réflexeeur✪pe À quoi sert la Banque centrale européenne ? 2e édition Edwin LE HÉRON Maître de conférences à l’IEP de Bordeaux La documentation Française réflexeeur✪pe COLLECTION DIRIGÉE PAR Édith LHOMEL CONCEPTION GRAPHIQUE Nicolas BESSEMOULIN MISE EN PAGE Dominique SAUVAGE Du même auteur Edwin Le Héron et Philippe Moutot, Les banques centrales doivent-elles être indépendantes ?, Éditions Prométhée, coll. « Pour ou contre ? », 2008. Philip Arestis, Eckard Hein et Edwin Le Héron (éd.), Aspects of Modern Monetary and Macroeconomic Policies, Palgrave-Macmillan, 2007. Avertissement aux lecteurs Les opinions exprimées dans le présent ouvrage n’engagent que leur auteur. Des extraits de ce texte ne peuvent être reproduits sans autorisation. Celle-ci doit être demandée à : Direction de l’information légale et administrative 29, Quai Voltaire 75344 Paris cedex 07 Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…), sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Il est rappelé également que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre. © Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2016 ISBN 9782110103031 – ISSN 1264-2789 – DF 1RE41990 03 SOMMAIRE 07INTRODUCTION 14PARTIE 1 La genèse de la Banque centrale européenne 15CHAPITRE 1 Un aboutissement de la construction monétaire européenne 56CHAPITRE 2 Le produit d’un contexte idéologique particulier 86PARTIE 2 Le fonctionnement de la Banque centrale européenne 87CHAPITRE 1 La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne 127CHAPITRE 2 Le régime de politique monétaire de la BCE 147CHAPITRE 3 Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire de la zone euro 164CHAPITRE 4 Un bilan globalement mitigé 172PARTIE 3 La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise 173CHAPITRE 1 Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 195CHAPITRE 2 Les décisions prises depuis la crise pour renforcer l’UEM 210CHAPITRE 3 Quel avenir pour la BCE et l’UEM ? 04 223CONCLUSION 227 SIGLES ET ACRONYMES 229 RAPPEL DES RÉFÉRENCES 233 POUR ALLER PLUS LOIN 235LISTE DES ENCADRÉS 237LISTE DES TABLEAUX, GRAPHIQUES ET CARTES 239TABLE DES MATIÈRES 05 5 Remerciements Je tiens à remercier Emmanuel Carré, Michael Lainé, Jean Mauriac, Dominique Plihon, Philippe Moutot de la Banque centrale européenne, Benoît Nguyen et Tarik Mouakil de la Banque de France pour leurs encouragements, conseils et pour m’avoir certainement évité de nombreuses erreurs. Toutefois, je reste le seul responsable de ce livre et aucun de ses arguments ne peut leur être imputé. 07 INTRODUCTION La Banque centrale européenne (BCE) est une institution européenne mal aimée, particulièrement en France. Elle fait l’objet de phantasmes et de désirs contradictoires. On lui reproche un peu tout à la fois : de trop se focaliser sur l’inflation, mais d’avoir permis une hausse des prix à la suite de l’adoption de l’euro ; de ne pas aider les États en difficulté, mais de trop intervenir dans les décisions nationales ; d’être une institution économique néolibérale ou d’être une institution politique de régulation ; d’être la source de toutes les difficultés européennes, alors qu’elle est le fruit d’une volonté de coopération économique et monétaire face aux faiblesses des anciens systèmes monétaires européens. Pourtant, la BCE constitue l’une des plus grandes aventures et innovations institutionnelles du siècle dernier. Pour la première fois dans l’histoire, des États acceptaient d’abandonner leur monnaie nationale, symbole de leur souveraineté, pour créer à l’échelon de l’Europe une institution capable de gérer une nouvelle monnaie unique : l’euro. Son rôle reste mal compris des populations, qui nourrissent à son égard des attentes très diverses. Les enjeux de cette innovation institutionnelle sont de fait nombreux et complexes. On peut en distinguer au moins quatre dans cette introduction, sur lesquels nous reviendrons au fil de l’ouvrage. Quel projet pour l’Europe ? Comme toute institution, création des hommes pour les hommes, la BCE marque la volonté d’œuvrer ensemble et porte ainsi un projet pour l’Europe : certes, dira-t-on, mais lequel ? Longtemps, la monnaie a été un domaine relevant exclusivement de la souveraineté nationale dont elle était un des signes fondateurs. Les monnaies modernes ont en effet émergé avec les États nations, faisant disparaître 08 | INTRODUCTION progressivement la multitude de monnaies locales ou régionales, qui étaient nées du droit de battre monnaie des seigneurs. Les banques centrales nationales ont justement été créées pour gérer ce signe de souveraineté. De ce point de vue, la BCE est une institution originale puisqu’elle est chargée de gérer une monnaie unique pour le compte de dix-neuf États souverains sur un espace non souverain et distinct de celui de la construction politique de l’Union européenne (UE), qui comporte vingt-huit pays. Cette institution est bien étrange, surtout si on l’observe des États-Unis, du Canada ou de la Chine… La BCE est, en effet, une institution fédérale dans une Union européenne qui ne l’est pas. Elle mène une politique monétaire unique pour dix-neuf des vingt-huit États membres, mais ces derniers continuent de décider chacun de leur propre politique budgétaire sans qu’une coordination soit réellement effective. Or, sans budget fédéral important (de l’ordre de 1 % de son PIB actuellement), l’UE dans son ensemble ne peut aider ses États membres en difficulté par des transferts significatifs, alors même qu’un Pacte de stabilité interdit au nom de la coordination les États nationaux de faire des déficits importants. La création de la BCE, qui était conçue comme un accélérateur de la construction européenne, n’a pu empêcher l’Europe d’être au bord de l’explosion en 2011-2012 lors de la crise des dettes souveraines de la zone euro, notamment du fait de tensions monétaires fortes, ni aider efficacement la Grèce : la dynamique institutionnelle attendue de la mise en place de la BCE a donc en partie échoué. Quel type de projet européen cette institution fédérale sans espace souverain sert-elle ? Pour certains libéraux, bien représentés au Royaume-Uni, l’Europe doit se limiter à un grand marché économique des marchandises, des services, du capital et du travail. Dans ce cadre, la question de la monnaie et, plus généralement, celle des politiques économiques doivent rester du ressort du pouvoir souverain des États nations. Pour les européistes, nombreux notamment parmi les élites dirigeantes françaises, l’Europe doit plutôt former une 09 zone d’intégration économique et politique. La monnaie peut contribuer à accélérer cette construction politique, en constituant un instrument de solidarité et de régulation, et permettre de faire advenir une fédération européenne. Pour les partisans de l’ordolibéralisme (voir Gros plan, pp. 45-46), traditionnellement puissants en Allemagne, l’Europe est conçue comme un espace où doit s’exprimer l’ordre libéral des marchés. Dans cette perspective, seules des institutions détachées des considérations politiques de court terme qui prévalent au niveau des États membres, et respectueuses de règles intangibles, peuvent favoriser une concurrence libre et non faussée au sein de cet espace et permettre d’atteindre dans le long terme une économie sociale de marché efficace. Même si le sens du projet européen demeure en suspens et ne peut se résumer tout à fait à ces trois approches, on peut considérer que c’est le projet ordolibéral qui a prévalu dans la conception, l’organisation et le statut d’indépendance de la BCE. Les tensions autour du rôle de la BCE durant la crise financière ou l’adoption d’une « règle d’or » budgétaire pour chaque État membre en témoignent (voir Points de vue, p. 206). Quel statut pour l’euro ? Les économistes ont une vision dissemblable du rôle et du statut de la monnaie dans l’économie. Deux grandes écoles se distinguent notamment, qui se sont opposées dans l’histoire et qui continuent de répondre différemment aux questions suivantes : – la monnaie est-elle neutre et passive dans l’économie ou bien joue-t-elle au contraire un rôle actif pour la production de richesses ? – la monnaie est-elle une question essentiellement économique et technique ou bien, au contraire, une institution fondamentalement politique ? Des réponses divergentes à ces deux questions entraînent des modes d’organisation des banques centrales tout à fait différents. Ce constat vaut aussi pour la BCE. Quelle conception de la monnaie a prévalu au sein de l’Union 10 | INTRODUCTION économique et monétaire (UEM) ? En quoi la Banque centrale est-elle marquée par ces choix théoriques ? L’euro n’est-il pas une monnaie incomplète ? Plus profondément, si l’on admet qu’une monnaie est le signe d’une puissance économique et politique, l’euro peut-il être la monnaie de dix-neuf puissances hétérogènes sans qu’une coordination et qu’une solidarité fédérale suffisante n’assurent une convergence réelle entre elles ? L’Europe n’est-elle pas condamnée au dilemme suivant : renforcer son fédéralisme économique ou renoncer à son projet d’union monétaire ? Quelles solutions face à la crise de la zone euro ? On a souvent dit que l’Europe s’était construite au travers des crises. De la même façon, la conception de la BCE et de l’euro s’explique largement par les convulsions économiques et institutionnelles de ces cinquante dernières années. Mais la dernière crise, partie des États-Unis en 2007, confronte la BCE à ses premières tensions institutionnelles et pourrait, dans les scénarios les plus noirs, sceller sa fin. Pour asseoir sa crédibilité face aux soubresauts actuels, il lui faut innover et se renouveler. Mais la BCE aura-t-elle la souplesse nécessaire, quand on sait qu’elle a été instituée par des traités d’une grande rigidité ? Plus généralement, l’Europe saura-t-elle dans cette période troublée trouver un consensus permettant d’avancer et non de sombrer ? L’histoire pousse à l’optimisme, mais elle ne se répète pas toujours… Quel contrôle démocratique ? Chacun semble s’accorder désormais sur le fait que la BCE doit être responsable de ses actes. Cependant, toute la question est de savoir devant qui et comment. Quel type d’indépendance faut-il lui assurer et pourquoi ? Comment doit-elle coordonner son action avec les autorités nationales, notamment budgétaires ? Quelle politique monétaire doitelle mener et avec quels objectifs ? Quelle doit être la place de l’euro dans le système monétaire international ? Existet-il une politique de change dans l’Union européenne ? 11 L’institution monétaire européenne, qui ne constitue pas un quatrième pouvoir politique, doit trouver son équilibre entre les pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires européens et nationaux. Et cet équilibre est nécessaire pour que les peuples aient confiance en la BCE et se l’approprient. Sur les questions monétaires, la confiance est en effet essentielle. Car si la BCE est une innovation institutionnelle originale, elle demeure très fragile. En matière monétaire, le recul historique démontre qu’il n’y a pas d’évolution irréversible. L’organisation monétaire actuelle est ainsi plus proche de celle qui prévalait à la Renaissance que de celle du xixe siècle. Beaucoup des évolutions monétaires qui nous semblent évidentes aujourd’hui, y compris celles qui concernent l’indépendance des banques centrales, étaient il y a peu des hérésies et pourraient demain être remises en question politiquement. — Plutôt que d’étudier la BCE sous un angle technique, cet ouvrage cherche à l’aborder en mettant en évidence ses enjeux fondamentaux. Dans la partie 1, relative à la genèse de la BCE, nous verrons que la création d’une telle institution constitue un aboutissement de la construction monétaire européenne, acquis sur la base d’un compromis politique entre des visions très différentes et toujours vivaces du projet européen (chapitre 1), et que sa forte indépendance statutaire découle d’un contexte idéologique spécifique, caractérisé par la remise en cause de l’interventionnisme économique de l’État et, plus généralement, par le retour des thèses économiques libérales (chapitre 2). Dans la partie 2, nous nous intéresserons au fonctionnement de la BCE. Nous analyserons sa place dans l’organisation monétaire européenne (chapitre 1) et son régime de politique monétaire (chapitre 2). Puis, après avoir étudié ses différents instruments de politique monétaire (chapitre 3), nous tirerons un premier bilan de son action économique (chapitre 4). 12 | INTRODUCTION La partie 3 sera consacrée à une réflexion prospective sur la BCE : nous reviendrons sur les politiques non conventionnelles que l’institution de Francfort s’est résolue à mener de façon très pragmatique pour juguler la crise de la zone euro (chapitre 1), ainsi que sur les décisions qui ont été prises par les autorités européennes afin d’assurer la survie de l’Union économique et monétaire (chapitre 2). Enfin, nous esquisserons, sous cette lumière, les directions nouvelles que la BCE pourrait emprunter, si elle ne veut pas disparaître (chapitre 3). PARTIE 1 LA GENÈSE DE LA BANQUE CENTRALE EUROPÉENNE D’une certaine manière, la Banque centrale européenne (BCE) a dû faire la synthèse des histoires monétaires nationales en Europe, jusque-là bien différentes ; elle constitue par conséquent un aboutissement du processus de construction monétaire européenne, engagé depuis la naissance des Communautés en 1957, et un compromis historique entre des visions politiques très différentes du projet européen, scellé solennellement dans le traité de Maastricht de 1992. Son originalité se comprend mieux quand on la compare aux banques centrales d’avant les années 1990 : alors que celles-ci sont nées avec l’émergence des États nations et étaient fortement dépendantes du pouvoir politique, la BCE est une institution supranationale totalement indépendante créée par des pays souverains pour réguler une monnaie unique sur un espace non souverain. Pour comprendre le statut d’indépendance et l’objectif anti-inflationniste de la BCE, il convient de revenir sur le contexte idéologique particulier de sa gestation, marqué par le renouveau des thèses libérales. CHAPITRE 1 UN ABOUTISSEMENT DE LA CONSTRUCTION MONÉTAIRE EUROPÉENNE La création de la BCE marque, sans conteste, un aboutissement de la construction monétaire européenne. À l’origine de la Communauté économique européenne (CEE) en 1957, la question de la monnaie est secondaire. Mais la crise du dollar à la fin des années 1960 pousse la CEE à s’émanciper progressivement de cette monnaie internationale devenue trop volatile, et à créer ses propres institutions monétaires, à travers le « Serpent » puis le Système monétaire européen (SME). Le succès relatif de ce dernier est cependant entaché par l’émergence progressive en son sein d’une monnaie pivot, le deutsche mark. Pour remédier à cette situation, la solution d’une monnaie unique, qui avait déjà été mise en avant dans les années 1970, finit par s’imposer. Au total, la construction monétaire européenne aura connu trois phases : une phase d’intégration économique sans monnaie de 1957 à 1972, une phase d’intégration économique avec une coopération monétaire de 1972 à 1998, puis une phase d’Union économique et monétaire (UEM) à partir de 1999 sur la base d’un compromis historique entre des visions politiques distinctes du projet européen. De proche en proche, la construction européenne aura fait d’une question secondaire, la monnaie, l’outil le plus avancé de son intégration. 1957-1978 : L’ÉMANCIPATION PROGRESSIVE VIS‑À‑VIS DU DOLLAR —— Le dollar a longtemps joué un rôle de pivot dans le système monétaire international (SMI) né en 1944 lors de la conférence monétaire et financière des Nations unies à Bretton Woods, assurant une grande stabilité monétaire de l’Après-Guerre à la fin des années 1960. Mais avec le choix des États-Unis d’abandonner ce SMI au début des années 1970, les Européens ont dû s’émanciper vis-à-vis de la monnaie américaine. 16 | La genèse de la Banque centrale européenne DU TRAITÉ DE ROME AU PLAN WERNER La CEE cherche dès 1958 à construire un « marché commun » des marchandises. Dans ce cadre, la question de la monnaie ne se pose pas. En effet, le SMI issu de la conférence de Bretton Woods assure une très forte stabilité monétaire grâce à des taux de change fixes, tolérant une variation maximale de 1 % des monnaies vis-à-vis du dollar. Toutes les monnaies sont ainsi « accrochées » au dollar des États-Unis qui, seul, doit assurer une convertibilité en or. Certes, la CEE utilise à partir de 1962 une unité de compte européenne (UC) pour sa politique agricole commune, mais celle-ci est définie sur le dollar et l’or, comme l’était l’Unité de compte européenne (1 UCE = 1 $) établie en 1950 dans le cadre de l’Union européenne des paiements (UEP). De fait, le dollar est alors le pivot du SMI, qui repose également sur les deux institutions monétaires de Bretton Woods – à savoir le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale – qui sont situées à Washington et placées largement sous le contrôle des États-Unis. À cette époque, le dollar est « as good as gold » (aussi bon que l’or). Les politiques monétaires des banques centrales ont comme objectif principal la stabilisation des taux de change. Mais le financement des guerres en Asie (Corée, Vietnam), ainsi qu’un déficit chronique de la balance commerciale américaine qui fournit des dollars au monde, entraînent dans les années 1960 une quantité excessive de dollars « externes », c’est-à-dire circulant hors des États-Unis. La confiance dans cette monnaie baisse alors inéluctablement malgré les différentes tentatives pour sauver le SMI : « Pool de l’or », transformation des réserves en dollars des banques centrales en bons du trésor états-uniens, création des droits de tirages spéciaux (DTS) par le FMI… Les banques centrales hors des États-Unis qui ont accumulé des quantités énormes de dollars commencent à demander leur convertibilité en or (France, République fédérale d’Allemagne et Suisse). Dès 1962, la quantité de « dollars externes » dépasse la valeur des réserves d’or américaines (voir Retour en arrière, p. 18). Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 17 En Europe, un début de coordination monétaire est esquissé avec l’instauration en 1958 d’un Comité monétaire (traité de Rome) et du Comité des gouverneurs des banques centrales en 1964. Le Mémorandum Marjolin d’octobre 1962 est la première évocation par la Commission européenne d’une monnaie commune aux États membres de la CEE. Mais l’Europe ne commence vraiment à réfléchir à une union économique et monétaire qui pourrait garantir une stabilité des changes qu’à partir de la crise du dollar. Cette stabilité est une condition nécessaire à l’intégration économique européenne. Il est en effet impossible de prévoir un budget communautaire stable et des politiques coordonnées sans être sûr des taux de change entre les devises européennes. De plus, le risque qu’un pays de la CEE ne dévalue sa monnaie pour obtenir un avantage compétitif doit absolument être empêché pour préserver une juste concurrence. En 1969, la Commission européenne présente un plan (le Plan Barre) visant à créer une union économique et monétaire. Puis, en 1970, un groupe d’experts présidé par Pierre Werner, Premier ministre du Luxembourg, propose de créer une telle union avant 1980, que les États membres décident de réaliser dès mars 1971. Le plan Werner défend cinq principes : – une convergence économique préalable à l’union monétaire ; – la libéralisation des mouvements de capitaux ; – la fixation irrévocable des parités entre les monnaies ; – un transfert de souveraineté nationale vers les instances communautaires, dont un Fonds monétaire européen ; – trois phases pour y parvenir. Mais l’explosion du système de Bretton Woods avec la fin de la convertibilité du dollar en or le 15 août 1971, puis le flottement généralisé des monnaies en mars 1973 et le premier choc pétrolier en octobre de cette même année rendent impossible ce projet et obligent l’Europe à inventer dans l’urgence un système de stabilisation des changes et une coopération monétaire européenne. À partir de ce moment, la question monétaire ne cesse plus de quitter les préoccupations européennes. 18 | La genèse de la Banque centrale européenne ↙RETOUR ↙ EN ARRIÈRE le choix controversé du dollar comme pivot du SMI Lors de la conférence de Bretton Woods, qui se déroula du 1er au 22 juillet 1944 et réunit 730 délégués des 44 nations alliées pour définir un nouveau système monétaire international (SMI), John Maynard Keynes prôna sans succès une monnaie mondiale. Il critiqua notamment le choix du dollar, une monnaie nationale, comme pivot du SMI, considérant que cela donnerait aux seuls États-Unis un droit de seigneuriage (droit de battre monnaie) exorbitant, puisque ces derniers pourraient payer leurs importations en créant de la monnaie. Quelque temps plus tard, dans L’Or et la crise du dollar (1962), Robert Triffin critiqua également les accords de Bretton Woods signés le 22 juillet 1944 au motif qu’ils induisaient pour les ÉtatsUnis d’avoir une balance des paiements déficitaire afin d’alimenter le monde en moyens de paiements internationaux. D’après lui, cette contrainte était de nature à affaiblir progressivement la confiance des étrangers dans le dollar américain ; les besoins importants de l’économie mondiale en une devise fiable, le dollar, contribueraient ainsi paradoxalement à la perte de confiance en la fiabilité de cette monnaie. Robert Triffin considérait que ce dilemme, appelé depuis « paradoxe de Triffin », était insurmontable et allait mener à l’effondrement du système, d’où son appel, lancé dès 1960, à réformer le SMI. Entre 1971 et 2012, l’once d’or est passée d’une cotation de 35 dollars à plus de 1 550 dollars en 2012. Le dollar a donc perdu 97,8 % de sa valeur en or en une quarantaine d’années. L’ÉCHEC DU SERPENT MONÉTAIRE EUROPÉEN FACE AU DÉSORDRE DE L’APRÈS-BRETTON WOODS Pour faire face au désordre consécutif à la fin de la convertibilité du dollar en or et au flottement généralisé des monnaies, la CEE commence par établir un système communautaire de resserrement progressif des marges de fluctuation de ses monnaies. Ce système, connu sous le nom de « Serpent dans le tunnel », entre en vigueur en avril 1972. Il cherche à maintenir une stabilité des changes Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 19 similaire à celle de Bretton Woods en reliant les monnaies européennes entre elles (le serpent) et en les ancrant au dollar (le tunnel), tout en acceptant des marges de fluctuation plus importantes. En 1973, le Fonds européen de coopération monétaire (FECOM) est institué en tant que noyau dur de l’organisation future des banques centrales au niveau de la Communauté. Il préfigure une institution monétaire fédérale comme le sera plus tard la BCE. Il doit assurer une gestion coordonnée des taux de change, un mécanisme de compensation entre les banques centrales et une gestion des crédits à très court terme entre États membres pour aider à la stabilité des taux de change. Enfin, une unité de compte monétaire européenne (UCME), détachée de l’or et appelée « Europa », est créée (1 UCME = 1 UC). Au départ, le serpent est dit « dans le tunnel », car les monnaies européennes peuvent varier entre elles de 2,25 % dans un tunnel de 4,5 % autour du dollar. Mais du fait de la décision de laisser flotter le dollar en mars 1973, il devient impossible de rechercher cet ancrage au dollar et le serpent sort alors du tunnel le 19 mars. Au milieu des années 1970, le Serpent devient un simple mécanisme de change entre le deutsche mark, les monnaies du Benelux et la couronne danoise. Les autres monnaies de la Communauté demeurent en dehors de ce système durant la majeure partie, voire l’ensemble de son existence. Le FECOM se révèle doté de pouvoirs limités et incapable de stabiliser les taux de change. Le Serpent se solde par un échec en 1977-1978, et l’Europe communautaire doit réfléchir à un autre mécanisme. La théorie monétariste qui s’impose à l’époque prône le flottement des monnaies en affirmant que les marchés trouveront le « bon prix » des devises et régleront la question des taux de change mieux qu’une nouvelle conférence internationale comme celle de Bretton Woods. La fin des changes fixes et de la coordination des changes de Bretton Woods est d’ailleurs entérinée à la conférence de la Jamaïque en 1976. Mais l’avenir montrera que l’optimisme des monétaristes concernant la capacité des marchés des 20 | La genèse de la Banque centrale européenne changes à régler le problème de la valeur des monnaies entre elles, ou celui des déséquilibres des balances des paiements, était totalement exagéré (voir Points de vue, ci-dessous). Depuis cette période, la volatilité des taux de change a été permanente, souvent de l’ordre de 100 % en quelques années, comme la montée brutale du dollar de 1978 à 1985 avant sa chute tout aussi violente de 1985 à 1987. Des conférences (accords du Plaza en 1985 et accords du Louvre en 1987) aboutissent à un système de changes flexibles, c’est-à-dire avec des freins au flottement pur et des actions coordonnées de stabilisation menées par les banques centrales et la Banque des règlements internationaux (BRI), notamment lors des périodes spéculatives. Des pays d’Asie du Sud-Est et la Chine par exemple décident d’ancrer leur monnaie au dollar et de laisser leur monnaie inconvertible et sous-évaluée. Cette instabilité du système monétaire international, la volatilité des changes ou son utilisation pour obtenir un avantage de compétitivité deviennent absolument incompatibles avec le projet européen d’une intégration économique forte. À la conférence de Brême de juillet 1978, il est donc décidé de doter la CEE d’un Système monétaire européen (SME) permettant une coopération monétaire renforcée compatible avec l’intégration économique. '' POINTS DE VUE les marchés des changes peuvent-ils converger vers une valeur d’équilibre stable ? Contrairement à la théorie monétariste, la pratique montre que la valeur « naturelle » des monnaies, vers laquelle les marchés des changes sont censés converger, n’existe tout simplement pas. Si des forces réelles s’exercent effectivement (comparaison des parités de pouvoir d’achat des différentes devises, déséquilibre des balances courantes ou des taux d’intérêt, niveau comparé Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 21 des PIB réels), leur dynamique est généralement de moyen ou de long terme. Alors que les variables plus psychologiques, comme la confiance, ainsi que les anticipations spéculatives, génèrent une volatilité du cours des monnaies à court terme qui s’impose aux forces réelles. D’autres facteurs contribuent également à rendre illusoire toute convergence des marchés des changes vers une valeur d’équilibre stable. Ainsi, sur le marché des changes (qui est le deuxième marché financier du monde derrière celui des taux d’intérêt, et le plus liquide, avec plus de 4 000 milliards de dollars échangés par jour), les dynamiques purement financières de la balance des capitaux prévalent souvent sur les dynamiques réelles de la balance des transactions courantes (biens, services, revenus). En outre, certains pays, comme la Chine, ne jouent tout simplement pas le jeu du marché, leur monnaie n’étant pas totalement convertible, tandis que d’autres, tels le Danemark ou la Suisse, ont des politiques de change explicites. Le choix dicté par la doctrine monétariste de laisser flotter librement les monnaies en 1973 afin qu’elles se stabilisent, n’a pas longtemps résisté aux faits et, dès 1985, une certaine régulation du marché des changes a été réintroduite, même si elle est beaucoup plus souple que dans le système de Bretton Woods. Désormais, les grandes banques centrales ont des fourchettes de change cible qui ne sont pas communiquées au marché et elles n’interviennent collectivement que lorsqu’un déséquilibre fort est constaté. 1979-1991 : L’ÉMERGENCE D’UNE ZONE MARK LES AVANCÉES PERMISES PAR LE SYSTÈME MONÉTAIRE EUROPÉEN En mars 1979, le processus d’intégration monétaire est relancé avec la création du Système monétaire européen (SME). Le SME est instauré par une résolution du Conseil européen, et ses modalités de fonctionnement sont définies dans un accord conclu entre les banques centrales participantes. 22 | La genèse de la Banque centrale européenne FECOM, MCE et ECU : les trois piliers du SME Le SME repose sur trois piliers : – un système de crédit via le FECOM ; – un mécanisme de change européen (MCE), qui consiste en un système automatique de coopération entre les banques centrales en cas de divergence des taux de change ; – une unité de compte européenne (European Currency Unit ou « écu »). De manière assez novatrice pour l’Europe, l’écu est défini comme un « panier » constitué de quantités spécifiques de monnaies des États membres, à l’instar du droit de tirage spécial (DTS) pour le FMI. Le FECOM dispose de réserves de changes mises en commun afin d’aider les pays en difficulté. Des mécanismes de crédit à court et moyen termes (de trois mois à cinq ans) entre banques centrales ainsi que des prêts communautaires permettent une véritable coopération monétaire organisée. Dans le cadre du MCE, chaque monnaie participante a une valeur exprimée en écus, ce qui permet d’établir des taux pivots bilatéraux, c’est-à-dire la valeur de chaque monnaie participante dans chaque autre monnaie du panier. En appliquant les marges de fluctuation maximales autorisées pour les monnaies européennes, soit initialement une marge de +/- 2,25 %, on obtient les limites d’intervention des banques centrales participantes. Les taux de change des monnaies participantes ne peuvent pas fluctuer en dehors de ces marges, sinon les banques centrales doivent, par des opérations d’achat ou de vente de leur propre monnaie, ramener le cours de cette dernière à l’intérieur des marges. Le mécanisme prévoit également une intervention multilatérale. On détermine pour chaque monnaie l’écart maximal de divergence par rapport à l’ensemble des autres monnaies participantes. Un seuil de divergence est fixé pour chaque monnaie à 75 % des limites d’intervention qui représentent les écarts maximums de divergence. Dès qu’une monnaie dépasse son seuil de divergence, les autorités concernées doivent prendre des mesures de correction : mesures de politique monétaire intérieure, modifications de taux pivots, interventions diversifiées. L’objectif est d’éviter les dévaluations compétitives et les Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 23 interventions « à chaud ». Tous les pays ne participent pas au MCE, notamment la drachme grecque. Le Royaume-Uni n’y participe qu’entre 1990 et 1992. Enfin, l’écu marque l’émancipation de l’Europe vis-à-vis du dollar. Il sert de numéraire au sein du MCE, d’unité de compte pour les opérations relatives aux mécanismes d’intervention et de crédit, mais aussi d’avoir de réserve et de moyen de règlement entre les banques centrales participantes. Selon la résolution du Conseil européen de 1978, l’écu devait constituer l’élément central du SME, mais, en pratique, il n’a joué qu’un rôle limité dans son fonctionnement. Sur les marchés de capitaux, cependant, il a acquis une certaine popularité en tant qu’instrument de diversification des portefeuilles et de couverture du risque de change. Le développement de l’activité en écus sur ces marchés a été favorisé par l’émission d’un volume croissant de titres de créance libellés dans cette monnaie par les organes de la CEE, les autorités publiques de certains pays membres, mais également des entreprises privées (« écu privé »). Néanmoins, étant donné la caractéristique de monnaie « panier » de l’écu et son absence d’ancrage dans une économie spécifique, les perspectives de développement de son marché sont demeurées limitées. Une relative stabilité monétaire Globalement, le SME a été une réussite : il a constitué une zone de relative stabilité des changes dans un monde en très forte instabilité. L’Europe a ainsi connu douze réajustements de change de 1979 à 1990, ce qui est relativement peu. Par ailleurs, la coopération monétaire a plutôt bien fonctionné. Toutefois, cette relative stabilité monétaire a été payée chèrement au niveau de l’économie réelle. Les pays peu compétitifs comme la France, faute de pouvoir dévaluer facilement, ont eu tendance à freiner leur croissance économique pour résorber le déficit de leur balance courante. Dès lors, les performances au sein du SME en termes de croissance et de chômage ont été décevantes, comparées à celles des États-Unis ou du Japon. La convergence économique espérée s’est fait attendre et les déficits ou excédents 24 | La genèse de la Banque centrale européenne des balances des paiements ne se sont pas résorbés, faisant porter tous les efforts de rééquilibrage sur les seuls pays déficitaires (Espagne, France, Italie, Portugal), ce qui ralentissait globalement la croissance en Europe. UN SYSTÈME MONÉTAIRE CARACTÉRISÉ PAR L’HÉGÉMONIE DU DEUTSCHE MARK Le gros point noir du SME, qui va sceller sa fin en 1991 et ouvrir la voie à la monnaie unique, est la situation asymétrique existant au sein de la zone monétaire. En effet, le SME a progressivement évolué vers une zone mark, c’està-dire que la monnaie de la République fédérale d’Allemagne (RFA) a peu à peu joué le rôle de pivot du système. Grâce à ses forts excédents commerciaux, l’Allemagne a accumulé de grandes réserves de devises, qui ont conféré à sa monnaie une forte attractivité. Dès lors, sa politique monétaire a pu s’affranchir de l’objectif externe du taux de change pour se concentrer sur ses objectifs internes et, plus particulièrement, sur l’inflation. Cette évolution est connue sous le nom de « triangle d’incompatibilité » ou de « triangle de Mundell », du nom de Robert Mundell, un économiste canadien qui l’a décrite pour la première fois en 1961. À partir d’un modèle keynésien appliqué à un petit pays ayant une économie ouverte, R. Mundell montre que ce pays ne peut poursuivre simultanément trois objectifs symbolisés par trois sommets d’un triangle : des taux de change fixes, une mobilité parfaite des capitaux et une politique monétaire autonome, c’està-dire le contrôle de ses taux d’intérêt pour des objectifs internes à l’économie. Il ne peut poursuivre simultanément que deux de ces trois objectifs. Or, avec l’Acte unique signé en 1986, la liberté de circulation des capitaux s’est imposée en Europe. Dès lors, les pays « dominés monétairement », c’est-à-dire dont la devise n’était pas particulièrement recherchée, ont dû opter dans le cadre du SME pour la mobilité des capitaux et les changes fixes. Ils se sont condamnés à utiliser et à fixer le taux d’intérêt pour l’objectif de change et non pour des objectifs internes comme la croissance ou l’inflation. Ils Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 25 ont perdu le contrôle ou plutôt l’autonomie de leur politique monétaire. En revanche, l’Allemagne, dont le mark constituait le pivot du système, n’a pas eu à se préoccuper de son taux de change et a disposé ainsi d’une politique monétaire autonome. Elle a pu poursuivre des objectifs internes de politique monétaire. Cette asymétrie a fini par remplacer celle qui existait en faveur du dollar dans le système de Bretton Woods. L’asymétrie du système s’accentue à partir de 1990. Alors que tous les États membres du SME sont désormais contraints à une totale mobilité des capitaux – une nouveauté pour certains pays comme la France et l’Italie –, la réunification de l’Allemagne rend cette situation de plus en plus intenable. En effet, l’absorption de la République démocratique allemande (RDA) – un pays peu productif – pousse la Bundesbank (appelée communément « Buba ») à refuser de financer monétairement les coûts faramineux de la réunification, par peur de l’inflation. La recherche importante de capitaux sur les marchés et la politique monétaire assez stricte de la Buba font rapidement monter les taux d’intérêt au sein du SME. Or, les pays « dominés monétairement » n’ont d’autres choix que de suivre cette hausse sous peine de connaître une crise de change. Comme cette hausse des taux d’intérêt intervient au moment où une crise économique se propage dans le monde (crise au Japon, bulle immobilière en Europe, guerre en Irak…), une forte récession s’installe. Deux grandes crises de change, à la suite d’attaques spéculatives, se développent en Europe en 1992 et en 1993, qui mettent à mal le SME. En 1993, l’élargissement des marges de fluctuation à plus ou moins 15 % calme la spéculation, mais le SME a définitivement montré ses limites. LA MATURATION THÉORIQUE DU PROJET D’UNION ÉCONOMIQUE ET MONÉTAIRE —— Vers la fin des années 1980, une solution s’impose progressivement pour éviter cette asymétrie et pallier les faiblesses structurelles du SME : revenir au plan Werner d’une UEM et doter la CEE d’une monnaie unique. 26 | La genèse de la Banque centrale européenne La mise en circulation d’une monnaie unique et l’institution d’une Banque centrale européenne chargée de conduire la politique monétaire de la zone euro impliquent néanmoins pour les États membres de l’UEM d’abandonner leur souveraineté en matière de politique monétaire (un abandon déjà effectif au sein du SME, sauf pour l’Allemagne, du fait du triangle d’incompatibilité de Mundell ; voir p. 24) ; elles supposent aussi que chaque membre de l’UEM renonce à la possibilité de réévaluer ou de dévaluer sa monnaie en cas de choc asymétrique (c’est-à-dire le frappant uniquement lui et non l’ensemble des États membres). Il faut donc que la zone monétaire ainsi créée réunisse un certain nombre de conditions pour compenser ces pertes. Plusieurs arguments économiques sont avancés à la fin des années 1980 pour plaider dans le sens de l’UEM. Les gains escomptés, sur les plans micro et macro-économiques, sont nombreux. Ils font l’objet de nombreuses analyses publiées à cette époque : les premières portent sur les conditions à satisfaire pour construire une union monétaire (autrement dit, sur les critères d’une zone monétaire optimale) et les suivantes sur les avantages et coûts économiques qui en découleraient. Avec le recul, on constate que les diffi­cultés et les contraintes inhérentes à une telle évolution ont eu tendance à être minimisées voire occultées dans les rapports soumis à la Commission, comme le rapport de Michael Emerson de 1990. LES CONDITIONS ÉCONOMIQUES À REMPLIR POUR LA CRÉATION D’UNE ZONE MONÉTAIRE OPTIMALE Une importante littérature se développe avant même la naissance de l’UEM pour savoir si la CEE est un espace géographique susceptible de constituer une zone monétaire optimale (ZMO), au sens que lui a donnée Robert Mundell en 1961 (voir Gros plan, p. 28). Pour les monétaristes néoclassiques comme Milton Friedman, si deux économies nationales appartenant à une même zone monétaire connaissent une rigidité des prix et des salaires et qu’une d’entre elles subit un choc économique asymétrique, alors cette zone monétaire doit Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 27 bénéficier d’un ajustement par les prix qui ne peut venir que du taux de change. Dans cette configuration, la mobilité du travail, comme l’a montré Robert Mundell, peut également rétablir l’équilibre en change fixe, par un ajustement par les quantités de travail et non par les prix. Il faut cependant que la mobilité du travail soit plus forte dans la zone d’union monétaire qu’à l’extérieur de la zone. De même, si le choc économique est identique dans les deux pays (choc symétrique), alors un taux de change unique suffit à l’ajustement et la zone monétaire est d’une efficacité optimale. Le raisonnement tenu pour le facteur travail peut être transposé au facteur capital : il est donc nécessaire dans une zone monétaire d’avoir une parfaite mobilité des capitaux. Ronald McKinnon (1963) souligne que plus les économies sont ouvertes et intégrées (le degré d’ouverture étant mesuré par le ratio biens échangeables à l’extérieur/production totale), plus elles commercent entre elles, et plus elles sont enclines à former une ZMO. En 1969, Peter Kenen ajoute une condition supplémentaire à l’optimalité d’une zone monétaire. Selon lui, plus les productions des économies nationales composant la zone monétaire sont diversifiées, plus l’ajustement est facile en cas de choc asymétrique. Par exemple, la survenue d’une crise de l’immobilier impactera beaucoup plus l’Espagne que d’autres États membres de l’UEM, puisque ce secteur représente 28 % de son PIB. D’autres analystes ont mis en exergue des facteurs endogènes qui facilitent la transformation de zones monétaires en ZMO : ainsi, une union monétaire produit d’elle-même la convergence économique nécessaire à l’existence d’une ZMO, en favorisant une hausse de l’intégration commerciale et de la diversification des productions, une forte homogénéité des préférences, une spécialisation intra-branche accrue, une synchronisation des cycles économiques ou encore en assurant, par le biais d’une institution unique de régulation monétaire, une meilleure crédibilité de la politique monétaire de la zone… (GROS PLAN) SUR l’UEM remplit-elle les critères d’une ZMO ? L’Acte unique de 1986 a certes encouragé une plus grande mobilité du travail et du capital, et il a contribué à renforcer son marché intérieur – autant de conditions importantes à la bonne réussite d’une union monétaire. Toutefois, il ne suffit pas d’ouvrir les frontières aux travailleurs, de reconnaître leurs diplômes et leur formation dans toute l’UE pour obtenir instantanément un marché flexible du travail. La langue, les attaches culturelles, la possession de biens immobiliers freinent énormément leur mobilité, sans compter les obstacles posés par les différentes politiques migratoires au sein de l’Union. Par ailleurs, l’UE ne dispose pas d’un budget fédéral suffisamment important pour assurer la survie de l’UEM. Son budget est limité à environ 1 % du PIB ; il doit être voté à l’équilibre et ne possède pas de canal direct d’aide aux États membres en difficulté. Si les fonds structurels ont peu ou prou cette vocation de rééquilibrage, ils sont – comme leur nom l’indique – « structurels » et non « conjoncturels ». L’UE ne dépense jamais 100 % sur un projet qu’elle finance ; son aide mobilise automatiquement des financements publics nationaux, régionaux ou locaux en complément. Or, lorsque l’un de ses États membres est en difficulté, il ne peut plus débloquer ces financements. Ce blocage a été renforcé par les exigences du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG). Il en résulte que, généralement, une partie non négligeable des fonds européens ne peut être dépensée, en particulier pour les pays et régions qui en ont le plus besoin. Malgré l’intégration économique réalisée par l’Acte unique et l’union monétaire prévue par le traité de Maastricht, il était donc présomptueux de voir dans l’UEM une ZMO. D’ailleurs, l’étude initiale de Robert Mundell, qui portait sur les États-Unis et le Canada, avait conclu à l’existence d’une ZMO entre l’ouest des États-Unis et l’ouest du Canada, mais pas sur le seul territoire des États-Unis, dont le dollar fonctionnait pourtant bien comme une monnaie unique ! Toutefois, l’existence aux États-Unis d’un budget fédéral conséquent et de mécanismes fédéraux de prise en charge du chômage permet de jouer l’amortisseur nécessaire aux évolutions asymétriques. Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 29 Pour les keynésiens, un élément s’avère absolument décisif pour la survie d’une monnaie unique dans une zone qui n’est pas monétairement optimale. À défaut d’un mécanisme de marché permettant le retour à l’équilibre (flexibilité des salaires et/ou des prix, taux de change), une politique budgétaire supranationale (ou fédérale) de nature contracyclique est en effet la seule à même de compenser les chocs et les évolutions économiques asymétriques et ainsi de rendre viable une politique monétaire unique sur la zone. Pour cela, un budget représentant une part importante du PIB de la zone monétaire est indispensable, comme c’est le cas aux États-Unis, où le budget fédéral dépasse les 15 % du PIB. LES GAINS ATTENDUS DU PASSAGE À L’UEM En 1990, à la demande de la Commission européenne, Michael Emerson analysa les avantages et les coûts économiques d’une union monétaire, indépendamment de ses gains proprement politiques. Si les avantages économiques paraissaient alors nombreux et irréfutables, leur importance tendit cependant à être surestimée notamment par rapport aux contraintes économiques qu’une union monétaire implique et qui, pour être sans doute moins nombreuses, n’en sont souvent que plus déterminantes. La réduction des coûts et de l’incertitude économique Un des premiers avantages économiques attendus du passage à l’UEM était la réduction des coûts de transaction au sein de la zone monétaire unifiée : – suppression des coûts de conversion entre les multiples devises européennes, c’est-à-dire les frais de change, qui touchent les personnes, en particulier les touristes et les entreprises ; – réduction des délais de paiements, des coûts d’information et de comparaison des prix ; – facilitation des comparaisons de prix au sein de la zone monétaire ; – amélioration de la concurrence et facilitation de la mobilité des facteurs de production permises par l’augmentation de la taille des marchés monétairement unifiés ; 30 | La genèse de la Banque centrale européenne – réduction du risque de change lié à l’incertitude sur le taux de change effectif au moment de la transaction, en particulier à cause de la volatilité de ce taux à court terme ; – baisse des coûts de couverture pour les entreprises ; – favoriser les échanges, donc la production et de l’emploi en raison de cette moindre incertitude. Les économies liées à la mise en place de l’UEM, pour aussi évidentes qu’elles paraissaient, ont cependant été surestimées. En effet, l’intégration économique au sein de la Communauté européenne était engagée depuis longtemps déjà et la relative stabilité du SME faisait que ces coûts n’étaient pas très pénalisants. D’ailleurs, le Danemark et le Royaume-Uni, bien qu’ils n’aient pas adhéré à l’UEM, sont parvenus à maintenir au même niveau leurs échanges avec les pays de l’Eurozone après le passage à la monnaie unique. Une meilleure intégration financière Avec la libre circulation des capitaux au sein du marché intérieur, l’Union européenne allait constituer un marché financier très homogène. À en croire ses promoteurs, l’euro renforcerait cette forte intégration financière en éliminant les risques de change, qui sont d’une autre nature que les risques propres à l’actif financier et plus difficiles à anticiper. Ainsi, pour un Français, acheter un actif étranger en euros serait immédiatement comparable à l’achat d’un actif français. Les marchés financiers en euros seraient donc plus larges, plus liquides et plus profonds, puisque le nombre des acteurs, le volume des fonds disponibles et les produits financiers offerts seraient en augmentation sensible avec l’UEM. Seule limite à cette intégration financière : la difficulté pour certains épargnants d’obtenir les informations relatives aux différents marchés financiers étrangers. La Commission européenne mit également en avant un autre avantage escompté du passage à l’UEM : dans la mesure où les épargnants européens posséderaient désormais des actifs provenant de tous les États membres de la zone euro, ils toucheraient, en cas de cycle ou de choc asymétrique, les dividendes liés aux profits des États membres en bonne santé ce qui lisserait leur revenu et leur consommation, et jouerait ainsi un rôle contracyclique. L’intégration financière Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 31 remplacerait finalement une politique budgétaire européenne contracyclique, telle que la recommande la théorie des ZMO de Mundell (Asdrubali, Sorensen et Yosha, 1996). Toutefois, des études économétriques ont montré que l’impact de ce type de transferts est en réalité très faible, notamment dans l’Union européenne où les revenus financiers ne représentent pas une part très élevée des revenus des ménages (Atkeson et Bayoumi, 1993 ; Sorensen et Yosha, 2003 ; Asdrubali et Kim, 2004 ; Duwicquet, 2010). La meilleure intégration financière permise par l’UEM devait également réduire les écarts de taux d’intérêt (appelés en anglais spread) sur les différentes dettes souveraines de la zone euro, puisque celles-ci seraient dorénavant libellées en euros et donc exemptes de risque de change avec, de plus, une convergence des taux d’inflation au sein de la zone. Les taux d’intérêt devaient également baisser. Dans les faits, les écarts de taux d’intérêt, qui étaient assez importants dans la décennie 1990, se sont contractés pour pratiquement disparaître avec la création de la zone euro, et une baisse des taux a été effectivement observée. Mais la crise des dettes souveraines de la zone euro à partir d’août 2010 a montré que ces spreads pouvaient renaître rapidement et dans des proportions énormes : plus de 30 % sur les taux d’emprunt pour la dette grecque à dix ans, plus de 7 % pour la dette espagnole en 2012 alors que l’Allemagne empruntait au même moment à un taux de 1,6 %. Par conséquent, les spreads peuvent résulter, non plus du risque de change, mais de la confiance des acteurs financiers dans la capacité de remboursement des différents États membres d’une zone monétaire et dans leur capacité à maintenir une compétitivité et une croissance suffisantes sans dévaluation possible de leur monnaie. Ces acteurs se sont mis à mesurer le risquepays directement lié à l’absence d’un système coopératif de financement au niveau de l’UE. Le financement « automatique » des déficits des balances des paiements En régime d’union monétaire, les réserves de change sont mises en commun. Il n’y a donc plus de problème d’excédents ou de déficits des balances des paiements entre les 32 | La genèse de la Banque centrale européenne pays d’une même zone monétaire. Pour être plus précis, il n’y a plus de problème de financement de ces déficits ou d’impact sur le taux de change. Alors que cette question était encore cruciale dans la France des années 1980 et 1990, les déficits récurrents de la balance française des paiements en 2011 sont passés relativement inaperçus. Seul le déficit ou l’excédent de l’ensemble de la zone euro avec le reste du monde joue aujourd’hui un rôle, notamment sur la valeur de l’euro vis-à-vis des autres devises. Mais comme l’Allemagne assure un excédent qui dépasse globalement les déficits des autres pays de la zone euro, la dépréciation ou l’appréciation de l’euro ne peut se manifester par ce canal. De plus, la mise en commun des réserves de change des dix-neuf pays de l’UEM donne à la zone euro une puissance de feu beaucoup plus forte que lorsque chaque pays devait défendre la parité de sa propre monnaie. Par ailleurs, la disparition des monnaies nationales au profit d’une seule monnaie, entre des pays qui échangent essentiellement au sein de la même zone monétaire, réduit fortement leurs besoins en devises étrangères. En d’autres termes, le déficit de la balance des paiements de la France n’a pas plus d’importance aujourd’hui, d’un point de vue monétaire, que celui de la région Auvergne envers la région Île-de-France. Du point de vue de l’économie réelle, un déficit de la balance des paiements d’un État membre de la zone euro peut en revanche avoir de graves conséquences : pour reprendre le dernier exemple cité, le déficit de la balance des paiements de la région Auvergne envers la région Île-de-France s’est historiquement traduit par un exode massif de population de l’Auvergne vers l’Île-de-France. Dans le cadre du SME, le taux de change jouait à cet égard un rôle de rééquilibrage. Quand un pays avait un déficit élevé de sa balance des paiements courants avec ses voisins, il était rapidement condamné à dévaluer sa monnaie : ses exportations devenaient meilleur marché et ses importations plus coûteuses, ce qui tendait à terme à rééquilibrer son commerce extérieur. Aujourd’hui, ce mécanisme ne fonctionne plus dans la zone euro. L’excédent très important de l’Allemagne ne Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 33 pousse pas à la réévaluation de sa monnaie, pas plus que le déficit élevé français ne pousse à une dévaluation monétaire, puisque les deux États sont membres de la zone euro. Par conséquent, il n’y a plus de force directe de rappel lorsque la compétitivité de chaque État membre de l’UEM diverge. À titre d’exemple, si aujourd’hui l’on voulait rééquilibrer les balances commerciales des États membres de la zone euro par les prix, l’euro devrait être réévalué en Allemagne de 30 % et dévalué en France d’au moins 10 % – ce qui est impossible. Et, du côté de l’économie réelle, les déplacements de main-d’œuvre ou les mobilités intracommunautaires de population ne peuvent se faire aussi facilement qu’au sein d’un État parlant une même langue. Les déséquilibres tendent non seulement à perdurer mais aussi à s’accroître : ainsi, l’industrie tend à se développer dans les régions les plus compétitives de l’Union, et à reculer dans les moins compétitives. Les ajustements se font directement au niveau de l’économie réelle. La disparition des crises de change à l’intérieur de la zone euro Évidemment, dans la mesure où les pays de la zone euro partagent la même monnaie, il ne peut plus y avoir de crises de change comme celles que la CEE a connues en 1992 et 1993. Une crise de change au niveau mondial entre l’euro et le dollar est certes toujours possible, mais l’espace économique très puissant de l’euro en réduit à la fois la probabilité et l’importance. Cependant, comme la crise récente l’a montré, les attaques spéculatives contre les pays en difficulté au sein de la zone euro se sont reportées sur les taux d’intérêt des titres de dette publique ; d’une certaine façon, la hausse brutale des spreads sur les dettes souveraines de la zone euro à partir d’août 2010 a fini par remplacer la crise des taux de change. Comment expliquer un tel phénomène ? Dans le cadre de la zone euro, un déficit de la balance des paiements est révélateur d’un manque de compétitivité d’un État membre ; or, ce manque de compétitivité ne peut pas être rattrapé par une dévaluation monétaire. Le risque de désindustrialisation guette alors cet État. En effet, de manière générale, les pays les plus compétitifs de la zone 34 | La genèse de la Banque centrale européenne euro vont capter la production et l’emploi des pays les moins compétitifs, et tendre à satisfaire leur demande intérieure, au point d’aggraver le déséquilibre de la balance des paiements de ces pays. La montée du chômage qui en résulte finit par réduire leur demande intérieure et les incite à compenser ces pertes par des politiques de relance qui ne font qu’aggraver le problème (la relance ayant aussi pour effet de favoriser les importations). Puis, avec le chômage et la désindustrialisation, les recettes fiscales des pays les moins compétitifs de la zone euro faiblissent et aggravent leur déficit. Dès lors, la confiance des marchés financiers dans la capacité des États membres de la zone euro concernés à rembourser leurs dettes est progressivement remise en cause. Les taux d’intérêt sur leurs titres de dette s’envolent, ce qui mine un peu plus leur capacité à rembourser. Un cercle vicieux d’endettement s’enclenche. En l’absence de politiques budgétaires européennes de rééquilibrage et du fait des contraintes budgétaires issues des traités européens, la seule solution est alors l’austérité budgétaire qui, à son tour, affaiblit encore la demande intérieure des États concernés, augmente le chômage et ralentit la croissance économique. Pour rééquilibrer leur balance des paiements, une autre solution consisterait à baisser les salaires afin de gagner en compétitivité : mais cette solution aurait des effets dramatiques sur l’économie réelle, car elle se traduirait par la baisse immédiate de la demande intérieure et des recettes fiscales, ce qui provoquerait un effondrement rapide du PIB, aggravant le poids de la dette avant qu’une amélioration du côté de l’industrie ne puisse se faire sentir. Certains États membres de la zone euro, comme la Grèce et l’Espagne, sont pris dans ce cercle vicieux. Le rééquilibrage de la balance des paiements par l’économie réelle (amélioration de la compétitivité, innovation, qualité des produits) est en effet beaucoup plus long et difficile que le recours à la dévaluation (voir pp. 36-37). L’avènement de l’euro comme monnaie internationale Pour les partisans de l’UEM, il allait de soi qu’une monnaie unique représentant l’espace économique le plus puissant Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 35 de la planète – plutôt en excédent dans ses échanges avec le reste du monde – acquerrait un statut de monnaie internationale et apparaîtrait rapidement comme l’unique challenger sérieux du dollar. La mission de stabilité des prix et la stratégie de crédibilité de la future BCE, héritées de la Bundesbank, étaient de nature à consolider cette position. Le principal avantage lié à l’avènement de l’euro comme monnaie internationale était d’acquérir une partie du seigneuriage mondial. En effet, les prix de nombreuses transactions se fixeraient en euros, rendant inutile l’acquisition préalable de dollars. La taille du marché européen pouvait également permettre à l’UEM d’être plus stable que le SME : les possibilités d’arbitrer entre l’euro et des monnaies forcément moins répandues (à l’exception notable du dollar) seraient plus limitées ; par ailleurs, la présence au sein de l’UEM de nombreux États membres constituerait une assurance contre une crise asymétrique (sauf survenue d’une crise majeure au sein d’un de ses membres les plus importants). Enfin, la part de l’euro dans les réserves de change des banques centrales du reste du monde augmenterait au-delà de la somme des anciennes monnaies nationales européennes détenues, lui assurant une demande supplémentaire. Bien sûr, la stature internationale d’une monnaie dépend de la puissance économique et géopolitique du pays qui l’émet : sur ce point, l’Union européenne était loin de pouvoir, et même de vouloir, rivaliser avec les États-Unis. Avec le recul, force est de constater que l’euro remplit aujourd’hui les fonctions d’une monnaie internationale : unité de compte, moyen de paiement et réserve de valeur. Il constitue par ailleurs une monnaie de référence pour le taux de change de cinquante pays (contre soixante-quinze pour le dollar). La part de son utilisation sur les marchés internationaux des titres financiers est de l’ordre de 33 %. Ainsi, l’euro est devenu la deuxième devise mondiale, passant de 18 % des réserves mondiales de devises en 1999 à 26 % en 2011 (contre 62 % pour le dollar et moins de 4 % pour le yen et la livre sterling). 