouvernement économique
dont l’Europe a besoin. Car si la BCE a su faire preuve de
pragmatisme et évoluer durant la crise, l’absence d’un
Quel avenir pour la BCE et l’UEM ? | 219
interlocuteur capable de concevoir et de mettre en œuvre
une politique économique, notamment fiscale et budgétaire,
qui soit cohérente et solidaire à l’échelle de la zone euro se
fait cruellement sentir. Il revient aux dirigeants de la zone
euro de concevoir une nouvelle architecture pour éviter
un échec de l’UEM qui mettrait en danger l’ensemble du
processus d’intégration européenne.
Bien que politiquement improbable, la mise en place de
ce fédéralisme économique et solidaire constitue la voie
économique la plus efficace et la plus cohérente. Misant
une fois encore sur les vertus du fonctionnalisme, les
européistes sont prêts à accepter dans un premier temps
un fédéralisme ordolibéral renforcé, en espérant pouvoir
ensuite imposer un fédéralisme plus ambitieux. Mais il
s’agit d’une perte de temps qui peut être fatale au projet
européen des pères fondateurs.
Une union monétaire n’a de sens que si ses membres
acceptent un même projet de développement économique
et social ; elle ne peut se contenter de reposer sur leur plus
petit commun dénominateur. En effet, une union monétaire
fait disparaître la capacité des monnaies nationales à
amortir les chocs réels et notamment les évolutions divergentes entre ses membres. Sans solidarité forte entre ces
derniers, sans intégration fiscale, sans véritable budget
commun, sans projet social partagé, sans stratégie industrielle, une union monétaire est condamnée. L’histoire
monétaire nous rappelle qu’aucune union monétaire n’a pu
survivre dans le monde sans un niveau élevé d’intégration
et de solidarité économique.
LA NÉCESSITÉ D’UN VÉRITABLE BUDGET EUROPÉEN
ET D’UN PACTE SOCIAL
La seule solution économique à la situation actuelle est
une coopération renforcée entre les dix-neuf membres de
la zone euro, fondée sur le respect de seuils de divergence
économique maximum et sur des systèmes de correction
automatique reposant sur la solidarité (et non l’austérité
budgétaire). Si l’on admet la complexité d’une monnaie et les
implications de son partage, un gouvernement économique
220 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
de la zone euro doté de ressources fiscales et d’un budget
propres est absolument nécessaire. Sinon, l’euro restera
une monnaie incomplète.
C’est d’ailleurs le sens du rapport d’octobre 2012 rédigé
par quatre hauts dirigeants de l’UE : Herman Van Rompuy
(Conseil européen), José Manuel Barroso (Commission),
Mario Draghi (BCE) et Jean-Claude Juncker (Eurogroupe).
Ces derniers soulignent que le renforcement de la seule
discipline budgétaire dans les dix-neuf pays de l’UEM
« n’est pas suffisant. Il est nécessaire d’explorer une autre
option, le développement graduel d’une capacité budgétaire propre à la zone euro », c’est-à-dire un levier politique
dont le rôle irait au-delà de la simple redistribution des
enveloppes budgétaires. Ce serait, poursuit le texte, « une
forme limitée de solidarité budgétaire » destinée à aider
sans tarder les États membres en difficulté, sur le modèle
fédéral américain.
Un véritable budget européen tourné vers l’investissement,
l’innovation et le respect de l’environnement, est effectivement nécessaire pour assurer un minimum de cohésion
sociale et de compétitivité à la zone euro et lui insuffler de
la croissance. Les investissements répondant à une véritable
stratégie de croissance à long terme devraient pouvoir être
financés par un endettement européen (euro-obligations
ou eurobonds). Ainsi, l’Europe fédérale pourrait aider ses
membres en difficulté, facilitant leur retour à la stabilité
budgétaire et financière. Loin d’être coûteux, ce budget
commun serait profitable à tous. Des actifs européens
(infrastructure, recherche, protection de l’environnement,
sécurité) seraient la contrepartie de la monnaie européenne,
alors qu’aujourd’hui cette dette européenne que constitue
l’euro (passif des banques) n’a pour contrepartie que des
actifs nationaux ou privés. Enfin, l’achat de titres publics
par la BCE sur le marché primaire devrait être possible
jusqu’au niveau de 60 % du PIB par État membre, afin de
maîtriser notamment les taux d’intérêt.
Cet abandon de souveraineté économique ne serait acceptable que si un pacte social européen est adopté, fixant
des objectifs clairs en termes d’écarts de développement
Quel avenir pour la BCE et l’UEM ? | 221
maximums, d’emploi et de justice sociale, et refusant
tout dumping entre les États. Un tel dispositif permettrait d’assurer une concurrence non faussée vis-à-vis de
pays émergents qui ne respectent ni l’environnement, ni
un minimum de protection sociale. Des droits de douane
devraient tenir compte des niveaux réels de concurrence, en
incluant les dimensions sociale et environnementale. Enfin,
la définition du mandat et la responsabilisation politique
de la BCE devraient incomber au Parlement européen,
afin de conférer une véritable légitimité démocratique à
cette institution fédérale. Il faudrait néanmoins une forte
volonté politique pour réduire ces écarts de compétitivité, ces inégalités structurelles et imposer les réformes
institutionnelles nécessaires – une volonté politique que
l’on n’a plus vue à l’œuvre depuis les pères fondateurs de
l’Union européenne.