36 | La genèse de la Banque centrale européenne DES CONTRAINTES ÉCONOMIQUES NOUVELLES SOUVENT OCCULTÉES Si les avantages à attendre de l’UEM étaient nombreux, ils n’étaient pas toujours déterminants pour justifier le choix d’une transition rapide vers la monnaie unique ; l’analyse coûts/avantages était quelque peu différente si l’on tenait compte des contraintes économiques nouvelles liées à l’UEM dans un contexte de grandes difficultés économiques. La perte du taux de change comme amortisseur monétaire Les monnaies reflètent la puissance économique d’un pays ou d’une région. Si, au sein d’un espace régional, des divergences de compétitivité économique ou des chocs asymétriques surviennent entre pays, ils peuvent être compensés par des modifications de la valeur des signes monétaires, c’est-à-dire par un changement du taux de change d’une monnaie nationale avec les devises des autres pays. Dans une union monétaire comme la zone euro, marquée par des situations nationales assez hétérogènes au moment du passage à l’UEM et par des évolutions non moins hétérogènes (car largement structurelles) après ce passage, de telles divergences étaient amenées à s’aggraver, alors même qu’un ajustement monétaire était désormais impossible. Sachant que ces évolutions divergentes se font à des rythmes relativement constants mais assez lents, il était tout à fait prévisible que des écarts de compétitivité importants apparaîtraient au bout de plusieurs années et ne pourraient être résolus que par la convergence des économies réelles – un processus généralement très douloureux sur le plan économique, qui peut s’avérer très long et complexe à mettre en œuvre. Par exemple, un État membre de la zone euro ayant pour habitude de pratiquer des hausses de prix régulières ou des augmentations de salaires supérieures aux gains de la productivité était condamné à voir sa compétitivité et sa situation économique se dégrader, faute de pouvoir recourir à une dépréciation de sa monnaie. Une convergence économique réelle des appareils productifs n’ayant pu être menée durant la très courte phase de convergence vers Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 37 l’UEM (phase II de 1994 à 1999), il était évident qu’après une dizaine d’années de fonctionnement des écarts importants de compétitivité commenceraient à se faire sentir. D’autant que la convergence de la phase II, comme celle d’après 1999, n’avait été pensée qu’au niveau des politiques macroéconomiques (voir pp. 51-55). La crise de 2008, puis la crise des dettes publiques européennes montrent aujourd’hui la difficulté de cette question. Le taux de change ne joue plus aujourd’hui un rôle d’amortisseur et l’euro comme signe monétaire ne représente pas une puissance économique homogène. Or, aucun mécanisme dans l’Union européenne (à l’exception des fonds structurels, mais qui sont bien insuffisants), ni aucun critère de convergence ne cible directement cette question de la compétitivité à la fois en termes de prix, de qualité, d’innovation, de formation, de structure de production des différentes économies nationales ou même de corruption. Les critères de convergence adoptés à Maastricht étaient des critères macroéconomiques ciblant les politiques économiques (budget et inflation), mais aucun ne visait la convergence des économies réelles (voir Points de vue, pp. 54-55). La disparition d’un prêteur en dernier ressort pour les États souverains Avant la création de la BCE, les banques centrales nationales (BCN) appartenaient aux États qui généralement les utilisaient pour se financer au moins en partie. Ainsi, les BCN jouaient le rôle de prêteur en dernier ressort non seulement pour les banques de second rang, mais aussi pour les États. Par exemple, la Banque de France a longtemps été obligée de prêter gratuitement (taux d’intérêt de 0 %) à l’État français une tranche d’environ 10 milliards de francs par an. Pour un pays comme la France, l’avantage principal d’un tel financement par sa propre banque centrale était la totale maîtrise des taux d’intérêt. Car il pouvait imposer à celle-ci des conditions de prêt ne tenant aucun compte du taux de marché. Les marchés financiers, les compagnies d’assurances et les banques étaient alors obligés de s’aligner sur ce taux s’ils voulaient acquérir les bons du Trésor (c’est-à-dire des titres de la dette publique française). Ce 38 | La genèse de la Banque centrale européenne mode de fonctionnement permettait aux États de réaliser de sensibles économies budgétaires et leur conférait une relative autonomie financière. La BCE n’appartenant à aucun État et ayant été pensée comme indépendante du pouvoir politique (voir pp. 115‑117), il a été décidé d’emblée qu’elle ne jouerait pas le rôle de prêteur en dernier ressort envers les États, considérés comme des agents non financiers n’ayant pas accès à la BCE. Par ailleurs, les BCN se sont vu interdire d’octroyer des prêts à leur propre État, contrairement à ce qui se pratiquait auparavant ; de la même façon, les États ont perdu la possibilité de se financer par des crédits accordés directement par les banques de second rang. Dès lors, dans le cadre de l’UEM, il ne reste plus aux États membres de la zone euro qu’un seul type de financement possible : le financement sur les marchés financiers. Il est ainsi facile de comprendre pourquoi les marchés financiers ou les agences de notations ont acquis une telle influence sur les dettes publiques et leurs taux d’intérêt dans la décennie 2000. Comme souvent dans l’histoire, les arguments de la théorie économique ont donc davantage été mobilisés pour justifier des choix politiques que pour servir véritablement à décrire ou à modifier la perception de la réalité économique. 1992-1999 : LE CHOIX D’UNE TRANSITION RAPIDE VERS LA MONNAIE UNIQUE —— Après avoir abordé la maturation théorique du projet d’UEM, ses avantages et ses inconvénients escomptés, il est maintenant possible de décrire les conditions politiques et le calendrier retenu du passage à la monnaie unique. Dès l’origine, le passage à l’UEM fut présenté comme le pendant monétaire de l’Acte unique européen de 1986 : approuvé par le Conseil européen de Luxembourg en décembre 1985, adopté en février 1986 pour entrer en vigueur le 1er juillet 1987, l’Acte unique avait pour principal objectif de réaliser un grand marché intérieur européen avant le 31 décembre 1992. Il apportait également les modifications nécessaires au processus de décision Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 39 communautaire pour achever ce marché et réaffirmait la nécessité d’accroître la coordination monétaire. Enfin, il consacrait le principe de libre circulation des marchandises, des services, des hommes et des capitaux. Par ses nombreux avantages attendus, on pensait que l’UEM permettrait d’unifier monétairement ce grand marché communautaire des biens, des services, des capitaux et du travail, et de pallier les faiblesses structurelles du SME. Les douze États membres de la CEE décidèrent donc dès 1988 de relancer le projet d’UEM défendu dans le plan Werner ; cette relance se traduisit par le rapport Delors du 17 avril 1989, qui proposait que l’UEM se fît en trois étapes distinctes mais progressives. Avant de décrire le calendrier finalement retenu, et les principes de l’UEM qui ont été gravés dans le marbre du traité sur l’Union européenne (ou « traité de Maastricht ») en 1992, il convient d’étudier les conditions dans lesquelles un compromis politique a pu être atteint au sein de la CEE concernant l’organisation monétaire européenne. UN COMPROMIS POLITIQUE ENTRE TROIS VISIONS DIFFÉRENTES DU PROJET EUROPÉEN La mise en place d’une UEM, et corrélativement, la création d’une banque centrale chargée de conduire la politique monétaire de la zone euro, ont déclenché de grands espoirs, mais aussi de grandes craintes au sein des douze États membres de la CEE. Au cœur de ces débats, différentes visions politiques s’affrontaient, qu’on peut classer principalement en trois conceptions dominantes du projet européen : la libérale anglo-saxonne, l’européiste et l’ordolibérale. Ces conceptions correspondent respectivement, pour simplifier, aux traditions intellectuelles anglaise, française et allemande. Dans cette confrontation, l’Allemagne fut immédiatement en position de force, en raison du leadership incontestable qu’elle avait acquis sur le plan monétaire dès le « Serpent » des années 1970, puis au sein du SME au cours des années 1980, grâce à la solidité de sa monnaie (le deutsche mark) et à la réputation de sa banque centrale (la Bundesbank). 40 | La genèse de la Banque centrale européenne La BCE et, plus généralement, l’organisation monétaire de l’Union européenne inscrite dans le traité de Maastricht de 1992, découlent directement du compromis politique entre ces différentes visions. La vision libérale La première conception de l’Europe, celle du Royaume-Uni, a été défendue par Margaret Thatcher et reprise en 1990 dans le Plan Hard Ecu ou « Plan Major », du nom de John Major, son chancelier de l’Échiquier. C’est celle d’une Europe conçue comme un grand marché où marchandises, services, capitaux et travail s’échangent librement, permettant des économies d’échelles et une concurrence renforcée, mais avec le moins de structures supranationales possibles car celles-ci entravent la souveraineté nationale. Cette Europe s’apparente à une communauté de nations commerçantes, qui demeurent souveraines dans leurs relations, notamment en matière de politiques économiques ; elle doit fonctionner de manière coopérative, sans disposer de ressources propres. Dans cette conception anglo-saxonne, tout transfert de souveraineté monétaire est rejeté : la monnaie est en effet perçue comme une question politique relevant de la souveraineté nationale et il n’est pas question de transférer cette compétence au niveau communautaire. Conformément à cette logique, le Plan Major proposait une monnaie commune (ou monnaie parallèle), qui aurait circulé en concurrence avec les monnaies nationales, notamment dans les échanges entre pays de la CEE. L’influence de la pensée libérale autrichienne de Friedrich von Hayek est ici manifeste : c’est par la concurrence que cette monnaie devait s’imposer progressivement en Europe ; Hayek avait en effet soutenu que les monnaies devaient toujours être en concurrence et que seul le marché pouvait en assurer la régulation en faisant disparaître les « mauvaises monnaies », affirmant ainsi son opposition à l’existence d’une banque centrale. Dès les années 1970, de nombreux travaux d’inspiration libérale avaient plaidé pour un tel scénario. La monnaie commune internationale défendue par le Plan Major était une sorte d’« écu fort », destinée à remplacer progressivement les monnaies européennes de l’époque, Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 41 mais elle devait s’ajouter dans un premier temps aux onze monnaies nationales et être surtout utilisée pour les échanges entre nations. Comment cet « écu fort » aurait-il pu supplanter le deutsche mark ou en réduire la domination ? Une solution aurait été d’en assurer la rareté et de le rémunérer par des taux d’intérêt élevés, ce qui en aurait certes fait un actif financier intéressant, mais sans doute pas une monnaie en mesure de favoriser le développement et la convergence économique de l’Europe. La monnaie parallèle proposée par le plan Major ne fut finalement pas retenue. En revanche, l’intransigeance de Margaret Thatcher donna le coup de pouce nécessaire au projet concurrent de Jacques Delors. En effet, en refusant tout compromis, en exigeant et en obtenant une clause d’exception, le Royaume-Uni ne fut plus associé aux discussions ultérieures qui débouchèrent rapidement sur le projet plus radical de monnaie unique proposé par le Plan Delors. Au grand dam de la diplomatie britannique, cette opposition résolue du Royaume-Uni facilita paradoxalement l’adoption par les autres pays européens d’un projet beaucoup plus ambitieux que prévu. Comme souvent dans la construction européenne, le Royaume-Uni se tint d’abord en dehors du processus d’union monétaire, quitte à l’intégrer plus tard en cas de réussite. Si la conception anglo-saxonne de la monnaie n’a pas eu l’impact escompté sur la mise en place de l’UEM, elle a en revanche exercé une influence déterminante dans l’avènement d’un capitalisme financiarisé au niveau mondial, où la place de la monnaie dans le financement de l’économie est réduite au minimum au profit du développement de marchés financiers globaux et généralisés. Du fait de l’aura politique de Ronald Reagan aux États-Unis et de celle de Margaret Thatcher au Royaume-Uni, ainsi que des politiques d’ajustement structurel imposées par le Fonds monétaire international (FMI) aux pays lourdement endettés du tiers-monde ou en transition économique, cette conception néolibérale fut ultérieurement adoptée par des pays a priori éloignés du modèle anglo-saxon, comme les anciens pays du bloc soviétique, qui adhérèrent au processus de construction européenne. 42 | La genèse de la Banque centrale européenne La vision européiste L’« européisme », pour reprendre l’expression employée par le poète et écrivain français Jules Romains en 1915, est une conception très ancienne, dont on retrouve les racines dès le Moyen Âge. Imprégnant une grande partie des fondateurs du projet européen, notamment certains membres de l’élite française comme Maurice Schumann, Jean Monnet, Robert Marjolin et dans une certaine mesure Raymond Barre, cette approche vise à mettre en place les États-Unis d’Europe, calqués sur le modèle fédéral américain. Particulièrement prégnante dans l’Après-Guerre, elle attache également de l’importance à l’État providence et à un certain interventionnisme d’inspiration keynésienne ou colbertiste. Elle repose sur une grande confiance envers les experts et les intellectuels et, pour faire avancer la construction européenne, elle préfère s’appuyer sur ces derniers et leurs relais dans l’administration communautaire plutôt que sur les peuples et les hommes politiques nationaux. En raison des réticences des nations européennes, cet objectif fédéral n’est pas toujours affiché : les peuples d’Europe sont en effet jugés incapables de comprendre le bien-fondé du projet européiste ; en France, par exemple, les partis d’inspiration gaulliste et communiste s’y opposent fortement. Pour contourner ces réticences sociales et politiques, et faire progresser petit à petit la logique fédéraliste, on recourt à l’outil économique. Loin de constituer des obstacles, les échecs économiques sont ainsi utilisés pour aller plus loin et exiger « plus d’Europe ». Cette démarche, communément désignée par le terme « fonctionnalisme », tranche avec le fédéralisme défendu par les constitutionnalistes, qui veulent fonder une Europe fédérale par le biais d’un processus démocratique et l’adoption populaire d’une constitution. L’idée sous-jacente au fonctionnalisme est de permettre aux institutions communautaires d’investir de proche en proche de nouveaux domaines de compétence ; lorsqu’un niveau de compétence est atteint et montre ses limites, on passe à un niveau supérieur d’intégration. Dans cette optique, l’adoption d’une monnaie unique comme solution à la domination du deutsche mark doit logiquement Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 43 être suivie par la mise en place d’un gouvernement économique européen ayant un droit de regard sur les budgets nationaux afin de remédier aux insuffisances de la méthode de coordination actuelle. La croyance en cet enchaînement automatique et la confiance en la capacité intrinsèque du système européen à dégager de bonnes solutions aux problèmes paraissent néanmoins en décalage par rapport à la réalité. L’approche fonctionnaliste fait fi des tensions entre nations, qui continuent à s’opposer sur la finalité du projet européen dans un cadre de négociation interétatique qui n’a pas vocation à produire aussi facilement du consensus. De plus, cette approche néglige les populations qui vivent de plus en plus mal cette vision technocratique de la construction européenne : elles souhaitent de plus en plus être associées aux grandes orientations, notamment par des référendums ; en période de crise économique, elles perçoivent toujours la nation comme la meilleure garante de la protection sociale et de la solidarité, des domaines que l’Europe n’a pas pris suffisamment en compte. Au moment où s’engagent les négociations sur l’UEM, à l’orée des années 1990, l’approche européiste a mal vieilli. Elle était certainement plus en phase avec les idées dominantes des années 1950-1970, même si elle a toujours été la cible des critiques. De plus, ses contours idéologiques se sont brouillés : d’une part, le fédéralisme économique est également prôné par de purs libéraux ; d’autre part, l’interventionnisme keynésien ou colbertiste est défendu également par les souverainistes qui voient dans la globalisation européenne une démarche définitivement libérale. Dans cette conjoncture idéologique relativement défavorable pour eux, les européistes n’étaient pas en position de force pour imposer leur vision de l’UEM : ils durent accepter un cadre essentiellement inspiré par l’ordolibéralisme en espérant l’avènement d’un consensus politique plus favorable. La vision ordolibérale Les ordolibéraux ne croient pas en un équilibre économique spontané résultant uniquement des forces du marché. 44 | La genèse de la Banque centrale européenne Ils voient plutôt dans cet équilibre le fruit de l’histoire, des institutions et le respect des règles. Ils se méfient de l’intervention de l’État, sont attachés aux institutions indépendantes intermédiaires (banques centrales, institut de la concurrence, autorité de surveillance des finances publiques), ainsi qu’à une orthodoxie budgétaire gravée dans le marbre et ils accordent plutôt leur confiance aux experts. Pour reprendre la formule de Michel Foucault, ils plaident non pas pour un marché sous la surveillance de l’État mais pour un État sous la surveillance du marché. En d’autres termes, c’est la liberté de marché qui fonde la légitimité de l’État et assure son acceptation par le corps social (voir Gros plan, pp. 45-46). Dans la conception ordolibérale de l’UEM défendue par les Allemands, la monnaie unique était tout à fait envisageable, mais à long terme : en effet, la monnaie étant neutre, elle ne possède aucune force de convergence économique ; une union monétaire ne peut donc être déclarée qu’une fois que la convergence économique de ses différents États membres a été réalisée. On illustre cette conception par l’image du chapeau : on ne pose un chapeau sur sa tête qu’une fois habillé ; de la même manière, la convergence économique des États membres doit précéder l’union monétaire proprement dite. Dans la mesure où le deutsche mark était alors la monnaie pivot de la CEE, les Allemands n’avaient aucun intérêt à précipiter un calendrier où ils avaient plus à perdre qu’à gagner. En accord avec les principes de l’ordolibéralisme, l’indépendance de la BCE était un acquis sur lequel on ne pouvait pas transiger, et la réussite de la Bundesbank dans son action contre l’inflation, de même que les développements de la théorie de la crédibilité des nouveaux classiques (qui plaidaient pour une banque centrale indépendante à la réputation solidement établie ; voir pp. 73-75), les confortaient dans cette position. Tous ces éléments de contexte expliquent que le point de vue de l’Allemagne et des dirigeants de sa banque centrale ait fini par s’imposer à ses partenaires européens dans la conception de la BCE. Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 45 (GROS PLAN) SUR l’ordolibéralisme L’ordolibéralisme est un courant de pensée né dans les années 1930 en Allemagne, particulièrement à l’université de Fribourg-en-Brisgau, sous l’influence de l’économiste Walter Eucken (1891-1950). À la recherche d’une troisième voie entre, d’une part, le libéralisme anglo-saxon qui a conduit à la crise de 1929 et, d’autre part, le communisme mis en œuvre dans l’Union soviétique, l’ordolibéralisme entend marquer une rupture avec la philosophie utilitariste des anciens libéraux ainsi qu’avec la philosophie matérialiste et marxiste ; il adhère à une certaine tradition chrétienne (la notion d’« ordo » est d’ailleurs empruntée au théologien chrétien de l’Antiquité Saint Augustin) et à la philosophie idéaliste allemande. L’ordolibéralisme ne vise pas uniquement à libérer l’économie, à accroître la richesse et le bien-être (individuel et collectif) ; il cherche aussi et surtout à créer un ordre économique et social juste. Il postule l’existence d’un équilibre économique, d’un ordre de marché intégré à un ordre général de la société ; dans cette perspective, les institutions sont essentielles pour faire respecter et impulser le libéralisme. L’État a pour responsabilité d’offrir un cadre légal et institutionnel à l’économie, et de maintenir – notamment par le respect de règles – un niveau sain de concurrence « libre et non faussée ». Contrairement aux libéraux anglais ou autrichiens, les tenants de l’ordolibéralisme considèrent qu’il n’y a pas d’équilibre spontané des marchés. Et contrairement aux keynésiens qui veulent réguler le capitalisme en intervenant à court terme, les ordolibéraux veulent simplement le régler. Ils définissent les critères de conformité à la logique du système économique afin d’éviter toutes les incohérences de l’intervention publique qui sont responsables selon eux des dysfonctionnements du système. L’ordolibéralisme repose sur quatre piliers essentiels : – le respect de la propriété privée, qui relève du droit et de l’histoire et non de la nature ; – la liberté d’entreprise et de marché via une concurrence libre et non faussée qui doit être assurée par une régulation institutionnelle ; – l’équilibre des finances publiques et la méfiance envers les entreprises publiques ; 46 | La genèse de la Banque centrale européenne – la stabilité des prix assurée par une banque centrale indépendante. Ce cadre légal et institutionnel est défendu particulièrement en Allemagne, où il a donné naissance à l’« économie sociale de marché ». Il est caractéristique du « modèle Rhénan » de capitalisme que Karl Schiller, futur ministre de l’Économie de la République fédérale d’Allemagne (RFA), résuma en 1955 par cette formule : « La concurrence autant que possible et l’intervention publique autant que nécessaire. » L’ordolibéralisme est au fondement des statuts de la Bundesbank (banque centrale de la RFA créée en 1957) et il imprègne fortement l’organisation monétaire européenne définie par le traité de Maastricht. LE CURIEUX COMPROMIS POLITIQUE À L’ORIGINE DE LA BCE Une stratégie politique ambiguë Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, comprit rapidement que la personne à convaincre pour la mise en œuvre de l’UEM était le gouverneur de la Bundesbank. En effet, du côté des États membres dont la monnaie était dominée par le mark (Benelux, Autriche et, dans une certaine mesure, France), la perte de souveraineté monétaire était déjà actée. En raison du triangle d’incompatibilité mis au jour par Robert Mundell (voir p. 24), ils étaient obligés d’ancrer leur monnaie sur le deutsche mark, devenu la monnaie pivot du SME, et donc d’abandonner toute autonomie de leur politique monétaire. Les taux d’intérêt étant fixés par la Bundesbank, ils devaient les suivre en y ajoutant même une prime de risque par anticipation d’une éventuelle dévaluation de leur monnaie. Pour ces pays « dominés », la mise en circulation d’une monnaie unique gérée par une banque centrale fédérale pouvait leur permettre de recouvrer une partie de leur souveraineté monétaire, dans la mesure où ils deviendraient membres de la nouvelle banque centrale supranationale, et de faire baisser sensiblement leur taux d’intérêt. Tous les États membres de la zone monétaire européenne pourraient Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 47 participer aux décisions de la politique monétaire. De plus, la question des déséquilibres des balances des paiements serait résolue par la mutualisation des réserves au sein de la BCE grâce à la monnaie unique. Pour ces pays, c’en serait fini de la domination du deutsche mark ! Ils avaient donc beaucoup plus à gagner qu’à perdre à la création d’une UEM. Pour convaincre la Bundesbank, le comité à l’origine du plan pour l’UEM de juin 1988 à avril 1989 fut, à la demande de Jacques Delors, presque exclusivement composé de banquiers centraux – les ministres des Finances ayant été écartés car l’hostilité de plusieurs d’entre eux au projet était connue. Ce « comité Delors » comprenait douze banquiers centraux des pays membres, Frans Andriessen (de la Commission européenne) ainsi que trois experts (Alexandre Lamfallusy, alors directeur de la Banque des règlements internationaux [BRI] futur premier président de l’Institut monétaire européen de 1994 à 1997 ; Niels Thygesen, économiste danois ; et Miguel Boyer, du Banco Exterior de España). Jacques de Larosière, ancien directeur du FMI et gouverneur de la Banque de France, représentait pour sa part la France. Ainsi, la réflexion sur la création de la BCE fut l’œuvre de banquiers centraux, plus à même de convaincre et de rassurer l’indépendante Bundesbank, au risque de faire de la future BCE une « créature des banquiers centraux » fortement influencée par l’ordolibéralisme (Carré et Le Héron, 2005). Ordolibéraux et européistes s’accordèrent par conséquent sur un mode opératoire de nature technocratique : leur approche respective les portait davantage à confier aux experts le soin d’envisager des solutions de long terme qu’à se fier aux dirigeants politiques, dont la capacité d’innovation institutionnelle est souvent contrainte par des discussions parlementaires et des échéances nationales. Pour les ordolibéraux, une banque centrale fédérale totalement indépendante était de nature à régler les conflits et les arbitrages politiques en affaiblissant les capacités de régulation et d’action des États membres. Cette banque centrale pouvait dès lors se concentrer sur la seule question 48 | La genèse de la Banque centrale européenne de l’inflation grâce à une action de long terme et faire respecter des règles éloignées de la régulation conjoncturelle des États membres. Sans pouvoir politique structuré ou légitime sur cet espace monétaire pour lui faire contrepoids, la BCE serait même plus indépendante et puissante que ne l’était la Bundesbank en Allemagne, qui doit rendre des comptes au Parlement allemand. Enfin, en présentant la convergence économique comme une condition préalable à l’union monétaire, les ordolibéraux concevaient le processus de l’UEM comme un processus de long terme susceptible de prendre plusieurs décennies. La Bundesbank avait donc encore un rôle important à jouer à l’avenir. Face à un impossible consensus politique sur leurs positions fédéralistes et interventionnistes, les européistes virent dans la mise en place de la première institution fédérale européenne (la BCE) la seule stratégie possible permettant une avancée notable vers le fédéralisme – la monnaie étant à leurs yeux une institution certes économique, mais aussi et surtout politique, de nature à accélérer le sentiment d’appartenance à l’Europe et à affaiblir les nationalismes. Ils profitèrent donc de la croyance en la neutralité de la monnaie des ordolibéraux pour obtenir cette avancée fédérale sur la monnaie, qu’ils considéraient – quant à eux – essentielle. Dans leur esprit, le découplage entre une politique monétaire fédérale et les évolutions économiques à l’échelle nationale allait inévitablement souligner à terme l’insuffisante coordination des politiques économiques nationales et surligner la faiblesse du pouvoir économique fédéral européen. Conformément à leur vision fonctionnaliste, la crise serait inévitable et rendrait nécessaire une extension du fédéralisme à d’autres domaines économiques (budget, fiscalité et solidarité européenne). Leur confiance dans le fonctionnalisme leur permit d’accepter le traité de Maastricht, qui offrait une solution contraire à leur vision de l’économie. Leur espoir était que si l’euro devait échouer par manque de coordination entre les niveaux asymétriques du pouvoir, il serait nécessairement complété par la mise en place d’un gouvernement économique européen (leur objectif véritable). Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 49 Cette stratégie politique permit de réduire les réticences de la toute-puissante Bundesbank. Mais elle n’aurait sans doute pas été suffisante sans un coup de pouce de l’histoire, car il fallait convaincre également le pouvoir politique allemand. Or, Helmut Kohl hésitait beaucoup à abandonner le deutsche mark, symbole de la reconstruction et de la réussite de l’Allemagne. Ce coup de pouce vint avec l’effondrement en 1989 du mur de Berlin et avec l’explosion du bloc soviétique en Europe centrale et orientale. Le coup de pouce de l’histoire La réunification allemande, menée tambour battant par Helmut Kohl, eut deux conséquences directes sur la naissance de la BCE. Avec l’effondrement du bloc soviétique, Helmut Kohl comprit que les pays d’Europe centrale et orientale allaient se tourner vers l’Ouest et que l’Allemagne y retrouverait rapidement une forte influence, du fait de la réunification allemande qui augmenterait sa taille et déplacerait le centre de gravité européen vers l’Est. Helmut Kohl affirma alors qu’il lui fallait ancrer cette nouvelle Allemagne à l’Ouest et qu’il était certainement le dernier homme politique allemand ayant connu la Seconde Guerre mondiale à pouvoir le faire. Il craignait en effet que la nouvelle génération d’hommes ou de femmes politiques allemands ne se considère plus responsable du passé et exige un poids politique correspondant au poids économique de son pays, c’est-à-dire le premier. Or, l’un des outils de cette puissance allemande issue de la reconstruction était le deutsche mark. Helmut Kohl considéra qu’il fallait sacrifier ce symbole pour bien montrer aux États fondateurs de la CEE la volonté allemande de poursuivre ce processus, mais également pour mieux leur faire accepter la réunification de son pays. Au sommet de Strasbourg de décembre 1989, Helmut Kohl accepta d’abandonner le deutsche mark et de soutenir le plan Delors pour l’UEM, tout en exigeant de ses partenaires une BCE indépendante des pouvoirs publics, sur le modèle de la Bundesbank. Plus rien ne s’opposait dès lors à l’UEM. 50 | La genèse de la Banque centrale européenne Il restait toutefois un dernier problème à régler, qui était absolument essentiel pour les européistes et pour le pouvoir politique en France ou en Italie : le calendrier de passage à la monnaie unique en trois phases. Dans la lignée ordolibérale, le processus de convergence économique ne pouvait être que très long. Pour les européistes, au contraire, l’union monétaire étant un accélérateur de la convergence économique, il fallait aller vite (les dix ans prévus dans le Plan Werner leur convenaient). Le 18 mai 1990, sans prendre en compte la position de la Bundesbank, Helmut Kohl décida d’unifier au 1er juillet de la même année le deutsche mark (DM), monnaie de la RFA, et le mark – appelé parfois « ostmark » (M) – de la République démocratique allemande (RDA) avec une parité purement symbolique de 1 DM pour 1 M. Or, les économistes considéraient que la productivité dans la RDA était au mieux égale au tiers de celle de la RFA et donc que 1 DM valait au moins 3 M. La convergence économique entre ces deux pays économiquement si différents n’avait même pas commencé que la réunification d’un chapeau monétaire de taille démesurée menaçait de ruiner la compétitivité de l’industrie est-allemande. Mais Helmut Kohl insista sur la valeur symbolique et humaine de ce taux de conversion. Bien loin de l’ordolibéralisme, la monnaie était devenue un signe de la souveraineté politique. Comme les ménages de l’ex-RDA avaient une très forte épargne à cause de la pénurie de biens à acheter, cela revenait à convertir très favorablement cette épargne et donc à provoquer un énorme choc de demande, sans que l’offre, en particulier à l’Est, ne puisse suivre. Le risque inflationniste était évident. En juillet 1991, Karl Otto Pöhl, le président de la Bundesbank depuis onze ans protesta et démissionna. Il fut remplacé par Hans Tietmeyer. Il devint alors impossible à l’Allemagne de refuser à ses partenaires européens ce qu’elle venait d’accorder sans contrepartie à l’ex-RDA. La « théorie du chapeau » n’était plus défendable, et l’union monétaire pouvait précéder la convergence économique. L’Italie et la France obtinrent par conséquent un calendrier accéléré pour le passage à Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 51 l’UEM, transformant l’union économique en simple convergence institutionnelle : trois phases furent prévues avec la création de la BCE au plus tard au 1er janvier 1999 (voir ci-dessous). La monnaie était bien redevenue une question d’ambition politique comme le souhaitaient les européistes. Au total, la BCE est certes une institution fédérale dont l’organisation et le dogme doivent tout à l’ordolibéralisme allemand, car il fallait qu’elle emporte l’adhésion de la Bundesbank, mais sa mise en place relève également de la conception politique des européistes, qui a pu se concrétiser avec l’aide de l’histoire et l’appui déterminant d’Helmut Kohl. Français, Italiens, Allemands pouvaient être satisfaits du compromis obtenu. Quant aux Anglais, ils restaient à leur demande sur le bord de la route, tout en n’ayant rien cédé de leurs convictions. LE CALENDRIER RETENU PAR LE RAPPORT DELORS DE 1989 La décision de mettre en place l’UEM ayant été rendue possible par les conditions politiques qui viennent d’être décrites, le calendrier de passage à l’euro préconisé par le rapport Delors fut appliqué. Phase I : la convergence des politiques économiques Du 1er juillet 1990 au 31 décembre 1993, la première phase du passage à la monnaie unique fut consacrée à l’achèvement du marché intérieur, à la réduction des disparités entre les politiques économiques des États membres, à la levée de tous les obstacles à l’intégration financière (notamment par la suppression des restrictions aux mouvements de capitaux) et au renforcement de la coopération monétaire. De plus, toutes les banques centrales nationales devaient devenir indépendantes du pouvoir politique – ce qui fut le cas de la Banque de France en décembre 1993 (voir Retour en arrière, p. 68). Phase II : la préparation concrète du passage à la monnaie unique Du 1er janvier 1994 au 1er janvier 1997, ou au plus tard 1999, la deuxième phase devait servir de transition avant 52 | La genèse de la Banque centrale européenne l’étape ultime, et se traduire par la mise en place de l’organisation monétaire européenne (voir pp. 87 et s.) et par le renforcement de la convergence économique des États membres de la future zone euro. Cinq « critères de convergence » furent définis, qui devaient être respectés par les candidats à l’union monétaire. Deux d’entre eux encadraient la politique budgétaire : – en termes de flux, le déficit des administrations publiques (centrale, sociales, locales) du pays candidat ne devait pas dépasser 3 % du PIB ; – en termes de stocks, la dette des administrations publiques du pays candidat ne devait pas excéder 60 % du PIB. Deux critères encadraient la politique monétaire des futurs membres : – l’inflation ne devait pas être supérieure de plus de 1,5 % à la moyenne de l’inflation des trois pays les plus vertueux, ce qui traduisait l’inflation mesurée à court terme ; – les taux d’intérêt à dix ans ne devaient pas excéder de plus de 2 % la moyenne des trois pays ayant les taux d’intérêt les plus bas, ce qui permettait de tenir compte des anticipations d’inflation à long terme. Enfin, un critère renvoyait à la politique de change. Aucun changement de parité de change ne devait avoir lieu durant les deux années précédant l’entrée dans l’UEM et les marges de fluctuations du SME (entendues dans un sens plutôt étroit de 2,5 % et non de 15 % comme décidé en 1993) devaient être respectées. Ce dernier critère devait mesurer la capacité à moyen terme du pays concerné à supporter des changes fixes, comme l’imposerait ensuite de manière permanente l’UEM. L’Institut monétaire européen (IME), ancêtre de la BCE, fut mis en place le 1er janvier 1994 à Francfort en Allemagne et le Comité des gouverneurs dissous. Les deux missions principales de l’IME consistaient à renforcer la coopération entre les banques centrales nationales, devenues indépendantes, et la coordination des politiques monétaires, mais aussi à préparer l’instauration du Système Un aboutissement de la construction monétaire européenne | 53 européen des banques centrales (SEBC), la mise en place d’une politique monétaire commune et la création de la monnaie unique. Dans cette perspective, l’IME précisa le cadre réglementaire, organisationnel et logistique dont le SEBC avait besoin pour accomplir ses missions lors de la troisième phase. La date du 1er janvier 1999 ayant finalement été retenue pour le début de la troisième phase, la BCE et le SEBC furent institués, et la BCE succéda à l’IME en juin 1998, ce qui lui laissait sept mois pour préparer le passage à la monnaie unique. Phase III : le passage effectif à la monnaie unique Au plus tôt le 1er janvier 1997 ou au plus tard le 1er janvier 1999 (date finalement retenue), la troisième phase prévoyait la fixation irrévocable des taux de change et l’attribution des pleines responsabilités monétaires et économiques aux divers organes et institutions communautaires, dont la BCE. La politique monétaire devint désormais du seul ressort de la BCE. L’euro fut introduit au niveau communautaire. Les monnaies nationales disparurent même si les billets nationaux continuèrent à circuler jusqu’au début de 2002. Pour les pays ne respectant pas les critères de convergence et ne pouvant être retenus initialement pour intégrer la zone euro, un nouveau mécanisme de change européen (MCE II) entra en vigueur. Pour réaliser l’UEM prônée par le rapport Delors, il fallait changer le cadre institutionnel de la CEE. Les négociations aboutirent au traité sur l’Union européenne, communément appelé le « traité de Maastricht », qui fut signé dans cette ville néerlandaise le 7 février 1992 et entra en vigueur le 1er novembre 1993. Les statuts du SEBC et de la BCE furent annexés à ce traité. Le Danemark et le Royaume-Uni se virent octroyer un statut spécial, qui les autorisait à ne pas participer à la phase III de l’UEM. '' POINTS DE VUE les critères de convergence : des indicateurs pertinents ? Les critères de convergence économique (appelés « critères de Maastricht ») exigés lors de la phase II pour rejoindre l’UEM – qui furent inscrits dans le traité de Maastricht en 1992 puis repris par les traités européens ultérieurs – concernent uniquement la politique macroéconomique (inflation et budget) et ne visent pas une convergence structurelle de compétitivité, pas plus qu’ils ne reprennent les différents critères retenus pour former une zone monétaire optimale (ZMO, voir pp. 26 et s.). De plus, les valeurs imposées n’ont pas de justification théorique : le taux d’endettement de 60 % fut défini en se fondant uniquement sur la moyenne de l’endettement des pays membres de la CEE à cette période. L’endettement de l’Italie et de la Belgique se situant autour de 120 % alors que celui de la France était de 30 %, des politiques asymétriques étaient inévitables. Quant au taux de déficit public de 3 %, il correspondait au déficit envisagé par la France au début des années 1990. Une formule mathématique fut ensuite trouvée pour justifier ces valeurs, mais elle nécessitait des hypothèses ad hoc sur des variables déterminantes. Au total, seules les politiques économiques des États étaient prises en compte et non le secteur privé des économies nationales concernées ; rien n’était demandé aux États membres concernant leur niveau de chômage, leur système productif, leur productivité, leur spécialisation ou leur capacité à supporter à long terme une devise commune avec des pays comme l’Allemagne, considérée comme la référence en la matière. De même, aucun critère relatif au chômage, aux normes sociales, au niveau de fiscalité minimum, à la formation et l’innovation n’était évoqué. Le risque du « syndrome hollandais » n’était pas non plus pris en compte. On désigne par cette expression le lien qui peut exister entre l’exploitation de ressources naturelles rares et le déclin de l’industrie manufacturière locale, tel qu’on a pu le constater aux Pays-Bas au cours des années 1960. Plus généralement, le « syndrome hollandais » désigne les conséquences nuisibles provoquées par une augmentation importante des exportations de ressources naturelles d’un pays, qui entraîne un fort excédent de sa balance commerciale ainsi qu’une appréciation de sa monnaie. Grâce à la rente du secteur des ressources naturelles, les salaires dans le secteur exportateur augmentent, occasionnant par capillarité une hausse des salaires dans les autres secteurs et une hausse du revenu réel. Cette hausse des salaires conjuguée à l’appréciation de la monnaie fait baisser la compétitivité du secteur productif local et réduit l’excédent de la balance commerciale du pays en permettant de financer des importations de biens manufacturés devenues moins chères. En dépit de sa croissance économique, de sa bonne santé financière et d’un meilleur niveau de vie de ses ménages, ce pays se désindustrialise – ce qui hypothèque son développement futur. Des exemples similaires ont été constatés ailleurs qu’aux Pays-Bas, comme au Brésil aujourd’hui. Or, la monnaie unique ne pouvait que produire des situations de surévaluation monétaire dans les pays européens les moins compétitifs sans leur imposer les contraintes habituelles d’un déficit de la balance courante. Même en l’absence d’un secteur rentier, ils subiraient le « syndrome hollandais ». En définitive, il était donc exagéré de présenter le respect de ces cinq critères comme la garantie d’une convergence économique entre les États membres de l’UEM, dans la mesure où ils traduisaient plutôt une convergence a minima de leurs politiques macroéconomiques. 56 CHAPITRE 2 LE PRODUIT D’UN CONTEXTE IDÉOLOGIQUE PARTICULIER Aujourd’hui, le fait que la monnaie soit gérée par une banque centrale indépendante est largement accepté. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi. D’une part, le statut et les fonctions attribués à l’institution monétaire ont évolué au gré des théories économiques. D’autre part, le pouvoir politique a longtemps considéré que la monnaie était de son seul ressort. Les traits distinctifs et originaux de la BCE, en tant qu’institution de régulation de la monnaie, s’expliquent en grande partie par le contexte de sa gestation, qui a coïncidé avec la remise en cause de la conception keynésienne d’une monnaie active dans la détermination de la production (justifiant une forte coordination entre politiques monétaire et budgétaire pour atteindre des objectifs macroéconomiques plus larges que la seule lutte contre l’inflation), et avec la fin de la souveraineté monétaire des États nations. La souveraineté monétaire a connu un début de remise en cause avec la vague de réformes statutaires des banques centrales au cours des années 1990, destinées à renforcer leur indépendance à l’égard du pouvoir politique – comme le prônaient certaines théories libérales sur la base d’hypothèses pourtant discutables. Puis l’indépendance des banques centrales s’est progressivement imposée sous des formes différentes ; on peut considérer, à cet égard, que la remise en question la plus radicale de la souveraineté monétaire a vu le jour en Europe avec l’Union économique et monétaire (UEM). UNE INSTITUTION MARQUÉE PAR LA CONCEPTION TECHNIQUE DE LA MONNAIE-NEUTRE —— Pour mieux comprendre les fonctions actuelles de régulation monétaire de la BCE (voir pp. 104 et s.), il est nécessaire d’étudier l’évolution du statut de la monnaie dans l’histoire des idées économiques. En effet, de la conception même de la monnaie découlent la nature et l’organisation de la banque centrale conçue comme une institution de régulation de la monnaie. La BCE, à cet égard, semble très marquée par une conception technique de la monnaie-neutre. Le produit d’un contexte idéologique particulier | 57 MONNAIE-SIGNE VERSUS MONNAIE-MARCHANDISE Historiquement, on oppose deux conceptions principales de la monnaie : la conception de la monnaie comme signe et celle de la monnaie comme marchandise. Pour simplifier, on peut dire que les tenants de la monnaie-signe situent la monnaie au cœur de l’économie en la considérant comme une question essentiellement politique, un arbitrage entre pouvoir, société et droit, c’est-à-dire comme une institution où la confiance est essentielle, alors que les partisans de la monnaie-marchandise se méfient de l’institution monétaire et des abus du pouvoir politique, considèrent la monnaie comme une question économique secondaire et cherchent à l’ancrer dans la nature ou sur une valeur indiscutable, en la rattachant à une marchandise (métal précieux). De l’Antiquité au xviiie siècle : la conception de la monnaie‑signe prédomine Pendant plus de vingt siècles, la monnaie est perçue de façon prépondérante comme un signe. Les philosophes grecs, particulièrement Platon, considèrent que c’est la loi qui définit la qualité de la monnaie. Pour Aristote, la monnaie n’existe pas dans la nature ; elle est d’essence politique ; par ailleurs, elle remplit trois fonctions microéconomiques d’unité de compte, d’intermédiaire des échanges et de réserve de valeur. Les scolastiques la conçoivent comme un bien public appartenant à tous, une convention sociale, mais aussi comme un signe du pouvoir du Prince. Celui-ci se finance en effet par le « seigneuriage » : la valeur des pièces frappées est supérieure à la valeur du métal précieux les constituant, et cette différence de valeur va dans les caisses du seigneur ; apparaît ainsi la fonction macroéconomique de financement de l’économie de la monnaie. Si la monnaie est certes aux mains du Prince, elle appartient néanmoins à tous et le respect de la valeur des biens passe par le refus des manipulations monétaires. Du xve au xviiie siècle, les mercantilistes développent, de manière encore archaïque, une cinquième fonction de la monnaie : l’action macroéconomique, notamment à travers 58 | La genèse de la Banque centrale européenne sa capacité de soutien à la croissance économique grâce à un financement de l’économie à bas taux d’intérêt. La notion de bien commun laisse la place à l’intérêt de l’État. Soutenant l’idée d’une bonne gestion de la monnaie-signe, dans l’intérêt de l’État, ils considèrent que le métal précieux est juste là pour garantir la qualité de cette monnaie, la confiance des agents économiques et limiter les faussaires. Au milieu du xviiie siècle, les physiocrates reprennent l’idée des scolastiques suivant laquelle la monnaie est un instrument conventionnel, un bien social et non individuel. « L’argent […] n’a point de propriétaire ; il appartient aux besoins de l’État, lesquels le fait circuler pour la reproduction des richesses qui font subsister la nation […]. C’est l’argent de la nation, personne ne doit le retenir, puisqu’il n’appartient à personne. » (Quesnay, 1766). Pour François Quesnay, par exemple, la monnaie ne doit jamais cesser de circuler, ne pas faire l’objet d’accumulation privée ni d’une gestion imprudente par le pouvoir. Des deux dimensions de la monnaie (stock et flux), la seconde doit être privilégiée. La quantité de monnaie (dimension de stock) n’est pas importante puisque sa vitesse de circulation permet tous les ajustements. De la fin du xviiie au début du xxe siècle : le triomphe de la monnaie-marchandise Dès la fin du xviiie siècle, la conception de la monnaie-marchandise triomphe avec l’économiste français Anne Robert Jacques Turgot (1727-1780), puis avec les économistes classiques et néoclassiques. En 1770, Turgot affirme que « toute marchandise est monnaie […] [et] toute monnaie est essentiellement marchandise ». Il fonde la monnaie sur les métaux précieux et développe une stricte théorie quantitative : autrement dit, les prix sont réputés s’ajuster à la quantité de monnaie en circulation dans une économie. Le choix de Turgot de la monnaie-marchandise s’explique par la place centrale qu’il accorde à l’épargne dans le financement de la production. Les classiques (comme Adam Smith, David Ricardo, JeanBaptiste Say) emboîtent le pas à Turgot en faisant de l’épargne le moyen de financement de l’économie – d’où Le produit d’un contexte idéologique particulier | 59 la nécessité d’abandonner les lois sur l’usure en libérant les taux d’intérêt. Ils sont dichotomistes, c’est-à-dire qu’ils séparent le monde réel où se passent les actions économiques, du monde monétaire qui n’en est que l’apparence, le « voile » (Jean-Baptiste Say) ou l’huile dans les rouages. Ne finançant plus l’économie, la monnaie cesse d’être essentielle et quitte le cœur de l’économie politique pour plus d’un siècle. La théorie de la valeur devient l’analyse incontournable de l’essence des choses. Le xixe siècle voit ainsi la victoire tant au niveau théorique qu’appliqué de la monnaie-marchandise. Son ancrage dans la nature par l’intermédiaire d’une marchandise – le métal précieux (argent ou or) – rend inutile la gestion d’un signe monétaire puisqu’il suffit aux banques de respecter la relation entre, d’une part, la monnaie qu’elles gèrent ou créent et, d’autre part, les réserves de métaux précieux qu’elles doivent alors absolument détenir. Dans ce contexte, seul Henry Thornton développe en 1802 une analyse monétaire singulière, qui met en avant le rôle de payeur en dernier ressort de la banque centrale et l’importance de la confiance pour la monnaie. À partir de 1872, les néoclassiques (comme Léon Walras à Lausanne, William Stanley Jevons à Cambridge et Karl Menger à Vienne) conservent la dichotomie des classiques. La monnaie est traitée comme un simple problème technique de gestion de sa quantité. Elle n’intervient pas dans l’équilibre économique des marchés. Pour l’Autrichien Friedrich von Hayek, la monnaie doit être une marchandise privée soumise aux lois de la concurrence et du marché. En cela, il s’oppose aux banques centrales considérées comme détentrices d’un véritable monopole de la monnaie. xxe siècle : le retour en grâce de la monnaie-signe Le xxe siècle voit le retour en grâce de la monnaie-signe : la monnaie coupe définitivement le lien avec l’or, d’abord à l’échelon national après la Première Guerre mondiale, puis à l’échelon international avec la fin des Accords de Bretton Woods en 1971. 60 | La genèse de la Banque centrale européenne La pratique monétaire change en effet avec les besoins de financement de la Première Guerre mondiale, qui entraîne une création monétaire sans commune mesure avec les réserves d’or détenues. Dans les économies capitalistes, la monnaie, qui était jusqu’alors gagée par des métaux précieux et dont la valeur était directement liée à une réserve de métal, se voit remplacée par la monnaie-signe. Si le métal conserve « officiellement » ses prérogatives au niveau international pendant encore une bonne partie du xxe siècle, la fin du système de Bretton Woods en 1971 marque définitivement la fin de la matérialisation de la monnaie et donc de la monnaie-marchandise. L’or n’est plus qu’une « relique barbare » (Keynes). La monnaie-signe a de nouveau triomphé. Puisque ce n’est plus la nature (les découvertes d’or ou d’argent) qui régule la monnaie, il faut gérer le signe que représente la monnaie et ce sera désormais le rôle des banques centrales modernes. MONNAIE-NEUTRE VERSUS MONNAIE ACTIVE Avec la victoire historique de la conception de la monnaie-signe, le débat se déplace au cours du xxe siècle vers le statut de la monnaie dans la macroéconomie, qui aura des répercussions sur les modalités d’organisation des banques centrales. Il oppose : – d’une part, les économistes (néoclassiques, monétaristes, certains marxistes, nouveaux classiques et nouveaux keynésiens) qui voient dans la monnaie une question tout à fait secondaire en économie parce que la monnaie est neutre, au moins à long terme, c’est-à-dire qu’elle n’agit pas directement sur l’économie réelle (production, chômage, etc.). Ils développent une analyse en termes réels où la monnaie est exogène, c’est-à-dire sans influence sur la détermination de la production. Seuls les nouveaux keynésiens admettent le caractère endogène de la monnaie, mais sa neutralité à long terme n’est pas remise en cause ; – d’autre part, les économistes souvent hétérodoxes qui voient dans la monnaie une question économique fondamentale parce qu’elle est active (keynésiens, schumpétériens, régulationnistes, institutionnalistes, post-keynésiens). Le produit d’un contexte idéologique particulier | 61 L’institution monétaire joue pour eux un rôle déterminant dans la production et l’économie réelle. Ils développent une analyse monétaire, où la monnaie est endogène au processus de production. Neutralité ou nécessaire neutralisation de la monnaie, perçue comme nocive Les économistes classiques et néo-classiques qui doutaient naguère de l’utilité ou de l’utilisation de la monnaie dans l’économie réelle et qui cherchaient à tout prix à l’arrimer à une marchandise, se mettent à défendre désormais l’idée de sa neutralité ou, comme chez Milton Friedman (19122006), sa nécessaire neutralisation à court terme. Pour ceux d’entre eux devenus favorables à la monnaie-signe (Friedman, 1968), la monnaie reste neutre : elle n’influe pas à long terme sur l’équilibre économique considéré comme un équilibre d’échanges réels. Pour les ordolibéraux, par exemple, la monnaie n’est pas une question politique, mais une simple question technique de respect des règles de l’ordre économique libéral par une institution indépendante des pouvoirs publics. Au début du xxe siècle, une pensée monétaire néoclassique se développe avec l’École suédoise (Knut Wicksell ou Gunnar Myrdal) dans le cadre de la monnaie de crédit ou avec Friedrich Hayek dans le cadre d’une monnaiemarchandise, mais ces auteurs jugent que si la monnaie agit bel et bien sur l’activité, c’est dans un sens négatif. La monnaie pervertit le fonctionnement de l’économie réelle en créant des cycles économiques de surinvestissement et de sous-investissement, et donc des crises (Hayek, 1931). D’après eux, seul le flottement des monnaies sur le marché des changes permet de déterminer la vraie valeur des signes monétaires. La monnaie doit également être neutralisée, seule l’épargne étant à même d’assurer une croissance stable. Ainsi, pour les économistes libéraux, la monnaie est neutre, ou alors elle doit être neutralisée, et donc retirée du domaine de l’action politique. Son influence est négative, elle explique l’inflation et les cycles économiques. 62 | La genèse de la Banque centrale européenne Utilité de la monnaie, conçue de façon positive Une pensée monétaire alternative se développe au xxe siècle avec deux grands économistes : Joseph Schumpeter (18831950) et John Maynard Keynes (1883-1946). Tous deux défendent une conception de la « monnaie active », endogène au processus de production et dont les conséquences pour le capitalisme sont jugées positives. Bien qu’économiste néoclassique, Schumpeter insiste sur le rôle des banques comme productrices de monnaie. Par leur évaluation du risque des projets des entrepreneurs, elles permettent de financer l’innovation sans que ces derniers aient à recourir à une épargne préalable. Par leurs crédits qui font les dépôts, les banques constituent un élément essentiel pour la croissance et l’évolution du capitalisme. Dans sa Théorie générale de 1936, Keynes développe une vision de l’économie qui est d’emblée monétaire : la monnaie permet en effet de financer la production et constitue une protection contre l’incertitude (c’est d’ailleurs la sixième fonction de la monnaie ; pour les autres fonctions, voir Gros plan, p. 63) ; elle est « active ». Pour Keynes, la monnaie n’est pas un simple instrument économique, mais un lien social qui mesure la cohésion et le fonctionnement d’une société. Le paradoxe de la monnaie est d’être un bien public en même temps que le centre d’enjeux de pouvoirs particuliers. Seule la confiance dans cette institution et dans le projet de société correspondant peut résoudre ce paradoxe. Sans confiance, la monnaie est condamnée à disparaître. Keynes établit enfin une différence entre la monnaie considérée dans sa dimension macroéconomique de financement de la production – qu’il encense – et l’argent au cœur des instincts d’accumulation individuelle (thésaurisation) – qu’il critique. LA BCE, UNE INSTITUTION IMPRÉGNÉE PAR LA CONCEPTION LIBÉRALE DE LA MONNAIE On ne peut comprendre aujourd’hui les débats sur le rôle des banques centrales et, plus particulièrement, sur celui de la BCE, qu’en saisissant les implications institutionnelles des discussions théoriques sur le statut économique de la monnaie. Le produit d’un contexte idéologique particulier | 63 (GROS PLAN) SUR les six fonctions de la monnaie Aristote avait mis en évidence trois fonctions de la monnaie : unité de compte, intermédiaire des échanges et réserve de valeur dans le temps sur un espace géographique. Trois autres fonctions ont émergé dans l’histoire et ont montré la dimension macroéconomique et sociale de la monnaie : – la monnaie a une fonction de financement de l’économie et donc d’anticipation de la production de richesses ; – face à l’incertitude, la monnaie est également la « liquidité par excellence » et donc un instrument de spéculation ; – enfin, la monnaie permet la mise en œuvre d’une politique économique. La politique monétaire peut poursuivre des objectifs très divers : plein-emploi, stabilité des prix, stabilisation du prix des actifs financiers, compétitivité… Pour certains économistes, comme Keynes, la monnaie n’est pas qu’un simple instrument de l’économie, mais un lien social qui mesure la cohésion et assure une régulation de la société. Elle est le support des contrats du capitalisme (contrat de travail, de vente, d’endettement…) et donc une institution économique au cœur du politique. La confiance est la clé de la réussite d’une monnaie. La monnaie est la seule dette qui éteint toutes les dettes. D’un côté, pour les libéraux, dont la pensée domine aujourd’hui, la monnaie est neutre, elle n’a aucune incidence à long terme sur l’économie réelle et ne joue finalement que sur l’inflation (hausse généralisée des prix monétaires). Il s’agit d’une question technique et secondaire. La monnaie doit respecter l’ordre de la nature, c’est-à-dire l’équilibre des marchés qui se déterminent spontanément en dehors d’elle. Compte tenu de l’échec historique d’une régulation par la nature (systèmes monétaires fondés sur la monnaie-or), la banque centrale doit devenir une institution indépendante du pouvoir politique et veiller au respect de l’ordre libéral. Son seul objectif doit être de lutter contre l’inflation. De l’autre, pour les keynésiens, la monnaie est active, elle constitue une des institutions les plus fondamentales du 64 | La genèse de la Banque centrale européenne capitalisme. C’est un signe qui relève du droit, du politique et qui fait partie des moyens d’action de tout gouvernement pour atteindre ses quatre objectifs finaux de politique économique, à savoir : la croissance, l’emploi, l’inflation et l’équilibre extérieur. Cela suppose une très forte coordination entre l’institution de régulation monétaire (la banque centrale) et le gouvernement. À l’aune de ces oppositions doctrinales, on peut considérer que la BCE correspond plutôt au type de banque centrale défendue par les libéraux, tandis que la Federal Reserve américaine (Fed) correspond davantage à la vision keynésienne. UNE INSTITUTION NÉE DANS UN CONTEXTE DE REMISE EN CAUSE DE LA SOUVERAINETÉ MONÉTAIRE —— Historiquement, la construction d’espaces monétaires (c’est-à-dire d’espaces politico-administratifs où un État central impose une monnaie ayant un pouvoir légal et forcé) a eu partie liée avec l’émergence et l’affirmation des États nations. Ce processus a soulevé invariablement au moins trois questions : celle de la matérialisation de cette monnaie, celle de son lien avec l’État (la monnaie devait-elle relever de l’initiative privée ou de l’initiative publique ?) et celle de l’espace au sein duquel elle était amenée à circuler et à s’échanger. La spécificité de la BCE est de gérer une monnaie sur un espace supranational, celui de l’union monétaire, qui ne correspond pas à un pouvoir politique institutionnalisé. Enfin, si sa création relève de l’initiative publique, son statut d’institution fédérale totalement indépendante l’autonomise par rapport au pouvoir politique. L’ASCENDANT PROGRESSIF DES ÉTATS NATIONS DANS LA CRÉATION MONÉTAIRE JUSQU’À LA FIN DU XXE SIÈCLE Les monnaies n’ont pas toujours relevé des pouvoirs publics. À la Renaissance, par exemple, il existait une monnaie privée qui fonctionnait dans l’espace européen, en particulier dans toutes les grandes foires du continent. Créée Le produit d’un contexte idéologique particulier | 65 et gérée par des marchands-banquiers originaires des grandes villes du nord de l’actuelle Italie, qui allaient de foire en foire, cette monnaie circulait sous forme de lettres de changes endossables par simple signature. Une unité de compte commune permettait de transférer et d’échanger des fonds entre marchands européens sans devoir manipuler les monnaies métalliques des Princes ou des États ; elle reposait sur la confiance entre ces marchandsbanquiers et pouvait être échangée contre les monnaies métalliques des États, les taux de change étant déterminés une fois par an au premier jour de la foire principale, qui fut longtemps celle de Lyon. Les marchands n’ayant pas le droit de battre monnaie, cette monnaie privée n’était pas métallique mais scripturale. Ainsi, à la Renaissance, coexistaient une monnaie privée fonctionnant sur le réseau européen de foires et une multitude de monnaies régionales et locales issues des pouvoirs seigneuriaux. Dans ce contexte, la question de l’espace monétaire était toujours liée à celle du pouvoir qui crée la monnaie. Le droit de battre monnaie étant un droit seigneurial, l’espace monétaire a longtemps recouvert ces multiples espaces seigneuriaux. C’est ainsi que, sous Charlemagne en l’an 800, on dénombrait 200 monnaies sur un territoire équivalent à la France. La montée en puissance des États nations fit disparaître progressivement les monnaies locales et régionales. Contrairement aux États féodaux et aux foires économiques, qui se caractérisaient par des zones d’influence, de pouvoir et d’échanges pouvant se superposer en de multiples couches, l’État nation était délimité par des frontières, qui déterminaient un espace au sein duquel les facteurs de production (travail et capital) pouvaient être mesurés et orientés vers la production de richesse. De plus, le développement d’une fiscalité plus moderne permit à ces États nations de ne plus se financer par le seigneuriage et, par conséquent, de ne plus avoir à manipuler les monnaies en réduisant leur valeur en or. La théorie dite « chartaliste » développe ce lien entre État, fiscalité et monnaie (voir Gros plan, p. 66). 66 | La genèse de la Banque centrale européenne (GROS PLAN) SUR le chartalisme Le chartalisme – du mot latin charta signifiant « papier, écrit » – est une théorie monétaire dans laquelle la monnaie est un avoir pour payer les impôts et les taxes. La valeur de la monnaie fiduciaire ainsi créée découle des taxes dont elle permet de s’acquitter. L’État crée de la monnaie en dépensant et détruit cette monnaie en taxant : la fiscalité sert alors à justifier la monnaie et à contrôler la masse monétaire en circulation. Dans ce cadre, la fiscalité devient un outil monétaire essentiel au maintien de la valeur d’échange de la monnaie. Le chartalisme, qui avait été théorisé au début du xxe siècle par l’économiste allemand Georg Friedrich Knapp (1842-1926), a récemment connu un renouveau avec la Modern Monetary Theory de l’Australien William Mitchell et avec le « néochartalisme » de l’Américain Larry Randall Wray. À partir du xvie siècle, la confiance dans ces monnaies « nationales » fut suffisante pour faire disparaître les monnaies privées. L’Hôtel des monnaies, ancêtre de la Banque de France, contribua par exemple à faire émerger cette confiance. À quelques exceptions près, comme les expériences de banques libres aux États-Unis au xixe siècle, qui se soldèrent toutes par de graves faillites bancaires et débouchèrent sur la création de la Federal Reserve en 1913, l’État central joua dès lors un rôle de plus en plus déterminant pour imposer une monnaie ayant un pouvoir légal et forcé (c’est-à-dire sans contrepartie assurée dans une marchandise comme le métal précieux). Le point culminant de cette domination des monnaies nationales fut la conférence de Bretton Woods en 1944 où une monnaie nationale, le dollar, fut choisie comme pilier du système monétaire international. La première moitié du xxe siècle vit également la création des banques centrales modernes, et la théorisation de leur rôle. Avec la fin d’une régulation monétaire fondée sur l’or, les monnaies et les systèmes bancaires connurent dans Le produit d’un contexte idéologique particulier | 67 le monde une forte instabilité qui nécessita une institution adaptée. Les banques centrales furent alors créées partout où elles n’existaient pas, et, là où elles existaient, elles acquirent définitivement les fonctions d’une banque centrale moderne, cessant notamment d’être « une banque parmi les banques » pour devenir « la banque des banques ». En d’autres termes, la création monétaire devint le fait des banques privées ou commerciales (appelées aussi « banques de second rang ») dans leurs relations avec les agents non financiers (entreprises, ménages ou administrations publiques) au travers des crédits qu’elles leur accordent ou des titres qu’elles leur achètent. La banque centrale (appelée « banque de premier rang ») s’occupe de la régulation monétaire. Elle crée la monnaie « banque centrale » qui sert essentiellement aux paiements entre les banques de second rang. Seuls les billets de banques, qui constituent une partie de la monnaie banque centrale, circulent comme monnaie dans l’économie, mesurée par l’agrégat M3 (voir Gros plan, pp. 107-108). Mais ces billets sont achetés par les banques de second rang pour être mis en circulation au travers des distributeurs automatiques. Une banque centrale ne crée donc pas de monnaie au sens de l’agrégat M3. Par conséquent, les banques centrales ont progressivement acquis à l’ère moderne leurs fonctions actuelles, qui sont au nombre de cinq : – assurer le monopole de l’émission des billets de banques ; – être le prêteur en dernier ressort, c’est-à-dire la « banque des banques » afin d’assurer la stabilité du système bancaire ; – définir et mettre en œuvre la politique monétaire nationale ; – gérer les réserves officielles de change du pays et s’occuper de coopération monétaire internationale ; – fournir une information statistique et une recherche sur les questions monétaires. 68 | La genèse de la Banque centrale européenne ↙RETOUR ↙ EN ARRIÈRE la Banque de France La Banque de France est un bon exemple de l’évolution des banques centrales. Créée en 1800 comme banque privée, mais sous l’impulsion de Napoléon, elle n’obtient le monopole de l’émission des billets de banque qu’en 1803 pour Paris et qu’en 1848 pour le reste de la France. Et en ce qui concerne la gestion des réserves de change, il lui faut attendre la Première Guerre mondiale. Entre les deux guerres, la Banque de France développe encore des succursales partout en France pour développer et financer sa clientèle privée comme n’importe quelle autre banque, alors même qu’elle est déjà la banque qui refinance les autres banques. Ce n’est qu’en 1945, qu’elle cesse d’être « une banque parmi les banques » pour devenir « la banque des banques », c’est-à-dire une vraie banque centrale, en charge notamment de la mise en œuvre de la politique monétaire. Elle est alors nationalisée et mise au service du gouvernement pour la politique de reconstruction. Elle ne deviendra indépendante qu’en décembre 1993, conformément à la condition imposée par le traité de Maastricht pour le passage à l’UEM (voir p. 51). LES SIGNES RÉCENTS DE L’ÉROSION DU LIEN ENTRE MONNAIE ET SOUVERAINETÉ NATIONALE Avec l’effondrement du mur de Berlin en 1989, le monde et plus particulièrement l’Europe ont connu une prolifération d’espaces monétaires. La fin de l’empire soviétique, l’explosion de la Yougoslavie, la partition de la Tchécoslovaquie expliquent cette intense création de nouvelles monnaies et de nouvelles banques centrales nationales. L’enjeu de la souveraineté monétaire est alors apparu primordial notamment pour des pays qui n’avaient pratiquement jamais connu de monnaie nationale comme l’Ukraine (avec la hryvnia en 1996, qui avait existé de 1918 à 1920), la Slovénie en 1991 (le tolar) ou la Slovaquie en 1993 (la couronne slovaque avait existé de 1939 à 1945). Ce lien fort entre monnaie et souveraineté nationale, qui semblait triompher partout, commença pourtant à être Le produit d’un contexte idéologique particulier | 69 remis en cause dès les années 1990, notamment dans l’Europe communautaire avec la vague d’indépendance accordée aux banques centrales nationales en prévision du passage à la monnaie unique. Les banques centrales nationales cessèrent alors d’être directement placées sous le contrôle des gouvernements pour devenir indépendantes ou, tout au moins, largement autonomes : en Europe (Hongrie en 1991, Italie et France en 1993 et Royaume-Uni en 1997), mais aussi dans le reste du monde (Nouvelle-Zélande en 1990, Russie en 1993). Mais la manifestation la plus radicale de la remise en cause de la souveraineté monétaire nationale a été la naissance de l’euro, une monnaie supranationale qui a fait disparaître dix-neuf monnaies nationales, dont les toutes jeunes monnaies slovène en 2007 et slovaque en 2009, sans pour autant qu’émerge dans le même temps un nouvel État souverain. La souveraineté monétaire d’un État se traduisait par la possibilité pour celui-ci de se financer auprès de sa banque centrale, ce qui n’est plus possible avec l’euro et la BCE. D’autres manifestations récentes de cette remise en cause peuvent être signalées : – le phénomène de dollarisation, c’est-à-dire l’adoption par une nation souveraine d’une monnaie étrangère (exemples de l’Équateur avec le dollar en 2000 et du Monténégro avec l’euro en 2006) ; – l’existence de caisses de réserves (currency board), dans lesquelles une monnaie nationale est définie et garantie par des réserves en une autre devise (exemple de l’Argentine entre 1991 et 2001) ; – la zone franc, qui regroupe quatorze pays africains, constituée de deux unions monétaires, à savoir l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA, avec le franc de la communauté financière d’Afrique) et la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC, avec le franc de la coopération financière en Afrique centrale). Ces deux francs CFA sont aujourd’hui liés à l’euro par un système de parité fixe garanti par le Trésor français. 70 | La genèse de la Banque centrale européenne LA BCE, FIGURE LA PLUS ABOUTIE DE CE MOUVEMENT ? Créée en 1998, la BCE est rétrospectivement devenue la figure la plus aboutie de cette évolution : la politique monétaire, qui était auparavant confiée au gouvernement de chaque État membre de la CEE, est désormais déléguée au sein de l’UEM à un Conseil de politique monétaire (CPM) constitué de banquiers centraux des États membres de la zone euro et d’experts. Non seulement la BCE n’est plus le bras armé du pouvoir politique souverain, mais son action ne couvre pas un territoire politique institutionnellement organisé puisqu’il est différent de celui de l’Union européenne. Enfin, la BCE fait partie du Système européen de banques centrales (SEBC), constitué de toutes les banques centrales nationales aujourd’hui indépendantes (voir pp. 87 et s.). UN STATUT D’INDÉPENDANCE QUI TROUVE SES FONDEMENTS DANS LA REMISE EN CAUSE DU KEYNÉSIANISME —— Comment expliquer le choix d’octroyer à la BCE une indépendance totale vis-à-vis des gouvernements de la zone euro ? Les fondements de ce choix institutionnel découlent principalement du contexte de gestation de l’UEM, marqué par la domination de l’idéologie néolibérale et le renouveau des analyses économiques du phénomène inflationniste avec le monétarisme. Tous ces facteurs ont concouru à remettre en cause l’interventionnisme économique de l’État, de type keynésien, notamment en matière monétaire. En effet, il est difficile de trouver des justifications historiques à cette indépendance. Si la première banque centrale de l’Allemagne, la Reichsbank (1876-1945), a été un rare exemple de totale indépendance, elle n’avait pu empêcher l’hyperinflation en 1922. En fait, les fondements de cette évolution sont plutôt idéologiques. Depuis les années 1960, les analyses du phénomène inflationniste ont évolué : après l’avoir expliqué par les coûts et par l’excès de demande (keynésiens), puis par l’excès de monnaie dans l’économie (monétaristes), l’orthodoxie Le produit d’un contexte idéologique particulier | 71 économique – sous l’impulsion des nouveaux classiques puis des nouveaux keynésiens – a fini par voir dans l’inflation le résultat d’erreurs d’anticipations rationnelles du fait notamment de l’immixtion du pouvoir politique. Bien sûr, les idées des économistes sont rarement déterminantes par elles-mêmes : elles sont le plus souvent popularisées pour justifier une évolution idéologique ou servir des circonstances historiques particulières. L’indépendance des banques centrales correspond largement à ce schéma. L’idéologie néolibérale des années 1980-1990 s’est saisie de ces hypothèses théoriques fondamentales (souvent contraires à la réalité des faits) pour retirer l’instrument monétaire des mains des gouvernements, afin de neutraliser l’action des pouvoirs publics et défaire les outils de la régulation keynésienne et de l’État providence. Cette vision était également conforme à la conception ordolibérale de la Bundesbank, dont l’influence a été déterminante sur la BCE. DE LA REMISE EN CAUSE DES POLITIQUES DISCRÉTIONNAIRES, JUGÉES INFLATIONNISTES… La critique néolibérale du rôle de l’État dans l’économie Après avoir remis en cause à la fin des années 1970 l’efficacité du keynésianisme et l’intérêt de politiques économiques discrétionnaires, les différentes théories néolibérales, qui dominent dans les années 1980 et 1990, ont cherché à retirer au pouvoir politique ses principaux leviers d’action – les politiques économiques étant désormais considérées comme inutiles et même nuisibles. Dans ce climat général d’hostilité à l’interventionnisme économique de l’État, la répartition des revenus doit être laissée au marché plutôt que faire l’objet d’une politique redistributive ; l’équilibre des finances publiques doit redevenir une règle d’or après les politiques de relance budgétaire menées par les États providence après la crise économique de 1973 ; et la politique monétaire doit dorénavant être confiée à des banques centrales devenues indépendantes du pouvoir politique conformément à la théorie de la crédibilité développée par la Nouvelle école classique (NEC). 72 | La genèse de la Banque centrale européenne Jusqu’en 1985, l’analyse économique oppose les keynésiens, partisans de politiques dites « discrétionnaires », aux monétaristes, qui plaident au contraire pour le respect par le pouvoir politique de certaines règles. À l’époque, la question de l’indépendance des banques centrales n’est pas encore posée. Les politiques monétaires discrétionnaires des keynésiens Pour les keynésiens, la monnaie agit par le crédit et le taux d’intérêt sur le niveau de production et d’emploi d’une économie. La politique monétaire fait partie des instruments de politique économique dont dispose tout gouvernement pour atteindre ses quatre objectifs principaux : la stabilité des prix, le plein-emploi, l’équilibre extérieur et la croissance. La banque centrale doit se contenter de mettre en œuvre cette politique monétaire qui est à la discrétion du pouvoir politique, notamment dans le cadre d’un arbitrage entre l’inflation et le chômage (arbitrage parfaitement illustré par la courbe de Phillips, où l’inflation vient d’un excès de demande ou d’une hausse des coûts de production). La coordination des différentes politiques est essentielle et doit arbitrer entre inflation et chômage. La critique monétariste : plutôt la règle que la discrétion Pour les monétaristes, qui reprennent la théorie néoclassique d’un équilibre général des marchés respectant des lois naturelles, la monnaie n’a aucune influence durable sur cet équilibre et notamment sur la production et le chômage. Sous la houlette de Milton Friedman, dont la pensée s’impose après 1973, ils soulignent l’existence d’un taux de chômage naturel non inflationniste (NAIRU) audessous duquel on ne peut descendre à long terme. Les politiques keynésiennes ne seraient donc efficaces qu’à court terme et inflationnistes à long terme, et l’inflation serait un phénomène purement monétaire découlant d’un excès de quantité de monnaie. Les monétaristes en déduisent une règle inconditionnelle (la masse monétaire doit croître à un taux constant [k %] respectant le taux de croissance économique d’équilibre) et postulent que les forces du marché sont capables de conduire naturellement vers cet Le produit d’un contexte idéologique particulier | 73 « équilibre réel de long terme ». Toutefois, Milton Friedman est opposé à l’indépendance des banques centrales qui donnerait, selon lui, trop d’importance au banquier central. … À LA PRÉCONISATION DE L’INDÉPENDANCE DES BANQUES CENTRALES La critique des nouveaux classiques : l’impératif de crédibilité Au début des années 1980, la Nouvelle école classique (NEC) va prolonger et déplacer ce débat, avec l’objectif affiché de discréditer définitivement les pratiques discrétionnaires keynésiennes, y compris à court terme. Se posant comme une alternative au monétarisme, dont la mise en œuvre s’avérait impossible après 1982 en raison, notamment, de l’instabilité de la mesure de la masse monétaire et de la demande de monnaie, la NEC continue de se situer dans le cadre d’une économie où le marché parvient de lui-même à l’équilibre et où l’inflation de long terme reste de nature monétaire, mais elle introduit un nouveau paramètre : l’inflation non anticipée de court terme, issue des erreurs d’anticipation, qu’elle présente comme la conséquence de l’action du pouvoir politique. Comme chez les monétaristes, une croissance monétaire compatible à long terme avec la croissance potentielle est suffisante pour lutter contre l’inflation structurelle. En revanche, pour l’inflation non anticipée de court terme (inflation conjoncturelle), la lutte contre l’inflation doit être crédible si l’on veut éliminer les erreurs d’anticipation. Pour obtenir cette crédibilité, il faut retirer la politique monétaire des mains du pouvoir politique et la confier à une banque centrale indépendante qui seule peut poursuivre des objectifs de long terme. Les nouveaux classiques raisonnent dans le cadre d’un modèle naturel de l’économie où un équilibre unique de long terme est supposé exister. Si elle s’inscrit dans ce cadre de pensée, la banque centrale doit annoncer clairement une règle de politique monétaire et s’engager à la respecter coûte que coûte. Afin de crédibiliser son engagement de long terme en faveur de la stabilité des prix, elle doit également bénéficier d’une forte indépendance institutionnelle 74 | La genèse de la Banque centrale européenne et faire preuve d’une totale transparence. En d’autres termes, pour les nouveaux classiques, afin d’être crédible, une banque centrale doit dire ce qu’elle fait et faire ce qu’elle dit. Les agents économiques penseront alors que la banque centrale va suivre la même règle de comportement, quelles que soient les conditions économiques – ce qui éliminera les anticipations d’inflation de court terme. Cette stratégie correspond à la vision institutionnelle de l’ordolibéralisme ; elle aide à mieux comprendre le statut d’indépendance totale donné à la BCE. (GROS PLAN) SUR les justifications théoriques à l’indépendance des banques centrales La littérature économique traitant de la crédibilité démarre à la fin des années 1970 avec les travaux de Finn E. Kydland et Edward Prescott, publiés dans un article célèbre du Journal of Political Economy intitulé « Rules rather than discretion » (Kydland et Prescott, 1977). Selon eux, les hommes politiques sont incités à utiliser la monnaie pour réduire le chômage et ainsi augmenter leurs chances de réélection, quitte à mener une politique de récession ensuite. Le pouvoir politique cherche à arbitrer entre inflation et chômage au gré de ses intérêts. Cette incohérence temporelle des politiques économiques, c’est-à-dire le non-respect à court terme de l’équilibre de long terme, conduit à un biais inflationniste, c’est-à-dire à une inflation moyenne plus élevée que la normale à long terme. Parce que les agents sont parfaitement rationnels (hypothèse des anticipations rationnelles de la NEC et de la NEK, qui remplace l’hypothèse des anticipations adaptatives du monétarisme), ils modifient immédiatement leurs anticipations de prix de sorte que la production n’est nullement stimulée, mais que l’inflation prévue est générée. Autrement dit, les anticipations d’inflation expliquent l’inflation. Pour lutter contre ce phénomène, la banque centrale doit respecter une règle qui respecte l’équilibre de long terme et être indépendante des objectifs du pouvoir politique. Le produit d’un contexte idéologique particulier | 75 En 1983, Robert J. Barro et David B. Gordon relèvent que les hommes politiques peuvent contraindre la banque centrale à changer de règle. Pour remédier à ce risque, ils introduisent la notion de réputation de la banque centrale, mieux à même d’ancrer les anticipations d’inflation que la règle. À leurs yeux, la politique monétaire doit se déterminer systématiquement en fonction du long terme et abandonner l’idée d’effet de surprise chère aux monétaristes, afin de supprimer les anticipations d’inflation de court terme. Avec la délégation stratégique, Kenneth Rogoff fait en 1985 un pas décisif vers l’indépendance des banques centrales. Celle-ci apparaît en effet comme la meilleure forme institutionnelle pour éloigner les hommes politiques de la politique monétaire et pour crédibiliser l’engagement sur la stabilité des prix. Ainsi, le gouvernement doit déléguer la politique monétaire à un banquier central conservateur qui attache plus d’importance à la stabilité des prix que la moyenne des agents économiques. En 1995, Carl Walsh montre que des contrats incitatifs peuvent pousser le banquier à adopter ce comportement conservateur. La crédibilité agirait sur les anticipations d’inflation qui s’ajusteraient immédiatement à l’inflation plus basse produite par l’indépendance. Il y aurait donc une désinflation sans coût (free lunch). La critique des nouveaux keynésiens : plutôt la confiance que la crédibilité La stratégie de crédibilité défendue par les nouveaux classiques essuie rapidement les critiques de la Nouvelle école keynésienne (NEK) et celles de nombreux banquiers centraux, qui vont la faire évoluer en mettant davantage en exergue la question de la confiance. Pour la NEK, il y a une incertitude sur le « bon » modèle de l’économie : il est impossible d’affirmer qu’il existe un seul modèle théorique capable de justifier un équilibre unique à long terme. Par ailleurs, des chocs économiques imprévus peuvent se manifester devant lesquels une institution comme la banque centrale doit pouvoir réagir avec flexibilité. Il est dès lors impossible d’appliquer une règle de comportement intangible. Il faut au contraire accepter 76 | La genèse de la Banque centrale européenne un certain arbitrage que la banque centrale indépendante n’a pas légitimité à déterminer seule. Sans être totalement remise en cause, l’idée d’indépendance des banques centrales est donc amendée : le but est plutôt de développer une gouvernance permettant de réguler les relations entre la banque centrale et le pouvoir politique, d’avoir la meilleure coopération possible entre ces deux pouvoirs et de gérer les conflits entre objectifs de long terme et de court terme. Dans cette perspective, en 1992, Susanne Lohmann montre qu’un engagement sur une procédure de sortie de l’indépendance (override procedure) est nécessaire. Le gouvernement doit en effet avoir la possibilité de reprendre le contrôle de la politique monétaire en cas de choc important ou de conflit d’objectifs. La crédibilité ne vient plus uniquement des performances et de la réputation de la banque centrale, mais également de l’assurance démocratique. Ce type de procédure existe d’ailleurs pour certaines banques centrales anglo-saxonnes (art. 14 du statut de la Banque du Canada, par exemple). De la notion de crédibilité fondée sur le respect strict d’une règle, on passe à celle de confiance entre les agents. La flexibilité de la politique monétaire redevient un enjeu essentiel. L’économiste américain Ben S. Bernanke, président de la Fed de 2006 à 2014, qualifie cette confiance de « discrétion contrainte » (voir pp. 140-143). Elle doit permettre d’ancrer les anticipations rationnelles des agents économiques sur la cible d’inflation recherchée par la banque centrale et d’éviter l’inflation conjoncturelle. En effet, si les agents ont confiance en la banque centrale, ils vont anticiper un niveau d’inflation similaire à la cible d’inflation défendue par la banque centrale. Dès lors, l’inflation constatée qui est égale à court terme (18 mois) aux anticipations d’inflation sera identique à la cible de la politique monétaire. Et la banque centrale aura atteint ses objectifs d’inflation grâce à la confiance qu’elle inspire et à l’ancrage des anticipations des agents économiques sur son objectif. (GROS PLAN) SUR les arguments économiques en faveur d’une stratégie de confiance Pour les nouveaux keynésiens, l’incertitude constitue le problème fondamental de la politique monétaire. Tout d’abord, les événements sont difficiles à prévoir et ne peuvent pas être déduits du passé. L’autorité en charge de la politique monétaire doit toujours regarder devant elle et anticiper les chocs économiques possibles. Elle doit le faire, ensuite, en adoptant une théorie explicative adéquate. Or, il n’y a pas de modèle économique unique ou de « vrai » modèle à long terme, en raison des changements constants dans les conditions et les anticipations des agents économiques. Le modèle de référence doit donc être revu en permanence et la flexibilité dans la prise de décision d’une institution comme la banque centrale est plus importante que sa crédibilité. L’équilibre de long terme n’étant qu’une suite d’équilibres de court terme, il n’est pas prédéterminé. Lorsque les agents économiques prennent des décisions répétées de manière optimiste, la croissance à long terme est plus élevée que s’ils les prennent avec des anticipations pessimistes, ce qui montre l’importance de ces anticipations auto-réalisatrices. Il est donc impossible de définir des variables d’équilibre unique de long terme, y compris avec des anticipations rationnelles, contrairement à ce que prétendent les nouveaux classiques. Vouloir stabiliser l’économie sur ces variables de long terme par l’intermédiaire de règles intangibles est tout simplement impossible, puisque ces variables ne peuvent être connues avec certitude. Dès lors, sans modèle a priori, l’autorité en charge de la politique monétaire doit construire – par un processus d’apprentissage – une compréhension commune pour que les agents économiques adoptent sa « manière de voir ». Si les agents l’endossent, la vision de la banque centrale finira par s’imposer. Les banques centrales sont par conséquent des colosses aux pieds d’argile. Otmar Issing (2002), ancien chef économiste de la BCE, affirmait : « La crédibilité est littéralement définie comme la capacité à faire admettre ses propres affirmations comme effectives et ses propres motivations comme justes. » Or, sans la confiance de la population, la banque centrale n’est rien ; elle doit donc tenir compte des préoccupations et des comportements des agents. Enfin, aucune règle de politique monétaire ne résiste au temps, car les sociétés évoluent et subissent des chocs. Des règles peuvent être trouvées ex post sur le moyen terme, mais pas ex ante pour une longue période. Monnaie non neutre à court terme Problème éminemment politique Financement monétaire possible de l’État Incertitude sur le modèle de l’économie → compréhension réciproque de l’économie issue d’un processus d’apprentissage entre agents → gouvernance → responsabilisation : « je rends des comptes » → focus sur la stratégie de communication → confiance Indépendance instrumentale, c’est-à-dire gouvernance où les relations entre la banque centrale et le pouvoir politique sont équilibrées Responsabilisation sur les objectifs définis par le pouvoir politique Plutôt qu’une transparence totale, impossible et contre-productive dans les faits, la banque centrale doit faire preuve d’ouverture et d’une stratégie de communication sophistiquée Monnaie neutre à court et à long termes Problème technique (contrôle de l’inflation) Rejet du financement monétaire de l’État Modèle d’équilibre de long terme prédéterminé → connaissance commune d’un modèle d’équilibre de long terme → règle → indépendance totale → engagement irrévocable et responsabilité contre l’inflation : « je rends compte » → transparence, focus sur l’information → crédibilité Indépendance totale vis-à-vis du pouvoir politique Conception sous-jacente de la monnaie Enchaînement vertueux escompté Statut de la banque centrale de la lutte contre l’inflation devant Mission de la banque centrale Responsabilité la population Stratégie de communication Transparence totale Nouvelle école keynésienne Nouvelle école classique Stratégie de confiance Fondements théoriques Stratégie de crédibilité STRATÉGIE DE CRÉDIBILITÉ VERSUS STRATÉGIE DE CONFIANCE : QUELLES DIFFÉRENCES ? 78 | La genèse de la Banque centrale européenne Le produit d’un contexte idéologique particulier | 79 Au total, la stratégie de la confiance se différencie de la stratégie de crédibilité sur quatre points importants (voir aussi tableau ci-contre) : – elle prône une bonne gouvernance plutôt qu’une indépendance totale ; – elle plaide pour une compréhension réciproque de l’économie plutôt que pour une connaissance commune d’un équilibre prédéterminé ; – elle défend l’idée d’une responsabilisation sur les objectifs assignés plutôt qu’une responsabilité limitée à la seule maîtrise de l’inflation ; – elle s’appuie sur une véritable stratégie de communication au lieu d’une totale transparence au demeurant illusoire. Indépendance totale ou indépendance instrumentale ? À la suite des développements théoriques précédents, se sont dégagées deux formes d’indépendance des banques centrales : – l’indépendance totale de la banque centrale (dans la fixation de ses objectifs et le choix de ses instruments) visà-vis du pouvoir politique sans coordination autre que le respect par chacun de règles strictes (règle d’or budgétaire et règle monétaire) ; ce type d’indépendance, qui trouve sa justification dans la stratégie de crédibilité des nouveaux classiques, est manifestement celui de la BCE ; – l’indépendance instrumentale de la banque centrale, où l’objectif et la responsabilité de la politique monétaire relèvent in fine du pouvoir politique ; ce type d’indépendance, qui repose plutôt sur la stratégie de confiance des nouveaux keynésiens, est caractéristique des banques centrales anglo-saxonnes, en particulier de la Fed. Ces différents statuts renvoient au fond à des conceptions divergentes de la monnaie (voir aussi pp. 57 et s.). Si on considère que la monnaie est neutre, qu’elle constitue uniquement un problème technique (contrôle de l’inflation) et qu’elle ne doit en aucun cas être utilisée par l’État pour se financer, alors l’indépendance totale de la banque centrale se justifie entièrement. En revanche, si on pense que la monnaie peut agir sur le niveau de production, qu’elle constitue un problème éminemment politique et que la 80 | La genèse de la Banque centrale européenne banque centrale doit continuer à être le prêteur en dernier ressort de l’État auquel elle appartient, l’indépendance accordée à cette institution ne pourra être qu’instrumentale. STRATÉGIE DE CRÉDIBILITÉ ET INDÉPENDANCE TOTALE DE LA BCE : DES FONDEMENTS THÉORIQUES DISCUTABLES La théorie de la crédibilité défendue par la NEC, sous les auspices de laquelle la BCE a été conçue et instituée, s’appuie pourtant sur des hypothèses discutables. La crédibilité, une théorie assez éloignée de la réalité économique Relativement éloignées de la réalité économique, les hypothèses fondatrices de la théorie de la crédibilité soulèvent de nombreuses objections de bon sens, fondées sur l’observation empirique : – dans les faits, aucun « biais inflationniste » n’a jamais été constaté, ainsi que l’a d’ailleurs admis un ancien responsable de la Fed, Alan S. Blinder : « Permettez-moi de commencer par ce qui n’est un secret pour personne : durant ma brève carrière de banquier central, je n’ai jamais été le témoin ni n’ai vécu cette tentation. Et je crois que mes collègues non plus. Je pense sincèrement que ce problème théorique est un non-problème dans la réalité parce que les banquiers centraux ont trouvé des moyens simples pour y remédier » (Blinder, 1997) ; – si les agents étaient vraiment rationnels, comme le postulent les nouveaux classiques, pourquoi voteraient-ils pour une classe politique dont ils savent qu’elle les trompe ? – comment expliquer que le personnel politique veuille utiliser la monnaie à des fins de relance alors que la NEC affirme que cela ne produit aucun effet ; les banquiers centraux seraient-ils de meilleurs économistes que les ministres de l’Économie ? – pourquoi les hommes politiques ont-ils accepté l’indépendance des banques centrales s’ils avaient vraiment besoin de les contrôler pour se faire réélire ? – si les dirigeants politiques sont convaincus de l’existence du « biais inflationniste », ne serait-il pas plus simple et aussi plus crédible qu’ils changent leur comportement ? Le produit d’un contexte idéologique particulier | 81 – comme l’a montré John B. Taylor en 1993, à partir de l’analyse du comportement des banquiers centraux américains entre 1987 et 1992, les banques centrales s’avèrent plus pragmatiques que les théories qui ont servi à justifier leur indépendance, dans la mesure où elles se préoccupent aussi de la croissance, même lorsqu’elles disent privilégier la stabilité des prix ; en d’autres termes, elles se déterminent non seulement en fonction de l’inflation, mais aussi de la production (voir Gros plan, ci-dessous) ; – par quelle procédure peut-on espérer garantir, dès lors, la qualité et l’orthodoxie des banquiers centraux ?, etc. (GROS PLAN) SUR la règle de Taylor À partir de l’observation du comportement de la Fed sur la période 1987-1992 (qui correspond aux cinq premières années de la présidence d’Alan Greenspan), qu’il retranscrit mathématiquement sous la forme d’équations, l’économiste américain John B. Taylor dégage la règle suivante, reformulée depuis à plusieurs reprises : i = πa + 2 + α. (π – π) + b. (y – y*) La règle de Taylor relie le taux d’intérêt (i) décidé par la Fed, à l’inflation anticipée (πa), à l’inflation constatée (π), à la cible d’inflation (π) et à l’écart de production (c’est-à-dire l’écart entre le PIB (y) et la production potentielle (y*)). Alors qu’elle dit privilégier la stabilité des prix, la Fed continue de poursuivre la mission duale qui lui avait été assignée par le Humphrey Hawkins Act de 1977 avec des coefficients égaux : a = b = 0,5. En d’autres termes, d’après Taylor, la Fed accorde une importance équivalente de 50 % au plein-emploi, au travers de la production, et à la stabilité des prix. Si l’inflation dépasse sa cible, elle choisit de durcir sa politique monétaire en montant le taux d’intérêt. Si le chômage augmente avec une production qui s’éloigne de son potentiel, elle décide de mener une politique plus accommodante et tend à baisser son taux d’intérêt. Le chiffre 2 est souvent considéré aujourd’hui comme représentant le taux d’intérêt naturel d’équilibre. La règle de Taylor est toutefois une règle de politique monétaire ex post qui synthétise le comportement passé, et non une règle de décision ex ante. 82 | La genèse de la Banque centrale européenne L’indépendance totale, source de déficit démocratique Conscients de ce décalage par rapport à la réalité ou parce qu’ils doutent de l’existence d’un équilibre naturel de long terme de l’économie, certains partisans de la stratégie de crédibilité croient pouvoir justifier celle-ci en défendant une organisation institutionnelle très stricte de la banque centrale. Kenneth Rogoff recommande ainsi la délégation stratégique de la politique monétaire à un banquier central conservateur (voir Gros plan, p. 74) ; mais cette solution souffre d’un manque évident de transparence et de légitimité démocratique. En effet, on peut se demander au nom de quoi un banquier conservateur, non élu, aurait le droit d’exprimer des préférences différentes de celles d’instances politiques démocratiquement élues… Par ailleurs, si la politique monétaire n’avait aucune conséquence directe sur la croissance, elle pourrait sans doute être confiée à des techniciens et confisquée au pouvoir politique sans causer de déficit démocratique… Mais la réalité montre que tel n’est pas le cas. La politique monétaire peut avoir une incidence sur l’ensemble de l’économie, au-delà du niveau d’inflation : des études montrent par exemple l’existence d’un coût en termes de croissance lorsqu’on veut éliminer totalement l’inflation. Une politique aussi essentielle pour les citoyens ne peut donc être décidée par des hauts fonctionnaires indépendants et des experts sans contrôle des représentants démocratiquement élus ; elle doit rester sous le contrôle final des hommes politiques. Milton Friedman lui-même affirmait en 1962 que « la monnaie est quelque chose de trop sérieux pour la confier à un banquier central » (Friedman, 1976) et pensait que l’indépendance donnerait trop d’importance à la personnalité du gouverneur dont le point de vue serait dès lors exagéré, notamment par les marchés financiers. Politique monétaire et politique budgétaire, une séparation problématique en cas de crise L’indépendance de la banque centrale présente un autre inconvénient majeur : en cas de crise économique sévère, Le produit d’un contexte idéologique particulier | 83 '' POINTS DE VUE la nécessaire responsabilisation de la BCE Une forte responsabilisation de la banque centrale doit être la contrepartie de son indépendance. Le pouvoir politique doit pouvoir définir des critères d’évaluation à l’action de la banque centrale ; il doit pouvoir la questionner sur son appréciation de la situation, sur ses choix stratégiques et sur ses résultats, et la sanctionner en cas d’échec. Cette responsabilisation politique est une condition de la confiance des agents économiques et de la légitimité démocratique des politiques monétaires. Si la définition d’un objectif et la possibilité de sanctions apparaissent comme des limitations fortes à l’indépendance de la BCE, elles sont néanmoins indispensables en démocratie. C’est un reproche majeur qui peut être fait à la BCE, très loin des niveaux de responsabilisation de la Fed, par exemple. En effet, le président de la Fed est nommé par le président des États-Unis pour quatre ans renouvelables, ce qui donne un réel pouvoir à l’exécutif. De plus, le mandat de la Fed est déterminé par le pouvoir législatif (le Congrès), qui peut par ailleurs convoquer et démettre de ses fonctions par un simple vote le président de la Fed en cas de non-respect de ses engagements. comme celle qui frappe actuellement l’Europe, une coordination des politiques économiques dans un objectif de relance (le fameux policy mix des keynésiens) s’avère plus difficile du fait de la séparation entre la politique monétaire et les dix-neuf politiques budgétaires. Dans la littérature sur la crédibilité de la politique monétaire (Alesina et Summers, 1993), l’idée dominante est exactement l’inverse : la banque centrale devrait imposer ses vues au Trésor, en réclamant l’orthodoxie budgétaire (c’est-à-dire un budget de l’État à l’équilibre et le respect d’une « règle d’or » en ce sens, inscrite dans la Constitution). Ce point de vue, prôné notamment par les Allemands, est repris dans le Pacte de stabilité et de croissance (PSC) conclu en 1997, réformé en 2005 et renforcé fin 2011 ; il prévaut 84 | La genèse de la Banque centrale européenne également dans le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’UEM (TSCG) du 2 mars 2012. Le « fédéralisme » défendu par la chancelière fédérale allemande Angela Merkel au cours de la crise des dettes souveraines de la zone euro implique un contrôle direct par la Commission européenne des budgets des États membres de la zone euro afin de garantir le respect des équilibres budgétaires nationaux, conformément à l’organisation institutionnelle prônée par l’ordolibéralisme. Pourtant, dans la période actuelle, personne n’oserait affirmer que la politique monétaire doit uniquement s’occuper d’inflation et qu’elle ne peut pas s’intéresser au prix des actifs sur les marchés financiers, aux taux d’intérêt divergents sur les dettes publiques en Europe ou à la relance économique. En cas de conflit avec la BCE, il y a fort à parier que le point de vue des parlements et des trésors nationaux finirait, comme dans le passé, par prévaloir. — La création de la BCE représente sans conteste un aboutissement de la construction monétaire européenne. Issue d’un compromis ambigu entre des visions très différentes du projet européen, cette innovation institutionnelle traduit l’emprise de l’ordolibéralisme sur l’UEM, en raison du rôle pivot du deutsche mark au sein du SME et de la solide réputation de la Bundesbank. Mais le statut d’indépendance et la stratégie de politique monétaire de la BCE doivent aussi beaucoup au contexte idéologique de sa gestation, marqué par la domination des théories néolibérales et par les nouvelles analyses économiques de l’inflation. Ils coïncident avec l’abandon de la souveraineté monétaire des États nations et le déclin de la conception keynésienne d’une monnaie active dans la détermination de la production. Développés dans les années 1980, les postulats de la Nouvelle école classique (neutralité de la monnaie sur la croissance économique ; anticipations rationnelles ; retour spontané du marché à l’équilibre ; biais inflationniste des gouvernements, auxquels la politique monétaire doit être soustraite) et Le produit d’un contexte idéologique particulier | 85 des théoriciens de la crédibilité ont ainsi servi à justifier l’indépendance absolue de la BCE et marqué de leur empreinte sa politique monétaire, tout entière axée sur la lutte contre l’inflation, au détriment d’autres objectifs macroéconomiques. Le choix de la crédibilité au détriment de la souveraineté. Toutefois, il est évident que l’accord politique qui a prévalu lors de la mise en place de l’UEM et qui a été gravé dans le marbre du traité de Maastricht est trop fragile et imparfait pour marquer la fin de l’histoire de la construction monétaire européenne. La grave crise économique que rencontre aujourd’hui l’Union européenne fragilise ses fondements, politiques et idéologiques (voir pp. 210-221). Les questions de solidarité, de coordination et de fédéralisme sont à nouveau à l’ordre du jour ; les postulats de la neutralité de la monnaie et du financement des États par les seuls marchés financiers commencent également à être remis en cause. Sur bien des points, l’euro apparaît comme une monnaie incomplète. On peut donc supposer que l’UEM est aujourd’hui à la croisée des chemins : soit elle saura encore innover, évoluer et se renforcer sans tabou, soit une crise majeure l’obligera à improviser une nouvelle route qui, pour la première fois, pourrait ressembler à une marche en arrière. PARTIE 2 LE FONCTIONNEMENT DE LA BANQUE CENTRALE EUROPÉENNE La Banque centrale européenne (BCE) est une institution supranationale de l’Union chargée de déterminer et de conduire la politique monétaire des États ayant rejoint l’Union économique et monétaire (UEM). Son organisation est régie par les traités européens, qui ont cherché à lui garantir une totale indépendance par rapport aux autres autorités communautaires ou nationales, tout en ménageant une coopération et une coordination minimales avec ces dernières. Contrairement au statut et aux principes rigides régissant la BCE, qui respectent une organisation ordolibérale et une approche économique très orthodoxe tournée vers le seul contrôle de l’inflation, la politique monétaire de la BCE a démontré une réelle capacité d’innovation et un fort pragmatisme. 