223
CONCLUSION
La création de la BCE en 1999 a sans conteste marqué
un aboutissement de la construction monétaire européenne, dont l’histoire avait été jusqu’alors traversée par
de nombreuses crises de change. Innovation institutionnelle majeure, réussite technique indéniable et objet d’une
véritable reconnaissance internationale, sa doctrine et ses
instruments de politique monétaire s’avèrent malgré tout
insuffisants pour faire face aux fragilités structurelles de
l’UEM révélées par la crise.
Rigidité au niveau du statut, des missions
et des principes
Fruit d’un consensus politique entre trois visions distinctes
du projet politique européen, dont l’ordolibéralisme est
finalement sorti vainqueur, le statut et les principes de
la BCE ont été très influencés par son contexte de gestation, marqué par la domination des théories économiques
libérales.
Première institution fédérale en Europe, elle s’est vu accorder par les traités européens un statut d’indépendance
totale au service d’un objectif principal, voire unique : la
stabilité des prix. Avec la mise en circulation de l’euro, elle
a symbolisé un double abandon : celui des souverainetés
monétaires nationales et celui de la conception keynésienne d’une monnaie active dans la détermination de la
production et de la cohésion sociale, qui justifiait une forte
coordination des politiques monétaire et budgétaire ainsi
que des objectifs plus larges, notamment de croissance et
de stabilité financière.
La grave crise économique que connaît l’Europe depuis 2008
a montré les limites de ces fondements doctrinaux : la
neutralité supposée de la monnaie, la financiarisation
systématique de l’économie, le financement des États par
les seuls marchés financiers, l’indépendance des banques
centrales apparaissent désormais pour ce qu’ils sont, à
224 | CONCLUSION
savoir des erreurs. La monnaie est avant tout une question
politique. Loin d’être seulement un instrument neutre de
mesure et d’échange, la monnaie est aussi le signe de la
puissance économique d’une région et un outil actif de
son développement et de sa cohésion sociale.
Faute de pouvoir jouer ce rôle de manière homogène pour
les dix-neuf pays constituant la zone, l’euro est devenu
un élément de déstabilisation régionale. En l’état actuel
de l’UEM, où il n’existe plus de monnaies ou de politiques
budgétaires nationales pour amortir ce type de chocs économiques, les écarts de développement et de compétitivité
entre États membres ne peuvent plus être compensés que
par les forces de l’économie réelle. Outre le fait que ces
forces agissent à long terme, leur action peut se manifester
de façon violente : désindustrialisation, baisse du pouvoir
d’achat, exode de population, paupérisation…
Dans une UEM toujours plus hétérogène, où le besoin de
coordination des politiques économiques se fait cruellement
sentir, la BCE doit dorénavant poursuivre des missions
plus nombreuses et complexes que la seule stabilité des
prix. Avec le fédéralisme monétaire doit s’imposer un
fédéralisme budgétaire et solidaire au sein de la zone euro.
Pragmatisme au niveau des actions concrètes
En dépit de la rigidité de son statut et de l’orthodoxie
de sa communication, la BCE a réagi à la crise avec un
fort pragmatisme, une réelle capacité d’innovation et une
dose de flexibilité. Elle a certainement évité après 2008
un effondrement du système bancaire européen dont les
conséquences auraient été dramatiques pour l’économie
réelle. Sa politique monétaire a globalement été bonne
jusqu’à la crise des dettes souveraines de la zone euro, qui
a surtout montré les limites de l’organisation monétaire
européenne issue du traité de Maastricht. Au lieu d’être
un simple clone de la Bundesbank, la BCE a su affirmer sa
dimension fédérale et n’a pas hésité à s’éloigner des préconisations orthodoxes de l’Allemagne. Les décisions récentes
de l’institution francfortoise, ainsi que les démissions en
2011 de ses membres allemands, prouvent que la BCE a su
225
remettre partiellement en cause le consensus ordolibéral
qui prévalait jusqu’alors, prendre son autonomie et jouer
pleinement sa fonction fédérale. Aujourd’hui, la BCE est
très contestée en Allemagne qui considère que cette institution s’est mise au service des pays européens du Sud.
Être la seule institution fédérale européenne a pour contrepartie que l’on en demande beaucoup trop aujourd’hui à
la BCE et à la politique monétaire. D’autant que face à
des chocs asymétriques violents, elle n’est pas la mieux
armée pour y répondre.
Il incombe donc à l’Union européenne, davantage qu’à la
BCE, d’évoluer rapidement pour sauver l’Union monétaire.
Les décisions prises depuis 2008 par ses dirigeants vont
modestement dans le sens d’une meilleure coordination
des politiques économiques européennes, d’une certaine
solidarité européenne et d’une avancée vers le fédéralisme,
en particulier pour la zone euro. Toutefois, ce fédéralisme
demeure empreint d’ordolibéralisme ; il ne propose que le
respect de « règles » contrôlées par des autorités indépendantes et l’affirmation d’objectifs prioritaires libéraux
(stabilité des prix, équilibre budgétaire), alors que l’Europe
a besoin de solidarité et de souplesse budgétaire.