87 CHAPITRE 1 LA PLACE DE LA BCE DANS L’ORGANISATION MONÉTAIRE EUROPÉENNE En adoptant l’euro, les États membres de l’UEM ont renoncé à leur souveraineté monétaire au profit d’une institution fédérale spécialisée et indépendante, investie d’une mission de service public et chargée de conduire leur politique monétaire : la BCE. Mais cette institution prend place au sein d’une organisation monétaire dont l’originalité tient au degré d’intégration différenciée qui prévaut dans l’Union européenne. L’ORGANISATION MONÉTAIRE EUROPÉENNE —— L’Union européenne possède un statut hybride du point de vue du droit international : elle n’est certes pas un État fédéral, mais par son degré d’intégration économique (union économique et monétaire) et juridique (effet direct et primauté du droit de l’Union sur les droits nationaux), elle est davantage qu’une simple organisation internationale. Elle repose sur deux traités fondamentaux, celui de Rome signé en 1957 (modifié et réintitulé par le traité de Lisbonne de 2007 « traité sur le fonctionnement de l’Union européenne » [TFUE]) et celui de Maastricht signé en 1992 (modifié par le traité de Lisbonne et intitulé « traité sur l’Union européenne » [TUE]), tout en ménageant pour ses membres des formes d’intégration différenciée (tous les États membres de l’Union ne font pas partie de l’UEM, par exemple). Ces caractéristiques spécifiques ont un impact sur la composition de l’organisation monétaire européenne, dont les dispositions se trouvent principalement dans le TFUE. COMPOSITION Le Système européen des banques centrales Le Système européen de banques centrales (SEBC) est constitué de la BCE et des vingt-huit banques centrales 88 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne nationales (BCN) de l’Union européenne, y compris celles des États n’ayant pas adopté l’euro (art. 282 TFUE). Les États membres de l’Union qui ne remplissent pas les conditions nécessaires pour le passage à l’euro sont considérés comme bénéficiant d’une dérogation temporaire. Ainsi, tous les États de l’Union européenne ont vocation à adopter l’euro, à l’exception notable du Royaume-Uni et du Danemark, qui ont obtenu un statut dérogatoire permanent leur permettant de ne pas passer à la phase III de l’UEM (voir pp. 51-55 pour les trois phases de passage à l’UEM). L’Eurosystème Si le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne fait uniquement référence au SEBC, c’est cependant l’Eurosystème qui en poursuit les objectifs et en accomplit concrètement les missions. L’Eurosystème fait partie du SEBC. Mais il s’en distingue dans la mesure où il est uniquement composé de la BCE et des banques centrales des dix-neuf États membres de l’Union ayant adopté jusqu’à présent l’euro, à savoir : l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, Chypre, l’Espagne, l’Estonie, la Finlande, la France, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, la Lettonie, la Lituanie, le Luxembourg, Malte, les Pays-Bas, le Portugal, la Slovaquie et la Slovénie (voir carte, p. 89). Autrement dit, l’Eurosystème coexistera avec le SEBC tant qu’il y aura des États membres de l’Union ne faisant pas partie de la zone euro. La Banque centrale européenne Située en Allemagne à Francfort-sur-le-Main, où elle occupe depuis 2014 la tour Eurotower Skytower, la BCE est une institution fédérale disposant d’organes et de pouvoirs de décisions propres qui détermine notamment la politique monétaire de l’Eurosystème (art. 282 TFUE ; pour de plus amples développements sur ses missions, sa composition et son fonctionnement, voir pp. 95-126). Elle a succédé le 1er juin 1998 à l’Institut monétaire européen (IME) pour la phase III de l’UEM, qui avait lui-même remplacé le 1er janvier 1994 le Fonds européen de coopération monétaire (FECOM) créé en avril 1973. La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 89 CARTE DE LA ZONE EURO (MAI 2016) États membres de l’UE ayant adhéré à la zone euro (date d’adhésion) Allemagne (1999) France (1999) Malte (2008) Autriche (1999) Grèce (2001) Pays-Bas (1999) Belgique (1999) Irlande (1999) Portugal (1999) Chypre (2008) Italie (1999) Slovaquie (2009) Espagne (1999) Lettonie (2014) Slovénie (2007) Estonie (2011) Lituanie (2015) Finlande (1999) Luxembourg (1999) États membres de l’UE ne faisant pas actuellement partie de la zone euro Bulgarie Hongrie Roumanie Croatie Pologne Royaume-Uni Danemark République tchèque Suède 90 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne (GROS PLAN) SUR l’Eurogroupe L’Eurogroupe, qui ne doit pas être confondu avec l’Eurosystème, réunit chaque mois les représentants nationaux de l’exécutif économique européen, c’est-à-dire les dix-neuf ministres de l’Économie et des Finances des pays de la zone euro. Cette réunion a lieu normalement la veille de la réunion du Conseil Ecofin regroupant les vingt-huit ministres de l’Économie et des Finances de l’Union. Si le Conseil Ecofin correspond au SEBC, l’Eurogroupe correspond à l’Eurosystème. La Commission européenne y est également représentée, et le président de la BCE est invité à participer à ses discussions. Longtemps informelle, cette instance a été consacrée officiellement par le traité de Lisbonne de 2007. Son objectif est d’assurer un minimum de coordination entre la politique monétaire relevant du Conseil des gouverneurs de la BCE et les politiques budgétaires et fiscales définies au niveau national par les gouvernements de la zone euro. L’Eurogroupe a un président élu pour une durée de deux ans et demi (le Néerlandais Jeroen Dijsselbloem élu en janvier 2013, reconduit en juillet 2015), qui représente les gouvernements de la zone euro et constitue en quelque sorte l’alter ego du président de la BCE. Comme l’indique l’article 182 § 3 TFUE, la BCE « est indépendante dans l’exercice de ses pouvoirs et dans la gestion de ses finances. Les institutions, organes et organismes de l’Union ainsi que les gouvernements des États membres respectent cette indépendance » (voir aussi p. 116-118). La BCE est également dotée de la personnalité juridique. Elle peut conclure des accords internationaux dans les domaines monétaires et représenter la zone euro en participant aux travaux des grandes organisations internationales, comme le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque des règlements internationaux (BRI). La BCE appartient aux BCN de l’ensemble des États membres de l’Union européenne. Son capital s’élève à 10,82 milliards d’euros en 2016. Les parts des BCN dans La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 91 le capital de la BCE dépendent du poids de leur pays dans la population totale et dans le PIB de l’Union européenne, ces deux données ayant une pondération identique. La BCE ajuste ces parts tous les cinq ans et chaque fois qu’un nouveau pays adhère à l’Union européenne. La clé de répartition du capital a déjà été modifiée à sept reprises. Si la BCE appartient aux vingt-huit BCN, seules les BCN de la zone euro doivent libérer la totalité de leur capital ; c’est pourquoi les dix-neuf BCN de la zone euro possèdent plus de 98 % du capital de la BCE. Bien que la quote-part du Royaume-Uni (13,67 %) soit la troisième en pourcentage derrière celle de l’Allemagne (17,99 %) et de la France (14,17 %), elle n’a libéré que 55 millions d’euros de capital contre 1,53 milliard d’euros pour la France. En 2011 et 2012, la BCE a augmenté son capital souscrit, qui est passé de 5,76 milliards d’euros à 10,76 milliards d’euros. Le capital transféré à la BCE par les BCN de la zone euro se monte, début 2016, à 7,61 milliards d’euros (voir ventilation dans le tableau, p. 92). Les neuf BCN de l’UE n’appartenant pas à la zone euro n’ont pas à libérer leur part de capital, mais elles sont tenues de contribuer aux coûts de fonctionnement de la BCE à raison de leur participation au SEBC en libérant 3,75 % de leur part totale dans le capital souscrit, soit 120 millions d’euros de capital versé à la BCE (voir ventilation dans le tableau, p. 92). Les bénéfices ou les pertes sont partagés entre les BCN en fonction du capital libéré. Jusqu’à 20 % du bénéfice de la BCE peut également abonder un fonds de réserve général afin de couvrir d’éventuelles pertes futures. La situation financière de la BCE est inverse de celle de l’euro. En effet, son bilan est constitué essentiellement de réserves de change en dollar : par conséquent, lorsque l’euro s’apprécie par rapport au dollar, la BCE perd de l’argent (comme en 2003 et en 2004), alors qu’elle gagne de l’argent quand l’euro se déprécie (comme en 2000, en 2001 et après 2012). 92 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne CONTRIBUTIONS DES BCN DE LA ZONE EURO AU CAPITAL DE LA BCE (au 1er janvier 2015) Clé de répartition du capital (en %) Capital libéré (en euros) Banque fédérale d’Allemagne 17,99 1 948 208 997 Banque de France 14,18 1 534 899 402 Banque d’Italie 12,31 1 332 644 970 Banque d’Espagne 8,84 957 028 050 Banque des Pays-Bas 4,00 433 379 158 Banque nationale de Belgique 2,47 268 222 025 Banque de Grèce 2,03 220 094 043 Banque nationale d’Autriche 1,96 212 505 713 Banque du Portugal 1,74 188 723 173 Banque de Finlande 1,25 136 005 388 Banque centrale d’Irlande 1,16 125 645 847 Banque nationale de Slovaquie 0,77 83 623 179 Banque de Lituanie 0,41 44 728 929 Banque de Slovénie 0,34 37 400 399 Banque de Lettonie 0,28 30 537 344 Banque d’Estonie 0,19 20 870 613 Banque centrale du Luxembourg 0,20 21 974 764 Banque centrale de Chypre 0,15 16 378 235 Banque centrale de Malte 0,06 7 014 604 Total 70,39 7 619 884 851 BCN Source : BCE. CONTRIBUTIONS DES BCN HORS ZONE EURO AU CAPITAL DE LA BCE BCN Clé de répartition du capital (en %) Capital libéré (en euros) Banque d’Angleterre 13,67 55 509 147 Banque nationale de Pologne 5,12 20 796 191 Banque nationale de Roumanie 2,60 10 504 124 Banque de Suède 2,27 9 226 559 Banque nationale tchèque 1,60 6 625 449 Banque nationale du Danemark 1,48 6 037 512 Banque nationale de Hongrie 1,38 5 601 129 Banque nationale de Bulgarie 0,86 3 487 005 Banque de Croatie 0,60 2 444 963 Total 29,61 120 192 083 Source : BCE. La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 93 Les banques centrales nationales Bien que les décisions soient centralisées à la BCE, l’organisation monétaire européenne possède un degré élevé de décentralisation opérationnelle. L’Eurosystème est censé préserver l’expérience, les infrastructures et l’organisation institutionnelle acquises par les BCN. Cette spécificité tient tout d’abord aux effectifs de la BCE (de l’ordre de 2 400 personnes), qui sont bien plus faibles que ceux des dix-neuf BCN réunies (environ 46 000 personnes dont 12 000 pour la Banque de France). Elle découle ensuite de la grande taille de la zone euro : à cet égard, les BCN sont jugées plus à même de servir de point d’accès à l’Eurosystème qu’une institution supranationale comme la BCE. Les BCN ont donc conservé de nombreuses responsabilités opérationnelles : – l’exécution des opérations de politique monétaire. Les BCN assurent les transactions effectives, notamment en fournissant les banques commerciales en monnaie « banque centrale » ; – la gestion opérationnelle des réserves de change de la BCE, notamment l’exécution et le règlement des opérations de marché nécessaires au placement de ces réserves ; – la gestion de leurs propres réserves de change. Afin d’assurer sa cohérence avec la politique monétaire et de change de la BCE, cette gestion doit néanmoins être préalablement approuvée par la BCE ; – le fonctionnement et la surveillance des marchés financiers et des instruments de paiement. Les BCN sont les opérateurs des composantes nationales de TARGET 2, le système de paiement pour l’euro. Les BCN prennent part à la surveillance des infrastructures des marchés financiers et certaines assurent également le fonctionnement de systèmes de compensation de titres ; – l’émission des billets en collaboration avec la BCE. Tant la BCE que les BCN émettent des billets en euros, mais ces dernières gèrent la production et les stocks de billets, et elles les mettent en circulation en répondant aux demandes des banques ; Gouverneurs des BCN de la zone euro Gouverneurs des BCN situées hors zone euro Les 9 BCN de l’UE hors zone euro HORS ZONE EURO Les 28 BCN de l’UE Banque d’Angleterre, Banque nationale de Pologne Banque nationale de Roumanie, Banque de Suède Banque nationale du Danemark Banque nationale tchèque, Banque nationale de Hongrie Banque nationale de Bulgarie, Banque de Croatie CONSEIL GÉNÉRAL Banque fédérale d’Allemagne, Banque de France, Banque d’Italie, Banque d’Espagne, Banque des Pays-Bas, Banque nationale de Belgique Banque de Grèce, Banque nationale d’Autriche, Banque du Portugal, Banque de Finlande, Banque centrale d’Irlande, Banque nationale de Slovaquie, Banque de Slovénie, Banque d’Estonie, Banque centrale du Luxembourg Banque centrale de Chypre, Banque centrale de Malte, Banque de Lituanie, Banque de Lettonie Les 19 BCN de la zone euro ZONE EURO Président de la BCE CONSEIL Vice-président DES GOUVERNEURS de la BCE DIRECTOIRE 6 membres, dont : Organes dirigeants Système européen de banques centrales (SEBC) | EUROSYSTÈME L’ORGANISATION MONÉTAIRE EUROPÉENNE 94 LE fONCTIONNEMENT DE LA BANqUE CENTRALE EUROPéENNE La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 95 – la collecte des données auprès des institutions financières nationales sur les marchés monétaire, bancaire et financier, ainsi que sur la balance des paiements et les réserves de change afin d’assister la BCE dans ses missions. Les BCN peuvent également exercer des fonctions qui n’entrent pas dans le cadre du SEBC, sauf si le Conseil des gouverneurs décide, à la majorité des deux tiers, que ces fonctions interfèrent avec les objectifs et les missions du SEBC. LES ORGANES DE DÉCISION L’Eurosystème est dirigé par les organes de décision de la BCE, c’est-à-dire le Directoire et le Conseil des gouverneurs. Le Conseil général prend quant à lui des décisions pour le SEBC, c’est-à-dire l’ensemble des membres de l’UE puisque la BCE appartient à toutes les banques centrales nationales de l’UE. Ces organes dirigeants peuvent s’appuyer sur les travaux de comités spécialisés pour prendre leurs décisions (voir tableau, p. 102-103). CONSEIL DES GOUVERNEURS DIRECTOIRE (6) Gouverneurs des BCN des pays Président membres de la zone euro Vice-président (19) CONSEIL GÉNÉRAL Gouverneurs des BCN des pays non membres de la zone euro (9) Autres membres Source : d’après Banque de France, « La Banque centrale européenne, l’Eurosystème et le Système européen de banques centrales », Note d’information, juin 2009, no 139, p. 3. Le Directoire Le Directoire est l’organe exécutif de la BCE qui prend toutes les décisions au quotidien et peut également traiter des questions urgentes. Il est composé de six membres, dont un président et un vice-président. Ils sont nommés par le Conseil européen (c’est-à-dire l’institution regroupant 96 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne les chefs d’État et de gouvernement), statuant à la majorité qualifiée, sur recommandation du Conseil de l’UE et après consultation du Parlement européen et du Conseil des gouverneurs de la BCE (art. 283 § 2 TFUE). Pour ce qui concerne les présidents du Directoire, on constate qu’ils ont tous été banquiers centraux dans leur pays d’origine (Wim Duisenberg, président du Directoire de 1998 à 2003, Jean-Claude Trichet, président du Directoire de 2003 à 2011 ou Mario Draghi, l’actuel président). Nommés pour un mandat non renouvelable de huit ans, ils ne peuvent pas être démis de leurs fonctions, ce qui renforce considérablement leur indépendance. Compte tenu du décalage qui préside à leur nomination dans le temps, un membre par an au maximum peut être remplacé. Les traits caractéristiques du mandat de l’organe exécutif de la BCE diffèrent fortement de ceux de la Fed. Le président de la Fed, qui peut être un universitaire (comme Janet Yellen), est nommé pour un mandat de seulement quatre ans mais renouvelable sans limite par le président des États-Unis. De plus, le Congrès américain peut le révoquer à tout moment s’il ne respecte pas son mandat et les objectifs que le pouvoir législatif lui a confiés. Les conditions de nomination et d’exercice du mandat de président de la Fed confèrent par conséquent à ce dernier une forte légitimité démocratique et un réel pouvoir. Alan Greenspan a par exemple dirigé la Fed de 1987 à 2006 et a été reconduit à ce poste par quatre présidents différents. Les responsabilités du Directoire consistent à préparer les réunions du Conseil des gouverneurs, à gérer les affaires courantes, mais surtout à mettre en œuvre la politique monétaire de la zone euro en transmettant les instructions nécessaires aux BCN ou en réagissant à des questions urgentes. Il exerce également des pouvoirs réglementaires délégués par le Conseil des gouverneurs et publie les rapports mensuels sur l’activité et la situation financière de la BCE. (GROS PLAN) SUR le rôle du président de la BCE En tant que primus inter pares, le président de la BCE, élu pour un mandat unique de huit ans, a des responsabilités importantes. Il préside les trois organes de décision de l’organisation monétaire européenne (Directoire, Conseil des gouverneurs, Conseil général) ; il dispose d’une voix prépondérante au Directoire et au Conseil des gouverneurs ; il représente la BCE au niveau européen ou international, et peut assister aux séances du Conseil Ecofin et de l’Eurogroupe. Premier président de la BCE de 1998 à 2003, le Néerlandais Wim Duisenberg est celui qui introduisit la monnaie unique européenne. Après avoir été successivement ministre des Finances des Pays-Bas de 1973 à 1977 et président de la Banque centrale des Pays-Bas à partir de 1982, il succéda au Belge Alexandre Lamfalussy à la tête de l’Institut monétaire européen (IME), ancêtre de la BCE, en 1997. Il démissionna de la présidence de la BCE en 2003 afin de laisser la place promise depuis longtemps au Français Jean-Claude Trichet. Directeur du Trésor français de 1987 à 1993, puis gouverneur de la Banque de France nouvellement indépendante de 1993 à 2003, Jean-Claude Trichet aurait dû devenir le premier président de la BCE en 1998 s’il n’avait été sous le coup d’une procédure judiciaire dans l’affaire du Crédit Lyonnais, les Français ayant « négocié » cette présidence en échange de la localisation à Francfort du siège de la BCE. Relaxé en juin 2003, il devint le second président de la BCE le 1er novembre 2003. Bien que très en pointe dans la lutte contre l’inflation, il imposa en 2010 le rachat de titres de dette souveraine des États membres de l’UE en difficulté (Grèce, Irlande…) par la BCE sur le marché secondaire (titres déjà émis), en rupture avec l’esprit du traité de Maastricht. Cette politique lui valut une forte opposition des représentants de l’Allemagne au sein de la BCE, conduisant finalement à la démission du gouverneur de la Bundesbank, Axel Weber, en avril 2011, qui était pourtant pressenti pour lui succéder, suivie par celle de l’économiste en chef de la BCE, l’Allemand Jürgen Stark, en septembre 2011. L’Italien Mario Draghi, surnommé « super Mario », préside la BCE depuis le 1er novembre 2011. Ancien gouverneur de la Banque d’Italie, il a été pendant dix ans le directeur du Trésor en Italie (1991-2001). De 2002 à 2005, il a été vice-président de la branche européenne de la banque d’affaires américaine Goldman Sachs. Il partage donc une expérience intéressante des banques centrales, de l’administration des finances et du fonctionnement des marchés financiers. Très critiques à son égard, les autorités allemandes veulent absolument qu’un des leurs lui succède en 2019. 98 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne Le Conseil des gouverneurs Le Conseil des gouverneurs est le principal organe de décision de la BCE (art. 283 § 1 TFUE) : il décide notamment de la politique monétaire de la zone euro et s’apparente, par conséquent, à un véritable Conseil de politique monétaire pour la zone euro (voir pp. 117-128). Il comprend actuellement vingt-cinq membres : les six membres du Directoire ainsi que les dix-neuf gouverneurs des BCN de la zone euro. Le président du Conseil Ecofin (ou le président de l’Eurogroupe si la présidence du Conseil Ecofin échoit à un pays hors zone euro) ainsi qu’un membre de la Commission européenne (généralement le commissaire en charge des affaires économiques et monétaires) peuvent également participer aux réunions du Conseil des gouverneurs sans disposer cependant d’un droit de vote. Comme chaque gouverneur peut être accompagné d’une personne appartenant à sa BCN, le nombre de participants au Conseil des gouverneurs est souvent élevé. Le Conseil des gouverneurs définit la stratégie de politique monétaire de la BCE, détermine son cadre opérationnel et fixe notamment les taux d’intérêt directeurs. La réunion de politique monétaire a lieu toutes les six semaines et est suivie d’une conférence de presse et de la publication d’un compte rendu. Une seconde réunion mensuelle est généralement consacrée aux autres missions de la BCE. Le Conseil des gouverneurs fixe les règles de normalisation et les orientations à suivre par les BCN de l’Eurosystème, de telle sorte que la politique décidée au niveau communautaire s’applique en tenant compte le mieux possible des contextes nationaux. Il autorise le volume des billets et des pièces en euros émis par les États membres de la zone. Il gère l’allocation des ressources financières à la BCE et la répartition des profits entre les BCN, notamment ceux issus du seigneuriage. Les votes se font en général à la majorité simple avec six voix pour les six membres du Directoire et quinze voix pour les gouverneurs des dix-neuf gouverneurs des BCN. Il y a donc une forte majorité en faveur des banquiers centraux nationaux (article 10 du protocole sur les statuts du SEBC et de la BCE ; voir Quel système de vote au-delà de quinze membres, p. 100). La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 99 Une majorité de deux tiers des suffrages exprimés est requise dans trois cas particuliers : – quand le Conseil des gouverneurs juge que les fonctions exercées par une BCN et ne relevant pas de l’Eurosystème interfèrent avec les objectifs et les missions de l’Eurosystème ; – quand le Conseil des gouverneurs décide de recourir à des méthodes opérationnelles autres que celles spécifiées dans les statuts du SEBC ; – quand le Conseil des gouverneurs souhaite augmenter le capital de la BCE. Toute recommandation formulée par la BCE en vue d’une révision des statuts du SEBC requiert l’unanimité. Enfin, sur certaines questions financières (libération du capital de la BCE, transferts d’avoirs de réserves, répartition du revenu monétaire des BCN, répartition des bénéfices ou des pertes nets de la BCE), les votes sont pondérés en fonction des parts des BCN dans le capital souscrit de la BCE, c’est-à-dire des BCN de la zone euro, et les membres du Directoire ne votent pas. Le Conseil général Le Conseil général assure un lien institutionnel entre l’Eurosystème et les BCN des États qui ne participent pas à la zone euro. Il se compose du président et du viceprésident de la BCE ainsi que de tous les gouverneurs des BCN de l’UE, soit actuellement trente membres. Il se réunit normalement quatre fois par an. Le Conseil général a repris les missions de l’IME, puisque la troisième phase de l’UEM n’est pas terminée, et il sera dissous lorsque tous les États membres de l’UE auront introduit la monnaie unique. Il donne son avis sur les préparatifs nécessaires pour rejoindre l’Eurosystème, dresse les rapports sur la convergence requis par le traité, et s’assure du suivi du mécanisme de change européen (MCE II). Il constitue l’instance de coordination entre la politique monétaire de la BCE, la politique de change et les politiques des BCN situées en dehors de la zone euro. Il veille également à ce que toutes les BCN de l’UE respectent l’interdiction qui leur est faite de financer les États ou de leur donner un accès privilégié aux institutions financières. LES SCÉNARIOS POSSIBLES quel système de vote au-delà de quinze membres ? Jusqu’à dix-huit membres, tous les gouvernements votent par dérogation à la règle des quinze voix. Lorsque, comme en 2016, la zone euro compte entre dix-neuf et vingt-deux membres, ceux-ci sont classés en deux groupes : les cinq plus grands pays forment le premier groupe, les autres constituent le second groupe. Quatre des cinq grands États membres et onze autres membres votent tour à tour par rotation mensuelle. Le classement d’un membre dans l’un ou l’autre groupe est fondé sur un indicateur à deux composantes : sa part dans le PIB total et sa part dans le total du bilan agrégé des institutions financières monétaires. La pondération est de 5/6 pour le PIB et de 1/6 pour le bilan agrégé. Quand la zone euro comportera plus de vingt-deux membres, ceux-ci seront répartis en trois groupes : les cinq plus grands d’entre eux formeront le premier groupe, la moitié des États membres de la zone classés par taille constitueront le deuxième groupe et les États restants, c’est-à-dire les plus petits, seront classés dans le troisième groupe. Les gouverneurs des BCN du premier groupe partageront 4 voix, ceux du deuxième 8 voix et ceux du troisième 3 voix. Il n’y a donc plus d’égalité absolue de traitement entre États dans le temps (1 État = 1 voix), mais une répartition des votes tenant compte de l’importance économique et bancaire des différents pays de la zone euro. SYSTÈME DE ROTATION DES VOTES AU-DELÀ DE 18 MEMBRES Nombre de gouverneurs Premier groupe Deuxième groupe Troisième groupe Nb de droits de vote/Nb de gouverneurs Fréquence des votes 19 20 21 22 23 24 25 26 27 4/5 4/5 4/5 4/5 4/5 4/5 4/5 4/5 4/5 80 % 80 % 80 % 80 % 80 % 80 % 80 % 80 % 80 % Nb de droits de vote/Nb de 11/14 11/15 11/16 8/11 8/12 8/12 8/13 8/13 8/14 gouverneurs Fréquence des votes 79 % 73 % 69 % 73 % 67 % 67 % 62 % 62 % 57 % Nb de droits de vote/Nb de gouverneurs 3/6 Fréquence des votes Total des droits de vote 3/6 3/7 3/7 3/8 3/8 50 % 50 % 43 % 43 % 38 % 38 % 15 15 15 15 15 15 15 15 15 La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 101 LES MISSIONS DU SEBC L’article 127 § 2 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne assigne quatre missions fondamentales au SEBC. La première d’entre elles est de « définir et mettre en œuvre la politique monétaire de l’Union », notamment au travers des BCN, avec pour objectif principal de maintenir la stabilité des prix. « Sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix », le SEBC doit aussi apporter « son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union », notamment une croissance durable et non inflationniste ainsi qu’un niveau élevé d’emploi. Mais il s’agit d’un mandat hiérarchique où la lutte contre l’inflation est l’objectif clairement prioritaire. Le SEBC est par ailleurs chargé de « conduire les opérations de change », même si la politique de change, plus particulièrement le choix du régime de change de l’euro, relève du Conseil de l’UE et que l’Eurogroupe peut donner des orientations générales en la matière. Compte tenu de la volonté affichée des États de respecter l’indépendance du SEBC et de la difficulté à trouver un consensus politique en la matière, c’est de facto la BCE qui mène la politique de change. Le SEBC a pour troisième mission principale de « détenir et gérer les réserves officielles de change des États membres ». Enfin, il doit « promouvoir le bon fonctionnement des systèmes de paiement ». Le système TARGET 2 répond à cette exigence. La BCE est le prêteur en dernier ressort des banques de la zone euro. Elle doit donc veiller à la stabilité bancaire et financière de cette zone et, par exemple, assurer le contrôle prudentiel des banques de second rang ainsi que la fourniture à celles-ci de monnaie « banque centrale » pour éviter toute crise de liquidité. L’Union bancaire mise en œuvre depuis 2013 a transféré à la BCE l’essentiel du contrôle des banques (voir partie 3, pp. 199-202). De plus, la BCE joue un rôle important pour la supervision macroprudentielle (c’est-à-dire l’analyse de divers indicateurs macroéconomiques de nature à prévenir la survenue d’une crise systémique). ECCO EISC FSC ITC IAC IRC Comité de la communication de l’Eurosystème/du SEBC Comité de pilotage informatique de l’Eurosystème Comité de stabilité financière Comité des systèmes d’information Comité de l’audit interne Comité des relations internationales LEGCO COMCO Comité du contrôle de gestion Comité juridique BANCO Sigle en anglais Comité des billets Nom du comité 1998 1998 Élabore des normes communes pour l’audit des opérations de l’Eurosystème et mène des missions d’audit au niveau du SEBC Fournit une assistance juridique dans le cadre de la mission de la BCE et prépare les actes juridiques de l’Eurosystème 1998 Fournit une assistance dans le cadre du développement, de la mise en œuvre et de la maintenance des réseaux informatiques et des infrastructures de communication qui appuient les systèmes opérationnels communs 1998 2011 Apporte un soutien à la décision dans le domaine de la surveillance prudentielle des établissements de crédit et de la stabilité du système financier Prête son concours à l’accomplissement des missions statutaires de la BCE dans le domaine de la coopération internationale 2007 1998 Pilote l’amélioration de l’outil informatique Vient appuyer la politique de communication externe et interne de l’Eurosystème 2012 Contribue à la mise en œuvre et à l’optimisation du contrôle de gestion et de la maîtrise des coûts au niveau de l’Eurosystème Date de création 1998 Missions Conseille sur la gestion des billets et apporte son assistance dans les domaines de la planification stratégique, de la production et de l’émission des billets LES DIX-SEPT COMITÉS SPÉCIALISÉS DE L’EUROSYSTÈME / DU SEBC (*) 102 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne PSSC RMC STC Comité des systèmes de paiement et de règlement Comité de gestion des risques Comité des statistiques HRC (*) Comités instaurés pour venir en appui du travail des organes de décision de la BCE. Source : d’après le site web de la BCE, www.ecb.int. Conférence sur les ressources humaines BUCOM MPC Comité de politique monétaire Comité budgétaire MOC Comité des opérations de marché 1998 2011 1998 1998 Apporte son expertise en matière de fonctionnement et de maintenance de TARGET 2, de définition et de suivi des procédures de règlement des garanties. Il joue un rôle de catalyseur de l’Eurosystème en vue de l’achèvement de l’espace unique de paiement en euros (SEPA). Il traite également des questions relatives à la politique et à la surveillance des systèmes de paiement ainsi que celles relatives à la compensation et au règlement des titres Assiste les organes de décision en vue d’assurer un niveau adéquat de protection de l’Eurosystème à travers la gestion et le contrôle des risques liés à ses opérations de marché Émet principalement des avis sur la conception et l’élaboration des informations statistiques collectées par la BCE avec l’aide des BCN Composé de représentants de la BCE et des BCN de l’Eurosystème, il assiste le Conseil des gouverneurs notamment sur les questions liées au budget de la BCE 2005 1998 Émet principalement des avis sur des questions stratégiques et de long terme relatives à la formulation de la politique monétaire et de taux de change. Il est responsable des projections macroéconomiques des services de l’Eurosystème Regroupe les chefs du personnel de l’ensemble du SEBC 1998 Prête son assistance à l’exécution des opérations de politique monétaire et de change, y compris celles relatives au fonctionnement du MCE II et à la gestion des réserves de change de la BCE La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 103 104 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne LA BANQUE CENTRALE EUROPÉENNE, INSTITUTION-PIVOT DE LA POLITIQUE MONÉTAIRE DE L’UNION —— La BCE est l’institution en charge de la politique monétaire des États ayant rejoint l’UEM. Régie par les traités européens, qui ont cherché à lui garantir une totale indépendance tout en cherchant à ménager la possibilité d’une coopération et d’une coordination minimums avec les autres pouvoirs communautaires, cette institution supranationale est dirigée par un conseil de politique monétaire (le Conseil des gouverneurs) très influencé par le point de vue « banquier central ». LES FONCTIONS D’UNE BANQUE CENTRALE MODERNE Les fonctions principales de la BCE, énumérées à l’article 127 TFUE, sont celles d’une banque centrale moderne. Définir et mettre en œuvre la politique monétaire de la zone euro La BCE est l’institution chargée de mettre en œuvre la politique monétaire et de la définir techniquement. Car si l’objectif principal du SEBC défini à l’article 127 § 1 TFUE est de maintenir la stabilité des prix, c’est la BCE qui choisit la cible opérationnelle : en l’occurrence, 2 % pour la hausse des prix. « Sans préjudice de cet objectif, [le SEBC] apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, pour contribuer à la réalisation des objectifs de celle-ci » (art. 282 § 2 TFUE) c’est-à-dire l’obtention d’un niveau d’emploi élevé et d’une croissance durable et non inflationniste. Au total, la BCE a donc un mandat hiérarchique fort, c’està-dire un objectif fortement prioritaire (la stabilité des prix) et des objectifs secondaires qui ne peuvent s’opposer à la stabilité des prix. Autrement dit, il n’y a pas d’arbitrage entre objectifs dans le mandat de la BCE. La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 105 Gérer les réserves officielles et conduire les opérations de change des pays de la zone euro La politique de change n’est pas directement du ressort de la BCE, mais du Conseil Ecofin (conseil des ministres de l’Économie et des Finances). Ce partage des responsabilités est cependant assez ambigu car l’instrument pour agir sur le marché des changes est principalement le taux d’intérêt ; or, la BCE contrôle le niveau des taux d’intérêt. Par conséquent, toute volonté du Conseil Ecofin de modifier le taux de change implique une coopération de la BCE, qui en apprécie l’opportunité à l’aune de ses propres objectifs et critères. De facto, il n’y a pas d’objectif de change pour l’euro, et sa parité avec les autres devises (dollar, yen, livre) est laissée au libre jeu des marchés. La BCE représente l’UE au niveau international pour les questions monétaires, par exemple dans les réunions préparatoires des sommets du G20. Elle assure un rôle de coopération internationale lorsqu’il est question des missions confiées à l’Eurosystème. Elle dispose d’une partie des réserves de change des vingt-huit États membres de l’Union (devises et or) afin de pouvoir garantir ses interventions et son indépendance d’action vis-à-vis des gouvernements. Être le prêteur en dernier ressort des banques de second rang La BCE a pour autre fonction importante de promouvoir le bon fonctionnement des systèmes de paiement, mais également d’assurer, conjointement avec les autorités nationales et européennes compétentes, la stabilité des systèmes bancaire et financier. À ce titre, le SEBC assure le refinancement des banques commerciales. La BCE est donc bien, sur ce plan, la « banque des banques ». Les banques commerciales créent de la monnaie ex nihilo dans le cadre de leurs relations avec les agents non financiers, c’est-à-dire en achetant des titres ou en accordant des crédits aux entreprises, à l’État ou aux ménages. De son côté, la banque centrale crée et prête de la monnaie appelée monnaie « banque centrale » ou « monnaie ultime » aux banques commerciales. C’est avec cette monnaie qu’elles 106 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne achètent à la banque centrale que les banques commerciales se payent entre elles, et non avec la monnaie qu’elles ont créée par le biais des dépôts et des crédits. On parle d’opération de refinancement des banques. La hiérarchisation du système bancaire entre la banque de premier rang (banque centrale) et les banques de second rang (banques commerciales), est apparue tardivement dans l’histoire, mais elle est essentielle. La BCE, prêteur en dernier ressort, ne contrôle ni ne s’occupe directement de la création monétaire. Mais elle régule indirectement cette création monétaire en fixant des taux d’intérêt à court terme et en intervenant dans les opérations de refinancement des banques commerciales. Ainsi, la banque centrale n’est pas une banque qui crée directement la monnaie finançant l’économie, mais une banque qui régule la création monétaire des banques en les re-finançant. Cette fonction comprend trois dimensions qui sont largement complémentaires, même si elles renvoient à des problèmes différents : garantir la sécurité des moyens de paiements, garantir la stabilité bancaire et garantir la stabilité financière. En revanche, la BCE ne remplit pas à l’égard des États membres de la zone euro le rôle de prêteur en dernier ressort. Elle ne les finance pas à des conditions avantageuses, comme le font de nombreuses banques centrales à travers le monde. Tout au contraire, elle a l’interdiction absolue de financer les États membres ou même le budget européen. Émettre les billets de banque de la zone euro L’article 128 TFUE prévoit également que la BCE est la seule habilitée, avec les BCN, à émettre des billets ayant cours légal dans la zone euro, et à autoriser les quantités de pièces émises par les États membres de cette zone. La BCE remplit ainsi une mission historique et symboliquement forte, même si elle est relativement secondaire d’un point de vue économique : l’émission de billets. La part de billets émis par la BCE depuis 2002 (année d’introduction des billets en euros à la place des billets nationaux) est estimée à 8 % de la valeur totale des billets émis qui est La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 107 de 1 034 milliards d’euros fin 2015. Le reste des billets d’euros est émis par les BCN de la zone euro. 20 à 25 % de ces billets seraient détenus en dehors de la zone euro. La BCE a décidé d’arrêter d’émettre en 2018 les coupures de 500 euros afin de lutter contre la criminalité. Avec seulement 3 % des billets, cette coupure représentait 30 % de la valeur des billets émis en euro. Les pièces, qui relevaient traditionnellement des hôtels des monnaies, continuent d’être émises par les États membres de la zone euro, qui se réservent une face pour les symboles nationaux et qui ont donc conservé le seigneuriage sur les pièces pour un montant toutefois très faible (environ 26 milliards d’euros depuis 2002 pour toute la zone euro). Le total des pièces et des billets d’euros (1 060 milliards d’euros fin 2015) est cependant très faible dans la masse monétaire totale de 10 700 milliards d’euros environ pour l’agrégat le plus large M3 (voir Gros plan, ci-dessous). (GROS PLAN) SUR les agrégats monétaires de la zone euro L’Eurosystème a défini trois agrégats monétaires qui ont pour base le bilan consolidé des institutions financières et monétaires (IFM) résidentes de la zone euro. Bien que les administrations centrales ne soient pas considérées comme émettrices de monnaie, leurs engagements qui présentent un caractère monétaire (par exemple, les dépôts effectués par les ménages auprès de La Poste) figurent dans les agrégats monétaires en raison de leur nature extrêmement liquide. M1, UN AGRÉGAT ÉTROIT M1 est l’agrégat monétaire le plus liquide : il comprend la monnaie fiduciaire (billets et pièces) et les dépôts à vue qui peuvent être immédiatement utilisés pour des paiements. M2, UN AGRÉGAT INTERMÉDIAIRE M2 comprend M1 ainsi que les dépôts à terme d’une durée inférieure ou égale à deux ans et les dépôts remboursables avec un 108 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne préavis inférieur ou égal à trois mois. Ces dépôts peuvent être transformés rapidement en monnaie mais ne peuvent être utilisés directement pour des paiements. La liquidité de cet agrégat est donc plus faible que celle de M1. M3, UN AGRÉGAT LARGE M3 est considéré par les économistes comme la définition de la monnaie qu’il faut retenir. Il recouvre M2 ainsi que certains instruments négociables émis par le secteur des IFM résidentes. Ces instruments négociables sont les pensions, les titres d’organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) monétaires et les titres de créance d’une durée initiale inférieure ou égale à deux ans (y compris les instruments du marché monétaire). Comme ils sont liquides et sans risque, ils sont considérés comme de la monnaie. M3, qui intègre aussi des éléments moins liquides, correspond à la « monnaie » au sens large et représente environ 10 700 milliards d’euros. Les actifs liquides en devises et détenus par les résidents auprès d’IFM situées dans la zone euro peuvent constituer des substituts aux actifs libellés en euros et sont, par conséquent, intégrés aux agrégats monétaires. Les billets et pièces sont entièrement compris dans les agrégats monétaires (9 % de M3), qu’ils soient détenus par des résidents de la zone euro ou par des non-résidents. M0, LA BASE MONÉTAIRE La base monétaire M0 correspond à la monnaie créée par la BCE. Il s’agit de la monnaie « banque centrale », mesurée par la somme des facilités de dépôts et des avoirs en compte courant des établissements de crédit auprès de la banque centrale et des billets de banque émis. Seuls les billets en circulation sont inclus dans la masse monétaire et donc dans les agrégats M1, M2 et M3. Avec l’émission des billets de banque de la zone euro, la BCE possède un droit de seigneuriage, puisque la valeur faciale des billets est supérieure à leur coût. Le profit de la BCE, issu notamment de ce seigneuriage, est partagé entre les dix-neuf BCN de la zone euro, à proportion de leur part libérée dans son capital. Toutefois, la BCE ne possède pas pour autant une « planche à billets » qui lui permettrait de tout financer : en effet, si elle fait imprimer les billets, elle La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 109 ne peut pas les mettre pour autant en circulation car elle n’a pas de relation directe avec les agents non financiers (entreprises, ménages ou États). Elle les vend donc dans le cadre des opérations de refinancement aux banques qui en ont besoin notamment pour alimenter leurs « caisses espèces » et les distributeurs automatiques de billets. Ces billets achetés par les banques commerciales se retrouvent à leur actif. La masse monétaire au sens de l’agrégat M3 se mesurant à l’actif des agents financiers ou au passif des banques commerciales, la vente des billets aux banques n’est pas une opération de création monétaire ; ces billets entrent en circulation dans la masse monétaire (M3) lorsque les ménages vont par exemple les retirer aux distributeurs ; mais il n’y a pas de création monétaire car les ménages sont immédiatement débités du même montant sur leur compte à vue. Les billets émis par la banque centrale entrent par conséquent dans l’économie en contrepartie d’une réduction de la monnaie créée par les banques commerciales et pour le même montant. Les grosses quantités de monnaies « banque centrale » créées par la BCE pour le refinancement des banques de second rang lors de la gestion de la crise de 2008 n’ont pas entraîné pour l’instant de création monétaire. Au contraire, l’agrégat M3 s’est contracté en 2009. Cette monnaie « banque centrale » était nécessaire pour restaurer la confiance entre les banques de second rang et pour assurer la liquidité nécessaire à leurs paiements. Seulement durant la même période, les crédits à l’économie s’étant contractés (les nouveaux crédits accordés étaient plus faibles que le montant des crédits remboursés), la masse monétaire s’est réduite. Participer à la coopération européenne et internationale L’euro étant devenu une monnaie de réserve internationale, l’Eurosystème a mis en place un cadre commun de services en matière de gestion de réserves en euros pour les banques centrales, pour les agences gouvernementales et pour les organisations internationales étrangères à la zone euro. Par ailleurs, la création de l’UEM a posé des problèmes de représentation inédits, puisque la BCE, en tant qu’institution supranationale, ne correspond pas à un État et ne traite que 110 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne de questions monétaires. Il a donc été décidé que la BCE représenterait la zone euro au niveau internationale ; elle est la seule autorité habilitée à représenter les positions de l’UE sur les questions ayant trait à la politique monétaire. Sur le taux de change et les questions financières, elle partage cette responsabilité avec le Conseil Ecofin et l’Eurogroupe. Dès sa création, la BCE a obtenu un statut d’observateur permanent au FMI, puisque seuls les États peuvent adhérer à cette institution financière internationale. C’est la seule banque centrale au monde à avoir obtenu un tel statut. Depuis 2000, la BCE est actionnaire de la plus ancienne institution monétaire internationale : la Banque des règlements internationaux (BRI). Créée en 1930 à Bâle en Suisse, la BRI joue un rôle très important dans la coopération des banques centrales et dans la régulation des marchés des changes. Elle dirige notamment le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire (CBCB) – une émanation du G10 qui établit des normes prudentielles pour les banques, dont les fameux ratios de solvabilité (voir Gros plan, p. 178). La BCE dispose d’un droit de vote dans cette instance et participe aux réunions des gouverneurs des banques centrales du G10 qui s’y tiennent tous les deux mois. Les ministres de l’Économie et des Finances ainsi que les gouverneurs des banques centrales de l’UE ont l’habitude de se rencontrer lors des réunions des grands groupes de pays (G7, G8, G10, G20), auxquelles participent aussi les présidents de l’Eurogroupe et de la BCE. Le président de l’Eurogroupe et celui de la BCE siègent également au Forum sur la stabilité financière, une émanation du G7 hébergée à la BRI. Ces réunions, qui précèdent généralement celles des chefs d’État et de gouvernement, permettent d’engager un dialogue et une coopération minimale entre les grands pays, ainsi que celles qui se déroulent au FMI, et débouchent régulièrement sur des décisions concrètes. Assurer une fonction d’information statistique et de recherche Enfin, la BCE, assistée par les BCN, collecte les informations statistiques nécessaires à l’accomplissement des missions du SEBC, soit auprès des autorités nationales compétentes, soit directement auprès des agents économiques. Elle publie La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 111 toutes les six semaines un bulletin d’information, mais aussi chaque semaine une situation financière consolidée de l’Eurosystème, ainsi qu’un rapport annuel d’activité. Enfin, elle promeut des recherches sur les questions monétaires. DES POUVOIRS IMPORTANTS DE RÉGLEMENTATION, DE CONSULTATION ET DE SURVEILLANCE Conformément à l’article 132 TFUE, pour permettre l’accomplissement des missions confiées au SEBC (et donc, à l’Eurosystème), la BCE jouit d’un pouvoir réglementaire assorti d’un pouvoir de sanction en cas de non-respect de ses règlements et décisions (amendes et astreintes). Elle veille ainsi tout particulièrement au respect par les BCN de l’interdiction du financement monétaire des administrations publiques et de l’interdiction de l’accès privilégié du secteur public aux institutions financières. La BCE continue d’assumer les tâches de l’IME vis-à-vis des pays qui n’ont pas encore adopté l’euro, notamment en ce qui concerne le mécanisme de change européen (MCE II) et la supervision de la convergence économique. Le pouvoir réglementaire de la BCE Dans le cadre de ses fonctions, pour l’accomplissement des missions confiées au SEBC, la BCE peut adopter des actes juridiques qui ont un effet direct sur des tiers autres que les BCN. Ce pouvoir réglementaire lui assure une indépendance vis-à-vis des autres institutions de l’UE. Les règlements de la BCE ont une portée générale ; ils sont obligatoires et directement applicables dans tous les pays de la zone euro. Les décisions de la BCE sont obligatoires pour leurs destinataires et prennent effet dès leur notification. Elles peuvent s’adresser à toute personne morale ou physique, y compris les États membres de la zone euro. Un rôle également consultatif Dans les domaines relevant de ses attributions, la BCE peut soumettre des avis et des recommandations qui n’ont pas de force exécutoire. 112 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne Par ses recommandations, la BCE exerce son droit de proposition en matière de législation communautaire et peut fournir l’impulsion nécessaire pour qu’une action soit initiée. La BCE partage ce pouvoir d’initiative législative avec la Commission sur les questions concernant le SEBC. En outre, la BCE est consultée sur tout projet d’acte de l’UE ainsi que sur tout projet de réglementation au niveau national. Elle émet des avis chaque fois qu’elle est consultée ainsi que sur toutes les questions relatives à son domaine de compétence. Seul le Royaume-Uni est exempté de consulter la BCE sur la législation relative à la politique monétaire. La surveillance du financement public par la BCE La BCE a pour mission de surveiller le financement des États et des administrations publiques. L’article 123 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne interdit aux banques centrales (BCE et BCN) d’accorder des crédits aux autorités publiques ainsi que toute forme d’accès privilégié du secteur public aux institutions financières. La ligne de crédit ways and means (« voies et moyens ») dont dispose le gouvernement britannique est une exception. Seules des considérations d’ordre prudentiel peuvent justifier cet accès (art. 124 TFUE). Ainsi, aucune banque centrale de l’Union (à l’exception de la Banque d’Angleterre) ne peut acheter des titres publics sur le marché primaire (celui de l’émission des nouveaux titres de dette publique). La BCE surveille également les achats effectués par les banques centrales de l’UE sur le marché secondaire (celui des instruments de dette d’occasion, c’est-à-dire déjà émis par le secteur public national ou celui d’autres États membres). En vertu d’un règlement du Conseil européen, l’acquisition de dette du secteur public sur le marché secondaire ne doit pas servir à contourner l’objectif de non-financement. De plus, en raison de la clause de « nonrenflouement » (art. 125 TFUE), l’Union européenne ni aucun de ses États membres n’est responsable ou ne peut prendre en charge les dettes d’un autre État membre. Il n’y a donc aucune solidarité possible à ce niveau. Les BNC peuvent acheter des actifs financiers pour la gestion de leur bilan, mais doivent rester dans le cadre La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 113 des ANFA (Accords sur les actifs financiers nets entre la BCE et les BCN). Ce dispositif introduit en 2002 offre une souplesse de gestion pour les BCN, mais ces actifs financiers ne peuvent augmenter plus vite que les billets et les réserves obligatoires. D’un montant de 214 milliards en 2006, les ANFA sont montés à un maximum de 724 milliards en 2012 avant de redescendre à 490 milliards fin 2015 pour les dix-neuf pays de la zone euro. La gestion de la crise de 2008 explique ces fortes variations. Avec la crise des dettes souveraines de la zone euro, cette organisation institutionnelle touche cependant ses limites (voir Points de vue, p. 114). Elle est à l’origine d’une double asymétrie entre les États membres et la BCE : – en matière de coordination des politiques économiques européennes. Le Conseil de l’UE peut certes faire des recommandations sur les grandes orientations des politiques économiques (GOPE), afin de mieux coordonner les politiques économiques des États membres de l’UE pour favoriser une croissance intelligente, durable et géographiquement bien répartie. Mais il ne peut pas donner de conseils ou faire des recommandations concernant la politique monétaire de la BCE ; – pour le traitement de chocs économiques. Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance contraint juridiquement les administrations publiques nationales à éviter les déficits excessifs pouvant résulter de politiques budgétaires expansionnistes en leur imposant le respect de normes (règle d’or) sous peine de sanctions (pénalités financières). En revanche, aucune sanction n’est prévue en cas d’échec de la politique monétaire de la BCE, qui détermine seule ses propres objectifs chiffrés. La surveillance par la BCE du respect de l’interdiction du financement monétaire des administrations publiques est assez originale, si on étudie d’autres banques centrales modernes : elle s’explique essentiellement par les fondements ordolibéraux de cette institution (objectif central de maîtrise de l’inflation et orthodoxie budgétaire affichée comme la norme et une condition de l’équilibre macro­économique), de même que par son postulat libéral 114 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne (neutralité de la monnaie dont le rôle dans le financement de l’économie et des administrations publiques est supposé pernicieux ; voir pp. 56-85). Ce postulat a obligé les États membres de l’UEM à se financer sur les marchés financiers, et les a rendus dépendants des exigences de ces marchés ; il a également aggravé les problèmes liés au manque de coordination des politiques macroéconomiques au sein de l’Union au lieu de le résoudre. Cette architecture organisationnelle de la BCE est aujourd’hui largement questionnée avec la crise des dettes souveraines de la zone euro. '' POINTS DE VUE l’évolution nécessaire de la surveillance prudentielle des banques et de la stabilité financière par la BCE La surveillance prudentielle recouvre l’ensemble des mesures, des normes, des exigences minimales de fonds propres, destinées à prévenir toute prise de risque excessive de la part des banques de second rang qui pourrait conduire à une crise systémique du secteur bancaire. Jusqu’à la crise de 2008, au sein de l’UE, la surveillance prudentielle des banques relevait du niveau national, à travers les BCN, ou d’autorités de surveillance bancaire spécialisées jouant le rôle de superviseur bancaire (comme le Comité européen des superviseurs bancaires [CESB] créé par l’UE en 2004). À l’action de surveillance de ces différentes autorités européennes, s’ajoutaient au niveau international les travaux du Comité de Bâle sur la supervision bancaire. Créé en 1974 et dépendant de la Banque des règlements internationaux (BRI), ce comité est à la base des accords de Bâle connus sous les noms de « Bâle I » (1988), « Bâle II » (2004) et « Bâle 3 » (2010) établissant en particulier des ratios de fonds propres minimums pour les banques. Les accords de Bâle I sont consacrés au risque de crédit, ceux de Bâle II intègrent le risque de marché et le risque opérationnel, alors que ceux de Bâle III incorporent au ratio de solvabilité des banques le risque de liquidité et le risque systémique. La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 115 Depuis la dernière crise bancaire, l’UE et l’Eurosystème ont voulu se doter d’une autorité de normalisation et de surveillance bancaire plus centralisée et plus performante. En remplacement de l’ancienne CESB, l’UE a donc créé en janvier 2011 l’Autorité bancaire européenne (ABE), dont le siège se situe à Londres. De son côté, l’Eurosystème a opté pour un renforcement de la surveillance au sein de la zone euro au travers d’une Union bancaire dans laquelle la BCE joue un rôle déterminant, tout en s’appuyant sur les BCN. Enfin, le Conseil européen du risque systémique (CERS) confié à la BCE s’occupe de la surveillance macroprudentielle du système bancaire (voir pp.197-200). UNE INSTITUTION TOTALEMENT INDÉPENDANTE DU POUVOIR POLITIQUE Dans l’accomplissement des missions qui lui sont imparties, la BCE est censée œuvrer en toute indépendance vis-à-vis du pouvoir politique. L’article 130 TFUE prévoit ainsi que « dans l’exercice des pouvoirs et dans l’accomplissement des missions et des devoirs qui leur ont été conférés par les traités et les statuts du SEBC et de la BCE, ni la Banque centrale européenne, ni une banque centrale nationale, ni un membre quelconque de leurs organes de décision ne peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions, organes ou organismes de l’Union, des gouvernements des États membres ou de tout autre organisme. Les institutions, organes ou organismes de l’Union s’engagent à respecter ce principe et à ne pas chercher à influencer les membres des organes de décision de la Banque centrale européenne ou des banques centrales nationales dans l’accomplissement de leurs missions ». Cette indépendance recouvre quatre dimensions. Une indépendance fonctionnelle La BCE a pour objectif principal de maintenir la stabilité des prix (art. 127 TFUE). Cet objectif est clairement inscrit dans le traité, qui prévoit aussi les moyens et les instruments nécessaires à sa réalisation, indépendamment de toute autre autorité. 116 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne Conformément à la théorie de la crédibilité de la politique monétaire (voir pp. 73-75 et 134), l’indépendance fonctionnelle de la BCE est considérée comme déterminante pour assurer la stabilité des prix. Une indépendance institutionnelle Le principe d’indépendance institutionnelle est expressément affirmé dans le traité (art. 130 TFUE). Il est interdit à la BCE et aux BCN, ainsi qu’aux membres de leurs organes de décision, de solliciter ou d’accepter des instructions de la part des institutions ou des organes de l’Union, des gouvernements des États membres ou de tout autre organisme. De plus, ces institutions, gouvernements et organes ne doivent pas chercher à influencer les membres des organes de décision de la BCE ou des BCN. Cette stricte séparation, qui se comprend dans le cadre d’une stratégie de crédibilité, isole bien trop radicalement le pouvoir monétaire des pouvoirs budgétaires européens, et rend très difficile toute forme de coopération ou de coordination économique qui ne serait pas fondée sur le simple respect de règles intangibles. Elle sous-estime la dynamique et l’innovation des sociétés modernes, ainsi que l’importance des chocs économiques ou des crises financières qui sont largement endogènes au capitalisme et exigent beaucoup plus de flexibilité, de coordination et de solidarité dans le cadre d’une union monétaire. L’indépendance institutionnelle de la BCE désarme les institutions européennes en cas de crise systémique comme celle que connaît l’UE depuis 2008, car elle rajoute un obstacle supplémentaire à la coordination des réponses économiques à la crise. Une indépendance personnelle Les membres des organes de décision de la BCE ne peuvent être démis de leurs fonctions. Des mandats longs (renouvelables) d’au moins cinq ans pour les gouverneurs des BCN et un mandat long et non renouvelable de huit ans pour les membres du Directoire de la BCE, ont été prévus pour renforcer leur indépendance personnelle vis-à-vis de toute influence, notamment politique. La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 117 Quelles que soient ses justifications, une telle indépendance est problématique au regard des canons démocratiques : comment responsabiliser les dirigeants de la BCE, puisqu’ils ne sont pas responsables devant le Parlement européen, le Conseil ou la Commission européenne ? La responsabilisation est pourtant un élément essentiel des structures démocratiques. Si la BCE a une obligation de rendre compte aux citoyens et à leurs représentants démocratiquement élus, elle n’a, en revanche, pas de compte à rendre puisque ses dirigeants ne peuvent pas être sanctionnés. Tirant argument du fait qu’elle tient sa légitimité d’un traité ratifié par les peuples, la BCE considère qu’elle n’est responsable devant les peuples que de sa mission de stabilité des prix. Mais aucune procédure ne permet aux peuples de signifier leur éventuel désaccord avec la politique menée par la BCE. Une indépendance financière La BCE dispose de son propre capital, qui est souscrit et libéré par les BCN. Elle possède également son propre budget, qui est indépendant de celui des autres institutions européennes. Les États doivent aussi assurer l’indépendance financière de leur propre banque centrale. Au final, la BCE détermine et met en œuvre la politique monétaire avec une totale autonomie, sans réelle coordination avec les gouvernements de la zone euro et sans contrôle du pouvoir politique. Une telle organisation reste une exception dans le paysage des BCN. LE RÔLE CENTRAL DU CONSEIL DES GOUVERNEURS Depuis l’indépendance accordée aux banques centrales, les conseils de politique monétaire (CPM) sont devenus de nouveaux lieux de pouvoirs. L’intérêt des conseils de politique monétaire La décision de politique monétaire n’est plus, en effet, du ressort d’un seul homme, mais le fruit d’une délibération au sein d’une assemblée dont on considère qu’elle est plus efficace qu’une décision individuelle et plus représentative dans un système fédéral. Au sein de l’Eurosystème, c’est le Conseil des gouverneurs de la BCE qui joue ce rôle. 118 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne Dans ce type d’instance, le but de la délibération est de réduire l’incertitude sur les événements à venir, sur les comportements des acteurs, sur le « bon modèle » de l’économie (c’est-à-dire le modèle que l’on pense pertinent à un moment donné pour anticiper l’évolution économique), sur l’hétérogénéité économique dans l’espace monétaire et sur la décision à prendre. Un CPM permettrait en quelque sorte d’éviter que ne prévalent des points de vue individuels isolés ou extrêmes (pourtant ces avis minoritaires peuvent parfois être pertinents, à l’instar de celui d’un membre du CPM de la Banque d’Angleterre qui avait prédit en vain dès 2004 la survenue prochaine d’une grave crise économique…). Le nombre optimal de membres d’un CPM est difficile à déterminer mais il semble se situer selon diverses études entre cinq et neuf membres, avec une légère majorité de membres externes à la banque centrale (experts, membres nommés par le pouvoir politique) sur les membres issus de l’administration de la banque centrale. La diversité des opinions au sein du CPM est parfois résumée à l’opposition entre les faucons très attentifs à l’inflation et les colombes plus tournées vers la croissance. L’organisation des CPM s’explique le plus souvent par l’histoire nationale ; mais elle peut également trouver sa justification dans la théorie économique (voir tableau, ci-contre). Quid du CPM de la zone euro ? Le CPM « consensuel » ou « vraiment collégial » se caractérise par une décision collective selon un processus de raisonnement collectif qui est plus qu’un simple échange de points de vue. La décision censée représenter un consensus n’est pas issue d’un simple vote. Elle engage l’ensemble du CPM et aucune voix dissidente ne sera ensuite admise, ce qui peut renforcer la crédibilité de la décision. En revanche, l’absence de publication des débats ou d’éventuels résultats de vote réduit la transparence de ses décisions. Compte tenu de cette typologie, on peut considérer que le CPM de la zone euro, à savoir le conseil des gouverneurs, fournit un bon exemple de CPM consensuel, même si ses La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 119 TYPOLOGIE DES CONSEILS DE POLITIQUE MONÉTAIRE Types de CPM Exemples Décideur individuel Collégial individualiste Banque Banque de réserve d’Angleterre de NouvelleZélande (BRNZ) Banque de Suède Banque d’Israël Banque nationale tchèque Collégial autocratique Banque Banque de réserve du Canada d’Afrique du Sud Banque centrale Fed d’Alan du Brésil Greenspan BCE Banque de réserve d’Australie Banque du Japon Caractéristique majeure Approche Responsabilité des contrats individuelle incitatifs (Walsh) des membres Consensuel Fed de Jane Yellen Président charismatique Votes publiés Décision par consensus Responsabilité collective Source : Emmanuel Carré et Edwin Le Héron (2005), d’après Alan S. Blinder (2004). statuts prévoient un vote, vote qui est devenu effectif lors de la crise des dettes souveraines de 2011, suite à la crispation allemande sur la question des achats de dettes publiques par la BCE. Le Conseil des gouverneurs comporte actuellement vingtcinq membres. Il est trop nombreux pour permettre une réelle délibération, mais son importance numérique traduit avant tout le caractère fédéral de l’Eurosystème. Par ailleurs, avec quinze votes attribués aux banquiers centraux nationaux contre six aux membres nommés par le Conseil européen, le poids des membres issus des BCN est considérable au sein du Conseil des gouverneurs. L’importance numérique du Conseil des gouverneurs renforce l’importance du travail effectué en amont de ses sessions par le Département de la recherche économique. Ce département, qui compte 250 économistes, justifie la stratégie monétaire de la BCE ; il est dirigé par le « chef économiste de la BCE ». Ce poste très convoité a été successivement tenu par Otmar Issing (de 1998 à 2006), Jürgen Stark (de 2006 à 2011) – deux Allemands à la forte personnalité et aux longues carrières au sein de la Bundesbank – et Peter Praet (depuis 2011) – un Belge professeur d’économie. Les 120 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne autres membres du CPM découvrent les conclusions du chef économiste en pleine séance du Conseil des gouverneurs. Par contraste, on peut relever qu’à la Banque d’Angleterre, la synthèse préparatoire est envoyée aux membres du CPM huit jours avant la réunion, ce qui leur permet d’étudier la position du chef économiste et de préparer des questions contradictoires. Jürgen Stark a démissionné de ce poste en novembre 2011 afin de protester contre les achats par la BCE de titres de dette souveraine de la zone euro sur le marché secondaire, sept mois après la démission d’Axel Weber, gouverneur de la Bundesbank, pour les mêmes raisons. Les déclarations intempestives d’Axel Weber contre la décision prise en mai 2010 par le président de la BCE, Jean-Claude Trichet, d’acheter des titres de dette souveraine des pays du sud de l’Union européenne l’ont poussé à la démission et ont fait voler en éclats l’idée d’un CPM tout à fait consensuel. En septembre 2012, l’image de consensus au sein du Conseil des gouverneurs de la BCE a été une fois encore écornée lorsque Mario Draghi a annoncé un nouveau programme de rachat de dettes souveraines en précisant que la décision avait été prise à la suite d’un vote à la majorité à l’unanimité moins une voix – celle de la Bundesbank. Un CPM indépendant, plutôt transparent, mais peu soucieux d’une compréhension commune Cinq caractéristiques déterminent le mode de fonctionnement d’un CPM, et permettent de déterminer son degré d’indépendance à l’égard du pouvoir politique : son mandat, sa composition, le niveau de coordination entre la politique monétaire et les autres politiques économiques, sa responsabilisation et sa communication. En fonction de ces caractéristiques, deux modèles d’indépendance du CPM peuvent alors être dégagés : celui de l’indépendance totale et celui de l’indépendance instrumentale (qui privilégie la « gouvernance »). Dans le modèle de l’indépendance totale, le CPM détermine et met en œuvre la politique monétaire sans réelle coordination avec le gouvernement et sans contrôle du pouvoir politique. Dans celui de l’indépendance instrumentale, le pouvoir politique La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 121 délègue la politique monétaire et ses instruments à la banque centrale, mais il continue à définir les objectifs, à en contrôler la réussite et à pouvoir dans des circonstances exceptionnelles reprendre le contrôle ou sanctionner le banquier central. La BCE se rapproche plutôt du modèle de l’indépendance totale, tandis que les banques centrales anglo-saxonnes correspondent plutôt au modèle de la gouvernance (elles cherchent à répondre à l’enjeu d’une banque centrale indépendante démocratique). Une comparaison entre la BCE et la Fed peut s’avérer éclairante pour comprendre la singularité de la BCE à cet égard. Quel mandat ? Le mandat de la BCE est inscrit dans les traités européens et, comme on a pu le constater avec la réforme des précédents traités (celui de Nice ou encore de Lisbonne), il est extrêmement difficile de le réviser. En effet, pour modifier les statuts de la BCE, il faudrait un vote du Conseil européen, puis une ratification des vingt-huit États membres de l’Union européenne, soit une procédure très longue et complexe. Aux États-Unis, au contraire, un vote du Congrès suffit à modifier le mandat de la Fed et à changer son gouverneur. Le mandat fixé à la BCE par les traités lui impose de rechercher prioritairement la stabilité des prix, mais la BCE a fixé unilatéralement sa cible d’inflation à 2 %. Par contraste, aux États-Unis, la Fed a un mandat dual (lutte contre l’inflation et plein-emploi) déterminé par le Congrès. Et au Canada, l’objectif d’inflation est décidé par le gouvernement pour une période de cinq ans au terme d’un large débat, ce qui lui confère une légitimité démocratique. Quelle composition ? Le Conseil des gouverneurs de la BCE, qui définit la stratégie de la politique monétaire de l’Union européenne, est dominé par les banquiers centraux (15 voix issues des BCN sur 21 votes). Or, presque toutes les banques centrales indépendantes suivent actuellement le modèle américain dans lequel le nombre de membres externes disposant d’un droit de vote (7 voix pour les nommés par le pouvoir politique) est supérieur à celui des membres internes (5 votants sur les 12 banques centrales « locales »). 122 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne Le gouverneur de la Fed est nommé par le président des États-Unis pour quatre ans renouvelables plusieurs fois. Durant son mandat, le Congrès peut le révoquer. En revanche, le gouverneur de la BCE est nommé pour un mandat de huit ans non renouvelable et il ne peut en aucun cas être démis de ses fonctions, ce qui lui assure une totale indépendance. L’indépendance de la BCE dans la conduite de sa politique monétaire vis-à-vis du pouvoir politique rend difficile sa coordination stratégique avec les autres politiques économiques (budget, revenu, fiscalité, change). Dans la zone euro, il y a une forte séparation entre la politique monétaire et les autres politiques économiques. Aux États-Unis, c’est le Congrès qui assure cette coordination. Au total, contrairement à la BCE, qui jouit d’une indépendance quasi constitutionnelle dans l’exercice de son mandat, la Fed dispose d’une indépendance instrumentale résultant d’un subtil équilibre avec le président des ÉtatsUnis et le Congrès. Quelle responsabilisation ? Pour conférer à une banque centrale indépendante une légitimité démocratique, il faut la responsabiliser et pouvoir lui demander des comptes (accountability). Cette responsabilisation doit passer par des sanctions effectives, sans quoi elle ne serait ni crédible ni incitative : le gouvernement doit donc pouvoir définir ses objectifs, surveiller leur réalisation, assurer une coordination des politiques et la sanctionner. La responsabilisation légitime l’indépendance. La banque centrale ne doit pas seulement rendre compte mais rendre des comptes. La Fed peut ainsi voir son mandat modifié ; quant à son gouverneur, il peut être convoqué pour expliquer ses choix de politique monétaire, voire même révoqué par le Congrès. Par contraste, la BCE n’est responsable ni devant le Parlement européen, ni devant la Commission de Bruxelles, ni devant le Conseil européen. Et si la BCE accepte d’être tenue responsable de la politique de lutte contre l’inflation face aux peuples de la zone euro, puisque son pouvoir lui a été conféré par des traités ratifiés par les peuples européens, ceux-ci n’ont aucun moyen de faire valoir leur éventuel mécontentement. Finalement, parmi les La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 123 institutions communautaires, seule la Cour des comptes européenne, qui est chargée d’examiner l’efficience de la gestion de la BCE et publie les résultats de cet examen dans son rapport annuel, dispose d’un petit droit de regard sur son action (art. 287 TFUE ; art. 27 § 2 du protocole sur les statuts du SEBC et de la BCE). Quel degré de transparence ? La transparence et la communication sont devenues des conditions essentielles au bon fonctionnement d’une banque centrale et à la réalisation de ses objectifs de politique monétaire. La transparence a pour but de rendre une information publique, par exemple la cible d’inflation, afin que les agents se l’approprient ; s’ils ont confiance, ils vont alors anticiper un niveau d’inflation égal à la cible annoncée. La banque centrale aura ainsi atteint son but si elle convainc les agents économiques de la crédibilité de sa cible ainsi que de son action, et si elle acquiert la compréhension et le soutien des populations à sa politique monétaire. Toutefois, le degré optimal de transparence est difficile à définir : tout dire risquerait de dévoiler aux agents économiques la stratégie de la banque centrale et de divulguer des informations sensibles de nature à affaiblir la confiance des agents et donc son action. Alan Greenspan disait qu’il fallait ouvrir la fenêtre mais pas la porte. Les banques centrales ont par conséquent besoin de convaincre ; mais cette confiance passe par un degré maîtrisé de transparence. Contrairement aux CPM de la Banque d’Angleterre et de la Fed, dont les délibérations et les votes sont publiés après trois semaines, le Conseil des gouverneurs de la BCE ne laisse rien transparaître de ses débats internes et des conditions d’obtention du consensus ; ses minutes ne seront rendues publiques qu’après un délai de trente ans. La règle du consensus au sein de la BCE est de moins en moins crédible du fait de la publicité faite autour de ses dissensions internes lors de la gestion de la crise des dettes souveraines de la zone euro. La publication intégrale des minutes serait utile à la compréhension de la politique monétaire de la BCE : les points de vue divergents peuvent en effet être très éclairants et de nature à montrer 124 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne à la population que toutes les options politiques ont été abordées au sein du CPM. Toutefois, en janvier 2015, Mario Draghi a décidé qu’un compte rendu détaillé serait dorénavant publié par la BCE quatre semaines après la réunion de politique monétaire du Conseil des gouverneurs de la BCE qui se tient toutes les six semaines. Ainsi, huit comptes rendus d’une vingtaine de pages ont été publiés en 2015. Enfin, il ne faudrait pas considérer que les banques centrales ont une information parfaite sur les domaines monétaires. Elles sont, elles aussi, soumises à l’incertitude et peuvent se tromper, comme le prouve la survenue de la crise des subprimes en 2007-2008 qu’aucune banque centrale n’avait prévue. Les indicateurs de transparence calculés par les universitaires (Eijffinger et Geraats, 2006 ; Dincer et Eichengreen, 2007 et 2009) placent la BCE en bonne position, mais la classent derrière les banques centrales de la Suède, du Royaume-Uni ou de la Nouvelle-Zélande par exemple. Quelle communication ? Si la politique d’information de la BCE est relativement transparente, elle ne constitue pas à proprement parler une véritable politique de communication fondée sur des échanges réciproques et visant à permettre aux populations concernées de mieux décrypter son discours. Certes, les traités européens et les statuts du SEBC imposent à la BCE de rendre compte de sa politique aux citoyens et à leurs représentants démocratiquement élus, en contrepartie de son indépendance totale. À cette fin, la BCE publie un rapport annuel, un bulletin économique toutes les six semaines depuis 2015 en remplacement du bulletin mensuel, ainsi qu’une situation financière consolidée hebdomadaire. En outre, elle organise des conférences de presse tous les mois pour expliquer ses décisions de politique monétaire. Et depuis décembre 2004, à un rythme mensuel, elle rend publiques les décisions du Conseil des gouverneurs autres que celles relatives aux taux d’intérêt. Enfin, les membres du Conseil des gouverneurs prononcent des discours et accordent des interviews dans toute la zone euro. La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne | 125 De même, la BCE rend régulièrement compte de ses décisions prises en matière de politique monétaire et dans le cadre de ses autres missions devant le Parlement européen. Ces échanges ont lieu principalement à l’occasion des auditions trimestrielles du président de la BCE devant la Commission économique et monétaire du Parlement européen. Le président de la BCE présente également le rapport annuel de son institution lors de la session plénière du Parlement européen. La BCE répond en outre aux questions écrites des eurodéputés sur des sujets relevant de son mandat. Depuis 2004, elle publie enfin son modèle de prévision macroéconomique. Toutefois, aucun vote du Parlement ne donne une légitimité démocratique à l’action ou au bilan de la BCE. Très marquée par l’ordolibéralisme, la BCE est convaincue de l’existence d’un équilibre économique de long terme que son indépendance et le maintien de la stabilité des prix aideraient à préserver et que l’orthodoxie budgétaire des États membres de la zone euro renforcerait. Aux yeux de ses dirigeants, la qualité des institutions et le respect de règles de long terme sont les éléments les plus fondamentaux pour garantir l’équilibre et la croissance économiques : ce modèle de société doit être partagé par tous puisqu’il est le meilleur. Ainsi, contrairement à la Fed, qui remet en cause la connaissance d’un équilibre de long terme spontané, qui essaie de travailler en harmonie avec le Trésor américain et qui considère que les actions de court terme face à des chocs conjoncturels sont nécessaires, la BCE ne recherche pas une compréhension commune qui évoluerait notamment en tenant compte des aspirations divergentes des peuples européens. En focalisant exclusivement sa politique de communication sur l’inflation, la BCE s’éloigne des préoccupations de nombreux Européens, qui sont davantage concernés par le chômage ou la crise des dettes souveraines de la zone euro, alors même que la BCE traite également de ces questions. Il n’est donc pas étonnant que les indicateurs mesurant la confiance des citoyens européens en la BCE affichent une érosion ces dernières années, en particulier dans un pays 126 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne comme l’Allemagne. De toute évidence, sa gestion de la crise n’est pas bien comprise, malgré les efforts qu’elle a déployés pour innover en matière de politique monétaire. — En adoptant l’euro, les États membres de l’Union européenne ont renoncé à leur souveraineté monétaire au profit de la BCE, institution fédérale au cœur du SEBC. Les traités européens assurent à celle-ci une indépendance totale pour poursuivre une mission claire : la stabilité des prix. Mais, dans les faits, cette mission s’avère étriquée dans une union économique toujours plus hétérogène où le besoin de coordination des politiques économiques se fait de plus en plus sentir. L’indépendance totale d’une banque centrale exclusivement focalisée sur l’inflation n’est plus aujourd’hui tenable. La politique monétaire de la BCE est condamnée à évoluer si l’Union européenne veut préserver l’UEM (voir partie 3, pp. 174-221). 127 CHAPITRE 2 LE RÉGIME DE POLITIQUE MONÉTAIRE DE LA BCE Si les statuts et les principes de la BCE sont d’une grande rigidité, il n’en va pas de même de sa politique monétaire, qui sait faire preuve – quand les circonstances l’exigent – d’une relative flexibilité et d’une bonne capacité d’innovation. À rebours de son dogme monétariste affiché, la BCE s’inspire d’un régime de politique monétaire plus pragmatique, qui reprend et adapte de façon originale le cadre théorique de la Nouvelle école keynésienne (NEK). L’ÉVOLUTION DES RÉGIMES DE POLITIQUE MONÉTAIRE DEPUIS 1950 —— Au-delà d’une politique de communication axée sur la recherche de crédibilité et sur l’affirmation des thèses monétaristes (une stratégie censée lui garantir une posture de « banquier central conservateur » comme le proposait Kenneth Rogoff en 1985), l’action concrète de la BCE se situe en réalité en nette rupture avec le monétarisme et s’inscrit dans la démarche du « Nouveau consensus » entre Nouvelle école classique (NEC) et NEK, surtout depuis 2003. Sa politique de cross-checking (voir p. 146) se rapproche en effet du régime de politique monétaire aujourd’hui dominant, celui du « ciblage d’inflation », prôné notamment par le Fonds monétaire international (FMI), tout en présentant une profonde originalité. Comme toute banque centrale moderne, la BCE ne se contente pas de surveiller la hausse des prix à la consommation : elle observe également les déterminants réels (production, productivité, emploi, prix des matières premières), ainsi que d’autres variables monétaires et financières (taux de change, prix des actifs financiers). Le recours à une règle de Taylor ex post permet d’ailleurs d’évaluer le poids qu’elle accorde dans la pratique aux évolutions respectives des prix et de la production (voir Gros plan, p. 81). On ne peut pas comprendre l’originalité de la politique de cross-checking de la BCE sans étudier préalablement 128 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne l’évolution, ces cinquante dernières années, des régimes de politique monétaire. Quatre régimes (ou stratégies cohérentes d’action en matière monétaire) reposant chacun sur une organisation institutionnelle et un corpus théorique différents se sont succédé depuis la Seconde Guerre mondiale (voir aussi tableau pp. 136-137) : – après-guerre, le programme des partis social-démocrates au pouvoir dans la majeure partie de l’Europe occidentale s’appuie sur la Théorie générale de Keynes, critique l’utopie du socialisme et prône un libéralisme économique dans lequel les institutions et la régulation par l’État tiennent une place importante ; – avec la remise en cause du « Consensus keynésien » à partir de 1970, le libéralisme économique commence à se radicaliser d’abord sous la houlette de Milton Friedman et de l’École de Chicago, puis sous l’influence des nouveaux classiques (Robert Lucas, Finn E. Kydland, Robert Barro, Thomas Sargent). La disparition de l’alternative communiste ne fait que renforcer ce néolibéralisme qui promeut un capitalisme financiarisé et globalisé, où les marchés financiers jouent un rôle de plus en plus important au détriment du financement traditionnel par le crédit bancaire et de la régulation étatique ; – toutefois, les nombreuses crises engendrées par ce capitalisme financiarisé entament rapidement l’optimisme dans la capacité des marchés financiers à s’autoréguler et à être efficients, c’est-à-dire à trouver le prix d’équilibre des actifs financiers. Avec le « Nouveau consensus » qui se met en place après 1990 entre nouveaux classiques et nouveaux keynésiens, ce sont ces derniers qui influencent finalement le plus le discours et le comportement des banques centrales modernes. LE RÉGIME DISCRÉTIONNAIRE KEYNÉSIEN (1960‑1975) Durant les années 1960, l’organisation monétaire keynésienne s’applique à peu près partout. Comme la monnaie n’est neutre ni à court ni à long terme, la politique monétaire Le régime de politique monétaire de la BCE | 129 est intégrée à la politique économique et dépend du gouvernement. La banque centrale est sous le contrôle du pouvoir politique et se contente de mettre en œuvre les décisions de celui-ci. La dimension nationale est privilégiée puisqu’elle est le cadre légitime de la politique économique. Fondée sur les enseignements de la courbe de Phillips (PC), la politique monétaire est un élément de l’arbitrage entre inflation et chômage. Le modèle économique de référence est le célèbre IS-LM-PC (voir Gros plan, pp. 130-131) : l’inflation y est expliquée soit par un excès de demande sur l’offre, soit par une hausse des coûts, liée notamment à une hausse des matières premières ou à une augmentation des salaires supérieure à la productivité du travail. Pour traiter des relations monétaires internationales, les changes fixes du système monétaire international de Bretton Woods, c’est-à-dire un accord politique négocié sous l’égide des deux institutions financières internationales (le FMI et la Banque mondiale), sont préférés à une régulation par les marchés. On pense que des réserves suffisantes de devises et un taux de change raisonnable suffisent à conserver l’autonomie de la politique monétaire. Il est vrai que les échanges financiers internationaux sont encore faibles à cette époque. La politique monétaire d’inspiration keynésienne suit quatre principes généraux : – la politique monétaire est un élément de la politique macroéconomique, qui poursuit quatre objectifs (stabilité des prix, croissance, plein-emploi et équilibre de la balance des paiements ; c’est-à-dire le fameux « carré magique » de l’économiste Nicholas Kaldor). Le gouvernement doit coordonner les politiques monétaire, budgétaire, des revenus et la gestion de la dette publique (on parle de policy mix) pour atteindre ces objectifs (tout particulièrement l’emploi et la croissance). L’accent est essentiellement mis sur la régulation contracyclique de court terme ; – la politique monétaire, qui est considérée comme moyennement efficace, est plutôt subordonnée et mise au service de la politique budgétaire ; 130 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne – l’instrument principal de la politique monétaire est la quantité de monnaie, et l’objectif intermédiaire est le taux d’intérêt. Un taux d’intérêt bas, mais surtout stable, est recherché pour favoriser l’investissement et le financement de la production ; – le crédit et la monnaie permettent le financement de l’économie au-delà des fonds prêtables issus de l’épargne. Le contrôle direct de la création monétaire par l’encadrement du crédit et le contrôle des changes sont possibles lors de situations difficiles et pour de courtes périodes. De même, des politiques sélectives du crédit, où l’on favorise certaines demandes (investissement, économies d’énergie, exportation), sont recherchées. (GROS PLAN) SUR les courants keynésiens Il n’est pas toujours facile de s’y retrouver dans la généalogie des courants keynésiens. Les keynésiens ont constitué le courant dominant de la fin de la Seconde Guerre mondiale aux années 1970. Ils utilisent le modèle macroéconomique IS-LM issu de la synthèse élaborée par l’économiste britannique John Hicks (1937) : – IS (Investment-Saving) représente l’équilibre sur le marché des biens et services au travers des équations d’investissement et de consommation ; – LM (Liquidity-Money) représente l’équilibre sur le marché de la monnaie à partir d’une équation de demande de monnaie et d’offre exogène de monnaie. L’équilibre économique, qui ne présuppose pas le plein-emploi, est le point de rencontre entre les courbes IS et LM. En 1958, les keynésiens introduisent dans ce modèle une courbe de Phillips (PC) pour déterminer l’inflation (courbe mise en évidence par l’économiste néo-zélandais Alban W. Phillips illustrant une relation décroissante entre le taux de chômage et le taux de croissance des salaires nominaux), avant que Robert Mundell et Marcus Fleming ne le généralisent en 1962 à une économie ouverte. Ce modèle est une synthèse entre la Théorie générale de John Maynard Keynes et le modèle d’équilibre économique néoclassique de type walrassien. Le régime de politique monétaire de la BCE | 131 Les nouveaux keynésiens forment au sein de la Nouvelle école keynésienne (NEK) le courant d’analyse économique dominant depuis les années 1990 (Ben Bernanke, Olivier Blanchard, Joseph Stiglitz, Lawrence Summers). Ils utilisent le cadre théorique et l’analyse néoclassique des nouveaux classiques (anticipations rationnelles, fondements microéconomiques, équilibre de long terme), en y intégrant des hypothèses inspirées de Keynes (incertitude traduite sous forme d’asymétries d’information, présence de la monnaie, rigidité des prix à court terme). Leurs conclusions rejoignent en partie celles des keynésiens (intervention nécessaire de l’État, déséquilibres de court terme) et des post-keynésiens (monnaie endogène, importance des anticipations et de la confiance). Les post-keynésiens sont des économistes qui développent et prolongent les idées de Keynes (incertitude radicale, économie monétaire de production, long terme déterminé par des états successifs de court terme) sans référence à la pensée néoclassique. La première génération de post-keynésiens est constituée des économistes entourant Keynes à Cambridge notamment au sein du Circus : Michael Kalecki, Joan Robinson ou Nicholas Kaldor. Ces derniers se sont particulièrement intéressés aux questions de croissance, de répartition et du capital. Une seconde génération de post-keynésiens a émergé après 1975, qui se préoccupent davantage du court terme, notamment de la monnaie, de la finance, dans le cadre d’une incertitude radicale. On peut citer notamment Jan Kregel, Hyman Minsky, Paul Davidson ou Marc Lavoie. LE RÉGIME MONÉTARISTE DE LA RÈGLE (1975-1982) Le modèle monétariste de Milton Friedman va progressivement s’imposer dans les années 1970 avec le retour en force de la pensée libérale. L’idée que des lois naturelles conduisent spontanément l’économie réelle à un équilibre général de marché est de nouveau acceptée. Le principe de la dichotomie entre les sphères réelle et monétaire est remis au goût du jour. Dans ce cadre théorique, le financement réel vient uniquement de l’épargne. La régulation par les marchés est systématiquement recherchée pour la sphère réelle. En revanche, si la monnaie est neutre à long terme, elle ne relève pas de lois naturelles et les autorités monétaires doivent la neutraliser à court terme. Selon la 132 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne théorie quantitative (voir Gros plan, p. 133), l’inflation s’explique par un excès de monnaie, il s’agit d’un phénomène purement monétaire. Il n’y a pas d’arbitrage à rechercher entre inflation et chômage, et la courbe de Phillips est verticale à long terme du fait des anticipations adaptatives des agents économiques (selon un phénomène d’apprentissage). La dimension nationale de la politique monétaire est privilégiée. La politique monétaire préconisée par le monétarisme est fondée sur les quatre principes généraux suivants : – la politique monétaire doit uniquement rechercher un objectif interne unique, à savoir la stabilité des prix. Contrairement aux keynésiens qui prônent une politique discrétionnaire à des fins de régulation contracyclique de court terme, les monétaristes réclament une discipline monétaire stricte de long terme, le respect de la règle au service de la stabilité des prix ; – la monnaie doit être neutralisée à court terme en s’appuyant sur une règle quantitative simple (ciblage monétaire) ; la masse monétaire doit progresser à un taux égal à celui du taux de croissance naturel de long terme de la production, lequel ne dépend que de facteurs réels ; – l’instrument principal de la politique monétaire est le taux d’intérêt à court terme et l’objectif intermédiaire est la quantité de monnaie, en particulier la quantité de monnaie « banque centrale » (c’est-à-dire la « base monétaire »). Le taux d’intérêt peut être modifié rapidement, de façon conséquente, en s’appuyant sur l’effet de surprise grâce à une politique de communication sibylline (voir Retour en arrière, p. 140) ; – les taux de change doivent être laissés au libre jeu du marché, en d’autres termes flotter librement. Dans ce cadre théorique, la stabilité externe de la monnaie (taux de change) est le résultat de la stabilité interne (stabilité des prix). Rapidement admise, la doctrine monétariste est cependant abandonnée dès 1982, en tout cas sous sa forme initiale. On constate en effet une forte instabilité de la relation entre les agrégats monétaires et l’inflation : l’innovation financière se développe pour contourner la rigueur du contrôle de la Le régime de politique monétaire de la BCE | 133 monnaie et les agrégats monétaires deviennent impossibles à mesurer. De plus, la vitesse de circulation de la monnaie tend à s’accélérer en cas de rationnement de la monnaie et la demande de monnaie est beaucoup plus instable que supposée. En outre, les changes flottants ne conduisent pas à des prix d’équilibre, ni à la stabilisation des déséquilibres des balances des paiements, loin s’en faut, puisque les crises de taux de change se succèdent à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Autrement dit, il apparaît très vite que la règle voulue par Friedman ne fonctionne pas. (GROS PLAN) SUR la théorie quantitative de la monnaie selon le monétarisme On trouve les premières esquisses d’une théorie quantitative de la monnaie dès le xvie siècle avec Jean Bodin, puis au xviiie siècle avec Anne Robert Jacques Turgot. Cette conception a été modernisée par Irving Fisher en 1911 puis par les monétaristes sous l’impulsion de Milton Friedman en 1963. L’équation quantitative est la suivante : M x V = P x Y, M étant la masse monétaire, V la vitesse de la circulation de la monnaie, P le niveau général des prix et Y le niveau de la production en termes réels. Sur la base de cette équation, qui est fondamentalement une relation comptable toujours vérifiée, les monétaristes introduisent deux hypothèses : – la stabilité à moyen terme de la vitesse de la circulation de la monnaie V ; – la dichotomie entre la sphère monétaire (M x V) et la sphère réelle (la production réelle Y est indépendante du financement monétaire), la monnaie étant neutre vis-à-vis de la production. Dès lors, si V est constante et Y exogène, les monétaristes en déduisent une relation de causalité allant de la masse monétaire M vers le niveau général des prix P. Ainsi, d’après eux, l’inflation serait due à un excès de monnaie M et constituerait un phénomène uniquement monétaire. En respectant une règle de croissance de la masse monétaire M parallèle à la croissance potentielle de l’économie réelle (règle dite du k %), la stabilité des prix serait assurée. L’inflation serait par conséquent maîtrisable grâce au contrôle de l’offre de monnaie. 134 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne LE RÉGIME DE LA CRÉDIBILITÉ DE LA NOUVELLE ÉCOLE CLASSIQUE (1982-1990) Les années 1980 voient prospérer les thèses de la NEC, notamment la théorie de la crédibilité (voir pp. 73-75), qui marque le retour à un libéralisme béat. L’hypothèse des anticipations adaptatives de Friedman est remplacée par celle des anticipations rationnelles : les agents seraient capables d’anticiper parfaitement l’équilibre économique de long terme et d’ajuster immédiatement leurs comportements en fonction de celui-ci. Le régime de la crédibilité repose sur quatre principes : – la politique monétaire doit rechercher uniquement la stabilité absolue des prix et ne s’occuper que du long terme ; – l’indépendance de la banque centrale se justifie par la recherche de crédibilité, elle-même nécessaire pour pallier le biais inflationniste et l’incohérence temporelle des gouvernements ; – toutefois, une inflation de court terme liée aux erreurs d’anticipation des agents économiques peut s’ajouter à l’inflation de long terme mise en exergue par le monétarisme, en cas d’action incohérente du pouvoir politique par exemple. La crédibilité de la banque centrale est l’instrument de la politique monétaire permettant d’éliminer ces erreurs d’anticipation et cette inflation ; – pour obtenir une telle crédibilité, il convient de suivre de façon systématique une règle de comportement respectant l’équilibre de long terme. La crédibilité de la banque centrale peut être renforcée par une politique de transparence qui exclut, contrairement aux préceptes monétaristes, tout effet de surprise. Si les nouveaux classiques ont contribué par leurs thèses à l’adoption d’un cadre institutionnel fondé sur l’indépendance et la transparence au service de la crédibilité de la politique monétaire, ils ont été incapables de proposer un cadre opérationnel aux banquiers centraux, notamment en cas de choc ou de crise (dont ils ont largement sousestimé la fréquence et l’importance). De plus, la défense d’une inflation nulle a recueilli peu de soutien parmi les banquiers centraux qui la considèrent comme dangereuse dans la mesure où elle peut facilement déboucher sur la déflation (baisse des prix + baisse de la production). Le régime de politique monétaire de la BCE | 135 LE RÉGIME DE LA CONFIANCE DE LA NOUVELLE ÉCOLE KEYNÉSIENNE DEPUIS 1990 C’est au début des années 1990 qu’un nouveau régime opérationnel va apparaître, plus pragmatique et réaliste que le régime des nouveaux classiques, tout en conservant ses principaux fondements théoriques. Le régime de politique monétaire prôné par la NEK reprend le cadre purement théorique avancé par les nouveaux classiques (anticipations rationnelles, existence d’un équilibre de long terme, fondements microéconomiques, inflation due aux erreurs d’anticipation) et y introduit des hypothèses plus réalistes inspirées par la pensée économique de Keynes (incertitude se traduisant par une asymétrie d’information entre les agents, rigidité des salaires perturbant l’équilibre économique, absence de neutralité de la monnaie à court terme). Les nouveaux keynésiens en déduisent un nouvel arbitrage entre l’écart de l’inflation constatée avec la cible d’inflation, et l’écart entre la production et la production potentielle. Cet arbitrage entre l’écart d’inflation et l’écart de production se retrouve à la fois dans la règle de Taylor (RT), qui détermine le taux d’intérêt optimal de la politique monétaire, et dans la courbe de Phillips des nouveaux keynésiens (NKPC), qui détermine l’inflation. Si on ajoute une courbe déterminant la production en fonction du taux d’intérêt (IS), nous obtenons le modèle du « Nouveau consensus » à trois équations (IS-RT-NKPC) et à trois inconnues (la production, le taux d’intérêt et l’inflation). Ce modèle économique remplace celui du keynésianisme (IS-LM-PC). Contrairement au monétarisme et même au keynésianisme, il n’y a plus aucune trace de la masse monétaire dans les trois équations : on considère que l’offre de monnaie s’ajuste automatiquement à la demande de monnaie endogène. Dans ce cadre théorique, la politique monétaire est en « discrétion contrainte », selon l’expression de Ben Bernanke : « discrétion » pour l’arbitrage selon la règle de Taylor ; « contrainte » par le respect des variables d’équilibre de long terme (croissance potentielle, taux de chômage n’accélérant pas l’inflation [NAIRU], stabilité des prix). Marchés financiers Arbitrage inflation/ chômage Régime des anticipations Monnaie Théories de référence Environnement monétaire et financier de la période Neutralité de la monnaie Approche Paradigmes Régime monétaire Neutres Oui, à court terme Non, à long terme Courbe Phelps-Friedman, 1968 Oui Courbe de Phillips, 1958 Peu importants Adaptatives Extrapolatives Demande de monnaie endogène Offre et demande de monnaie Offre de monnaie exogène exogènes Équation quantitative Taux de chômage naturel (NAIRU) Analyse Déréglementation Désintermédiation Dérégulation Taux de change flottants National Économie d’endettement Spécialisation bancaire Taux de change fixes Modèle keynésien de la synthèse : IS-LM-PC Non, à court terme Oui, à long terme Microéconomique Macroéconomique pour la politique monétaire Macroéconomique Non Libéralisme naturaliste Équilibre général et spontané des marchés Problématique Monétariste 1975-1982 Social-démocratie Action discrétionnaire de l’État Keynésien 1950-1975 LES RÉGIMES DE POLITIQUE MONÉTAIRE DEPUIS 1950 Rationnelles et auto-réalisatrices Offre et demande de monnaie endogènes. Le marché de la monnaie peut être éliminé Modèle IS-RT-NKPC, rigidité des prix, asymétrie d’information Règle de Taylor Théorie des jeux Globalisation, Importance des flux et des marchés financiers Crises financières Non, à court terme Oui, à long terme Microéconomique Macroéconomique pour la politique monétaire Libéralisme Asymétrie de pouvoir des agents Nouveau keynésien Après 1990 Importants Importants Non Oui, à court et moyen termes Courbe de Lucas verticale sur le Courbe Phillips nouvelle NAIRU, 1976 keynésienne avec arbitrage en variance (NKPC) Rationnelles Pas de monnaie dans le modèle de référence Efficience des marchés financiers Anticipations rationnelles Théorie de la crédibilité Globalisation Importance des marchés financiers Fortes innovations financières Oui Microéconomique Libéralisme financiarisé Super-rationalité des agents Nouveau classique 1982-1990 136 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne Fixe Lien de dépendance vis-à-vis du Lien de dépendance vis-à-vis du Indépendance gouvernement gouvernement Statut de la Banque centrale Théorie quantitative Effet de richesse Règle, discipline monétaire stricte de long terme et effet de surprise à court terme Taux d’intérêt Financement de l’économie Taux de change Discrétion Contra-cyclique à court terme Canal de transmission de la politique monétaire Stratégie Long terme Court terme Horizon de la politique monétaire Adaptation de l’offre de monnaie Taux d’intérêt à court terme à la demande Masse monétaire Taux d’intérêt Taux de change Objectif intermédiaire Instrument Stabilité des prix Carré magique (inflation, chômage, croissance, équilibre extérieur) Oui, efficace contre l’inflation Efficacité de la politique Oui, discrétionnaire mais monétaire moyennement efficace Objectif final de la politique monétaire Gouvernement Acteur en charge de la Gouvernement définition de la politique monétaire Politique monétaire Flottement pur Crédibilité par le respect strict de la règle sur le long terme Anticipations rationnelles Ancrage des anticipations sur la cible Long terme Crédibilité (transparence forte, ancrage des anticipations) Changement de taux d’intérêt 8 ou 12 fois par an Inflation anticipée Stabilité des prix Oui, efficace contre l’inflation Recherche de crédibilité Banque centrale, en toute indépendance Flottement pur Anticipations à court terme Monétaire à long terme Régime de change Excès de monnaie Coûts et revenus, courbe de Phillips Neutre Équilibre budgétaire Origine de l’inflation À neutraliser car inefficace et inflationniste à long terme Efficace et discrétionnaire Financement monétaire Politique budgétaire Financement Confiance, réduction de l’incertitude et ancrage des anticipations à moyen terme Multiple et complexe Anticipations Prix des actifs, bilan bancaire Moyen et long termes Confiance (communication, règle de Taylor, ancrage des anticipations) Changement de taux d’intérêt 8 ou 12 fois par an Inflation anticipée Écart de production Cible d’inflation Croissance potentielle Oui, discrétion contrainte Recherche de confiance Banque centrale, avec une procédure de responsabilisation mêlant le gouvernement Indépendance, mais responsabilisation Flexible Anticipations à court terme Monétaire à long terme Possible Financement par le marché Le régime de politique monétaire de la BCE | 137 138 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne LE RÉGIME MONÉTAIRE DE LA BCE : UN RÉGIME TRÈS DIFFÉRENT DE CELUI DE LA FED —— La BCE et la Fed ne pratiquent pas la même politique monétaire : la BCE est plus proche de la stratégie de crédibilité et du régime de ciblage d’inflation, tandis que la Fed a opté depuis 1994 pour une stratégie de confiance et une politique monétaire atypique qui doit beaucoup à la personnalité de son ancien président Alan Greenspan. Si la BCE a adopté un régime de politique qui se rapproche sur de nombreux points du ciblage d’inflation, sa stratégie de cross-checking est néanmoins originale et se caractérise par un fort pragmatisme. LE CIBLAGE D’INFLATION, UNE APPROCHE ACTUELLEMENT DOMINANTE La stratégie de ciblage d’inflation est apparue en NouvelleZélande en 1989, puis au Canada en 1991, avant de se diffuser au reste du monde au point de constituer aujourd’hui le modèle dominant de politique monétaire. Elle est pratiquée actuellement par plus de vingt-cinq banques centrales dans le monde, dont un grand nombre se situe dans l’Union européenne (Hongrie, Pologne, République tchèque, Royaume-Uni, Suède). Le régime de ciblage d’inflation s’appuie sur trois éléments essentiels pour réduire l’incertitude des agents économiques concernant l’action future de la banque centrale : – l’indépendance de la banque centrale, mais avec une forte responsabilisation de son action devant les pouvoirs exécutif et législatif, qui lui fixent notamment son mandat, afin de lui assurer une légitimité démocratique et la confiance des agents économiques ; – l’annonce d’une cible explicite d’inflation et d’un engagement très ferme à la respecter, avec des sanctions possibles en cas d’échec ; – une stratégie d’action, de transparence et de communication. Le régime de politique monétaire de la BCE | 139 Dans ce cadre théorique, la cible d’inflation est l’objectif final, mais aussi un instrument de la politique monétaire. Si l’on adhère au postulat suivant lequel l’inflation s’expliquerait par les anticipations d’inflation des agents qui, en cherchant à s’en protéger, vont la provoquer (hausse des prix par les entrepreneurs, hausse des salaires par les salariés, hausse des taux d’intérêt par les banques), il est important de maîtriser ces anticipations. Le but de la politique monétaire est alors d’ancrer les anticipations d’inflation des agents sur la cible annoncée. Si les agents ont confiance dans la politique monétaire menée par la banque centrale, ils anticiperont une inflation conforme à la cible annoncée par la banque centrale. L’inflation anticipée par les agents économiques à dix-huit ou vingt-quatre mois devient par conséquent l’objectif intermédiaire et le canal privilégié de transmission de la politique monétaire – d’où l’importance d’une communication axée principalement sur la cible d’inflation à moyen terme. Afin de réduire l’incertitude sur la politique monétaire, les taux d’intérêt définis par la banque centrale ne peuvent être modifiés qu’à date fixe et peu de fois dans l’année : douze fois par an au Royaume-Uni et dans la zone euro jusque fin 2014, huit fois par an au Canada, aux États-Unis et dans la zone euro depuis 2015 qui s’est ainsi aligné sur la Fed. La décision de politique monétaire doit être précédée et suivie d’une communication appropriée et d’une grande transparence. De plus, dans la mesure où la transmission de la politique monétaire passe par la communication, il est inutile de modifier de beaucoup les taux d’intérêt : plus ou moins 0,25 % suffit à signifier un changement de politique, et plus ou moins 0,50 % à indiquer un effort important. Le régime du ciblage d’inflation rompt très fortement avec le régime monétariste, où les taux d’intérêt pouvaient être modifiés chaque jour et souvent de plus de 1 %, et où l’on utilisait l’effet de surprise et la communication sibylline pour que personne ne puisse comprendre et anticiper l’action des banquiers centraux (voir Retour en arrière, p. 140). 