L’utilité de la BCE
D’un point de vue économique, la BCE est avant tout au
service de l’euro ; plus exactement, elle définit et met en
œuvre la politique monétaire de la zone euro. À ce titre,
elle a plutôt bien rempli son office jusqu’à présent : elle a
éliminé la question du taux de change pour ses dix-neuf
États membres ; depuis sa création en 1999, elle a respecté sa cible d’inflation de 2 % ; elle a maintenu des taux
d’intérêt relativement bas ; elle a assuré à l’euro un statut
international reconnu ; enfin, elle a permis aux systèmes
bancaires européens de survivre à la crise exceptionnelle
de 2008. De ce point de vue, son utilité ne peut pas être
remise en cause.
Mais la BCE n’est pas qu’une instance technique. Elle
participe d’un projet politique et aurait dû servir à insuffler un nouvel élan à la construction européenne, soutenir
226 | CONCLUSION
un projet de société plus unie, plus solidaire, et assurer
une convergence non pas tant des niveaux de vie que des
aspirations à vivre ensemble. Ressentie comme servant les
marchés plutôt que les peuples, la BCE a échoué à devenir
le symbole politique d’une Europe unie prête à défendre et
à partager ensemble un horizon commun. La crise grecque
a été très emblématique du désenchantement européen.
Au final, la question fondamentale du projet politique
européen n’a toujours pas été réglée. Les trois visions
antagonistes de ce projet, qui s’étaient déjà affrontées lors
de la conception de l’UEM, coexistent plus que jamais :
– après avoir lourdement influencé la politique monétaire de l’Union européenne, l’ordolibéralisme triomphe
à nouveau à travers le traité de stabilité, de coordination
et de gouvernance (TSCG), qui entend neutraliser les politiques budgétaires nationales ; l’abandon du deutsche mark
par une Allemagne réunifiée n’a finalement pas entamé la
domination de ce pays en matière monétaire et économique ;
– dans le même temps, se renforce la tentation d’un souverainisme monétaire y compris en Allemagne qui, si elle
l’emportait, marquerait la fin de l’UEM, de l’euro et de la
BCE ;
– pour les européistes, la crise des dettes souveraines de la
zone euro a tout simplement révélé les défauts intrinsèques
de la gouvernance économique européenne, c’est-à-dire les
faiblesses structurelles du traité de Maastricht et d’une
monnaie incomplète ; ils jugent nécessaire d’aller plus
loin avec une Europe plus fédérale et plus solidaire grâce
à un véritable budget européen, au besoin en mettant en
œuvre une coopération renforcée au sein de la zone euro.
Quoi qu’il advienne de cette confrontation des visions
économiques de l’Europe politique, une chose est sûre :
soit l’UEM sait rapidement innover, évoluer et se renforcer
sans tabou, en se rapprochant de l’idéal de ses fondateurs et en prenant conscience de toutes les implications
d’une monnaie unique, soit une crise majeure l’obligera
à improviser une solution qui pourrait marquer la fin de
la BCE et de cette expérience unique dans l’histoire des
institutions monétaires.
227
SIGLES ET ACRONYMES
ABE
Autorité bancaire européenne
AEAPP
Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles
AEVM
Autorité européenne des valeurs mobilières
BCE
Banque centrale européenne
BCN
Banque centrale nationale
BEI
Banque européenne d’investissement
BRI
Banque des règlements internationaux
CBCB
Comité de Bâle sur le contrôle bancaire
CBPP
Covered Bonds Purchase Programme
CEE
Communauté économique européenne
CEMAC
Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale
CERS
Comité européen du risque systémique
CESB
Comité européen des superviseurs bancaires
CPM
Conseil de politique monétaire
DTS
Droits de tirages spéciaux
ECU
European currency unit (unité de compte européenne)
Eonia
Euro OverNight Index Average
Euribor
Euro Interbank Offered Rate
FECOM
Fonds européen de coopération monétaire
Fed
Federal reserve system of United States of America
FESF
Fonds européen de stabilité financière
FMI
Fonds monétaire international
FSOC
Financial Stability Oversight Council
GOPE
Grandes orientations des politiques économiques
IME
Institut monétaire européen
IPCH
Indice des prix à la consommation harmonisé
LTRO
Long Term Refinancing Operation
MCE IIMécanisme de taux de change entre l’euro et les monnaies
nationales participantes
MES
Mécanisme européen de stabilité
MESF
Mécanisme européen de stabilisation financière
MRO
Main Refinancing Operation
228
MRU
Mécanisme de résolution unique
MSU
Mécanisme de supervision unique
NAIRU
Non Accelerating Inflation Rate of Unemployment (taux de chômage
non accélérateur d’inflation)
NEC
Nouvelle école classique
NEK Nouvelle école keynésienne
OMT
Outright Monetary Transactions
OPR
Opérations principales de refinancement
PNR
Programme national de réforme
PSC
Pacte de stabilité et de croissance
QE
Quantitative Easing (assouplissement quantitatif)
RDA
République démocratique allemande
RFA
République fédérale d’Allemagne
SEBC
Système européen de banques centrales
SESF
Système européen de surveillance financière
SME
Système monétaire européen
SMI
Système monétaire international
SMP
Securities Market Program
TSCG
Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance
TFUE
Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne TLTRO Targeted Long Term Refinancing Operation
TUE
Traité sur l’Union européenne UCE Unité de compte européenne
UCME
Unité de compte monétaire européenne
UE
Union européenne
UEP
Union européenne des paiements
UEM
Union économique et monétaire
UEMOA
Union économique et monétaire ouest-africaine
VLTRO
Very Long Term Refinancing Operation
ZIRP
Zero Interest Rate Policy
ZMO
Zone monétaire optimale
229
RAPPEL DES RÉFÉRENCES
A lesina (Alberto) et S ummers
(Lawrence), 1993, “Central Bank
Independence and Macroeconomic
Performance : Some Comparative
Evidence”, in Michel Dévoluy (dir.), Les
politiques économiques européennes :
enjeux et défis, Seuil, coll. « Points »,
2004, p. 75.