140 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne ↙RETOUR ↙ EN ARRIÈRE le Fedspeak à l’heure du monétarisme En 1987, peu après son arrivée à la tête de la Réserve fédérale américaine, Alan Greenspan affirma devant les membres du Congrès : « Depuis que je suis devenu banquier central, j’ai appris à marmonner avec une grande incohérence. Si je vous parais tout de même clair, c’est que vous devez avoir mal compris ce que j’ai dit. » À l’époque, le jargon de la Fed (le Fedspeak) était célèbre pour être incompréhensible. Conformément aux préceptes monétaristes et au principe de « l’ambiguïté constructive » (Alex Cukierman et Allan H. Meltzer, 1986 ; Corrigan, 1990), on considérait que le secret et la surprise étaient utiles : en maintenant l’incertitude sur sa politique et sur le moment exact de son intervention, une banque centrale pouvait augmenter son influence sur les agents économiques et les marchés qui, craignant son intervention inopinée, étaient censés réduire leur prise de risque. Sous l’impulsion des nouveaux classiques et des nouveaux keynésiens, l’incertitude est progressivement devenue l’ennemi à combattre en politique économique. Les banquiers centraux ont compris que la clarté renforçait au contraire leur politique et que la transparence était préférable à « l’ambiguïté constructive ». Ainsi, en 1994, Alan Greenspan changea sa stratégie de communication et sa stratégie de politique monétaire. LA GESTION DES RISQUES À LA GREENSPAN, UNE STRATÉGIE EN RUPTURE AVEC LE CIBLAGE D’INFLATION La politique monétaire suivie par Alan Greenspan de 1994 à 2006 repose sur une stratégie originale, qui a pour l’instant été reprise en partie à son compte par ses successeurs à la tête de la Réserve fédérale américaine, Ben Bernanke et Janet Yellen. Cette stratégie rompt non seulement avec les vieux régimes keynésiens et monétaristes, mais aussi avec celui du ciblage d’inflation. Elle se fonde sur quatre postulats. Le régime de politique monétaire de la BCE | 141 L’incertitude, problème fondamental de la politique monétaire Pour Greenspan, très influencé par la pensée de l’économiste autrichien Ludwig von Mises, l’incertitude n’est pas un élément de l’environnement de la politique monétaire : c’est l’environnement lui-même. Le monde est dynamique, en perpétuel changement. L’incertitude porte sur les événements, mais également sur le modèle de représentation de la société, sur le comportement des acteurs et sur leur compréhension de la politique monétaire. Greenspan recherche la variable la plus dangereuse ou risquée à un moment donné pour l’atteinte des objectifs de la politique monétaire, et il se concentre sur elle. À ses yeux, même si une hypothèse est improbable, il faut s’en préoccuper en priorité, d’autant plus si sa survenance est de nature à provoquer des dégâts considérables. En cas d’arbitrage dans la gestion des risques, il considère qu’il faut privilégier les événements même peu probables présentant des coûts élevés, plutôt que les événements les plus probables ayant des coûts supportables. Face à l’incertitude, il faut faire preuve d’ouverture d’esprit. Pour Greenspan, la flexibilité est plus importante que la crédibilité : c’est pourquoi il a toujours vigoureusement refusé l’idée de règle ; selon lui, en effet, aucune règle ne résiste au temps étant donné la dynamique et les innovations du capitalisme (Le Héron, 2006). La responsabilisation politique et le mandat dual de la Fed Avant d’être un économiste, un banquier central est d’abord un homme politique. Pour Greenspan, seul le politique peut donner la légitimité démocratique nécessaire à l’action de la banque centrale. Le Humphrey– Hawkins Full Employment Act de 1978, qui confie à la Fed un mandat très influencé par le keynésianisme, s’articule autour de trois objectifs : le plein-emploi, la stabilité des prix et un taux d’intérêt nominal à long terme faible. Le troisième objectif est complémentaire des deux premiers : en effet, l’absence d’anticipation d’inflation fait baisser le taux long qui favorise l’investissement et l’emploi. Il s’agit donc en réalité d’un « mandat dual » (plein-emploi et stabilité des prix), qui est incompatible avec le ciblage de la seule inflation. 142 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne Vu son mandat, la Fed doit accepter un haut niveau de responsabilisation (accountability) et rendre des comptes sur sa stratégie devant le pouvoir politique. En cas de nonrespect de son mandat, des sanctions sont possibles. Le Congrès américain peut ainsi destituer le président de la Fed ; par ailleurs, le président des États-Unis peut refuser de le renommer après quatre ans. L’importance de la communication comme instrument de la politique monétaire Sous la présidence de Greenspan, la communication devient un instrument de politique monétaire à part entière. À l’image de la traditionnelle politique d’open market (intervention sur le marché de la monnaie « banque centrale »), il parle de politique d’open mouth. Une bonne communication a un effet multiplicateur de l’action directe par le taux d’intérêt. Pour signifier des changements de cap, des modifications graduelles de 0,25 % suffisent. Entre les huit réunions annuelles du Conseil de politique monétaire (le Federal Open Market Committee [FOMC] à la Fed), l’incertitude retombe et la banque centrale en profite pour communiquer à la fois sur sa compréhension de la situation économique et sur les scénarios d’avenir. La variation des taux d’intérêt est utilisée comme un signal à destination des agents économiques. La communication est un instrument en soi car elle économise des changements de taux d’intérêt. Le canal de transmission privilégié de la politique monétaire est celui des anticipations et non le canal traditionnel du taux d’intérêt. Greenspan insiste sur l’importance des actions préventives. En effet, il existe des délais importants dans la transmission de la politique monétaire. En frappant tôt, on influence plus facilement les anticipations des agents économiques et la politique monétaire est plus efficace. Pragmatisme, expérience et ouverture d’esprit Pour Greenspan, la politique monétaire est plus un art qu’une science. Refusant les règles intangibles de comportement et l’usage qui consiste à prolonger les tendances présentes à des fins prospectives, il considère qu’un bon Le régime de politique monétaire de la BCE | 143 banquier central doit être un praticien capable de lire dans les données les ruptures possibles et les changements en cours. Il doit enfin être à l’écoute de la population qu’il sert afin d’en obtenir la confiance. Greenspan refuse le ciblage d’inflation car celui-ci lui paraît contraire au mandat dual de la Fed et il implique une communication ainsi qu’une politique trop axées sur une cible explicite d’inflation. Selon lui, l’inflation existe lorsque les agents modifient leurs comportements à cause d’elle, c’est-à-dire lorsqu’ils ont conscience d’une augmentation des prix. Cette définition psychologique et subjective interdit toute définition explicite d’une cible. Pourquoi lutter contre une inflation à 2 % si, dans la tête des agents économiques, il n’y a pas de phénomène inflationniste perceptible ? En focalisant toute la communication de la banque centrale sur une cible explicite, on risque de créer un problème d’inflation là où il n’y en avait pas. Et si la banque centrale rate cette cible, sa stratégie et sa crédibilité s’effondrent ! En 2012, Ben Bernanke, grand spécialiste du ciblage d’inflation, a cependant annoncé une cible explicite d’inflation de 2 % – ce qui marque une inflexion dans la politique monétaire des États-Unis. Mais il a également publié une cible de chômage, afin de respecter son mandat dual. Janet Yellen a repris à son compte ces deux cibles, mais en abaissant notablement celle du chômage de 6,5 % à environ 5 %. LA STRATÉGIE ORIGINALE DE CROSS-CHECKING DE LA BCE Si, contrairement à la stratégie poursuivie par la Fed, la stratégie de cross-checking de la BCE partage de nombreux points communs avec le ciblage d’inflation, elle présente néanmoins des traits originaux. Les principes stratégiques de la BCE Les principes fondateurs de la stratégie de politique monétaire de la BCE sont les suivants : – la politique monétaire doit ancrer les anticipations d’inflation des agents économiques, notamment par une définition précise de la stabilité des prix ; 144 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne – compte tenu des délais importants de transmission à l’économie réelle, la politique monétaire doit être prospective ; – l’orientation de la politique monétaire sur le moyen terme permet d’éviter tout activisme excessif à court terme, afin de ne pas introduire de volatilité inutile dans l’économie réelle. Cependant, une certaine volatilité des taux d’inflation à court terme est inévitable ; – face à l’incertitude considérable concernant la fiabilité des indicateurs économiques, la structure de l’économie et les mécanismes de transmission de la politique monétaire, une politique monétaire efficace doit être fondée sur une large gamme d’indicateurs ; – il est nécessaire de communiquer pour expliquer de manière transparente les décisions de politique monétaire au public et réduire ainsi l’incertitude. Les deux piliers de la stratégie de politique monétaire de la BCE Pour mener à bien son objectif principal de maîtrise de l’inflation (voir pp. 149-152), la BCE doit comprendre les déterminants de l’évolution des prix et analyser les risques pesant sur leur stabilité. À cette fin, elle articule deux analyses complémentaires – l’une économique, l’autre monétaire – dont elle croise les informations (d’où l’expression cross-checking). Cette approche à deux piliers est conçue de manière à ce qu’aucune donnée pertinente ne soit laissée de côté. Et, contrairement à une idée répandue, la BCE sait faire preuve de pragmatisme dans ses analyses ; elle utilise ainsi différentes théories de l’inflation, la théorie quantitative monétariste étant reléguée au second plan. Le premier pilier : « l’analyse économique ». L’analyse économique examine les déterminants à court et à moyen termes des prix, en mettant l’accent sur l’activité réelle et les conditions de financement de l’économie. La BCE considère que les évolutions de prix sur ces horizons sont influencées dans une large mesure par l’offre et la demande sur les marchés des biens, des services et des facteurs de production. Le régime de politique monétaire de la BCE | 145 Les variables économiques et financières de l’analyse économique comprennent : – l’évolution de la production et de la demande globale et leurs composantes ; – la politique budgétaire ; – la situation sur les marchés du capital et du travail (taux de productivité, taux d’utilisation, indicateurs de prix et de coûts) ; – l’évolution des taux de change, de l’économie mondiale et de la balance des paiements ; – la situation sur les marchés financiers ; – la structure des bilans des différents secteurs de la zone euro. L’ensemble de ces facteurs permet d’évaluer la dynamique de l’activité réelle et l’évolution probable des prix, en termes d’équilibre d’offre et de demande sur les divers marchés. L’objectif de cette analyse est d’identifier les chocs affectant l’économie, leur incidence sur les coûts et la fixation des prix, et surtout leur propagation au sein de l’économie à court et à moyen termes. Ainsi, par exemple, une hausse temporaire des cours mondiaux du pétrole est traitée différemment d’une hausse des salaires supérieure à la croissance de la productivité. En effet, dans le premier cas, la montée de l’inflation sera temporaire et de courte durée si ce choc n’entraîne pas d’augmentation des anticipations d’inflation. En revanche, en cas d’augmentation excessive des salaires, le risque existe d’une spirale de hausse des prix et des salaires. Une réaction de politique monétaire ferme est alors de nature à stabiliser les anticipations d’inflation. Le second pilier : « l’analyse monétaire ». L’analyse monétaire s’appuie sur l’hypothèse monétariste, reprise dans le cadre du « Nouveau consensus », d’un lien étroit à long terme entre l’augmentation de la masse monétaire et l’inflation. La BCE a d’ailleurs déterminé une valeur de référence de 4,5 % pour la croissance de l’agrégat monétaire large M3 (voir pp. 107-108), qui est considérée comme compatible avec une croissance non inflationniste de long terme. Il ne s’agit pas d’un ciblage monétaire strict, mais d’un simple indicateur à long terme. Au-delà de M3, l’évolution de sa structure et de ses contreparties est analysée. 146 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne L’objectif de cette analyse est principalement de recouper, dans une perspective de moyen et de long terme, les indications à court et à moyen termes fournies par l’analyse économique. Le recoupement des deux piliers ou cross-checking La stratégie de cross-checking consiste à recouper les indications tirées de l’analyse économique et de l’analyse monétaire. Ce recoupement permet de ne négliger aucune information importante sur la tendance ultérieure des prix et évite une dépendance excessive vis-à-vis d’un indicateur, d’une prévision ou d’un modèle unique. Elle répond au souci de robustesse analytique dans un environnement incertain. Cependant, l’analyse économique prédomine actuellement dans la politique monétaire de la BCE. Cette approche par recoupement se distingue non seulement du monétarisme, mais aussi du ciblage d’inflation, et ce sur deux points essentiels : la stratégie et la responsabilisation. Dans le régime de ciblage d’inflation, les décisions de politique monétaire représentent des réactions plus ou moins mécaniques face aux écarts constatés entre les prévisions relatives à un indicateur d’inflation et la cible d’inflation sur un horizon bien défini. Les prévisions d’inflation sont placées au centre de l’analyse et de la politique monétaire car elles sont considérées synthétiser tous les canaux de transmission de l’inflation. La BCE considère, pour sa part, qu’il est préférable d’aller à la source des anticipations d’inflation et de s’intéresser à un plus grand nombre d’indicateurs. L’hétérogénéité de la zone euro renforce cette exigence. De plus, l’horizon du ciblage d’inflation (de 18 à 24 mois) est jugé trop arbitraire. La stratégie de la BCE s’avère, par conséquent, plus pragmatique et plus complexe. La deuxième différence est que le ciblage d’inflation s’appuie sur une forte responsabilisation de la banque centrale face au pouvoir politique, ce qui n’est pas le cas de la BCE, en raison de l’indépendance totale qui lui est reconnue par les traités (voir pp. 116-118). Enfin, dans la mesure où la BCE ne dispose pas du mandat dual de la Fed (plein-emploi + stabilité des prix), sa stratégie de cross-checking est plus rigide et moins flexible à court terme que celle de la Fed. 147 CHAPITRE 3 OBJECTIFS, VOIES ET MOYENS DE LA POLITIQUE MONÉTAIRE DE LA ZONE EURO Pour bien comprendre la politique monétaire de la zone euro, il faut étudier le mandat de la BCE qui détermine son objectif final. Mais il faut également tenir compte des éventuels objectifs intermédiaires ou secondaires, ainsi que des instruments disponibles et de leurs canaux de transmission. LE MANDAT DE POLITIQUE MONÉTAIRE DE LA BCE —— Deux types de politique monétaire sont possibles. Les « grands pays » ayant une monnaie reconnue au niveau international optent souvent pour une politique monétaire centrée sur des objectifs internes : stabilité des prix, croissance, emploi. En Europe, c’est le cas de la BCE avec la zone euro, mais également du Royaume-Uni et de la Suède. Les « petits pays » ou ceux qui ne disposent pas d’une monnaie ayant une stature internationale privilégient plutôt une politique centrée sur la stabilisation du taux de change vis-à-vis d’une ou plusieurs devises importantes. C’est le cas du Danemark par rapport à l’euro. L’OBJECTIF INTERNE DE STABILITÉ DES PRIX Les traités européens fixent à la BCE l’objectif principal de maintenir la stabilité des prix. Ce mandat est hiérarchique, puisque « sans préjudice de cet objectif principal interne », la BCE apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, notamment pour une croissance durable et un niveau élevé d’emploi. L’inflation est clairement l’objectif prioritaire. Fin 1998, le Conseil des gouverneurs a défini la stabilité des prix comme une progression annuelle de l’indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH) inférieure à 2 %. L’IPCH est calculé mensuellement dans la zone euro par Eurostat (l’Office des statistiques de l’Union européenne). Ce n’est pas une simple moyenne d’indices nationaux, mais bien un indice européen. 148 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne On peut se demander pourquoi la BCE s’est fixé 2 % d’inflation pour objectif. En effet, les économistes sont incapables de fournir un taux optimal d’inflation (mis à part les nouveaux classiques, pour qui ce taux est de 0 %, neutralité de la monnaie oblige). Les nouveaux keynésiens considèrent que ce taux doit être déterminé par le pouvoir politique pour lui conférer une légitimité démocratique, à défaut d’une justification économique. C’est le cas au RoyaumeUni ou au Canada. Mais l’indépendance totale de la BCE, affirmée à l’article 130 TFUE, et l’absence d’objectif d’inflation chiffré dans les traités européens ont conduit le Conseil des gouverneurs de la BCE à rechercher d’autres justifications : – cet objectif chiffré est le même que celui que s’était fixé la Bundesbank depuis de nombreuses années ; la volonté de la BCE de bénéficier de la crédibilité acquise par la banque centrale allemande justifiait de conserver le même objectif ; – les banques centrales ayant très peur du risque déflationniste et préférant une hausse des prix très modérée, mais positive, un objectif d’inflation à 2 % permet de façon pragmatique d’éviter des taux d’inflation négatifs dans certaines régions de la zone euro ; – cet objectif chiffré prend en compte la surestimation de l’inflation, qui résulte notamment de l’innovation, de la qualité croissante des produits et d’effets de substitution entre produits et points de vente. Aux États-Unis, le rapport de la commission présidée par Michaël Boskin remis au Sénat américain le 4 décembre 1996 estime que la surestimation de l’inflation par l’ICPH était comprise entre 0,8 et 1,6 %, un biais ramené en 2001 par David E. Lebow et Jeremy B. Rudd à 0,6 %. La définition de 1998 signifiait implicitement que l’inflation devait être maintenue dans la zone euro dans une fourchette allant de 0 à 2 %, soit un cœur de cible potentiel de 1 %. En mai 2003, la BCE a clarifié cette définition en l’assouplissant quelque peu : il faut désormais, en matière d’inflation, « un niveau inférieur, mais proche de 2 % à moyen terme ». Ainsi, aujourd’hui, le cœur de cible Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire de la zone euro | 149 est sans ambiguïté de 2 % à moyen terme. À court terme, le taux d’inflation peut donc être supérieur à 2 % – ce qui laisse plus de souplesse que la définition initiale et permet de mieux lutter contre le risque de déflation et contre les chocs économiques sans crainte pour la crédibilité de la stratégie de politique monétaire de la BCE. (GROS PLAN) SUR pourquoi lutter contre l’inflation ? La monnaie est le fondement des contrats dans les sociétés capitalistes modernes : contrat de salaire ou contrat d’endettement pour financer la production, par exemple. Toutes les anticipations économiques ainsi que les paris productifs se font en monnaie. Il est donc nécessaire de limiter les variations du niveau général des prix afin de ne pas perturber les calculs des agents économiques et pour éviter de favoriser leur incertitude. À cet égard, ce n’est pas tant l’inflation qui est gênante que les variations de l’inflation. L’inflation peut également modifier la répartition des revenus et des richesses. Les prêteurs et les détenteurs d’actifs monétaires sont pénalisés par l’inflation, alors que celle-ci favorise les emprunteurs et les détenteurs d’actifs physiques. Toutefois, comme elle se situe au cœur des rapports de forces pour la répartition des revenus et des richesses économiques, l’inflation a tendance à pénaliser les plus faibles, qui ne peuvent se protéger contre elle (retraités, chômeurs), et à profiter à ceux qui disposent d’un pouvoir de monopole ou plus généralement d’une position de pouvoir dans la société. L’inflation joue aussi sur la valeur de la monnaie par rapport aux autres devises, en réduisant la compétitivité du pays inflationniste, en creusant son déficit extérieur et, au bout du compte, en faisant baisser son taux de change. Enfin, l’inflation fait perdre confiance dans l’institution monétaire ; en cas d’hyperinflation, elle peut même conduire à la disparition pure et simple d’une monnaie et à la remise en cause de l’autorité de l’État responsable de cette situation. Une économie monétaire de production a donc besoin d’un étalon pour mesurer le travail et les risques productifs qui soit relativement stable dans le temps. 150 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne Pour les monétaristes, la création monétaire peut engendrer de l’inflation, c’est pourquoi il faut en limiter les excès. Ainsi, en 1998, la BCE avait fixé un objectif intermédiaire d’inspiration monétariste pour le pilier monétaire avec un taux de progression de la masse monétaire (calculé selon l’agrégat le plus large M3) de 4,5 % par an. Mais jamais cet objectif ne fut réalisé, ce qui pouvait entacher la crédibilité de l’institution de Francfort. Aussi, cet objectif intermédiaire a-t-il été abandonné en 2003 ; une évolution de la masse monétaire à 4,5 % est désormais considérée comme un simple indicateur pour l’inflation à long terme. Le dernier élément d’inspiration strictement monétariste a ainsi partiellement disparu de la politique monétaire de la BCE. L’ABSENCE D’OBJECTIF EXTERNE La BCE n’a pas d’objectif externe, notamment de régime ou de taux de change puisque ceux-ci relèvent du Conseil Ecofin. Toutefois, elle peut s’opposer à un objectif de taux de change qui lui serait suggéré par l’Eurogroupe pour deux raisons : – d’une part, parce qu’elle gère le seul instrument de politique monétaire vraiment efficace en la matière (le taux d’intérêt) et qu’elle doit l’utiliser prioritairement pour l’objectif de stabilité des prix. La règle d’or de Tinbergen nous rappelle qu’il faut un instrument par objectif de politique économique ; – d’autre part, la demande de l’Eurogroupe la plus probable serait une dépréciation de l’euro pour améliorer la compétitivité internationale de la zone. En renchérissant le prix des importations, la BCE pourrait craindre une inflation importée allant à l’encontre de son objectif de stabilité des prix et serait en droit de la refuser. Dans les faits, la politique de change est donc déterminée par la BCE qui laisse en général flotter librement l’euro contre les autres grandes devises, même si Mario Draghi a utilisé en 2014 et 2015 la baisse de la valeur de l’euro pour essayer d’importer un peu d’inflation afin d’atteindre la cible de 2 % (Voir Retour en arrière, p. 151). Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire de la zone euro | 151 ↙RETOUR ↙ EN ARRIÈRE un cas d’intervention de la BCE sur le marché des changes En septembre 2000, face à la chute importante de l’euro contre le dollar, dont le cours en dollar est passé de 1,17 en 1999 à 0,82 en 2000, la BCE demanda une intervention coordonnée des grandes banques centrales (États-Unis, Royaume-Uni, Japon, Canada). Cette action coordonnée permit une inversion de la tendance, l’euro connaissant alors une hausse quasi ininterrompue jusqu’en juillet 2008 avec un maximum de 1,60 dollar pour 1 euro. Depuis lors, le taux de change de l’euro contre du dollar a baissé pour se situer autour de 1,1 au début de 2016. La baisse de la valeur de l’euro par rapport à celle du dollar en 1999 était largement injustifiée ; elle prouve d’ailleurs l’incapacité des marchés des changes à trouver la valeur fondamentale d’une devise (voir Points de vue, pp. 20-21). Persuadés que les ÉtatsUnis avaient découvert avec la révolution internet une « nouvelle économie » de forte croissance sans inflation, les intervenants sur le marché des changes spéculaient contre la zone euro qui n’avait pas d’aussi bons résultats économiques. En fait, une bulle spéculative se développait outre-Atlantique. La BCE crut bien faire en montant ses taux d’intérêt afin de rendre plus attractif l’euro et faire remonter sa valeur. Mais les spéculateurs interprétèrent cette hausse des taux comme un frein à la croissance, le problème selon eux de la zone euro, et ils attaquèrent un peu plus la nouvelle devise. Seule l’action concertée des banques centrales stoppa ce processus. LES CANAUX DE TRANSMISSION DE LA POLITIQUE MONÉTAIRE DE LA BCE —— Les canaux de transmission de la politique monétaire sont devenus très complexes et incertains. Il s’avère particulièrement difficile aujourd’hui pour une autorité monétaire d’anticiper parmi ceux-ci celui qui aura le plus d’influence, car ils ont souvent des effets opposés. Dans sa prise de décision, la BCE les prend tous en compte, mais certains 152 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne sont considérés comme plus déterminants que d’autres selon la conjoncture et la théorie économique privilégiée. De plus, ces différents canaux de transmission produisent leurs effets dans des délais assez longs et variables ; des chocs économiques peuvent en outre intervenir avant que les effets de la politique monétaire ne se soient fait sentir ; et l’hétérogénéité conjoncturelle et structurelle de la zone euro ajoute de la complexité supplémentaire au pilotage monétaire au sein de l’UE. LE CANAL DE LA QUANTITÉ DE MONNAIE Le canal de transmission de la politique monétaire le plus simple est celui de la quantité de monnaie. Comme l’enseigne la théorie quantitative monétariste (voir p. 133), si la banque centrale favorise la création monétaire au-delà de ce qu’exige le niveau de production, cela peut entraîner de l’inflation. Depuis 2003, la BCE n’a plus d’objectif intermédiaire chiffré pour la croissance de la masse monétaire et elle ne retient l’évolution de la masse monétaire comme indicateur que pour le long terme. LE CANAL DU TAUX D’INTÉRÊT La transmission de la politique monétaire par le canal du taux d’intérêt correspond à une démarche plus keynésienne. La baisse du taux d’intérêt réduit le coût du financement, notamment celui du crédit, et facilite l’investissement ainsi que la consommation. Cette hausse de la demande a un effet multiplicateur de nature à relancer encore plus la production. En revanche, il faut que la baisse du taux d’intérêt à court terme (celui de la politique monétaire) se répercute sur les taux d’intérêt à long terme. Or, cela ne peut être obtenu que si les anticipations d’inflation des agents économiques sont stables et que la politique monétaire est crédible. La baisse du taux d’intérêt réduit les revenus tirés des dépôts bancaires et la rémunération des titres financiers. Cette diminution du revenu financier des ménages a un impact négatif sur le niveau de production. Un effet inverse peut être constaté si la baisse du rendement financier de Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire de la zone euro | 153 l’épargne entraîne une substitution de l’épargne par de la consommation. La conséquence sur le niveau de production est alors positive. LE CANAL DU TAUX DE CHANGE EN CHANGE FLEXIBLE Une baisse du taux d’intérêt interne à la zone euro provoque, toutes choses étant égales par ailleurs, une dépréciation du taux de change, puisque l’euro comme devise devient moins attractif pour les capitaux mondiaux. Cette dépréciation favorise les exportations et freine les importations de biens et services, ce qui est favorable à la croissance dans la zone euro. Toutefois, il est nécessaire de connaître l’élasticité-prix et l’élasticité-quantité des biens exportés et importés pour être sûr des conséquences de cette dépréciation de l’euro à moyen et long termes. Le pétrole, par exemple, coûte plus cher lorsque l’euro se déprécie, sans que la quantité consommée varie beaucoup, ce qui entraîne une inflation importée et une hausse du déficit commercial. Une hausse du taux d’intérêt provoque normalement une appréciation du taux de change, ce qui permet de réduire l’inflation en réduisant le prix des produits importés et en freinant la croissance. Enfin, comme une dépréciation du taux de change favorise l’exportation des capitaux, l’impact sur la balance des capitaux peut être négatif et donc défavorable à la croissance dans la zone euro. LE CANAL DU PRIX DES ACTIFS Le quatrième canal de transmission de la politique monétaire est celui du prix des actifs (actions, obligations, immobilier). Une baisse du taux d’intérêt réduit le rendement des actifs émis et fait monter le prix des actifs anciens. En effet, les marchés des actifs financiers ou immobiliers étant essentiellement des marchés de stocks, donc d’occasion, les agents préfèrent acheter les actifs anciens qui rapportent plus, plutôt que les nouveaux actifs qui rapportent moins. La montée du prix des actifs enrichit les ménages qui vont dépenser une partie de cette richesse. Cet effet augmente la production. 154 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne De même, pour les entreprises, la montée du prix des actifs financiers, notamment des actions, augmente la profitabilité de l’investissement, ce qui favorise l’investissement et donc la production. Cette profitabilité peut être mesurée par le ratio de Tobin q, soit la hausse de la valeur des actifs des entreprises sur le marché financier rapportée à la valeur de l’investissement physique. Si ce ratio est supérieur à 1 (en investissant 100 la valeur de l’entreprise augmente, par exemple, de 120), la décision d’investissement sera favorisée. LE CANAL DU CRÉDIT Le canal du crédit vise à influencer le comportement des banques. En décidant de baisser son taux d’intérêt, la BCE peut stimuler l’offre de crédit des banques selon deux mécanismes : – la banque centrale envoie ainsi un signal positif qui indique qu’elle anticipe une inflation future basse, ce qui améliore le rendement des crédits des banques ; – la banque centrale escompte un effet de « collatéral » ; en baissant son taux d’intérêt, elle va provoquer mécaniquement une hausse du prix des actifs détenus par les emprunteurs qui servent de garantie ou de « collatéral » (actions, immobilier) aux banques pour l’attribution d’un crédit. LE CANAL DU BILAN Enfin, la BCE tente aujourd’hui d’intégrer le développement des marchés financiers en jouant sur la structure du bilan des agents économiques par une variation du taux d’intérêt (effets sur la richesse nette, sur la valeur des collatéraux, sur les charges financières, sur les risques de crises de liquidité et de solvabilité des banques notamment). Globalement, une baisse du taux d’intérêt améliore la structure du bilan des banques et favorise ainsi le financement de l’économie et donc la croissance. Pour les banques centrales, qui sont responsables de la stabilité financière (condition nécessaire à la croissance), il s’agit d’éviter toute crise systémique ou toute course panique vers les guichets des banques. Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire de la zone euro | 155 LE CANAL DES ANTICIPATIONS Lorsqu’une banque centrale modifie ses taux directeurs, elle envoie un signal spécifique aux agents économiques et communique en cherchant à influencer directement leurs anticipations et ainsi leurs décisions. En augmentant les taux d’intérêt, elle marque sa détermination à lutter contre l’inflation ; logiquement, cela doit réduire les anticipations d’inflation et l’inflation qui sera constatée à moyen terme. Mais elle doit jouir d’une bonne crédibilité ou de la confiance des agents pour que ce canal fonctionne. À cet égard, les banques centrales indépendantes apparaissent comme des géants aux pieds d’argile. Ne pouvant s’imposer par la force de la règle, elles doivent utiliser les anticipations des marchés et des agents pour amplifier leur action, comme effet de levier. Les banques centrales cherchent donc à ancrer ces anticipations sur leur objectif, par exemple la cible d’inflation, en tâchant d’éviter une mauvaise interprétation de son action – d’où un effort de pédagogie systématique. L’information, la transparence et la stratégie de communication deviennent essentielles. Il suffit d’une petite variation de 0,25 % du taux d’intérêt pour que l’impact soit important. Dans ce contexte, la crédibilité de la stratégie menée par la BCE et la confiance des agents économiques facilitent énormément la tâche de l’autorité monétaire. Ce canal se situe au cœur des politiques monétaires modernes. Cette quête de transparence et de communication manifeste cependant une volonté de contrôler les anticipations des agents et, d’une certaine manière, de manipuler la vision économique de ces derniers. Plus la population pense comme la banque centrale, plus celle-ci peut imposer et réaliser ses objectifs de politique monétaire. LES INSTRUMENTS DE POLITIQUE MONÉTAIRE DE LA BCE —— Les instruments de la politique monétaire de la BCE sont au nombre de quatre : les taux d’intérêt directeurs, les quantités de monnaie « banque centrale » allouées aux 156 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne banques de second rang (opérations de refinancement), les réserves obligatoires et la communication. LES TAUX DIRECTEURS DE LA BCE La BCE fixe trois taux directeurs (voir Gros plan, pp. 158-159) : – le taux de refinancement par appel d’offres ou taux de l’open market. Ce taux est de loin le plus important, car il correspond aux opérations principales de refinancement et constitue normalement le taux le moins cher auquel les banques peuvent se refinancer. Cependant, la BCE ne satisfait pas obligatoirement toutes les demandes de refinancement à ce taux ; – le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal. Ce taux, qui est normalement supérieur de 1 % au taux par appel d’offres, correspond à un taux plafond ou maximum, auquel la BCE s’engage à fournir pour 24 heures toute la liquidité demandée si les exigences en matière de garanties sont satisfaites ; – le taux d’intérêt de la facilité de dépôt. Ce taux correspond à la rémunération qu’obtiennent les banques en déposant pour 24 heures leur excédent de monnaie « banque centrale » à la BCE. Cette rémunération est d’ordinaire inférieure d’environ 1 % au taux par appel d’offres. Dans la mesure où l’accès aux facilités permanentes de prêt et de dépôt n’est pas limité, ces taux d’intérêt constituent un plafond et un plancher pour le taux du marché au jour le jour. Car, outre ces trois taux directeurs fixés par la BCE, il existe un taux résultant de la rencontre entre l’offre et la demande sur le marché interbancaire. Ainsi, une banque peut obtenir à ce taux de marché la liquidité bancaire auprès d’une autre banque qui en aurait en excès. Le taux de marché de référence dans la zone euro est appelé Eonia (Euro OverNight Index Average). Il est égal à la moyenne pondérée des taux d’intérêt des prêts au jour le jour réalisés par un panel de grandes banques. En situation normale, le taux de marché Eonia converge vers le taux directeur de refinancement par appel d’offres. En effet, comme la BCE fournit une grande partie du refinancement au taux Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire de la zone euro | 157 d’appel d’offres, les banques n’accepteront pas de payer plus cher ; celles d’entre elles qui ont trop de monnaie « banque centrale » préféreront ce taux d’appel d’offres au taux de rémunération que la BCE propose au titre de la facilité de dépôt, car ce dernier est bien plus faible. Ainsi, la BCE peut contrôler l’Eonia, normalement proche de son taux principal de refinancement et dans un corridor déterminé par ses deux autres taux directeurs (taux plafond pour la facilité de prêt et taux plancher pour la facilité de dépôt). Une banque n’est pas incitée à utiliser les facilités permanentes, puisque le taux d’intérêt appliqué est dissuasif comparé aux taux du marché et d’appel d’offres. Ce serait le signal de difficultés pour une banque (penalty rate ou taux de pénalité). LE MÉCANISME DE TRANSMISSION DES TAUX D’INTÉRÊT AUX PRIX TAUX DIRECTEURS Taux d’intérêt bancaires et de marché Anticipations Monnaie, crédit Processus de formation des salaires et des prix Prix des actifs Taux de change Offre et demande sur les marchés des biens et du travail Prix intérieurs Prix à l’importation ÉVOLUTION DES PRIX Source : BCE, La politique monétaire de la BCE, 2004. Exemples de chocs échappant au contrôle de la banque centrale Changements affectant l’économie mondiale Modifications de la politique budgétaire Variations de cours des matières premières 158 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne (GROS PLAN) SUR les « taux directeurs », des taux d’intérêt à court terme Le principal instrument de la politique monétaire est le taux d’intérêt à court terme. C’est en le modifiant que la politique monétaire agit sur l’économie par ses multiples canaux de transmission : – quand le taux d’intérêt à court terme augmente, cela freine l’inflation à moyen terme, mais réduit également la croissance économique ; on évoque alors le « durcissement » de la politique monétaire ; – quand on baisse le taux d’intérêt à court terme, cela favorise la croissance économique (puisque se financer coûte moins cher), mais peut à moyen terme augmenter l’inflation ; dans ce cas, on parle d’« assouplissement » de la politique monétaire. Le taux d’intérêt déterminé par la banque centrale est le taux d’intérêt à court terme de la monnaie « banque centrale » sur le marché monétaire interbancaire (le marché où viennent se refinancer les banques en liquidité bancaire c’est-à-dire en monnaie « banque centrale ») pour pouvoir se payer entre elles, pour assurer la demande en billets de banques de la population et pour constituer leurs « réserves obligatoires ». Le système bancaire d’un État membre qui présente globalement un déficit de liquidité bancaire est dépendant du refinancement auprès de la BCE. On parle de « taux directeurs de la banque centrale » pour deux raisons : – d’une part, la banque centrale les détermine unilatéralement puisqu’elle a le monopole de la création de la monnaie « banque centrale ». Elle maîtrise à la fois la quantité et le prix de sa monnaie ; – d’autre part, ces taux à court terme influencent largement l’ensemble des autres taux d’intérêt selon le terme ou le demandeur, en partie parce qu’ils sont un coût pour les banques que celles-ci doivent répercuter sur leur client. Les taux à long terme sont donc normalement plus élevés que les taux à court terme puisque s’y ajoutent l’inflation anticipée à long terme et la marge des banques intégrant le risque du prêteur. Schématiquement, on peut considérer que les banques de second rang gagnent le taux long (puisqu’il est payé par leurs clients) et payent le taux court à la banque centrale. Toutefois, la transmission des taux courts aux taux longs est loin d’être automatique et Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire de la zone euro | 159 peut constituer une limite de la politique monétaire : en effet, en présence d’une courbe « inversée » entre taux courts et taux longs, la rentabilité des banques s’amenuise, ce qui conduit généralement à des crises bancaires. En France au début des années 1990 ou aux États-Unis entre 2004 et 2007, une courbe « inversée » des taux d’intérêt (taux courts supérieurs aux taux longs) a ainsi été constatée ; en France, elle s’est traduite en 1993 par une crise immobilière et par la crise du Crédit Lyonnais, tandis qu’aux États-Unis, elle a débouché en 2007 sur la crise des subprimes. LES OPÉRATIONS DE REFINANCEMENT DE LA BCE Si le refinancement se fait principalement par la procédure d’appel d’offres, la BCE a mis en place trois autres procédures pour gérer plus efficacement les quantités de refinancement des banques et faciliter sa politique monétaire. Les opérations principales de refinancement Les opérations principales de refinancement (OPR) sont effectuées par appels d’offres (MRO pour Main Refinancing Operation). Elles constituent l’instrument essentiel de la politique monétaire de la BCE. Les prêts sont toujours consentis en échange de garanties, afin de protéger la BCE contre les risques financiers. Les appels d’offres sont hebdomadaires depuis 2004. La BCE peut effectuer des appels d’offres à taux fixe ou à taux variable. Dans le premier cas, le taux d’intérêt est déterminé à l’avance et les banques demandent les quantités souhaitées à ce taux. Pour les appels à taux variable, les soumissions des banques portent à la fois sur le montant qu’elles souhaitent obtenir et sur le taux qu’elles sont prêtes à payer. Pour un appel d’offres à taux variable, les soumissions aux taux d’intérêt les plus élevés sont satisfaites en priorité. Ce second type d’appel s’est généralisé depuis 2000. Par le refinancement, la BCE n’achète pas ferme des actifs, mais les prend en pension pour une durée limitée. C’est donc un prêt de monnaie « banque centrale » contre des actifs admis en garantie pour une durée limitée. Les banques 160 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne récupèrent les titres des actifs lorsqu’elles rendent la monnaie « banque centrale ». Seuls des actifs de qualité, non risqués, classés selon deux niveaux, sont éligibles aux prises en pension par la BCE. Les actifs de niveau 1 sont des titres de créance négociables uniformes sur l’ensemble de la zone euro. Les actifs de niveau 2 correspondent à des marchés et des systèmes bancaires nationaux. Les opérations mensuelles de refinancement à plus long terme La BCE procède également à des opérations mensuelles de refinancement à plus long terme, normalement à trois mois. Ces opérations sont utiles afin d’éviter de renouveler l’ensemble de la liquidité du marché monétaire toutes les semaines. Le taux de référence à trois mois est l’Euribor (Euro Interbank Offered Rate). Avec l’Eonia, l’Euribor 3 mois (EUR3M) est le second taux de référence sur le marché monétaire. Les opérations de réglage fin La BCE peut également effectuer de façon ponctuelle des opérations hors calendrier directement sur le marché interbancaire, c’est-à-dire des opérations de réglage fin. Elles contribuent au fonctionnement normal des marchés et permettent de fournir de la liquidité dans des circonstances exceptionnelles, comme après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis. Les opérations structurelles La BCE a également la possibilité de procéder à des opérations structurelles à long terme (1 an et plus). Celles-ci sont destinées à modifier la liquidité structurelle de l’Eurosystème vis-à-vis du secteur bancaire. Pratiquement aucune opération de ce type n’a été réalisée jusqu’à la crise de 2007. Mais elles ont pris depuis une importance croissante avec les politiques non conventionnelles (voir pp. 179 et s.). LES RÉSERVES OBLIGATOIRES Le régime des réserves obligatoires de la BCE s’applique aux établissements de crédit de la zone euro. Il a pour objet principal de stabiliser les taux d’intérêt du marché Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire de la zone euro | 161 monétaire et d’accentuer le besoin structurel de refinancement en monnaie « banque centrale ». Les réserves obligatoires renforcent ainsi l’efficacité de la politique monétaire en obligeant les banques à se refinancer au-delà de leurs besoins habituels. Le montant des réserves obligatoires que chaque banque doit constituer est déterminé en fonction de son bilan. Il s’applique globalement à tout son passif exigible à moins de deux ans. Le taux de réserves a été fixé en 1999 à 2 %. La crise de 2008 a entraîné une crise de liquidité bancaire et de nombreuses banques ont connu des difficultés pour se refinancer. Pour résoudre en partie ce problème, le taux des réserves obligatoires a été réduit le 18 janvier 2012 à 1 %. Pour répondre à l’objectif de stabilisation des taux d’intérêt, les réserves obligatoires doivent être constituées en moyenne sur une période d’un mois. Le respect de ces obligations est vérifié sur la base de la moyenne des avoirs quotidiens de réserves des banques au cours du mois. Cela donne de la souplesse aux banques qui peuvent puiser dans leurs réserves obligatoires pendant, par exemple, deux semaines si un besoin urgent de liquidité se fait sentir, comme lors de la crise de septembre 2008. Il leur suffit de compenser les deux semaines suivantes pour respecter la moyenne. Pour ne pas pénaliser inutilement les banques en nuisant à leur rentabilité, les réserves obligatoires sont rémunérées au taux des opérations principales de refinancement de la BCE. LA COMMUNICATION ET LA TRANSPARENCE La politique de transparence de la BCE peut être définie comme suit : « Je dis ce que je fais, je fais ce que je dis. » Une banque centrale doit communiquer au grand public et aux marchés, ouvertement, clairement et en temps voulu, toutes les informations utiles concernant sa stratégie, son modèle de l’économie, ses analyses, ses décisions de politique monétaire ainsi que ses procédures. Aujourd’hui, la plupart des banques centrales, dont la BCE, considèrent que la transparence et la communication efficace sont des composantes essentielles de la politique monétaire, et insistent sur l’importance de bien interagir avec le public. 162 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne La communication et la transparence peuvent rendre la politique monétaire plus efficace pour plusieurs raisons. D’abord, en explicitant son objectif de 2 % pour la stabilité des prix et en communicant sur sa détermination à l’atteindre, la BCE renforce sa crédibilité et favorise l’ancrage des anticipations de prix. Ensuite, la recherche d’un consensus au sein du Conseil des gouverneurs contribue à la cohérence de ses décisions et de ses explications. En annonçant publiquement sa stratégie de politique monétaire et en communiquant sa lecture des évolutions économiques, la BCE fournit des éléments d’orientation aux marchés, qui peuvent ainsi élaborer des anticipations plus proches des siennes. Ces efforts de communication visent à réduire l’incertitude sur l’inflation et sur la politique monétaire ; ils doivent permettre aux agents économiques de mieux comprendre le modèle économique, les valeurs et les anticipations de la BCE. En effet, si les agents économiques parviennent à anticiper correctement les actions de la BCE, les modifications de sa politique monétaire pourront rapidement être intégrées – le processus par lequel la politique monétaire se répercute sur les décisions d’investissement et de consommation sera raccourci et les ajustements économiques s’effectueront plus rapidement. Le fait de changer les taux directeurs au maximum huit fois par an ou de les faire varier généralement de 0,25 % à la fois participe de cette tentative de réduire l’incertitude des agents économiques. Les trois principaux moyens de communication de la BCE sont : – les conférences de presse tenues par le président et le vice-président de la BCE à l’issue de la réunion du Conseil des gouverneurs consacré à la politique monétaire qui se réunit toutes les six semaines. Lors de celles-ci, le président de la BCE fait une déclaration préalablement validée par le Conseil des gouverneurs, au cours de laquelle il présente les grandes lignes de la stratégie de politique monétaire de la BCE. La déclaration est suivie d’une séance de questions-réponses avec les journalistes ; Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire de la zone euro | 163 – le compte rendu publié depuis janvier 2015 quatre semaines après la réunion de politique monétaire contribue à éclairer le public sur les débats qui ont lieu au sein du Conseil des gouverneurs. Mais il ne constitue pas l’équivalent des minutes intégrales des discussions ; – le bulletin économique de la BCE. Toutes les six semaines, cette publication fournit une explication détaillée des mesures prises au titre de la politique monétaire ; elle précise le contexte interne et externe à la zone euro dans lequel elles ont été décidées. Les indicateurs statistiques des deux piliers (monétaire et économique) sont présentés. Elle contient également des articles de recherche qui permettent d’éclairer les choix et la stratégie de la BCE. 164 CHAPITRE 4 UN BILAN GLOBALEMENT MITIGÉ Un bilan de la politique monétaire menée au sein de la zone euro peut être tiré, d’une part, en considérant le degré de réalisation de l’objectif prioritaire assigné à la BCE par les traités (à savoir la stabilité des prix) et, d’autre part, en évaluant l’impact de ce dernier sur l’ensemble des autres variables économiques de l’Union économique et monétaire (UEM). Cet exercice s’avère cependant délicat car si la politique monétaire de la BCE est largement autonome, la situation économique est pour sa part influencée par de multiples variables (situations budgétaires nationales, hétérogénéité de la zone euro, effets des autres politiques économiques européennes, contexte international). De façon très pragmatique, la BCE ne s’est pas focalisée uniquement sur son objectif de stabilité des prix : elle a parfois dû s’occuper du taux de change de l’euro, de la production ou de la stabilité du système bancaire. Loin de respecter une simple règle, comme l’exige la doctrine monétariste à laquelle on l’associe souvent à tort, la BCE a su faire preuve de flexibilité, en particulier lors de la crise de 2008. Toutefois, les faiblesses de l’organisation de l’Union européenne, notamment l’absence de coordination des différentes politiques économiques au sein de la zone euro, ont constitué un très lourd handicap, qui explique largement le bilan économique mitigé de la zone euro depuis sa naissance en 1999. L’euro reste une monnaie incomplète. L’ATTEINTE DE L’OBJECTIF DE STABILITÉ DES PRIX —— La politique de lutte contre l’inflation menée depuis 1999 par la BCE a été couronnée de succès puisque l’objectif de 2 % a été respecté avec une inflation moyenne de 2,09 % sur la période (voir graphique, ci-dessous). ÉVOLUTION DU TAUX D’INFLATION DANS LA ZONE EURO DE JANVIER 1999 À FÉVRIER 2016 5 4 3 2 1 0 fé v -1 6 -1 Source : auteur, d’après les données de l’OCDE. Un bilan globalement mitigé | 165 Le respect de cet objectif à moyen terme a permis des variations de court terme. Toutefois, la hausse du prix des matières premières, en particulier du pétrole, qui est passé de 70 dollars le baril en août 2007 à 147 dollars en juillet 2008, a entraîné une accélération de l’inflation, passant de 2 à 4 % en un an, comme cela avait été le cas dans les années 1970. En mettant fin à l’augmentation du prix du pétrole, la crise financière survenue en 2008 a été une alliée certaine dans le respect de l’objectif prioritaire de la BCE avant un court épisode de déflation en 2009. Le prix du baril de pétrole est redescendu à 40 dollars début 2009 pour remonter à 115 dollars mi-2014 avant de rechuter à 30 dollars fin 2015. L’ancrage des anticipations d’inflation n’est pas suffisant face à une forte hausse ou baisse des coûts de production ; en effet, une variation du prix du pétrole sera intégrée mécaniquement dans les coûts de transports ou de l’industrie chimique et donc dans les prix, quelles que soient les anticipations d’inflation. Depuis septembre 2011, l’inflation n’a cessé de baisser passant de 3 % à - 0,2 % en février 2016, loin de la cible de 2 %. La BCE peine à la faire remonter dans un contexte d’insuffisance de la demande globale, de recherche généralisée de compétitivité et de faible prix des matières premières. UNE CROISSANCE FAIBLE AGGRAVÉE PAR LA CRISE ET LES ÉCARTS DE COMPÉTITIVITÉ —— En revanche, malgré des taux d’intérêt globalement bas sur l’ensemble de la période, la zone euro a connu une croissance plus faible et une montée du chômage plus forte que dans des pays comparables (exception faite du Japon ; voir graphique, p. 166). Une analyse de la politique monétaire de la BCE au travers d’une règle de Taylor montre pourtant qu’un arbitrage entre inflation et croissance est constamment opéré, même si l’importance accordée à l’inflation est plus élevée à la BCE qu’à la Fed, par exemple. Des études économétriques ont ainsi mis en évidence le fait que la BCE augmentait son taux d’intérêt de 1,6 % pour une hausse anticipée de 166 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne ÉVOLUTION COMPARÉE DU TAUX DE CROISSANCE DANS LA ZONE EURO (15 PAYS), AUX ÉTATS-UNIS ET AU JAPON ENTRE 1999 ET 2017 (e) 6 4 2 0 France Japon États-Unis Zone euro (15 pays) -2 -4 (e ) 20 17 (e ) 15 20 16 14 20 13 20 12 20 11 20 10 20 09 20 08 20 07 20 06 20 05 20 04 20 03 20 20 01 02 20 00 20 20 19 99 -6 Source : auteur, d’après les données de l’OCDE. l’inflation de 1 % et qu’elle avait tendance à l’augmenter de 1,5 % si la production dépassait la production potentielle (Sturm et alii, 2007 et 2008). Autrement dit, ses décisions peuvent être anticipées grâce à une règle de Taylor avec des coefficients assez habituels (voir Gros plan, p. 81). On reproche souvent à la BCE de réagir trop faiblement et trop tard (too little, too late) aux évolutions de la conjoncture économique, comparée notamment à la Fed. Il est vrai que le mandat dual de la Fed justifie certainement une réaction plus forte aux déterminants de la production. Mais la plus faible volatilité (en termes de vitesse et de niveau) de ses réactions est parfaitement assumée par la BCE, qui considère préférable d’éviter des réactions trop rapides susceptibles d’accroître inconsidérément l’incertitude des agents économiques si elle veut atteindre son objectif de stabilité des prix de moyen terme. Et il peut aussi y avoir un avantage à cette plus faible réactivité : à savoir une meilleure stabilisation des taux d’intérêt et donc une réduction plus forte de l’incertitude sur cette variable essentielle pour les agents économiques. L’évolution divergente de la compétitivité des différentes économies nationales au sein de la zone euro s’est révélée Un bilan globalement mitigé | 167 plus gênante : elle s’est traduite par des déséquilibres très importants des balances des transactions courantes. Grâce à la monnaie unique, le règlement de ces déficits ne pose plus de problème, puisqu’ils sont compensés sur l’ensemble de la zone. En revanche, le rôle traditionnel d’amortisseur des monnaies nationales (possibilité de dépréciation pour les pays en déficit afin de leur redonner un peu de compétitivité) ne fonctionne plus dans l’UEM, et, après plus de quinze ans d’existence de la zone euro, on constate des trajectoires nationales très divergentes et non la convergence économique que les promoteurs de la monnaie unique annonçaient (voir pp. 36-37). Ces écarts de compétitivité, dus en particulier à la spécialisation géographique et par produit, ont entraîné une désindustrialisation rapide dans les États membres de l’Union qui étaient mal spécialisés, comme la France ou l’Espagne. La croissance modeste et le chômage fort qui en ont résulté ont accentué les difficultés économiques provoquées par la crise exceptionnelle de 2008 et ont conduit les États à essayer de relancer leur économie par des déficits publics. La perte de confiance dans la situation économique de certains États membres de la zone euro, qui ne pouvait plus se manifester par des attaques spéculatives contre leur monnaie sur les marchés des changes, s’est transformée en attaques systématiques contre leurs titres de dette souveraine (bons du trésor). Il s’en est suivi une hausse des taux d’intérêt qui a fragilisé un peu plus les États membres de la zone euro qui étaient les plus faibles (Espagne, Italie, Grèce, Portugal). LA RÉSURGENCE DES ÉCARTS DE TAUX D’INTÉRÊT ET L’AGGRAVATION DE LA CRISE DES DETTES SOUVERAINES —— Comme il n’est plus possible d’attaquer la monnaie des pays en difficulté, les spéculateurs attaquent désormais les dettes souveraines de la zone euro, ce qui, contrairement à une dévaluation, ne donne pas une bouffée d’oxygène, mais aggrave au contraire les problèmes. 168 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne Les écarts de taux d’intérêt, qui avaient disparu au début de l’UEM en 1999, sont brutalement réapparus en 2010, avec une ampleur sans précédent, rendant impossibles les tentatives de redressement des comptes publics. Un cercle vicieux s’est alors enclenché : les politiques de rigueur destinées à assainir les finances publiques des États concernés accentuent la récession économique, provoquent une baisse des recettes fiscales au moment où la hausse des taux d’intérêt augmente les dépenses publiques (notamment la charge de la dette) ; la situation devient rapidement hors de contrôle ; les banques qui ont beaucoup prêté à leur État national voient ces titres de dette perdre de leur valeur en étant dégradés par les agences de notations ; leur bilan se dégrade à son tour, et elles éprouvent d’énormes difficultés pour se recapitaliser ; et si les États membres de la zone euro leur viennent alors en aide, ils aggravent leur déficit… A contrario, les États membres de la zone euro les mieux spécialisés et en meilleure santé économique connaissent un cercle vertueux : leurs excédents commerciaux n’entraînent pas de réévaluation de leur monnaie (qu’ils partagent avec les pays en difficulté) ; ils bénéficient d’une sous-évaluation relative de leur monnaie et d’une recherche de la qualité (flight to quality) qui profite à leur dette publique et fait baisser fortement le coût de leur endettement. L’Allemagne et la France sont ainsi les grandes gagnantes de cette recherche de qualité : on estime que sur les neuf premiers mois de 2012, l’Allemagne a gagné grâce aux taux d’intérêt très bas et même négatifs, ce qu’elle a engagé en prêtant à la Grèce, soit 37 milliards d’euros environ. Par ailleurs, aujourd’hui, l’euro apparaît sous-évalué pour l’Allemagne (de 20 % environ) ou l’Autriche, mais surévalué pour la France (de 10 % environ) et surtout pour l’Espagne ou l’Italie (voir graphique, p. 169). Si la politique monétaire n’est pas directement responsable de ces situations très disparates, l’absence de mécanisme de rééquilibrage et de gouvernement économique européen aggrave fortement les inégalités entre pays de la zone euro. Un bilan globalement mitigé | 169 ÉVOLUTION COMPARÉE DES TAUX D’INTÉRÊT SUR LES DETTES PUBLIQUES À 10 ANS DE L’ALLEMAGNE, DE L’ESPAGNE, DE LA FRANCE ET DE L’ITALIE ENTRE 2008 ET 2016 9 Allemagne France Italie Espagne 8 7 6 5 4 3 2 1 /15 /16 /01 03 /14 /01 03 /01 03 /13 /01 /11 /10 /12 03 /01 03 /01 03 /01 03 /08 /09 /01 03 /01 03 /07 /01 03 /06 /01 03 03 /01 /05 0 Source : auteur, d’après les données de Bloomberg. L’EURO COMME MONNAIE INTERNATIONALE —— Le taux de change de l’euro s’est légèrement déprécié depuis 1999 : introduit à 1,17 dollar, l’euro vaut 1 dollar environ au début de 2016. La BCE n’a d’ailleurs pas hésité à intervenir en 2000 lorsque sa parité avait dangereusement chuté (voir Retour en arrière, p. 151). Première monnaie fiduciaire du monde, avec une masse monétaire de 10 700 milliards environ (agrégat M3), l’euro a su acquérir un statut de monnaie de réserve internationale et se place comme la deuxième monnaie mondiale derrière le dollar. La part de l’utilisation de l’euro sur les marchés internationaux des titres financiers est de l’ordre de 33 % et dépasse même parfois le dollar pour l’émission de titres, comme en 2005 (43 % pour l’euro contre 36 % pour le dollar). L’euro est devenu la deuxième devise mondiale de réserve, passant de 18 % des réserves mondiales de devises en 1999 à 26 % en 2015, contre 62 % pour le dollar et moins de 4 % pour le yen et la livre sterling. Elle est la monnaie de référence pour 50 pays et certains États 170 | Le fonctionnement de la Banque centrale européenne non-membres de l’Union européenne l’ont adopté comme monnaie nationale (Monténégro). — Malgré une organisation institutionnelle influencée par l’ordolibéralisme, une indépendance inédite pour une banque centrale moderne et une communication affirmant sans cesse la neutralité à long terme de la monnaie et la nécessité de rechercher prioritairement la stabilité des prix, l’action concrète de la BCE se caractérise par un fort pragmatisme et une réelle capacité d’innovation et de flexibilité. Mais si la politique monétaire de la BCE a globalement été satisfaisante jusqu’à la crise des dettes souveraines de la zone euro, elle a depuis lors montré ses limites, soulignant les insuffisances de l’organisation politique et monétaire européenne issue du traité de Maastricht. Loin d’être un instrument neutre de mesure et d’échange, la monnaie est le signe de la puissance économique d’une région et un outil actif de son développement et de sa cohésion sociale. Force est de constater que l’euro est aujourd’hui incapable de jouer ce rôle de manière homogène pour les dix-sept pays constituant la zone, au point de constituer un élément de déstabilisation régionale. L’euro est une monnaie incomplète, en particulier parce que la BCE ne joue pas le rôle de payeur en dernier ressort des États de la zone. Au sein de l’UEM, où les monnaies et les politiques budgétaires nationales ne peuvent plus jouer leur rôle traditionnel d’amortisseur en cas de crise économique grave, seules les forces de l’économie réelle peuvent aujourd’hui compenser les écarts de développement et de compétitivité. Mais outre le fait que ces forces réelles agissent à long terme, leur action est, en général, économiquement violente : désindustrialisation, exode de population, paupérisation… Dans ce contexte, le fédéralisme monétaire doit nécessairement être complété et renforcé par un fédéralisme budgétaire et fiscal, et une véritable solidarité entre États membres de la zone euro. Des réformes de l’organisation monétaire européenne sont donc nécessaires. PARTIE 3 LA BCE ET LA ZONE EURO À L’ÉPREUVE DE LA CRISE Depuis 2008, la BCE a été confrontée à de multiples crises : une crise d’abord financière, puis économique et bancaire, à laquelle se sont ajoutées en 2010 une crise des dettes souveraines de la zone euro et même une crise de la gouvernance européenne. Dans ce contexte de fortes turbulences, elle a été contrainte de réagir et de mettre en œuvre des politiques qualifiées de « non conventionnelles », car celles-ci s’éloignent du cadre habituel des politiques monétaires de lutte contre l’inflation et sortent – pour certaines d’entre elles – du mandat de la BCE stricto sensu. Mais c’est plus généralement l’ensemble de la construction européenne qui s’est vu remis en cause. Dans l’urgence, les chefs d’État et de gouvernement de l’Union ont pris des décisions destinées à améliorer la coordination des politiques économiques au sein de la zone euro et à jeter les bases d’un véritable gouvernement économique européen. Puis ils ont confié à la BCE un mandat de stabilisation bancaire et financière, mettant fin à la traditionnelle séparation entre politique monétaire et politique financière. Face à tant d’incertitudes, à la fois économiques et politiques, l’avenir de cette institution clé de l’Union économique et monétaire (UEM), voire de la zone euro elle-même semble extrêmement sombre. L’insuffisante légitimité démocratique de la BCE s’est notamment révélée lors de la crise grecque en 2015. À cet égard, divers scénarios peuvent être esquissés. 173 CHAPITRE 1 LES POLITIQUES « NON CONVENTIONNELLES » MENÉES DEPUIS 2008 La crise a ouvert une troisième phase dans l’histoire de la politique monétaire de la BCE : après une première période, amorcée en juin 1998, correspondant à la mise en œuvre d’une stratégie fondée sur deux piliers, économique et monétaire, et une deuxième période, à partir de mai 2003, correspondant à l’application d’une politique de cross-checking dans un cadre légèrement amendé, on assiste depuis 2008 au déploiement de politiques dites « non conventionnelles » marquant une forte rupture avec les deux périodes précédentes. Face à une crise financière de l’ampleur de celle de 2008, le cadre théorique de la politique de cross-checking est en effet devenu inopérant ; quant à la théorie dite de la séparation entre la politique monétaire (stabilité des prix) et la politique financière (stabilité du système bancaire et financier), énoncée par le journaliste britannique Walter Bagehot en 1873, qui structurait la stratégie des banques centrales en cas de crise financière, elle a volé en éclats. Non seulement le risque important de déflation (baisse conjuguée des prix et de la production) a obligé la BCE à s’intéresser fortement à la production, mais l’instabilité financière et le spectre d’une grave crise du système bancaire et des dettes souveraines l’ont également poussée à stabiliser le prix des actifs financiers. Ces politiques innovantes, élaborées dans l’urgence au fur et à mesure des développements de la crise, constituent un tournant radical : censées être de courte durée, elles restent plus que jamais à l’ordre du jour avec la persistance de la crise. Toutefois, il est important de noter que la BCE n’est pas la seule à avoir amorcé ce virage. Toutes les grandes banques centrales (Fed, Banque d’Angleterre, en particulier) ont dû mettre en œuvre simultanément ce type de politiques. 174 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise LA STABILISATION FINANCIÈRE : UN NOUVEL OBJECTIF POUR LA BCE LES BANQUES CENTRALES FACE AUX CRISES FINANCIÈRES : UN RÔLE NORMALEMENT LIMITÉ L’analyse économique a longtemps établi une stricte séparation entre la politique monétaire et la politique financière. Ainsi, dans le cadre théorique défini depuis Henry Thornton (1802), Walther Bagehot (1873) et Ralph G. Hawtrey (1932), le rôle d’une banque centrale en cas de crise financière est très limité. Il repose sur trois piliers : – la banque centrale doit assurer pleinement son statut de prêteur en dernier ressort et donc créer toute la quantité de monnaie « banque centrale » demandée par les banques commerciales ; – elle doit en contrepartie exiger des titres en garantie (des « collatéraux ») de qualité ; – ce refinancement illimité ne doit pas cependant avoir d’influence sur la politique monétaire, c’est-à-dire sur la politique des taux d’intérêt. Les objectifs et les instruments traditionnels de la politique monétaire (inflation et croissance, par le biais du taux d’intérêt) sont clairement distingués de ceux de la politique de stabilité financière (objectif non permanent de stabilité financière, grâce à la quantité de liquidité bancaire). Le principe de séparation est une application stricte de la règle d’or de Tinbergen (1952) et de l’efficacité maximale de l’instrument de Mundell (1961), selon lesquelles il faut un instrument par objectif, soit le taux d’intérêt à la stabilité des prix, et la quantité de monnaie banque centrale à la stabilité financière. En outre, on différencie crise de solvabilité (cas de faillite de facto d’une banque commerciale qui n’a plus les contreparties à son actif pour gager la monnaie gérée à son passif) et crise de liquidité (banque dont l’actif à long terme couvre son passif à court terme, mais qui ne peut tirer rapidement de son actif la liquidité bancaire nécessaire pour faire face à ses engagements envers les autres banques). Pour les partisans de la séparation entre politique Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 | 175 monétaire et politique financière, la banque centrale doit et peut sauver les banques commerciales en crise de liquidité par son statut de prêteur en dernier ressort, en créant toute la monnaie « banque centrale » nécessaire. Mais elle doit abandonner les banques commerciales insolvables, car leur crise relève de l’erreur de gestion (c’est d’ailleurs ainsi que la Fed a justifié la faillite de Lehman Brothers). Seule exception à cette règle : la banque trop importante pour faire défaut (too big to fail), qui doit être sauvée même en cas d’insolvabilité afin d’éviter la contagion aux autres institutions financières, car elle présente un « risque systémique ». Le sauvetage aux États-Unis de Freddie Mac et Fannie Mae en juillet 2008 a relevé de cette logique (même si certains y ont vu un aléa moral, les grosses banques pouvant être amenées à penser que leur taille les prémunit contre tout risque de liquidation). '' POINTS DE VUE le « paradoxe de la tranquillité » d’Hyman Minsky Dans son ouvrage intitulé Stabilizing an Unstable Economy, l’économiste post-keynésien Hyman Minsky insiste sur le caractère endogène des crises financières et l’instabilité financière propre au capitalisme. D’après lui, ce caractère s’est accentué au début des années 1980 avec la financiarisation du capitalisme, l’accélération de l’innovation financière et le choix de mettre au cœur du système les marchés financiers. Minsky montre ainsi que les crises financières ne sont pas la conséquence de chocs exogènes ou d’un dysfonctionnement exceptionnel de l’économie, mais naissent pendant les périodes de prospérité, à un moment où les agents économiques oublient les crises passées et ne retiennent que les « bonnes nouvelles ». En pleine confiance, ils pensent augmenter leurs profits en prenant toujours plus de risques et en innovant (Minsky, 1986). Ce « ­paradoxe de la tranquillité » remet en question l’efficacité des mesures prudentielles ex ante préconisées par le Comité de Bâle (voir p. 178). 176 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise La séparation traditionnelle entre politique monétaire et politique financière ne va pourtant pas de soi. Les crises de liquidité ne peuvent pas être si facilement distinguées des crises de solvabilité : dans la pratique, celles-ci sont liées et s’auto-entretiennent. Ainsi, une banque en crise de liquidité doit brader ses actifs financiers pour obtenir de la monnaie « banque centrale », ce qui la conduit à l’insolvabilité. A contrario, une banque soupçonnée d’insolvabilité n’arrive plus à se refinancer en monnaie « banque centrale » et connaît immédiatement une crise de liquidité. C’est exactement ce type de mécanisme qui s’est produit en 2008 : plus aucune banque commerciale n’acceptait de prêter de la monnaie « banque centrale » à ses consœurs, aggravant la crise de liquidité, en grande partie parce que la chute du prix des actifs financiers remettait en cause leur solvabilité en dégonflant la valeur de leurs actifs. Un autre argument a été avancé par Alan Greenspan en 2002 pour dénier à la banque centrale l’opportunité d’intervenir à des fins de stabilisation financière : l’argument du benign neglect. Selon lui, une banque centrale ne peut lutter efficacement contre les bulles spéculatives par sa politique monétaire ; elle doit uniquement intervenir lors de leur éclatement. Le boom des valeurs financières ne serait pas inflationniste puisqu’il entraîne uniquement une hausse du prix des actifs financiers (non inclus dans les indices de prix), alors que la crise peut, pour sa part, conduire à la déflation. Il existerait une autre asymétrie : les taux d’intérêt de la banque centrale ne peuvent monter de manière suffisante pour remettre en cause les gains attendus sur les marchés financiers sans « tuer » l’économie réelle (il faudrait en effet les augmenter de plus de 25 %), alors qu’une baisse rapide des taux d’intérêt décidée par la banque centrale dans le cadre de sa politique monétaire est de nature à « soigner » la crise. Enfin, l’adoption de politiques prudentielles sous l’égide du Comité de Bâle (voir Gros plan, p. 178) – ainsi que la banalisation de l’analyse des risques financiers par les agences de notation avaient nourri l’espoir (vain) que les Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 | 177 crises financières pourraient être évitées ex ante, grâce à des pratiques financières moins risquées et à une meilleure évaluation des risques. LE PRINCIPE DE SÉPARATION DEVENU INOPÉRANT AVEC LA CRISE DE 2008 En septembre 2008, la faillite de la banque américaine Lehman Brothers a marqué le début d’une très grave crise de liquidité au sein des banques commerciales. Cette crise n’a pas laissé le choix aux banques centrales, en particulier à la BCE : si elles voulaient éviter l’effondrement des systèmes bancaires et financiers au sein de l’UE et ses conséquences dramatiques sur les économies réelles (notamment une déflation similaire à celle enregistrée en 1929), il leur fallait intervenir immédiatement pour empêcher une crise bancaire généralisée et un effondrement du prix des actifs financiers. Cela a contraint la BCE à innover afin d’assurer son rôle traditionnel de prêteur en dernier ressort pour éviter à l’UE une crise systémique. L’objectif de lutte contre l’inflation est alors passé au second plan au profit de la stabilisation bancaire et financière. L’approche traditionnelle de Bagehot, encore affirmée par la BCE au début de la crise avec une hausse des taux d’intérêt directeurs en juillet 2008, a fini par voler en éclats. Face à la violence de la crise et à l’arrêt total du marché interbancaire, la BCE a dû rapidement abandonner cette approche et modifier sa politique monétaire en baissant ses taux directeurs à un niveau proche de 0 %, en acceptant des contreparties de très mauvaise qualité et en créant une quantité de monnaie « banque centrale » pour des montants jamais enregistrés jusqu’alors. Dans l’urgence, la BCE a dû mettre fin de facto à la séparation historique entre politique monétaire et politique de stabilisation financière et ainsi modifier ses objectifs, inventer de nouveaux instruments, repenser les canaux de transmission de sa politique monétaire et révolutionner sa politique de refinancement pour conserver la confiance nécessaire des agents économiques dans sa monnaie. 178 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise (GROS PLAN) SUR le Comité de Bâle Créé en 1974, le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire promeut des normes prudentielles pour les banques. Il s’agit d’une émanation de la Banque des règlements internationaux (BRI) – la plus ancienne institution financière internationale, instituée en 1930, qui assure notamment une certaine coordination des banques centrales. En 1988, les accords de « Bâle I », qui portent sur le risque de crédit (risque de défaut de paiement de l’emprunteur), fixent un ratio Cooke, c’est-à-dire un ratio international de solvabilité qui oblige les banques à proportionner leurs fonds propres à hauteur de 8 % de leurs engagements risqués. En 2004, les accords de « Bâle II » remplacent le ratio Cooke par le ratio Mc Donough, lequel englobe trois types de risque : le risque de crédit, le risque de marché (risque de pertes résultant des fluctuations des prix des instruments financiers) et le risque opérationnel (risque de pertes provenant de processus internes inadéquats ou défaillants, de personnes et systèmes ou d’événements externes). En 2010, pour tenir compte de la crise, les accords de « Bâle III » incorporent au ratio de solvabilité le risque de liquidité et le risque systémique en renforçant la qualité et la quantité de fonds propres des banques à hauteur d’environ 10,5 % à échéance de 2019. La BCE a donc mis en œuvre des politiques non conventionnelles et a complété son rôle traditionnel de prêteur en dernier ressort (assurer la liquidité des banques) par celui, nouveau, de contrepartiste en dernier ressort (assurer la liquidité des actifs financiers). Elle a été contrainte de sortir de son cadre rigide initial et de renforcer son rôle prudentiel auprès des banques commerciales et du système financier. Ces politiques se sont montrées très efficaces à court terme, mais l’interdiction faite à la BCE d’intervenir directement dans le financement des dettes des États membres n’a pu empêcher la crise des dettes souveraines de la zone euro en 2010. En outre, ces politiques ne sont pas sans danger sur la stabilité financière et leur succès Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 | 179 à long terme n’est pas avéré, comme le montre l’exemple du Japon depuis la fin des années 1990. LES CINQ POLITIQUES NON CONVENTIONNELLES DE LA BCE —— Face à la violence de la crise économique, la BCE a dû rapidement baisser ses taux directeurs jusqu’à 0 % en 2016, comme le préconise le cadre conventionnel de la politique monétaire (voir graphique ci-dessous). Ce faisant, elle a perdu son instrument principal (le taux d’intérêt). Les politiques dites « non conventionnelles » sont simplement des voies nouvelles pour continuer à faire de la politique monétaire lorsque le canal du taux d’intérêt n’est plus disponible. Cinq politiques monétaires non conventionnelles ont ainsi été mises en œuvre par la BCE à partir de septembre 2008, les trois premières l’ayant été conjointement, avec pour objectif que les banques puissent jouer à nouveau leur rôle de financement de l’économie. ÉVOLUTION DES TAUX DIRECTEURS DE LA BCE ET DE L’EONIA ENTRE 2000 ET 2016 7 Taux directeur BCE Facilité de dépôt BCE Prêt marginal BCE EONIA 6 5 4 3 2 1 0 /16 /15 03 /01 /14 /01 03 /13 /01 03 /12 /01 03 /11 /01 /01 03 03 9 /10 /01 03 8 1/0 03 /0 /07 1/0 03 /0 /01 /06 Source : auteur, d’après les données Bloomberg. 03 /05 /01 03 /04 /01 /01 03 03 2 /03 /01 03 1 1/0 03 /0 1/0 03 /0 03 /0 1/0 0 -1 180 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise LA MODIFICATION DE LA TAILLE DU BILAN DE LA BCE (QUANTITATIVE EASING) Pour remédier à la crise de liquidité consécutive à la faillite de Lehman Brothers et au refus des banques de se faire confiance et de se prêter leurs excédents de monnaie « banque centrale », la BCE a dû jouer pleinement son rôle de prêteur en dernier ressort en créant des quantités considérables de monnaie « banque centrale ». Si ce type de politique n’a rien de nouveau, ce sont les montants créés en un temps record qui font l’originalité de cette politique d’assouplissement quantitatif (ou quantitative easing, QE). En à peine quatre mois, la BCE augmentait la taille de son bilan de plus de 45 % en créant de la monnaie « banque centrale » (à son passif) contre des titres en garantie et des créances sur les banques (à son actif). Le bilan de la BCE passait de 1 500 milliards d’euros environ en septembre 2008 à 2 200 milliards d’euros en janvier 2009. Confrontée à l’aggravation de la crise des dettes souveraines de la zone euro au cours de l’année 2011, la BCE a fini par décider un second assouplissement quantitatif massif en créant fin 2011, plus de 1 000 milliards d’euros (490 en décembre 2011 et 530 en février 2012), même si un peu moins de la moitié de ce montant venait en remplacement d’anciens prêts arrivant à échéance – soit un apport net de 530 milliards d’euros environ. Le bilan de la BCE atteint alors 3 100 milliards d’euros (plus du double de sa taille d’avant la crise). Ces apports, qui ont essentiellement concerné les systèmes bancaires espagnol, italien, puis français, sont tout à fait considérables, même si la Fed triplait dans le même temps le sien (son bilan passant de 700 à 2 200 milliards d’euros). Après une réduction du bilan de la BCE en 2013 et 2014 à 2 100 milliards, Mario Draghi annonçait en janvier 2015 un troisième assouplissement quantitatif massif de 60 milliards mensuels jusqu’en septembre 2016. En décembre 2015, le plan était prolongé jusqu’en mars 2017, puis en mars 2016, le montant était relevé à 80 milliards mensuel, soit à terme une création de monnaie banque centrale pour un montant de plus de 1 600 milliards d’euros. Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 | 181 Au terme de ce QE exceptionnel, le bilan de la BCE devrait dépasser les 3 500 milliards, soit presque trois fois son montant d’avant crise. Cette monnaie créée, qui est de la monnaie « banque centrale », ne peut pas être directement utilisée dans l’économie ; elle est en fait principalement détenue par les banques commerciales sur leur compte à la BCE et constitue une garantie qui « améliore » leur bilan et leur assure de pouvoir faire face à d’éventuelles pertes. On estime ces facilités de dépôts à plus de 800 milliards d’euros en 2012 alors qu’il n’y en avait quasiment aucune en 2008. Toutefois, cette monnaie « banque centrale » circule très massivement au sein de la zone euro. On constate en effet un fort désengagement – de l’ordre de 750 milliards d’euros – des banques privées sur les cinq pays périphériques (Espagne, Grèce, Irlande, Italie, Portugal), ainsi que des sorties de capitaux provenant des résidents des pays du sud de l’UE vers des comptes ouverts dans les banques des pays du nord de l’UE. Au total, la création massive de monnaie « banque centrale » par la BCE n’a pas réellement augmenté la masse monétaire en circulation dans la zone euro, car seules les banques commerciales créent de la monnaie (voir pp. 105‑106). En outre, la crise, conjuguée à la peur de prendre de nouveaux risques, fait que ces banques en créent actuellement très peu. On ne peut donc pas dire que la BCE a actionné la « planche à billets », ou utilisé l’hélicoptère de Milton Friedman (selon son image ironique pour expliquer comment la monnaie entrait dans l’économie en étant jetée pendant la nuit d’un tel engin). Sa monnaie sert seulement à assurer les paiements entre banques et à sécuriser leur actif. En interdisant à la BCE de financer des déficits publics, les traités européens l’ont privée d’un « hélicoptère », c’està-dire d’un moyen d’augmenter directement la masse monétaire via l’investissement public. Toutefois, depuis 2016, la BCE parle ouvertement d’un tel hélicoptère au travers par exemple d’un revenu transitoire universel ou d’un crédit à taux zéro qui serait financé directement par la BCE et attribué sans condition à tout Européen. Alors la 182 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise planche à billets fonctionnerait vraiment et la BCE ferait de la politique budgétaire en sus de sa politique monétaire. LA MODIFICATION DE LA STRUCTURE DU BILAN DE LA BCE (QUALITATIVE EASING) En plus de sa politique d’assouplissement quantitatif, qui modifie le montant du bilan des banques commerciales à l’actif et au passif, la BCE peut également jouer sur la structure de son propre actif : on parle alors de qualitative easing. À la suite de la crise des subprimes, l’idée était de sortir les actifs « toxiques », « douteux » ou « pourris » du bilan des banques commerciales, pour réduire leur risque d’insolvabilité, afin qu’elles reprennent confiance. Pour diminuer l’exposition des banques commerciales au risque et améliorer leur bilan, la BCE a donc accepté en garantie pour leur refinancement des actifs dont le marché ne voulait plus (contrairement à l’approche de Bagehot). Elle les a valorisés bien au-dessus de leur valeur de marché actuelle (leur permettant de conserver ainsi une certaine liquidité). En faisant cela, la BCE a permis une moindre dégradation de l’actif des banques concernées, escomptant une reprise de confiance des acteurs du marché. Toutefois, la BCE s’impose de ne pas acheter plus de 33 % d’une même dette pour ne pas trop influer sur le marché, ni d’acheter des titres ayant un risque de défaut. La BCE a ainsi joué un rôle inhabituel d’acheteur ou de contrepartiste en dernier ressort en acceptant de prendre en pension ou d’acheter les titres dont plus personne ne voulait. Mais elle n’est pas allée aussi loin que la Fed, qui a échangé directement de bons actifs (des titres de dette souveraine des États-Unis) contre des actifs de très mauvaise qualité. La structure de l’actif de la BCE a donc évolué depuis la survenue de la crise de 2008 : les actifs devenus illiquides, ont d’abord augmenté de manière significative, de même que, depuis 2012, les créances à très long terme sur les banques. À l’exception de quelques titres de dette souveraine, comme ceux de la dette grecque, la BCE a pris en pension les titres (on parle alors de « collatéral », car ces Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 | 183 titres sont en garantie) plutôt qu’elle ne les a achetés ferme. Ils devront donc retourner au bilan des banques, une fois la crise terminée… Cette pratique est plus prudente que la politique de la Fed qui, en achetant ces titres « pourris », endosse définitivement les pertes potentielles. Toutefois, le retour de ces actifs toxiques vers les banques ne pourra se faire que très progressivement si la BCE veut éviter une nouvelle crise bancaire. Le problème est que les banques en ont profité pour acheter la dette souveraine de leur pays et non pour financer l’économie, faisant à nouveau émerger un risque systémique national entre dette souveraine et solvabilité bancaire. Depuis mars 2015, la BCE achète massivement des titres souverains ou émis par des agences publiques, mais ils sont déposés au bilan de la banque centrale nationale du pays émetteur. En mars 2016, la BCE a également annoncé sa volonté d’étendre ses achats aux obligations privées émises par les entreprises (programme CBPP). Les assouplissements quantitatif et qualitatif ont été menés simultanément pour améliorer le bilan des banques afin de leur redonner confiance pour qu’elles puissent à nouveau financer l’économie en faisant des crédits (crédit easing). LA MODIFICATION DES PROCÉDURES ET DES TECHNIQUES DE REFINANCEMENT DE LA BCE Afin de rendre possibles et efficaces les deux politiques précédentes, la BCE a dû modifier ses procédures et ses techniques de refinancement. Parmi les différents changements observés ces dernières années, quatre sont particulièrement importants. L’allongement de la durée du refinancement L’objectif prioritaire étant d’assurer une liquidité bancaire importante pour redonner confiance aux banques, il devenait inutile de contraindre ces dernières à revenir se refinancer très régulièrement, à un rythme hebdomadaire, comme le prévoient les opérations principales de refinancement par appel d’offres (Main Refinancing Operation ou MRO, voir pp. 159-160). Ainsi, la BCE a allongé la durée d’octroi de la monnaie « banque centrale », qui est passée 184 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise d’une semaine à six mois, puis fin 2011, elle a permis des refinancements de long terme, les Long Term Refinancing Operation (LTRO), à horizon de trois ans ; enfin, en 2014 les Very Long Term Refinancing Operation (VLTRO) à horizon de quatre ans – du jamais vu ! La durée moyenne des prêts est ainsi passée de deux mois à plus de trois ans. Il s’agit là d’une petite révolution pour les banques qui sont désormais assurées d’avoir une liquidité bancaire abondante sur une période très longue. Mais cela affaiblit du même coup la politique monétaire de l’UE, dans la mesure où les banques deviennent beaucoup moins sensibles qu’avant à un changement ultérieur des taux d’intérêt directeurs. L’élargissement des contreparties admissibles La BCE ne se contente plus des titres qualifiés sur les listes 1 (titres « européens ») et 2 (titres « nationaux »), qui sont normalement les seuls admis au refinancement (voir p. 160). Elle accepte désormais de prendre en garantie (dans le cadre du mécanisme de « prise en pension ») des titres risqués afin de les faire sortir du bilan des banques commerciales. Ce faisant, la BCE court un risque de perte sur ces actifs durant la période où elle les porte. Par exemple, elle accepte toutes les dettes souveraines de l’Eurozone en garantie, y compris la dette grecque. L’abaissement du taux des réserves obligatoires Pour réduire un peu plus les besoins des banques commerciales en monnaie « banque centrale », le taux de réserves obligatoires a été baissé de 2 % à 1 % le 18 janvier 2012. La coopération internationale Beaucoup de banques européennes travaillent avec d’autres devises que l’euro, comme le dollar ou la livre sterling. Lorsque la crise de liquidité de septembre 2008 est apparue, les banques américaines ont arrêté de prêter aux banques européennes qui se sont retrouvées dans l’incapacité de se refinancer en dollars pour assurer leurs engagements. Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 | 185 Pour pallier leurs difficultés, la BCE, conjointement avec la Banque de Suisse, a immédiatement mis en place des échanges hebdomadaires (swaps) d’euros contre dollars avec la Réserve fédérale américaine. De cette manière, la BCE a pu ensuite refinancer directement les banques européennes en monnaie « banque centrale » des États-Unis. Les accords internationaux entre banques centrales ont permis aux paiements interbancaires d’être effectués dans la monnaie « banque centrale » adéquate, même si celle-ci relevait d’une autre zone monétaire. LE RACHAT DE DETTES SOUVERAINES En mai 2010, confrontée à l’aggravation de la crise des dettes souveraines de la zone euro, la BCE s’est résolue, sous l’impulsion de son ancien président Jean-Claude Trichet, à acheter des titres émis par des pays en difficulté sur le marché secondaire, celui de l’occasion, dans le cadre du Securities Market Program (SMP). L’objectif de ces achats est de faire baisser les taux d’intérêt à moyen terme dont les pays du sud de la zone euro (Espagne, Italie, Portugal) doivent s’acquitter auprès des marchés financiers pour leurs titres de dette souveraine, car ces taux n’étaient plus soutenables. Il s’agit aussi d’assurer un débouché, et donc une valeur, à des titres devenus extrêmement « risqués » (comme ceux de la Grèce). La réduction des écarts de taux entre États membres de la zone euro est en effet apparue comme une priorité pour éviter l’éclatement de l’UEM. Une première vague d’achats de titres de dette des États grec, irlandais et portugais, pour un montant total de l’ordre de 80 milliards d’euros a donc eu lieu en mai 2010. Puis, à partir d’août 2011, une deuxième vague d’achats, principalement de titres grecs, irlandais, espagnols, portugais et italiens, a été décidée, pour un montant encore plus important : environ 210 milliards d’euros au total. Notons que lors de la restructuration de la dette grecque, la BCE n’a pas connu de dépréciation sur les titres grecs qu’elle détenait (haircut), contrairement aux créanciers privés qui ont accepté que cette dette soit dépréciée de plus de 50 %. Mario Draghi, devenu entre-temps président 186 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise de la BCE, a prévenu qu’il n’en serait plus de même pour les nouveaux achats de dettes souveraines à court terme, d’où un risque réel de pertes importantes pour la BCE. En septembre 2012, Mario Draghi a annoncé la fin du SMP et la mise en place d’un second programme de rachat de dettes publiques, celui d’Outright Monetary Transactions (OMT). Dans le cadre de ce nouveau programme, la BCE peut désormais acheter sur le marché secondaire des obligations d’État de court terme (c’est-à-dire ayant une maturité de un à trois ans) sans aucune limite quantitative. Mais pour bénéficier de ce programme, le pays concerné doit solliciter l’assistance du Mécanisme européen de stabilité (MES, voir p. 201), qui est subordonnée à la mise en œuvre de profondes réformes économiques et à l’accord du Conseil européen. En subordonnant ces achats à l’application de plans d’ajustement structurel, la BCE perd du même coup la capacité d’intervenir seule et rapidement alors même que la vitesse de réaction est essentielle pour la stabilisation des marchés concernés. L’impact des OMT est venu du seul effet d’annonce. Il n’y a eu aucun achat de titres souverains. Le troisième assouplissement quantitatif massif annoncé en janvier 2015 de 60 puis de 80 milliards mensuels s’appuie très largement sur le refinancement des dettes souveraines détenues par les banques commerciales. Toutefois, ces dettes souveraines sont cantonnées dans les bilans de la banque centrale nationale du pays émetteur et non dans celui de la BCE, afin de préserver la très forte « susceptibilité » allemande sur cette question. Ainsi, en cas de défaut sur l’exemple de la dette souveraine grecque, il n’y aurait donc pas de garantie ni de solidarité fédérale (sauf pour 8 % des achats mis à la BCE). Enfin, le rachat des dettes par pays est proportionnel à la clé de répartition du capital de la BCE (p. 92) et limité à 33 % de l’émission de chaque dette. La dette allemande continue donc à être massivement achetée alors que ses taux d’intérêt sont négatifs jusqu’à une échéance de six ans et qu’elle n’a aucune difficulté à être placée. Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 | 187 Bien que largement utilisée par la Fed et la Banque d’Angleterre, cette politique de rachat des titres de dettes souveraines est la politique non conventionnelle de la BCE la plus controversée au sein de l’Eurosystème ; il est vrai qu’elle entre en contradiction avec l’esprit des statuts de la BCE. Certes, il peut être affirmé que la BCE, en achetant des titres déjà émis et donc déjà financés, n’intervient pas directement dans le financement des États – une pratique qui lui est formellement interdite par les traités ainsi que par ses statuts (voir pp. 112-114). Toutefois, la BCE n’est pas non plus censée faciliter leur accès à un financement privilégié. Or, en achetant les titres de dette souveraine déjà émis par des pays membres de la zone euro en grande difficulté et en les acceptant comme collatéral pour les opérations de refinancement, malgré leur risque manifeste, elle envoie un signal clair de financement aux banques commerciales et de soutien des titres aux marchés financiers. C’est la raison qui explique la démission en 2011 des deux représentants allemands au sein du Conseil des gouverneurs de la BCE : Axel Weber, l’ancien gouverneur de la Bundesbank, et Jürgen Stark, l’ancien économiste en chef. De la même façon, le programme OMT n’a pu être autorisé par le Conseil des gouverneurs de la BCE qu’à l’unanimité moins une voix, en contravention avec le consensus systématiquement affiché par l’institution de Francfort. Il a suscité la vive opposition de la Bundesbank, qui a rappelé que « toute socialisation des dettes doit se faire en passant par les parlements ou les gouvernements et non par l’action des banques centrales ». TAUX D’INTÉRÊT NÉGATIFS ET FORWARD GUIDANCE Normalement, le taux du marché interbancaire, l’Euro OverNight Index Average (Eonia), converge vers le taux minimum, payé par les banques, celui des appels d’offres sur les MRO. Quant au taux plancher, celui de la rémunération des facilités de dépôt, il n’a d’ordinaire pas une grande importance, hormis pour rémunérer les réserves obligatoires, puisque les banques préfèrent prêter leur excédent de monnaie « banque centrale » au taux du marché interbancaire Eonia (sur les taux directeurs, voir pp. 156-159). 188 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise Ces différents taux de court terme vont ensuite déterminer largement les taux d’intérêt de long terme, qui incluent une prime de risque, notamment liée aux anticipations d’inflation et des taux courts futurs. Il en va tout autrement avec les politiques non conventionnelles. Du fait de la politique d’assouplissement quantitatif menée par la BCE, la monnaie « banque centrale » est devenue très abondante : les banques cherchent à placer celle-ci sur le marché interbancaire mais, comme ce dernier est saturé en liquidités, il offre peu de débouchés ; par conséquent, le taux du marché interbancaire Eonia s’éloigne du taux des appels d’offres pour converger vers le taux des facilités de dépôt (taux plancher). De plus, avec la crise, la BCE a fortement réduit l’écart entre les taux plancher et plafond, qui est passé de 2 % à 0,65 % en mars 2016. Le taux directeur de référence, celui d’appel d’offres des MRO, a été rapidement abaissé de 4,25 % en juillet 2008 à 1 % en avril 2009. Après plusieurs autres baisses, la BCE l’a fixé à 0 % en mars 2016. La politique de la BCE correspond aujourd’hui parfaitement aux politiques à taux zéro de la Fed (Zero Interest Rate Policy, ZIRP). Dès juin 2014, le taux des facilités de dépôt (c’est-à-dire la rémunération que touchent les banques en plaçant leurs excédents de monnaie « banque centrale » à la BCE) est passé en territoire négatif à -0,1 %. Cette politique nouvelle de taux négatif a été accentuée en septembre 2014 (-0,2 %) puis fin 2015 (-0,3 %), pour atteindre - 0,4 % en mars 2016. Dès lors, avec l’abondance de liquidité bancaire, le taux du marché interbancaire, l’Eonia, est devenu négatif dès avril 2015 et se situe à -0,346 en mars 2016. Le taux des facilités de prêt marginales (taux plafond), fixé à 0,25 %, n’a plus de réelle signification aujourd’hui. De plus, avec les refinancements à long terme ciblés sur les crédits aux entreprises décidés en mars 2016, les TLTRO (targeted long term refinancing operation), Mario Draghi a entamé une politique de refinancement à taux négatifs puisque les banques qui augmenteront leurs encours de crédits aux entreprises pourront bénéficier d’un taux de refinancement pouvant descendre à -0,4 %, c’est-à-dire au Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 | 189 taux des facilités de dépôt. Pour obtenir un refinancement à taux négatifs, les banques devront augmenter d’au moins 2,5 % leurs encours de crédit aux entreprises par rapport à la situation du 31 janvier 2016. Ainsi, la BCE subventionne les crédits des banques aux entreprises pour que la monnaie banque centrale créée serve à l’économie réelle. La politique de taux d’intérêt négatifs est la nouvelle mode des banques centrales, expérimentée en particulier en Suède, au Danemark et en Suisse. Enfin, la BCE essaye de modifier la courbe des taux d’intérêt selon ses échéances puisque les taux d’intérêt importants pour l’investissement et la relance de l’économie sont les taux à long terme. Une fois les taux courts à 0 %, la politique monétaire cherche à baisser les taux d’intérêt à long terme qui restent en général positifs. Pour se faire, la BCE mène une politique de communication, dite de guidage prospectif (forward guidance). En annonçant que ce niveau exceptionnellement bas des taux directeurs sera maintenu durant une longue période, la BCE essaye d’agir sur les anticipations pour réduire la prime de risque exigée sur les taux longs, puisque ceux-ci sont proches de la somme des taux courts successifs anticipés. Cette démarche permet de baisser les taux longs au moment où les taux courts ont atteint une limite à la baisse. Comme nous le constatons, les cinq politiques monétaires non conventionnelles cherchent à maintenir le prix des actifs financiers et à relancer l’économie et l’inflation malgré la neutralisation de l’instrument principal, c’est-à-dire lorsque le taux d’intérêt directeur est à zéro. LE RISQUE PERSISTANT D’UNE CRISE BANCAIRE SYSTÉMIQUE —— Les politiques non conventionnelles adoptées par la BCE pour juguler la crise ont certes démontré la capacité d’innovation et de réaction remarquable de l’institution de Francfort. Elles ont sans doute permis d’éviter une crise bancaire majeure ainsi qu’une explosion de l’UEM. Mais elles ont été finalement incapables de résoudre la crise des dettes souveraines et les vrais problèmes de la zone euro qui, toutefois, ne relèvent pas tous directement 190 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise de la politique monétaire. Plus grave encore, elles ne sont pas sans danger. DES ÉCARTS DE TAUX ENTRE LES DETTES SOUVERAINES DE LA ZONE EURO La question la plus cruciale est de savoir ce que font les banques commerciales de ces montagnes de monnaie « banque centrale » qu’elles ont obtenues quasi gratuitement et à long terme d’autant que les déposer sur leur compte à la BCE leur coûte, en 2016, 0,4 %. L’objectif initial de la BCE était d’amener ces banques à acheter massivement les titres de dette souveraine des pays du sud de la zone euro en situation de difficulté (ce qu’elle-même ne peut pas faire), afin de réduire les taux d’intérêt élevés que connaissent ces pays (Italie, Espagne). Or, l’expérience semble montrer qu’elles ne le font que très modérément : mal notés par les agences de notation, ces titres de dette ne sont pas attractifs pour les banques commerciales qui seraient obligées, pour les acheter massivement, de constituer de nouvelles réserves de fonds propres afin de satisfaire aux ratios de solvabilité de la BRI (voir Gros plan, p. 178). Comme ces réserves de fonds propres ont un coût élevé et que l’achat d’actifs jugés risqués dégraderait à nouveau la perception de leur bilan, les banques commerciales préfèrent aller vers la qualité (flight to quality) en achetant des titres de dette allemands, français ou états-uniens, notés par les agences de notation dans la classe de risque la plus faible. Cette recherche de qualité conduit à des situations paradoxales puisque les banques commerciales acceptent d’acheter depuis 2012 des bons du trésor à court et à moyen termes (jusqu’à 6 ans pour les titres allemands) à un taux nominal négatif. Il peut sembler absurde que des banques préfèrent ainsi payer pour prêter à un État ; mais ce choix a priori irrationnel s’explique par leurs anticipations (la possibilité de revendre ultérieurement plus cher ces titres de dette de meilleure qualité si les taux continuent de baisser), par les ratios de solvabilité de la BRI (qui seront plus facilement atteints avec des titres de dette mieux Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 | 191 notés) et par le taux négatif de -0,4 % sur leurs excédents. Il faut noter que, depuis 2012, les écarts de taux d’intérêt (spreads) sur les dettes souveraines à dix ans se sont fortement réduits, en particulier pour les titres italiens et espagnols (voir graphique, p. 169). La politique de la BCE a donc été efficace même si les écarts existent toujours. L’émission importante d’une dette souveraine à taux négatifs n’est pas sans risque à terme. Tous ces flux actuels de titres à taux négatifs formeront avec le temps un stock obligataire de plus en plus important qui perdra beaucoup de sa valeur lorsque les taux remonteront, provoquant une crise obligataire. Plus les politiques d’assouplissement quantitatif et de taux négatifs dureront longtemps, plus il sera difficile d’en sortir et de remonter les taux d’intérêt sans risquer de provoquer une nouvelle instabilité financière. De plus, les épargnants allemands se plaignent de ces taux faibles qui grèvent le rendement de leur placement et donc réduisent leur retraite future. Ainsi, l’existence d’excédents importants de monnaie « banque centrale » octroyée à long terme (quatre ans) n’est pas sans risque. Étant donné les taux négatifs sur leurs excédents, les banques commerciales pourraient utiliser ces réserves pour spéculer sur les marchés financiers, ce qui, vu les sommes en jeu, entraînerait immédiatement le développement d’une bulle spéculative. Actuellement, les banques commerciales ont plutôt tendance à utiliser ces excédents de monnaie « banque centrale » pour acheter des titres peu risqués, ainsi que des titres étrangers ce qui a provoqué une baisse du taux de change de l’euro contre le dollar qui est passé de 1,37 début 2014 à 1,10 début 2016. Cette baisse du taux de change est de nature à relancer les exportations et donc l’économie mais implique un éventuel risque de change en cas de reprise de l’euro. En outre, ces grosses quantités de monnaie « banque centrale » circulent fortement et, du fait de leur mauvaise répartition, déséquilibrent les échanges monétaires intracommunautaires. Créée à l’origine par la BCE pour refinancer les banques du sud de la zone euro qui connaissent 192 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise des sorties de capitaux vers le Nord et pour dégonfler leur bilan, cette monnaie « banque centrale » est rapidement transférée vers les banques du nord de l’Eurozone qui n’en ont pas vraiment besoin. Comme celles-ci ne font plus confiance aux banques du Sud et refusent de leur prêter, la BCE doit continuer cette politique quantitative et porte à bout de bras les systèmes bancaires du Sud qui pourraient s’effondrer à la moindre anticipation ou annonce d’une sortie de l’euro. De plus, cela freine fortement le financement de l’économie par les banques dans les pays du Sud, ce qui aggrave la récession. Au final, la situation du système bancaire européen reste asymétrique et n’est pas stabilisée. QUELLE EFFICACITÉ POUR LES POLITIQUES MONÉTAIRES NON CONVENTIONNELLES ? Les politiques monétaires non conventionnelles de la BCE ont permis de stabiliser la situation financière et bancaire mise à mal par la crise de 2007-2008 et certainement de sauver l’UEM. Elles ont également su réduire et maîtriser les tensions sur le marché des dettes souveraines de la zone euro apparues violemment en 2010. Elles ont donc été un succès à court et moyen termes quant à l’objectif de stabilisation financière. Toutefois, plus ces politiques d’abondance de monnaie banque centrale et de taux d’intérêt zéro, voire de taux négatifs durent à long terme, plus il sera difficile de les abandonner sans risquer une nouvelle instabilité financière. En effet, ces politiques augmentent la volatilité sur les marchés, poussent les banques à prendre des risques (qui peuvent n’être que financiers d’où un risque de bulle financière) car les rendements des actifs sans risques sont nuls et même négatifs et créent un stock d’obligations à taux très bas qui seront très sensibles à la remontée des taux d’intérêt. Le risque de créer à terme une nouvelle bulle spéculative est donc très important. Ces politiques de stabilisation financière affaiblissent la politique monétaire, puisque les banques ont obtenu des quantités extrêmement importantes et à moyen terme de Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 | 193 monnaie banque centrale, les rendant insensibles à des variations futures du taux d’intérêt. C’est ce que nous constatons aux États-Unis où la situation économique favorable (chômage faible à 4,9 % et inflation à 1,7 %, malgré le faible prix du pétrole) justifierait en 2016 un taux d’intérêt à plus de 3 %, alors qu’il n’a été remonté qu’0,5 % fin 2015. Janet Yellen hésite à poursuivre la hausse, paralysée en partie par le risque de provoquer une nouvelle instabilité financière. Stabilité financière et politique monétaire peuvent rapidement devenir des objectifs conflictuels. De plus, le système s’habitue à des taux d’intérêt très faibles, notamment les États, qui verront le coût de leur dette augmenter brutalement lors de la sortie de ces politiques non conventionnelles. La valeur des obligations souveraines actuelles chutera. Elles détériorent également la qualité de l’actif de la banque centrale, pouvant conduire à des pertes significatives. La création massive de monnaie banque centrale n’augmente pas automatiquement la masse monétaire en circulation, car seules les banques commerciales créent de la monnaie. Or, la crise, doublée de la peur de prendre de nouveaux risques, fait qu’elles en créent actuellement très peu. Cette monnaie banque centrale sert essentiellement à assurer les paiements entre banques et à sécuriser leur actif, mais n’arrive pas à relancer la croissance économique ou l’inflation. Ainsi, les politiques monétaires non conventionnelles sont très décevantes quant aux objectifs de la politique économique. L’inflation est durablement éloignée de la cible des 2 %, l’Union européenne flirtant même avec la déflation. Le choix des politiques de rigueur et l’absence de coordination entre une politique monétaire fédérale à dix-neuf et des politiques budgétaires nationales font que la croissance économique n’est pas repartie en Europe, contrairement aux États-Unis. La politique monétaire est totalement inefficace face aux chocs asymétriques. Seul l’impact sur le taux de change a amélioré la compétitivité européenne, relancé les exportations et aurait 194 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise dû permettre d’importer de l’inflation, notamment par la hausse du prix des matières premières importées, si le pétrole n’avait pas vu sa valeur chuter plus encore que celle de l’euro vis-à-vis du dollar. En conclusion, nous en demandons certainement beaucoup trop à la politique monétaire et les réponses durables aux problèmes économiques de la zone euro se trouvent aujourd’hui bien plus à Bruxelles qu’à Francfort. 