A s d r u b a l i ( P i e r fe d e r i co ) e t
K im (Soyoung), 2004, “Dynamic
Risksharing in the United States
and Europe”, Journal of Monetary
Economics, May 2004, 51 (4),
p. 809-836.
Asdrubali (Pierfederico), Sorensen
(Bent E.) et Y osha (Oved), 1996,
“Channels of Inter-State RiskSharing: United States 1963-1990”,
Quarterly Journal of Economics,
November, 111 (4), p. 1081-1110.
A tkeson (Andrew) et B ayoumi
(Tamim), 1993, “Do Private Capital
Markets Insure Regional Risk ?
Evidence for the United States and
Europe”, Open Economies Review, 4,
p. 303-324.
Bagehot (Walter), 1873, Lombard
Street, a Description of the Money
Market, Henry S. King.
Banque centrale européenne, 2004 et
2011, La politique monétaire de la BCE.
Po l i c y ” , Journal of Monetar y
Economics, 12 (1), p. 101-121.
B l i n d e r (Alan), 1 9 9 7 , “ W h a t
Central Bankers Could Learn from
Academics-and Vice Versa”, Journal
of Economic Perspectives, 11 (2), p. 3-19.
B linder (Alan), 2004, The Quiet
Revolution: Central Banking Goes
Modern, Yale University Press.
Boskin (Michael) et alii, 1996, Toward
a More Accurate Measure of the Cost of
Living, the Boskin Commission Report,
Final report to the Senate Finance
Committee.
B uiter (Willem), 1999, “Alice in
Euroland”, Journal of Common Market
Studies, 37 (2), p. 181-210.
C arré (Emmanuel) et L e H éron
(Edwin), 2005, “The Monetary Policy
of the ECB and the Fed : Credibility
versus Confidence, a Comparative
Approach”, in Philip Arestis, Jesus
Ferreiro et Felipe Serrano (éd.),
Financial Developments in National
and International Markets, PalgraveMacmillan, p. 77-102.
Corrigan (Gerald), 1990, “Perspectives
on Payment System Risk Reduction”,
in D. B. Humphrey, The U. S. Payment
System : Efficiencey, Risk, and the
Role of the Federal Reserve, Kluwer
Academic Publishers.
Barro (Robert) et Gordon (David),
1983, “A Positive Theory of Monetary
Policy in a Natural Rate Model”,
Journal of Political Economy, 91 (4),
p. 589-610.
Cukierman (Alex) et Meltzer (Allan H.),
1986, “A Theory of Ambiguity, and
Inflation under Discretion and Asyme­
tric Information”, Econometrica, 54 (5),
p. 1099-1128.
Barro (Robert) et Gordon (David),
1983, “Rules, Discretion and
Reputation in a Model of Monetary
Dévoluy (Michel), 2012, L’euro est-il un
échec ? La Documentation française,
coll. « Réflexe Europe – Débats », 2e éd.
230
D incer (Nergiz) et E ichengreen
(Barry), 2007, “Central Bank
Transparency: Where, Why, and With
What Effects ?”, NBER Working Paper
13003.
Kydland (Finn) et Prescott (Edward),
1977, “Rules Rather than Discretion :
the Inconsistency of Optimal Plan”,
Journal of Political Economy, 85 (3),
p. 473-492.
D incer (Nergiz) et E ichengreen
(Barry), 2009, “Central Bank
Transparency: Causes, Consequences
and Updates”, NBER Working Paper
14791.
Lafay (Gérard), 2002, « L’euro serat-il viable ? », Annuaire français de
Relations internationales, vol. III,
p. 174-183.
Duwicquet (Vincent), 2010, Mécanismes
d’ajustement en union monétaire et intégration financière européenne, Thèse
Université Paris 13, 8 décembre.
Eijffinger (Sylvester C.) et Geraats
(Petra), 2006, “How Transparent Are
Central Banks ?”, European Journal of
Political Economy, 22-1, p. 1-21.
Friedman (Milton), 1962, « Les solutions institutionnelles aux problèmes
de la direction monétaire » in Milton
Friedman, Inflation et systèmes monétaires, Calmann-Lévy, 1976.
Friedman (Milton), 1968, “The Role of
Monetary Policy”, American Economic
Review, vol. 58, p. 8-17.
Habermas (Jürgen), 2012, La constitution de l’Europe, Gallimard, coll. « NRF
essais ».
Hawtrey (Ralph G.), 1932, The art of
Central Banking, London: Longsmans.
H icks (John), 1937,“Mr. Keynes
and the ‘Classics’: A Suggested
Interpretation”, Econometrica, vol. 5,
p. 147-159.
I ssing (Otmar), 2002, “Monetary
Policy in a Word of Uncertainty”, BCE,
Economic Policy Forum, mimeo.
Kenen (Peter), 1969, “The Theory
of Optimum Currency Areas: An
Eclectic View”, in R. Mundell et A.
Swoboda (dir), Monetary Problems of
the International Economy, University
of Chicago Press, p. 41-60.
Larosière (Jacques de), 2009, (dir.),
Rapport du groupe d’experts sur la
supervision dans l’UE, Europa, février.
Lebow (David E.) et Rudd (Jeremy B.),
2001, “Measurement Error in the
CPI: Where Do We Stand ?”, Journal
of Economic Literature, vol. 41 (1),
p. 159-201.
Le Héron (Edwin), 2006, « Greenspan :
la stratégie de la confiance », in
« Greenspan, magicien ou illusionniste », L’Économie politique, janvier,
no 29, p. 26-39.
Lohmann (Susan), 1992, “Optimal
Commitment in Monetary Policy:
Credibility versus Flexibility”, American
Economic Review, 82 (1), p. 286-299.
Lucas (Robert), 1972, “Expectations
and the Neutrality of Money”, Journal
of Economic Theory, vol. 4, p. 103-124.
McKinnon (Ronald), 1963, “Optimum
Currency Areas”, American Economic
Review, vol. 53, p. 717-725.
Minsky (Hyman), 1975, John Maynard
Keynes, Columbia University Press.
Minsky (Hyman), 1986, Stabilizing an
Unstable Economy, Yale University
Press.
Mundell (Robert), 1961, “A Theory of
Optimum Currency Areas”, American
Economic Review, vol. 51, p. 657-665.
Poullennec (Solenn), 2012, « Mario
Draghi reste prudent sur la publication
231
de minutes par la BCE », L’AGEFI
Quotidien, 10 octobre.
R ogoff (Kenneth), 1985, “The
Optimal Degree of Commitment to
an Intermediate Monetary Target”,
The Quarterly Journal of Economics,
100 (4), p. 1169-1190.
Sørensen (Bent) et Yosha (Oved),
2003, “Financial Market Integration
in the Middle East: How Big is the
Peace Dividend ?”, Israel Economic
Review, 2, p. 1-19.
S turm (Jan-Egbert) et S auer
(Stephen), 2007, “Using Taylor Rules
to Understand ECB Monetary Policy”,
German Economic Review, vol. 8, no 3,
p. 375-398.
Sturm (Jan-Egbert) et
Wollmershaüser (Timo), 2008, “The
Stress of Having a Single Monetary
Policy in Europe”, WP. 08-190, KOF
Swiss Economic Institute, ETH Zurich.
Taylor (John B.), 1993, “Discretion
versus Policy Rule in Practice”,
Carnegie-Rochester Conference Series
on Public Policy, vol. 39, no 1, p. 1-43.
Thornton (Henry), 1802, An Enquiry
into the Nature and Effects of the Paper
Credit of Great Britain, George Allen
and Unwin, rééd. 1939.
Tinbergen (Jan), 1952, On the Theory
of Economic Policy, Amsterdam:
North-Holland.
Triffin (Robert), 1962, L’or et la crise
du dollar, PUF.
Walsh (Carl), 1995, “Optimal Contracts
for Central Bankers”, American
Economic Review, 85 (1), p. 150-167.
233
POUR ALLER PLUS LOIN
++ Darné (Olivier) et Diebolt (Claude), 2007, « La Reichsbank, 1876-1920. Une
analyse institutionnelle et cliométrique », Revue européenne des sciences
sociales. Cahiers Vilfredo Pareto, 45 (137), pp. 203-212.
++ Dévoluy (Michel), 2012, L’euro est-il un échec ? La Documentation française,
coll. « Réflexe Europe – Débats », 2e éd.
++ Farvaque (Étienne), 2010, La Banque centrale européenne, La Découverte,
coll. « Repères ».
++ Jamet (Jean-François), 2012, L’Europe peut-elle se passer d’un gouvernement économique ? La Documentation française, coll. « Réflexe Europe
– Débats », 2e éd.
++ Le Héron (Edwin) et Moutot (Philippe), 2008, Les banques centrales doiventelles être indépendantes ? Prométhée, coll. « Pour ou contre ».
++ Mishkin (Frederic), 2011, “Monetary Policy Strategy: Lessons From the
Crisis”, Working Papers 16755, NBER.
++ Scheller (Hanspeter K.), 2006, La Banque centrale européenne, histoire,
rôle et fonctions, Éditions de la BCE, 2e éd.
235
LISTE DES ENCADRÉS
(RETOUR EN ARRIÈRE)
 18 Le choix controversé du dollar comme pivot du SMI
 68 La Banque de France
140Le Fedspeak à l’heure du monétarisme
151 Un cas d’intervention de la BCE sur le marché des changes
(CE QUE DISENT LES TEXTES)
199La distinction entre surveillances microprudentielle
et macroprudentielle
(GROS PLAN SUR)
 28 L’UEM remplit-elle les critères d’une ZMO ?
 45L’ordolibéralisme
 63 Les six fonctions de la monnaie
 66 Le chartalisme
 74Les justifications théoriques à l’indépendance des banques
centrales
 77Les arguments économiques en faveur d’une stratégie
de confiance
 81 La règle de Taylor
 90L’Eurogroupe
 97 Le rôle du président de la BCE
107 Les agrégats monétaires de la zone euro
130 Les courants keynésiens
133 La théorie quantitative de la monnaie selon le monétarisme
149 Pourquoi lutter contre l’inflation ?
158 Les « taux directeurs », des taux d’intérêt à court terme
178 Le Comité de Bâle
(POINTS DE VUE)
 20Les marchés des changes peuvent-ils converger
vers une valeur d’équilibre stable ?
 54 Les critères de convergence : des indicateurs pertinents ?
 83 La nécessaire responsabilisation de la BCE
114L’évolution nécessaire de la surveillance prudentielle
des banques et de la stabilité financière par la BCE
175 Le « paradoxe de la tranquillité » d’Hyman Minsky
206 Vers quel type de fédéralisme ?
(LES SCÉNARIOS POSSIBLES)
100 Quel système de vote au-delà de quinze membres ?
237
LISTE DES TABLEAUX,
GRAPHIQUES ET CARTES
(TABLEAUX)
 78Stratégie de crédibilité versus stratégie de confiance :
quelles différences ?
 92 Contributions des BCN de la zone euro au capital de la BCE
 92 Contributions des BCN hors zone euro au capital de la BCE
100 Système de rotation des votes au-delà de 18 membres
102Les dix-sept comités spécialisés de l’Eurosystème /
du SEBC
119 Typologie des Conseils de politique monétaire
136 Les régimes de politique monétaire depuis 1950
(GRAPHIQUES)
 94 L’organisation monétaire européenne
157 Le mécanisme de transmission des taux d’intérêt aux prix
164Évolution du taux d’inflation dans la zone euro
de janvier 1999 à février 2016
166Évolution comparée du taux de croissance dans la zone
euro (15 pays), aux États-Unis et au Japon entre 1999
et 2015
169Évolution comparée des taux d’intérêt sur les dettes
publiques à 10 ans de l’Allemagne, de l’Espagne,
de la France et de l’Italie entre 2008 et 2016
179Évolution des taux directeurs de la BCE et de l’Eonia
entre 2000 et 2016
(CARTE)
 89 Carte de la zone euro (mai 2016)
239
TABLE DES MATIÈRES
03SOMMAIRE
07INTRODUCTION
14PARTIE 1
La genèse de la Banque centrale européenne
15CHAPITRE 1
Un aboutissement de la construction monétaire européenne
151957-1978 : l’émancipation progressive vis‑à‑vis du dollar
16Du traité de Rome au Plan Werner
18L’échec du serpent monétaire européen face au désordre
de l’après-Bretton Woods
211979-1991 : l’émergence d’une zone mark
21Les avancées permises par le système monétaire européen
22FECOM, MCE et ECU : les trois piliers du SME
23Une relative stabilité monétaire
24Un système monétaire caractérisé par l’hégémonie
du deutsche mark
25La maturation théorique du projet d’Union économique
et monétaire
26Les conditions économiques à remplir pour la création
d’une zone monétaire optimale
29Les gains attendus du passage à l’UEM
29La réduction des coûts et de l’incertitude économique
30Une meilleure intégration financière
31Le financement « automatique » des déficits des balances
des paiements
33La disparition des crises de change à l’intérieur de la zone euro
34L’avènement de l’euro comme monnaie internationale
36Des contraintes économiques nouvelles souvent occultées
36La perte du taux de change comme amortisseur monétaire
37La disparition d’un prêteur en dernier ressort
pour les États souverains
381992-1999 : le choix d’une transition rapide vers la monnaie
unique
39Un compromis politique entre trois visions différentes
du projet européen
40La vision libérale
42La vision européiste
43La vision ordolibérale
46Le curieux compromis politique à l’origine de la BCE
240
46Une stratégie politique ambiguë
49Le coup de pouce de l’histoire
51Le calendrier retenu par le rapport Delors de 1989
51Phase I : la convergence des politiques économiques
51Phase II : la préparation concrète du passage
à la monnaie unique
53Phase III : le passage effectif à la monnaie unique
56CHAPITRE 2
Le produit d’un contexte idéologique particulier
56Une institution marquée par la conception technique
de la monnaie-neutre
57Monnaie-signe versus monnaie-marchandise
57De l’Antiquité au xviiie siècle : la conception
de la monnaie‑signe prédomine
58De la fin du xviiie au début du xxe siècle : le triomphe
de la monnaie-marchandise
59xxe siècle : le retour en grâce de la monnaie-signe
60Monnaie-neutre versus monnaie active
61Neutralité ou nécessaire neutralisation de la monnaie,
perçue comme nocive
62Utilité de la monnaie, conçue de façon positive
62La BCE, une institution imprégnée par la conception libérale
de la monnaie
64Une institution née dans un contexte de remise en cause
de la souveraineté monétaire
64L’ascendant progressif des états nations dans la création
monétaire jusqu’à la fin du xxe siècle
68Les signes récents de l’érosion du lien entre monnaie
et souveraineté nationale
70La BCE, figure la plus aboutie de ce mouvement ?
70Un statut d’indépendance qui trouve ses fondements
dans la remise en cause du keynésianisme
71De la remise en cause des politiques discrétionnaires,
jugées inflationnistes…
71La critique néolibérale du rôle de l’État dans l’économie
72Les politiques monétaires discrétionnaires des keynésiens
72La critique monétariste : plutôt la règle que la discrétion
73… À la préconisation de l’indépendance des banques centrales
73La critique des nouveaux classiques : l’impératif
de crédibilité
75La critique des nouveaux keynésiens : plutôt la confiance
que la crédibilité
79Indépendance totale ou indépendance instrumentale ?
80Stratégie de crédibilité et indépendance totale de la BCE :
des fondements théoriques discutables
241
 80La crédibilité, une théorie assez éloignée de la réalité
économique
 82L’indépendance totale, source de déficit démocratique
 82Politique monétaire et politique budgétaire,
une séparation problématique en cas de crise
 86PARTIE 2
Le fonctionnement de la Banque centrale européenne
 87CHAPITRE 1
La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne
 87L’organisation monétaire européenne
  87Composition
 87Le Système européen des banques centrales
 88L’Eurosystème
 88La Banque centrale européenne
 93Les banques centrales nationales
  95Les organes de décision
 95Le Directoire
 98Le Conseil des gouverneurs
 99Le Conseil général
101Les missions du SEBC
104La Banque centrale européenne, institution-pivot
de la politique monétaire de l’Union
104Les fonctions d’une banque centrale moderne
104Définir et mettre en œuvre la politique monétaire
de la zone euro
105Gérer les réserves officielles et conduire les opérations
de change des pays de la zone euro
105Être le prêteur en dernier ressort des banques de second rang
106Émettre les billets de banque de la zone euro
109Participer à la coopération européenne et internationale
110Assurer une fonction d’information statistique et de recherche
111Des pouvoirs importants de réglementation, de consultation
et de surveillance
111Le pouvoir réglementaire de la BCE
111Un rôle également consultatif
112La surveillance du financement public par la BCE
115Une institution totalement indépendante du pouvoir politique
115Une indépendance fonctionnelle
116Une indépendance institutionnelle
116Une indépendance personnelle
117Une indépendance financière
117Le rôle central du Conseil des gouverneurs
117L’intérêt des conseils de politique monétaire
119Quid du CPM de la zone euro ?
242
120Un CPM indépendant, plutôt transparent, mais peu soucieux
d’une compréhension commune
127CHAPITRE 2
Le régime de politique monétaire de la BCE
127L’évolution des régimes de politique monétaire depuis 1950
128Le régime discrétionnaire keynésien (1960‑1975)
131Le régime monétariste de la règle (1975-1982)
134Le régime de la crédibilité de la Nouvelle école classique
(1982-1990)
135Le régime de la confiance de la Nouvelle école keynésienne
depuis 1990
138Le régime monétaire de la BCE : un régime très différent
de celui de la Fed
138Le ciblage d’inflation, une approche actuellement
dominante
140La gestion des risques à la Greenspan, une stratégie
en rupture avec le ciblage d’inflation
141L’incertitude, problème fondamental de la politique monétaire
141La responsabilisation politique et le mandat dual de la Fed
142L’importance de la communication comme instrument
de la politique monétaire
142Pragmatisme, expérience et ouverture d’esprit
143La stratégie originale de cross-checking de la BCE
143Les principes stratégiques de la BCE
144Les deux piliers de la stratégie de politique monétaire
de la BCE
146Le recoupement des deux piliers ou cross-checking
147CHAPITRE 3
Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire
de la zone euro
147Le mandat de politique monétaire de la BCE
147L’objectif interne de stabilité des prix
150L’absence d’objectif externe
151Les canaux de transmission de la politique monétaire
de la BCE
152Le canal de la quantité de monnaie
152Le canal du taux d’intérêt
153Le canal du taux de change en change flexible
153Le canal du prix des actifs
154Le canal du crédit
154Le canal du bilan
155Le canal des anticipations
155Les instruments de politique monétaire de la BCE
156Les taux directeurs de la BCE
243
159Les opérations de refinancement de la BCE
159Les opérations principales de refinancement
160Les opérations mensuelles de refinancement à plus long terme
160Les opérations de réglage fin
160Les opérations structurelles
160Les réserves obligatoires
161La communication et la transparence
164CHAPITRE 4
Un bilan globalement mitigé
164L’atteinte de l’objectif de stabilité des prix
165Une croissance faible aggravée par la crise et les écarts
de compétitivité
167La résurgence des écarts de taux d’intérêt et l’aggravation
de la crise des dettes souveraines
169L’euro comme monnaie internationale
172PARTIE 3
La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise
173CHAPITRE 1
Les politiques « non conventionnelles » menées
depuis 2008
174La stabilisation financière : un nouvel objectif pour la BCE
174Les banques centrales face aux crises financières : un rôle
normalement limité
177le principe de séparation devenu inopérant avec la crise
de 2008
179Les cinq politiques non conventionnelles de la BCE
180La modification de la taille du bilan de la BCE
(quantitative easing)
182La modification de la structure du bilan de la BCE
(qualitative easing)
183La modification des procédures et des techniques
de refinancement de la BCE
183L’allongement de la durée du refinancement
184L’élargissement des contreparties admissibles
184L’abaissement du taux des réserves obligatoires
184La coopération internationale
185Le rachat de dettes souveraines
187Taux d’intérêt négatifs et Forward Guidance
189Le risque persistant d’une crise bancaire systémique
190Des écarts de taux entre les dettes souveraines de la zone euro
192Quelle efficacité pour les politiques monétaires
non conventionnelles ?
244
195CHAPITRE 2
Les décisions prises depuis la crise pour renforcer l’UEM
195L’instauration d’organismes de supervision financière
196Le Système européen de surveillance financière
197Le Comité européen du risque systémique
200La mise en place de dispositifs de gestion des crises
financières
200Deux dispositifs transitoires : le FESF et le MESF
201Un dispositif permanent : le MES
203Vers un surcroît de fédéralisme ?
203L’adoption du traité sur la stabilité, la coordination
et la gouvernance
205L’Union bancaire
205Les avantages attendus d’une telle union
205Les avancées obtenues, malgré des obstacles persistants
210CHAPITRE 3
Quel avenir pour la BCE et l’UEM ?
210Scénario n° 1 : une Union ordolibérale à la recherche
d’un impossible équilibre
211Appliquer aux politiques budgétaires les préceptes
de l’ordolibéralisme
212Résoudre la crise des dettes souveraines par l’orthodoxie
budgétaire
213Un ajustement structurel trop violent et difficile à faire
accepter socialement
214Scénario n° 2 : la tentation du souverainisme monétaire
214Sortir de la zone euro et revenir aux monnaies nationales
215Comment ?
216Une sortie très risquée et problématique
218Scénario n° 3 : un fédéralisme économique et solidaire
218Une union monétaire sans vision fédérale n’est pas viable
219La nécessité d’un véritable budget européen et d’un pacte
social
223CONCLUSION
227SIGLES ET ACRONYMES
229RAPPEL DES RÉFÉRENCES
233POUR ALLER PLUS LOIN
235LISTE DES ENCADRÉS
237LISTE DES TABLEAUX, GRAPHIQUES ET CARTES
réflexeeur✪pe
DERNIERS PARUS
→→ dans la série « Documents de référence »
Les traités européens après le traité de Lisbonne. Textes comparés
François-Xavier Priollaud, David Siritzky, 4e éd., 2016
→→ dans la série « Débats »
L’Europe peut-elle faire face à la mondialisation ?
Sylvie Matelly, Bastien Nivet, 2015
Les Européens aiment-ils (toujours) l’Europe ?
Bruno Cautrès, 2014
Faut-il enterrer la défense européenne ?
Nicole Gnesotto, 2014
Le Royaume-Uni doit-il sortir de l’Union européenne ?
Pauline Schnapper, 2014
Que reste-t-il du couple franco-allemand ?
Cécile Calla, Claire Demesmay, 2013
→→ dans la série « Institutions & Politiques »
La fonction publique européenne en perspective
Jean-Luc Feugier et Marie-Hélène Pradines, 2015
Les institutions de l’Union européenne après la crise de l’euro
Yves Doutriaux, Christian Lequesne, 9e éd., 2013
La politique migratoire de l’Union européenne
Corinne Balleix, 2013
Les politiques de l’UE
Philippe Delivet, 2013
À PARAÎTRE PROCHAINEMENT
→→ dans la série « Débats »
Les négociations Union européenne-Turquie peuvent-elles aboutir ?
Nicolas Monceau
→→ dans la série « Institutions & Politiques »
La politique agricole commune (PAC)
Jacques Loyat, Yves Petit
Une aUtre façon de connaître l’actUalité
dU continent eUropéen
consultez p@ges europe, le nouvel espace entièrement dédié à
l’actualité du continent européen sur le site internet de la documentation
française.
déjà plus de 410 articles gratuits présentant les questions majeures
des 49 pays européens.
Un nouvel éclairage sur l’actualité réalisé par des spécialistes
des questions européennes.
chaque semaine, un article inédit gratuit vient enrichir votre connaissance
de l’europe.
Retrouvez notre espace sur
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe
Téléchargement