195 CHAPITRE 2 LES DÉCISIONS PRISES DEPUIS LA CRISE POUR RENFORCER L’UEM Les politiques non conventionnelles mises en œuvre par la BCE à partir de 2008, parfois en contradiction avec ses statuts et les traités européens, ont certes permis d’atténuer les tensions liées à la crise de liquidité des banques et à celle des dettes souveraines de la zone euro. Toutefois, elles n’ont pas mis fin à la crise qui sévit toujours au sein de l’Union économique et monétaire (UEM) et qui a des causes structurelles. Bien qu’elles aient entraîné une forte baisse des taux d’intérêt de nature à faciliter la reprise économique, ces politiques n’ont pas non plus favorisé une confiance durable des agents économiques. En réalité, la réponse à cette crise ne peut relever uniquement de la politique monétaire à qui nous demandons trop. Certaines décisions prises par l’Union européenne (UE) à la suite de la crise financière de 2008 sont importantes à cet égard, car elles vont dans le sens d’une amélioration de la coordination des politiques économiques au sein de la zone euro et jettent les bases d’un véritable gouvernement économique européen. Nous étudierons ici leur impact sur la BCE. L’INSTAURATION D’ORGANISMES DE SUPERVISION FINANCIÈRE —— Le Conseil européen a adopté en 2009 un ensemble de réformes pour améliorer la supervision financière au sein de la zone euro. Cependant, celles-ci ne remettent pas en cause la vision libérale du capitalisme financier et ne cherchent qu’à en limiter les excès les plus criants en s’appuyant sur deux niveaux de surveillance (micro et macroprudentiel), ainsi que sur de nouvelles pratiques moins risquées. Des mesures ont été prises pour : – réduire les rémunérations extravagantes des traders, qui gagnent des primes très élevées quand ils ont spéculé juste, mais qui ne perdent rien quand ils se sont trompés, principe qui les pousse à prendre toujours plus de risques ; – éviter la création de marchés dérivés purement spéculatifs, c’est-à-dire sans utilité pour l’économie réelle. Les marchés dérivés sont des marchés où l’on n’achète pas 196 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise directement un titre financier, mais où l’on prend une option sur l’évolution future de ce titre (contrats à terme, options) ; – imposer à l’émetteur d’actifs titrisés un minimum de détention (5 %) afin que le preneur de risque en soit aussi en partie le détenteur. Les actifs titrisés ont en effet un caractère très risqué. Ils regroupent au sein d’une structure financière ad hoc des créances diverses (souvent des crédits du même type, comme des crédits automobiles) ; cette structure est ensuite vendue en parts sur les marchés financiers. Des parts de fonds titrisés de natures très différentes peuvent ensuite être regroupées à leur tour au sein de nouvelles structures financières selon des classes de risques différentes, et être revendues sur les marchés ; – taxer les transactions financières. Ainsi, une taxe sur les transactions financières de 0,1 % applicable aux échanges d’actions et d’obligations et une autre de 0,01 % sur les contrats dérivés, voulues par la France et l’Allemagne et décidées en 2011 mais sans cesse reportées, pourraient être appliquées au plus tôt en 2018 dans le cadre juridique d’une coopération renforcée entre dix pays au sein de la zone euro (Allemagne, Autriche, Belgique, France, Espagne, Grèce, Italie, Portugal, Slovaquie, Slovénie). Mais ces mesures ne touchent pas à l’essentiel. LE SYSTÈME EUROPÉEN DE SURVEILLANCE FINANCIÈRE Le Système européen de surveillance financière (SESF) assure la surveillance microprudentielle des banques, des marchés financiers et des compagnies d’assurances. À cette fin, trois autorités ont été créées : – l’Autorité bancaire européenne (ABE), dont le siège est à Londres ; – l’Autorité européenne des valeurs mobilières (AEVM), qui est basée à Paris ; – l’Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles (AEAPP), dont le siège se trouve à Francfort. Leur objectif est de : – proposer des normes (pour les rémunérations des traders, par exemple) et des pratiques en matière de régulation et de surveillance (comme le renforcement des fonds propres) ; Les décisions prises depuis la crise pour renforcer l’UEM | 197 – d’analyser l’évolution des marchés pour détecter notamment d’éventuelles bulles spéculatives ; – de favoriser la protection des déposants et des épargnants en limitant les pratiques et les techniques trop risquées. LE COMITÉ EUROPÉEN DU RISQUE SYSTÉMIQUE Dans un rapport de 2009, le groupe d’experts sur la supervision financière européenne mandaté par la Commission européenne et présidé par Jacques de Larosière, ancien directeur du FMI, avait recommandé la création d’un Comité européen du risque systémique (CERS) (voir Ce que disent les textes, p. 199). Placé sous l’égide de la BCE, le CERS, finalement créé le 16 décembre 2010, est essentiellement composé du Conseil général de la BCE, des présidents de l’ABE, de l’AEVM, de l’AEAPP et de la Commission européenne. Le CERS a en charge la surveillance macroprudentielle avec pour objectif de prévoir et de réduire les risques de crise systémique qui jusque-là n’étaient pas pris en compte. L’ensemble du secteur financier est analysé : banques, assurances, fonds de pension, shadow banking,… Mais contrairement à son homologue américain le FSOC (Financial Stability Oversight Council) qui dépend du Trésor et a des pouvoirs de sanction, le CERS s’appuie sur la prévention et sur des recommandations qui ne sont pas contraignantes. Le CERS est logé à la BCE et présidé par son Président, Mario Draghi, ce qui institutionnalise la fin de la séparation mais peut poser de sérieux problèmes d’arbitrage au président de la BCE. En effet, certaines politiques monétaires peuvent entrer en contradiction avec la recherche de stabilité financière, comme le dernier QE qui peut être à l’origine d’une nouvelle bulle financière. Cinq causes du risque systémique ont été identifiées et donnent lieu à autant d’objectifs intermédiaires pour la surveillance macroprudentielle : – la croissance excessive du crédit et l’effet de levier comme canal d’amplification ; – l’asymétrie excessive des maturités entre l’actif et le passif et le risque de liquidité (situation où le passif est à 198 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise court terme et instable, tandis que l’actif est illiquide, ce qui peut conduire les banques à ne pouvoir se refinancer) ; – la concentration de l’exposition au risque, notamment concentration sectorielle ou géographique, d’où une vulnérabilité aux chocs soit directement par des effets de bilan ou indirectement par la vente en urgence d’actifs de marché ; – l’asymétrie des incitations qui renforce l’aléa moral, en particulier les établissements trop gros pour faire faillite ; – les infrastructures financières, notamment tout ce qui facilite le développement du hors-bilan ou des marchés de gré à gré. La politique macroprudentielle s’appuie sur quatre étapes qui s’enchaînent : des indicateurs ont été construits pour mesurer les cinq risques identifiés ; à partir de ces indicateurs, des instruments (ratio, procédures, seuils limites, garanties,…) ont été déterminés et calibrés pour les réduire ; lorsque des indicateurs passent au rouge, une politique activant ces instruments est mise en œuvre ; enfin la politique est évaluée et éventuellement ajustée. Toutefois, cette vision s’appuie sur la prévention et des recommandations à partir de risques déjà identifiés alors que les canaux d’une nouvelle crise sont rarement les mêmes que ceux de la précédente. De plus, combien de divisions au CERS face à une nouvelle bulle spéculative ? Les avis et recommandations n’étant pas contraignants, seule la crédibilité du processus et le poids de la BCE peuvent pousser les intervenants financiers à changer leur comportement. Mais à quel rythme ? En effet, une bulle financière, même détectée, se développe rapidement, car les financiers peuvent rationnellement en profiter persuadés de sortir à temps du marché et plus la bulle gonfle plus l’éclatement est dangereux. Ainsi, Greenspan, en 1998 avec la bulle technologique, et en 2004 avec la bulle immobilière, a alerté largement les marchés, parlant d’exubérance irrationnelle sans que cela ne calme le moins du monde l’ardeur des spéculateurs, spéculateurs qui savent d’ailleurs également gagner quand tous les marchés chutent. Face à des crises financières que Minsky a montrées endogènes, Les décisions prises depuis la crise pour renforcer l’UEM | 199 nous devons rester très prudents sur des mécanismes de signalement qui ne changent pas profondément le mode de fonctionnement du capitalisme financiarisé. Si la surveillance macroprudentielle constitue un net progrès, nous restons dubitatifs sur sa capacité non pas à détecter mais à stopper une bulle financière. Un forum commun macroprudentiel (BCE plus le Comité de supervision du MSU) dont la première réunion a eu lieu le 18 mars 2015 se réunit tous les trimestres à la BCE pour traiter de surveillance macroprudentielle. CE QUE DISENT LES TEXTES la distinction entre surveillances microprudentielle et macroprudentielle « L’expérience des dernières années a mis en lumière l’importante distinction qu’il y a lieu de faire entre la surveillance microprudentielle et la surveillance macroprudentielle. Elles sont étroitement liées, tant par leur nature que par leur fonctionnement. Elles sont toutes deux indispensables. […] [Le] principal objectif [de la surveillance microprudentielle] est de surveiller la situation d’un établissement financier donné et de limiter ses difficultés, protégeant ainsi les clients de l’établissement en question. […] L’objectif de la surveillance macroprudentielle est de limiter les difficultés du système financier dans son ensemble afin de protéger l’économie générale de pertes importantes en termes de produit réel. Si la défaillance d’un seul établissement financier peut en théorie entraîner des risques pour le système financier si cet établissement occupe une place assez importante par rapport au pays concerné et/ou possède de multiples filiales/ succursales dans d’autres pays, des risques systémiques mondiaux beaucoup plus importants résultent de l’exposition commune aux mêmes facteurs de risque de nombreux établissements financiers. L’analyse macroprudentielle doit donc accorder une attention particulière aux chocs communs ou corrélés et aux chocs touchant les parties du système financier déclenchant des effets contagieux par entraînement ou par rétroaction. 200 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise La surveillance macroprudentielle ne peut avoir de sens que si elle peut d’une manière ou d’une autre avoir des effets sur la surveillance au niveau micro, tandis que la surveillance microprudentielle ne peut réellement protéger la stabilité financière qu’en tenant compte d’une manière appropriée des évolutions observées au niveau macro. […] Les mécanismes actuels de la surveillance dans l’UE accordent trop d’importance à la surveillance individuelle des établissements et pas assez à l’aspect macroprudentiel. » Source : Rapport du groupe d’experts sur la supervision financière européenne, dirigé par Jacques de Larosière, février 2009, pp. 43-44 (extraits). LA MISE EN PLACE DE DISPOSITIFS DE GESTION DES CRISES FINANCIÈRES DEUX DISPOSITIFS TRANSITOIRES : LE FESF ET LE MESF En mai 2010, l’Union européenne a décidé de débloquer 500 milliards d’euros pour venir en aide à certains de ses États membres en grande difficulté. Ce mécanisme d’urgence comportait les trois éléments suivants : – le Fonds européen de stabilité financière (FESF), hébergé au Luxembourg par la Banque européenne d’investissement (BEI) et doté en 2011 d’une capacité d’intervention effective de 440 milliards d’euros ; – le Mécanisme européen de stabilisation financière (MESF) est un fonds communautaire de soutien, garanti sur le budget de l’Union et donnant à la Commission une capacité de prêt de 60 milliards d’euros pour venir en aide aux États membres de l’UE ; – des prêts du Fonds monétaire international (FMI) à hauteur de 250 milliards d’euros. L’ensemble de ce dispositif temporaire, qui représentait une capacité de soutien de 750 milliards d’euros a cessé d’accorder des prêts en 2013. Les décisions prises depuis la crise pour renforcer l’UEM | 201 UN DISPOSITIF PERMANENT : LE MES Décidé dès décembre 2010 par le Conseil européen en pleine crise de la dette grecque, le Mécanisme européen de stabilité (MES) a été institué par le biais d’un traité intergouvernemental signé le 2 février 2012 par les États membres de la zone euro et entré en vigueur le 27 septembre 2012. Le MES est venu remplacer le FESF et le MESF. Il s’agit d’une organisation intergouvernementale siégeant à Luxembourg, qui dispose : – d’un Conseil des gouverneurs, composé des ministres des Finances des États membres de la zone euro, aux réunions duquel le commissaire européen en charge des affaires économiques et monétaires ainsi que le président de la BCE peuvent assister en tant qu’observateurs ; les décisions les plus importantes se prennent à l’unanimité (soutien à un État membre du MES ; choix des instruments, des conditions et des termes de ce soutien, etc.), les autres à la majorité qualifiée (admission d’un nouveau membre du MES ; désignation d’un directeur général ; approbation des comptes annuels, etc.) ; – d’un Conseil d’administration, composé d’administrateurs nommés par chaque État membre de la zone euro en raison de leurs compétences reconnues dans les affaires économiques et financières et auquel peuvent assister en tant que simples observateurs des représentants désignés par la Commission européenne et la BCE ; les décisions s’y prennent à la majorité qualifiée ; – d’un directeur général responsable de la gestion quotidienne du MES, nommé pour cinq ans (actuellement l’Allemand Klaus Regling) ; – d’un capital autorisé de 700 milliards d’euros selon la même clé de répartition que celui de la BCE. Afin d’offrir une aide d’urgence aux États membres de la zone euro se trouvant en grande difficulté, le MES dispose d’une capacité de prêt effective de 500 milliards d’euros. Ses prêts bénéficient « du statut de créance privilégiée, qui ne sera inférieur qu’à celui du FMI », c’est-à-dire qu’ils 202 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise doivent être remboursés en priorité avant les créances des émetteurs privés. Le MES peut aussi acheter de la dette primaire (c’est-à-dire des titres de dette nouvellement émis) des États membres de la zone euro respectant le Pacte budgétaire européen (voir section suivante), sous réserve d’un accord unanime des pays membres et dans le cadre de strictes conditionnalités acceptées par les États bénéficiaires. L’achat de dettes publiques par la BCE dans le cadre de son programme OMT est par ailleurs conditionné à l’accord préalable du MES. Ces aides sont toutefois soumises à des conditions rigoureuses : pour les obtenir, l’État membre insolvable doit négocier un plan de restructuration global avec ses créanciers privés dans le cadre de clauses d’action collective (clauses visant à faciliter les restructurations de dette) afin de revenir à un endettement supportable. La question de sa solvabilité est examinée sur la base des analyses de la Commission européenne, du FMI et de la BCE (la « troïka »). La mise en place du MES représente par conséquent une forme de solidarité financière entre les États membres de la zone euro. Toutefois, cette solidarité est toute relative, car les prêts accordés se feront au taux d’intérêt acquitté par le MES sur les marchés pour se financer, plus une marge de 2 %, elle-même augmentée de 1 % après trois ans. Ainsi, l’État membre de la zone euro concerné paiera cette solidarité au prix fort – ce qui est difficile à justifier économiquement et politiquement. Officiellement, il s’agit d’éviter tout effet d’aubaine qui pousserait les membres de la zone euro à vouloir se financer par le MES plutôt que par les marchés. Mais comme ce financement s’adresse avant tout aux pays en difficulté ayant obtenu l’aval du MES, il aurait été plus simple de refuser l’octroi de cette aide aux pays n’ayant pas réellement besoin de ce financement et de l’accorder sans supplément de 2 % aux autres. En effet, en période de crise, l’urgence est de réduire les écarts de taux d’intérêt. Les décisions prises depuis la crise pour renforcer l’UEM | 203 VERS UN SURCROÎT DE FÉDÉRALISME ? L’ADOPTION DU TRAITÉ SUR LA STABILITÉ, LA COORDINATION ET LA GOUVERNANCE Le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) au sein de l’UEM, appelé plus communément « Pacte budgétaire européen », a été signé le 2 mars 2012 par vingt-cinq États membres de l’UE (le Royaume-Uni et la République tchèque ayant choisi de ne pas y participer). Il vise à améliorer la gouvernance économique de l’Union en coordonnant mieux les politiques budgétaires des États membres (en particulier ceux de la zone euro) et prévoit la mise en œuvre de règles plus contraignantes, telle la « règle d’or », pour maintenir ou garantir un retour de ces derniers à l’équilibre budgétaire (voir Points de vue, p. 206). Afin d’améliorer la gouvernance de la zone euro, des sommets informels de la zone euro sont institués, qui se tiennent au minimum deux fois par an et auxquels participent le président de la Commission européenne et le président de la BCE. Par ailleurs, le dispositif du « Semestre européen » est mis en place. Il commence chaque année au mois de janvier avec la publication de l’examen annuel de la croissance, qui est ensuite discuté notamment au Parlement européen avant le Conseil européen du mois de mars. Les États membres doivent alors identifier les principaux défis auxquels fait face l’UE et formuler leurs stratégies budgétaires à moyen terme. Dans le même temps, ils élaborent leurs programmes nationaux de réforme (PNR) indiquant les mesures qu’ils comptent prendre pour renforcer leurs politiques dans des domaines tels que l’emploi, la recherche, l’énergie, l’innovation ou l’inclusion sociale. Les orientations stratégiques et les PNR doivent être transmis chaque année au mois d’avril à la Commission européenne. Sur la base de ces programmes et de l’évaluation qu’en fait la Commission, le Conseil formule des orientations pour chaque État membre au mois de juillet. Dans son évaluation, la Commission s’assure du réalisme macroéconomique des programmes présentés et contrôle que les principaux défis en termes de 204 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise consolidation fiscale, de compétitivité ou encore de déséquilibres sont bien pris en compte. Ces orientations politiques sont ainsi présentées avant que les États membres n’aient finalisé leur projet de budget pour l’année suivante. Pour mieux coordonner les politiques économiques au sein de l’Union européenne, le Pacte budgétaire européen crée également des chaînes d’alerte sur la situation des États membres grâce à l’examen de divers indicateurs comme le déficit commercial, la productivité, le coût du travail, le niveau des taux d’intérêt et de la dette. Des règles et des mécanismes de correction automatique sont institués pour éviter tout dérapage des finances publiques : si un État présente un déficit structurel de 3 % de son PIB, il devra ramener l’année suivante ce déficit à 2 %, et donc faire des économies de l’ordre de 1 % de PIB. Ces mécanismes de correction automatique doivent permettre à l’État membre concerné de revenir à l’équilibre budgétaire structurel, correspondant à un déficit de 0,5 % du PIB. En cas de dépassement du niveau d’endettement maximum (60 % du PIB) et pour éviter des sanctions, l’État concerné devra réduire l’écart entre son niveau de dette et la barre des 60 % à un rythme moyen d’un vingtième par an. En cas de déficit excessif persistant, l’État doit présenter au Conseil et à la Commission un programme de partenariat budgétaire et économique comportant une description détaillée des réformes structurelles à établir et à mettre en œuvre pour assurer une correction effective et durable de son déficit excessif. Ce programme fera ensuite l’objet d’un suivi de la part de la Commission, conformément aux procédures de surveillance existantes du Pacte de stabilité et de croissance. Enfin, le TSCG cherche à donner aux pays prêteurs des garanties sur les pays emprunteurs. Dans ce but, il veut assurer une certaine cohérence entre ses dispositions, celles du MES et les politiques monétaires menées par la BCE : ainsi, un État membre qui refuse les contraintes du TSCG s’exclut de toute aide du MES et de la BCE. Les décisions prises depuis la crise pour renforcer l’UEM | 205 L’UNION BANCAIRE Les avantages attendus d’une telle union L’instauration de l’Union bancaire présente de nombreux avantages pour la zone euro : – elle évite les collusions entre les banques, les régulateurs nationaux et les États membres ; – le transfert de la supervision bancaire au niveau de la BCE permet au MES de recapitaliser directement les banques sans passer par les États membres ; – elle cherche à casser le cercle vicieux entre la perte de confiance dans les finances publiques des États membres et la perte de confiance dans les banques (affaiblissement des banques possédant des titres de dette souveraine, à la suite de la dégradation de ces titres par les agences de notation, comme en Grèce ou en Italie ; affaiblissement des États amenés à recapitaliser massivement leur secteur bancaire malade, comme en Irlande, en Espagne ou à Chypre) ; – elle permet d’offrir aux ménages une garantie européenne des dépôts afin de prévenir les paniques bancaires (bank run) et d’instaurer un mécanisme de résolution des crises. Les avancées obtenues, malgré des obstacles persistants L’union bancaire, qui constitue un pas vers plus de fédéralisme européen, a été décidée en 2012 et comprend trois piliers. Premièrement, un mécanisme de supervision unique (MSU) dirigée par Danièle Nouy, est entré en vigueur en novembre 2014. Il est en charge notamment des stress test et du contrôle microprudentiel des grandes banques, celles dont le bilan dépasse 30 milliards d’euros, soit environ 150 à 200 banques concernées sur les quelque 6 000 banques que compte la zone euro. Quant aux autres banques, censées ne pas présenter de risque systémique, elles resteront sous la supervision des autorités nationales, généralement des BCN. Les stress tests sont des simulations de chocs macroéconomique ou financier afin de tester la solidité du bilan des banques. En cas de non-réussite au test, la BCE pourra exiger une augmentation des fonds propres ou des mesures adéquates pour réduire l’exposition au risque. '' POINTS DE VUE vers quel type de fédéralisme ? Le TSCG marque sans conteste un retour au « point de vue du Trésor », c’est-à-dire à la pure orthodoxie budgétaire libérale qui considère que les finances d’un État doivent toujours être à l’équilibre – un point de vue que John Maynard Keynes avait jugé en son temps responsable de l’aggravation de la crise de 1929. En effet, chaque État signataire du TSCG s’engage à inscrire « au moyen de dispositions contraignantes et permanentes, de préférence constitutionnelles, ou dont le plein respect et la stricte observance tout au long des processus budgétaires nationaux sont garantis de quelque autre façon » une « règle d’or » budgétaire (art. 3 TSCG). L’équilibre budgétaire y est défini comme un déficit structurel à moyen terme de 0,5 % du PIB (c’est-à-dire « corrigé des variations conjoncturelles » et « des mesures ponctuelles et temporaires »), sachant qu’un déficit peut très bien résulter d’une conjoncture défavorable. Si un État ne respecte pas cette règle d’or, il peut être sanctionné par la Cour de justice de l’Union européenne, qui « peut lui infliger le paiement d’une amende forfaitaire ou d’une astreinte adaptée aux circonstances et ne dépassant pas 0,1 % de son PIB ». De plus, les États membres de la zone euro « s’engagent à appuyer les propositions ou recommandations soumises par la Commission européenne lorsque celle-ci estime qu’un État membre de l’Union européenne dont la monnaie est l’euro ne respecte pas le critère du déficit dans le cadre d’une procédure concernant les déficits excessifs », sauf s’il est « établi » qu’une majorité qualifiée d’entre eux est contre (art. 7 TSCG). En l’absence d’opposition d’une majorité qualifiée d’États membres au sein du Conseil, l’État concerné peut se voir appliquer des sanctions allant de 0,2 à 0,5 % de son PIB pour déficit excessif, absence d’action suivie d’effets ou non-respect d’une mise en demeure de la Commission. Dans ce cadre, les Parlements nationaux voient donc leur prérogative budgétaire réduite. Le TSCG constitue également une perte de souveraineté budgétaire ainsi qu’un pas en avant vers un fédéralisme de type ordolibéral d’un genre particulier. Ce « fédéralisme tutélaire » (Dévoluy, 2012) s’appuie sur le respect de règles d’équilibre budgétaire et leur contrôle par l’intermédiaire d’institutions indépendantes (à l’instar du Haut Conseil des finances publiques en France), et non sur des mécanismes de solidarité budgétaire financés par un véritable budget européen. Les décisions prises depuis la crise pour renforcer l’UEM | 207 Même si cette supervision unique s’appuiera largement sur les compétences et le travail des banques centrales nationales, la BCE développera un cadre européen commun de contrôle et de présentation des bilans et hors bilan, la crise de 2008 ayant révélé de très fortes disparités nationales et parfois une certaine collusion entre la classe politique et les banques défaillantes. L’indépendance de la BCE devrait être ici une garantie d’efficacité. Deuxièmement, à partir de janvier 2016, un mécanisme de résolution unique bancaire (MRU), non intégré à la BCE, mettra en priorité à contribution tous les acteurs privés (actionnaires) en cas de crise selon le principe du renflouement interne (bail-in) complété par un Conseil de résolution unique pour gérer la liquidation des banques. Il sera assorti d’un fonds de résolution commun abondé par le secteur bancaire (55 milliards en 2024). Troisièmement, un fonds de garantie fédéral des dépôts européens devrait être créé… vers 2025. La garantie des dépôts par la BCE pose un problème aux autorités politiques allemandes qui ne veulent pas être engagées sur un risque non mesurable ex ante, l’Allemagne étant le premier actionnaire de la BCE. Toutefois, l’Union bancaire harmonise dès le 1er janvier 2016 les systèmes nationaux de garantie des dépôts à hauteur de 100 000 euros par compte courant, plus 70 000 euros par compte titre, plus la garantie sur certains comptes propres à des États (par exemple le Livret A en France), plus une garantie supplémentaire de 500 000 euros par compte en cas de versement exceptionnel à la suite par exemple d’un héritage ou de la vente d’un bien immobilier. L’objectif de l’union bancaire est de sortir de la spirale infernale entre la défiance à l’égard des États et des banques de chaque pays : lorsqu’un État éprouve des difficultés à se financer et que sa dette est dégradée, ses banques sont tirées vers le bas, comme en Grèce. À l’inverse, des secteurs bancaires malades dégradent les finances publiques par les recapitalisations nécessaires, comme en Irlande ou en Espagne. L’union bancaire cherche à éviter les collusions entre les banques, les régulateurs nationaux et les États. 208 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise Le transfert de la supervision bancaire à la BCE permet au MES de recapitaliser directement les banques sans passer par les États. Mais une union bancaire crédible nécessite une plus forte solidarité budgétaire et donc un débat sur l’union politique et une meilleure gouvernance européenne. — Les décisions prises depuis la crise de 2008 par les dirigeants de l’UE vont dans le sens d’une meilleure coordination des politiques économiques, d’une certaine solidarité européenne et d’une avancée vers le fédéralisme, en particulier au sein de la zone euro. Elles tendent aussi à renforcer le rôle de la BCE en lui confiant l’Union bancaire et la direction du Comité européen du risque systémique. Toutefois, le saut fédéral que semble faire l’Union européenne à l’occasion de la crise est fortement teinté de l’ordolibéralisme allemand. Il se fonde sur le respect de règles garanti par des autorités indépendantes et sur l’affirmation d’objectifs libéraux (stabilité des prix et équilibre budgétaire). Dans le même temps, la perte de pouvoir budgétaire des États membres n’est pas compensée par le renforcement du pouvoir budgétaire européen, qui seul serait capable d’assurer une solidarité et un rééquilibrage macroéconomique en Europe. Autrement dit, après avoir soustrait aux États membres la politique monétaire pour la confier à la BCE, on retire maintenant à ceux-ci la politique budgétaire, en la neutralisant par le biais d’un mécanisme de retour automatique à l’équilibre de moyen terme, sans qu’une autorité budgétaire supranationale n’émerge dans le même temps. Si l’Europe s’est finalement dotée d’outils capables de contenir la crise des dettes souveraines de la zone euro et a adopté une très timide régulation financière, elle n’a en revanche pas remis en cause le cadre réglementaire du capitalisme financier qui est pourtant à l’origine de la crise de 2008, mais également de celle des dettes souveraines. La crise étant essentiellement structurelle, les Les décisions prises depuis la crise pour renforcer l’UEM | 209 difficultés devraient rapidement resurgir et la zone euro n’est pas encore assurée d’y résister. Le traitement de la crise grecque en est un exemple. Il y a donc fort à parier que d’autres réformes seront nécessaires pour rendre viable à long terme la zone euro, en particulier l’émergence d’un véritable fédéralisme budgétaire. 210 CHAPITRE 3 QUEL AVENIR POUR LA BCE ET L’UEM ? Si la BCE a plutôt bien joué son rôle entre 1999 et 2008, la crise venue des États-Unis a déstabilisé l’UEM, dégradé la situation économique de ses États membres et a clairement montré que l’euro était une monnaie incomplète. Aujourd’hui, le processus d’intégration européenne se trouve une nouvelle fois à la croisée des chemins. Soit l’Union puise dans cette crise la volonté d’aller plus avant et d’innover pour remédier aux défauts congénitaux de l’UEM, soit les tentations souverainistes pourraient mettre fin à cette expérience monétaire unique. L’Europe communautaire aurait alors beaucoup de mal à trouver un second souffle. S’il est acquis que les institutions européennes, et tout particulièrement la BCE, doivent évoluer, on peut se demander néanmoins dans quelle direction et à quelle fin ? En définitive, c’est à nouveau la question de la finalité du projet européen qui est posée. Alors qu’on s’interroge sur l’avenir de la zone euro, trois visions du projet européen s’affrontent : déjà concurrentes lors de l’élaboration du traité de Maastricht, les traditions souverainiste, européiste et ordolibérale défendent chacune un scénario d’évolution différent. Les scénarios ordolibéral et souverainiste paraissent politiquement les plus probables, mais ils sont économiquement les moins satisfaisants ; tandis que le scénario d’une Europe véritablement fédérale serait sans doute d’une efficacité économique supérieure, mais – dans les conditions présentes – il semble politiquement utopique. SCÉNARIO N° 1 : UNE UNION ORDOLIBÉRALE À LA RECHERCHE D’UN IMPOSSIBLE ÉQUILIBRE —— Pour l’heure, un compromis relatif semble s’être dégagé au fil des développements de la crise de la zone euro en faveur du renforcement du point de vue ordolibéral, défendu en particulier par l’Allemagne. À l’avenir, ce scénario demeure politiquement le plus probable, puisqu’il a déjà été largement entamé avec l’adoption du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG ; voir pp. 202-203). Quel avenir pour la BCE et l’UEM ? | 211 APPLIQUER AUX POLITIQUES BUDGÉTAIRES LES PRÉCEPTES DE L’ORDOLIBÉRALISME Sur les questions monétaires, Berlin continue d’exercer en Europe un véritable leadership. La nouvelle génération d’hommes et de femmes politiques allemands estime ne plus avoir de compte à rendre à l’Europe sur la Seconde Guerre mondiale et considère qu’en tant que première puissance économique et premier financier de l’UE, il est légitime qu’elle ait un rôle déterminant dans la résolution de la crise actuelle. Pour Berlin, les recettes qui ont fonctionné en Allemagne, devraient marcher ailleurs et être mises en œuvre au niveau européen. Enfin, l’approche ordolibérale présente un intérêt considérable dans une Union élargie à vingt-huit membres : elle permet d’obtenir un accord politique plus facilement car elle se contente d’imposer quelques règles communes ainsi que des mécanismes de coordination assez légers, sans imposer des pertes de souveraineté aussi importantes que ne le ferait une authentique approche fédérale. L’ordolibéralisme, qui a présidé à la naissance de la BCE et déterminé les fondements de la politique monétaire de l’Eurosystème, serait ainsi généralisé à la politique budgétaire de la zone euro. Cette évolution marquerait l’application au domaine budgétaire des principes régissant la politique de la BCE. Le statut de la BCE en sortirait renforcé. Toutefois, afin de parvenir à un consensus et de recueillir l’assentiment des États membres les plus réticents à tout abandon supplémentaire de souveraineté, ce scénario ne prévoit pas la création d’une véritable institution fédérale en charge de l’ordre budgétaire européen (sur le modèle de la BCE dans le domaine monétaire), mais la mise en œuvre d’un fédéralisme budgétaire intergouvernemental. Le TSCG signé le 2 mars 2012 consacre cette approche : il ne prévoit aucun renforcement du budget de l’Union, qui est voté obligatoirement à l’équilibre et ne peut dépasser 1 % du PIB européen, ni même un budget propre à la zone euro ; il ne prévoit pas davantage de convergence fiscale. En revanche, il instaure une règle d’or d’équilibre budgétaire structurel à moyen terme au niveau des États 212 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise membres, inscrite dans des textes nationaux ayant une portée contraignante (comme la Constitution), dont le respect est contrôlé par des institutions indépendantes au niveau national, sous la surveillance de la Commission européenne au travers notamment du Semestre européen. Ce faisant, deux des notions fondamentales de l’ordolibéralisme (à savoir l’équilibre des finances publiques et le respect de règles intangibles) se voient aujourd’hui gravées dans le marbre législatif des États membres de l’Union – un retour anachronique à l’orthodoxie libérale des années 1920… RÉSOUDRE LA CRISE DES DETTES SOUVERAINES PAR L’ORTHODOXIE BUDGÉTAIRE L’idée sous-jacente est simple : puisque la monnaie unique a mis fin aux crises de change, aux problèmes de financement des déséquilibres commerciaux et aux dévaluations compétitives, mais que les attaques spéculatives se sont aujourd’hui déplacées vers les titres de dettes souveraines de la zone euro, il suffit de supprimer ces dettes ou, tout au moins, de les réduire de manière très significative, pour résoudre le problème. Les États membres ne prêteraient plus alors le flanc aux attaques spéculatives des marchés financiers. Une idée simple, voire simpliste car elle méconnaît la réalité d’une monnaie dans un espace économique. Ce n’est pas en supprimant ses symptômes que l’on soigne la maladie congénitale de l’organisation monétaire européenne. En effet, dans une union monétaire comme l’UEM, la monnaie ne joue plus le rôle d’amortisseur en cas de trajectoires divergentes des économies nationales, ce qui conduit les États à utiliser la politique budgétaire comme variable d’ajustement. En l’absence de mécanismes efficaces de coordination et solidarité au niveau européen, les déficits publics qui découlent des politiques budgétaires expansionnistes peuvent avoir un rôle positif à court terme, mais sont déstabilisateurs à moyen terme, tout en étant incapables de résoudre suffisamment rapidement les déséquilibres structurels au sein de la zone euro. En Quel avenir pour la BCE et l’UEM ? | 213 supprimant ce second amortisseur, on évitera peut-être de nouvelles crises des dettes souveraines, mais on ne réglera pas les trajectoires divergentes des États membres, qui ne se rapprocheront pas par miracle sans un mécanisme de convergence économique structurelle. UN AJUSTEMENT STRUCTUREL TROP VIOLENT ET DIFFICILE À FAIRE ACCEPTER SOCIALEMENT Toute monnaie reflète la puissance économique et la cohésion sociale de son espace monétaire. Avant la création de l’UEM, les monnaies nationales jouaient ce rôle de socialisation et de représentation d’un espace homogène parce qu’une fiscalité unique, un compromis social et les instruments de rééquilibrage budgétaire, monétaire et industriel existaient. Depuis la création de l’UEM, l’euro est une monnaie incomplète car elle ne peut jouer ce rôle. Il ne peut représenter de manière homogène une zone monétaire où dix-neuf pays, espaces budgétaires, fiscaux et légaux demeurent distincts et connaissent des niveaux de développement et de compétitivité divergents sont pris dans une concurrence notamment fiscale et salariale mortifère. Croire, comme les promoteurs du scénario ordolibéral, que l’ajustement peut se faire en interne par les seuls coûts du travail et la flexibilisation de son marché est absurde : le choc de demande est alors si violent que la croissance s’effondrera avant que les avantages de compétitivité (qui dépendent d’ailleurs plutôt de la densité de l’innovation et de la modernité d’un système productif) ne puissent améliorer la situation. Et comme tout le monde le fait en même temps, les avantages relatifs s’annulent. Ces politiques maintiendront une croissance faible, un chômage élevé et mal réparti, et elles entretiendront une tension entre les États de la zone euro. Puisque ni le taux de change, ni l’équilibre de la balance commerciale, ni les politiques monétaire et budgétaire ne peuvent plus être des variables d’ajustement à court et moyen termes, les déséquilibres se feront directement sentir au niveau des variables réelles (chômage, désindustrialisation, exode de population ou taux de croissance économique) et financières (fuite des 214 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise capitaux). Le rééquilibrage ne pourra passer que par des politiques structurelles de long terme, toujours très difficiles à définir et à mettre en œuvre rapidement et très coûteuses socialement. Si ce scénario est politiquement le plus probable, il ne peut constituer qu’une solution à court et à moyen termes. À défaut de quoi, le fédéralisme ordolibéral maintiendra l’Union européenne dans une situation de croissance faible, de tensions sociales et de déséquilibre interne de développement, assez peu propice à son maintien dans l’économie mondiale. Une minorité d’États membres profitera de l’euro pour améliorer leur compétitivité, tandis que la majorité d’entre eux sera contrainte à mener des politiques d’austérité et de dumping social ou fiscal pour combler leur retard. Il serait étonnant que les peuples acceptent d’emprunter longtemps ce chemin escarpé de la construction européenne. À long terme, un tel scénario n’apparaît pas viable. Les peuples le refuseront et l’espérance protectrice du repli nationaliste sera renforcée SCÉNARIO N° 2 : LA TENTATION DU SOUVERAINISME MONÉTAIRE SORTIR DE LA ZONE EURO ET REVENIR AUX MONNAIES NATIONALES Dans les périodes de crise, on constate généralement une tendance des populations à se replier sur elles-mêmes et à se laisser séduire par les discours nostalgiques (le mythe d’un âge d’or perdu), souverainistes, voire nationalistes. La nation apparaît la seule capable de protéger face aux risques multiples du monde moderne. Cette tendance est aujourd’hui nettement repérable des deux côtés de l’échiquier politique : – à droite, les libéraux souverainistes, suivant l’exemple britannique, ont toujours défendu la vision d’une Europe réduite à un grand marché unique, au sein duquel chaque État membre conserverait sa souveraineté (notamment monétaire) et serait à l’abri des intrusions d’une entité supranationale. Quant aux nationalistes, ils n’ont jamais accepté une construction européenne dans laquelle les Quel avenir pour la BCE et l’UEM ? | 215 nations pourraient se dissoudre ; ce point de vue est défendu notamment en France par le Front national et par les dissidents souverainistes de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) ; – à gauche, les souverainistes interventionnistes soutiennent la construction européenne, mais ils pensent que celle-ci devrait favoriser l’émergence prioritaire d’une Europe sociale et solidaire. Ils s’appuient sur les exemples danois et suédois pour dire qu’une autre Europe est possible sans les contraintes de la monnaie unique. Certains considèrent que le niveau national est le seul à même de défendre un projet social qui ne soit pas corrompu par la pensée ordolibérale qui imprègne les traités et les institutions communautaires. D’autres soutiennent que l’Union européenne doit changer radicalement de modèle économique et adopter une politique plus interventionniste, protectionniste et solidaire au service des peuples. Ce point de vue est défendu en France par le Front de gauche et l’aile gauche du Parti socialiste. Quelles que soient leurs différences, tous les souverainistes se rejoignent au moins sur un point : seule la disparition de l’euro peut mettre fin à la domination de la pensée libérale, ainsi qu’aux politiques de rigueur et de dépréciation interne (baisse généralisée des salaires). Sauver l’euro serait trop coûteux au regard des situations catastrophiques de la Grèce ou de l’Espagne. Le retour des monnaies nationales offrirait aux États concernés la possibilité de récupérer un amortisseur de chocs économiques (dépréciation externe du taux de change) et de retrouver la compétitivité nécessaire dans un espace fiscal et social plus homogène. Les coûts seraient d’après eux beaucoup moins élevés que ceux liés au maintien de l’union monétaire. Les monnaies nationales peuvent jouer complètement leur rôle, avec notamment une banque centrale à nouveau payeur en dernier ressort des États. COMMENT ? Dans le scénario d’une sortie de la zone euro, plusieurs hypothèses sont envisageables. 216 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise La plus probable est celle d’une sortie de quelques pays du sud de la zone euro, l’UEM se recentrant alors autour des pays constituant l’ancienne zone mark. Les États membres ayant choisi d’abandonner l’euro pourraient rejoindre le système monétaire européen bis (MCE II), comme certains pays de l’Europe de l’Est ; cela leur permettrait de ne pas quitter l’Union européenne et de garder la possibilité de revenir plus tard dans la zone euro. On pourrait aussi imaginer une séparation de la zone euro en deux espaces monétaires (un euro du Nord et un euro du Sud), qui continueraient d’être administrés par la BCE, tout en permettant une dépréciation éventuelle de l’une des deux monnaies. Un dernier scénario plus radical serait le retour aux monnaies nationales par un mouvement coordonné symétrique à celui de 1999 (c’est-à-dire un retour pur et simple au Système monétaire européen). L’euro pourrait être conservé comme monnaie commune, mais celle-ci ne serait plus unique. Les monnaies nationales seraient réintroduites et il n’y aurait plus de fixité des taux de change entre les nouvelles monnaies nationales et l’euro. Tout en reprenant la fonction d’unité de compte assurée par l’ancien écu, l’euro deviendrait la monnaie commune dans laquelle les États membres de l’UE effectueraient les échanges intracommunautaires, celle du budget européen et des politiques de l’Union. Il continuerait à jouer un rôle de moyen de paiement et de réserve internationale. La BCE gérerait ces nouvelles fonctions, notamment internationales, mais ne déterminerait plus la politique monétaire qui relèverait désormais des BCN. Après tout, un pays comme la Chine possède bien aujourd’hui trois monnaies : le renminbi, le dollar de Hong Kong et le pataca de Macao. UNE SORTIE TRÈS RISQUÉE ET PROBLÉMATIQUE Le retour coordonné d’un ou plusieurs États membres de la zone euro vers leur monnaie nationale serait cependant très difficile à opérer. Anticipant un tel mouvement, les agents économiques auraient intérêt à vider leur compte en banque avant que la dépréciation de leurs avoirs ne Quel avenir pour la BCE et l’UEM ? | 217 soit réalisée afin d’obtenir des billets en euros, ou à ouvrir des comptes dans les pays conservant l’euro. Or, il serait très difficile sinon impossible de cacher ce retrait de la zone euro jusqu’à la dernière minute. Un tel phénomène a déjà été observé en Grèce ou en Espagne. Il faudrait donc s’attendre à des crises et des faillites bancaires dans les États susceptibles d’abandonner l’euro. De plus, la dette des anciens États membres souscrite en euros poserait problème. En effet, leur nouvelle monnaie nationale connaîtrait inévitablement une dépréciation par rapport à l’euro, ce qui ferait bondir du même coup le montant de cette dette. Autrement dit, l’abandon de l’euro s’accompagnerait sans doute d’une restructuration de la dette du ou des États concernés, sans remboursement d’une partie de celle-ci – autant d’éléments de nature à écorner la confiance des futurs prêteurs dans les nouvelles monnaies. Les taux d’intérêt exigés par les marchés financiers pour l’achat des titres de dette de ces États augmenteraient. Les pays concernés pourraient certes choisir un financement par leur banque centrale, mais ils sortiraient alors du cadre des traités européens, qui l’interdisent expressément. Pour retrouver pleinement leur souveraineté monétaire, ils devraient finalement demander une clause d’exception identique à celle qu’ont obtenue le Royaume-Uni et le Danemark lors de l’élaboration du traité de Maastricht. Un retrait coordonné de la zone euro soulèverait également d’autres problèmes. Ainsi, le choix du taux de conversion entre les nouvelles monnaies nationales et l’euro créerait des tensions entre les États membres de l’UE car la question du financement des déficits des transactions courantes et des capitaux entre pays européens se poserait de nouveau. Les pays peu compétitifs verraient fondre leurs réserves de change et réagiraient par des politiques de faible croissance pour dégager un excédent commercial comme l’Europe en a connu dans les années 1980, avec les politiques de désinflation compétitive. Une croissance plus élevée au sein de la zone euro n’en serait pas pour autant garantie. En outre, toute dépréciation du taux de change s’accompagnerait d’inflation importée, ce qui réduirait une partie 218 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise de l’avantage de compétitivité obtenue par l’introduction de la nouvelle monnaie. Si l’exemple de l’Argentine après la faillite de son Currency Board en 2001 montre que ce type de politique peut être efficace à court terme. Il ne faut surtout pas en sous-évaluer les difficultés à long terme. Dans toutes les hypothèses de sortie de la zone euro, la BCE – en perdant la maîtrise de la politique monétaire – cesserait d’être la banque centrale de référence de l’Union européenne. La tentation souverainiste est politiquement forte et économiquement défendable, mais elle est loin de fournir une solution facile à mettre en œuvre. Ce retour à la souveraineté monétaire nationale marquerait un mouvement de reflux de la construction européenne pouvant aller jusqu’à un démantèlement partiel comme le référendum en GrandeBretagne (Brexit) en est le prélude. SCÉNARIO N° 3 : UN FÉDÉRALISME ÉCONOMIQUE ET SOLIDAIRE UNE UNION MONÉTAIRE SANS VISION FÉDÉRALE N’EST PAS VIABLE L’UEM est avant tout un projet politique qui a partie liée avec le processus d’intégration européenne ; il engage les États membres de l’Union sur le long terme. Il ne s’agit pas d’une simple question technique ou d’un choix purement économique. Faut-il simplement plus de règles de coordination et davantage de discipline budgétaire pour éviter les dérapages et les attaques spéculatives contre les dettes souveraines de la zone euro ? C’est le point de vue allemand d’un fédéralisme ordolibéral et intergouvernemental. Pourtant, une concurrence libre et non faussée, agrémentée de quelques règles de bonne gouvernance, ne paraît pas suffisante pour faire face à l’incertitude radicale de l’environnement, aux imperfections de l’économie de marché et à l’instabilité de celle-ci à l’ère des marchés financiers. Dans un tel contexte, c’est d’un véritable gouvernement économique dont l’Europe a besoin. Car si la BCE a su faire preuve de pragmatisme et évoluer durant la crise, l’absence d’un Quel avenir pour la BCE et l’UEM ? | 219 interlocuteur capable de concevoir et de mettre en œuvre une politique économique, notamment fiscale et budgétaire, qui soit cohérente et solidaire à l’échelle de la zone euro se fait cruellement sentir. Il revient aux dirigeants de la zone euro de concevoir une nouvelle architecture pour éviter un échec de l’UEM qui mettrait en danger l’ensemble du processus d’intégration européenne. Bien que politiquement improbable, la mise en place de ce fédéralisme économique et solidaire constitue la voie économique la plus efficace et la plus cohérente. Misant une fois encore sur les vertus du fonctionnalisme, les européistes sont prêts à accepter dans un premier temps un fédéralisme ordolibéral renforcé, en espérant pouvoir ensuite imposer un fédéralisme plus ambitieux. Mais il s’agit d’une perte de temps qui peut être fatale au projet européen des pères fondateurs. Une union monétaire n’a de sens que si ses membres acceptent un même projet de développement économique et social ; elle ne peut se contenter de reposer sur leur plus petit commun dénominateur. En effet, une union monétaire fait disparaître la capacité des monnaies nationales à amortir les chocs réels et notamment les évolutions divergentes entre ses membres. Sans solidarité forte entre ces derniers, sans intégration fiscale, sans véritable budget commun, sans projet social partagé, sans stratégie industrielle, une union monétaire est condamnée. L’histoire monétaire nous rappelle qu’aucune union monétaire n’a pu survivre dans le monde sans un niveau élevé d’intégration et de solidarité économique. LA NÉCESSITÉ D’UN VÉRITABLE BUDGET EUROPÉEN ET D’UN PACTE SOCIAL La seule solution économique à la situation actuelle est une coopération renforcée entre les dix-neuf membres de la zone euro, fondée sur le respect de seuils de divergence économique maximum et sur des systèmes de correction automatique reposant sur la solidarité (et non l’austérité budgétaire). Si l’on admet la complexité d’une monnaie et les implications de son partage, un gouvernement économique 220 | La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise de la zone euro doté de ressources fiscales et d’un budget propres est absolument nécessaire. Sinon, l’euro restera une monnaie incomplète. C’est d’ailleurs le sens du rapport d’octobre 2012 rédigé par quatre hauts dirigeants de l’UE : Herman Van Rompuy (Conseil européen), José Manuel Barroso (Commission), Mario Draghi (BCE) et Jean-Claude Juncker (Eurogroupe). Ces derniers soulignent que le renforcement de la seule discipline budgétaire dans les dix-neuf pays de l’UEM « n’est pas suffisant. Il est nécessaire d’explorer une autre option, le développement graduel d’une capacité budgétaire propre à la zone euro », c’est-à-dire un levier politique dont le rôle irait au-delà de la simple redistribution des enveloppes budgétaires. Ce serait, poursuit le texte, « une forme limitée de solidarité budgétaire » destinée à aider sans tarder les États membres en difficulté, sur le modèle fédéral américain. Un véritable budget européen tourné vers l’investissement, l’innovation et le respect de l’environnement, est effectivement nécessaire pour assurer un minimum de cohésion sociale et de compétitivité à la zone euro et lui insuffler de la croissance. Les investissements répondant à une véritable stratégie de croissance à long terme devraient pouvoir être financés par un endettement européen (euro-obligations ou eurobonds). Ainsi, l’Europe fédérale pourrait aider ses membres en difficulté, facilitant leur retour à la stabilité budgétaire et financière. Loin d’être coûteux, ce budget commun serait profitable à tous. Des actifs européens (infrastructure, recherche, protection de l’environnement, sécurité) seraient la contrepartie de la monnaie européenne, alors qu’aujourd’hui cette dette européenne que constitue l’euro (passif des banques) n’a pour contrepartie que des actifs nationaux ou privés. Enfin, l’achat de titres publics par la BCE sur le marché primaire devrait être possible jusqu’au niveau de 60 % du PIB par État membre, afin de maîtriser notamment les taux d’intérêt. Cet abandon de souveraineté économique ne serait acceptable que si un pacte social européen est adopté, fixant des objectifs clairs en termes d’écarts de développement Quel avenir pour la BCE et l’UEM ? | 221 maximums, d’emploi et de justice sociale, et refusant tout dumping entre les États. Un tel dispositif permettrait d’assurer une concurrence non faussée vis-à-vis de pays émergents qui ne respectent ni l’environnement, ni un minimum de protection sociale. Des droits de douane devraient tenir compte des niveaux réels de concurrence, en incluant les dimensions sociale et environnementale. Enfin, la définition du mandat et la responsabilisation politique de la BCE devraient incomber au Parlement européen, afin de conférer une véritable légitimité démocratique à cette institution fédérale. Il faudrait néanmoins une forte volonté politique pour réduire ces écarts de compétitivité, ces inégalités structurelles et imposer les réformes institutionnelles nécessaires – une volonté politique que l’on n’a plus vue à l’œuvre depuis les pères fondateurs de l’Union européenne. 223 CONCLUSION La création de la BCE en 1999 a sans conteste marqué un aboutissement de la construction monétaire européenne, dont l’histoire avait été jusqu’alors traversée par de nombreuses crises de change. Innovation institutionnelle majeure, réussite technique indéniable et objet d’une véritable reconnaissance internationale, sa doctrine et ses instruments de politique monétaire s’avèrent malgré tout insuffisants pour faire face aux fragilités structurelles de l’UEM révélées par la crise. Rigidité au niveau du statut, des missions et des principes Fruit d’un consensus politique entre trois visions distinctes du projet politique européen, dont l’ordolibéralisme est finalement sorti vainqueur, le statut et les principes de la BCE ont été très influencés par son contexte de gestation, marqué par la domination des théories économiques libérales. Première institution fédérale en Europe, elle s’est vu accorder par les traités européens un statut d’indépendance totale au service d’un objectif principal, voire unique : la stabilité des prix. Avec la mise en circulation de l’euro, elle a symbolisé un double abandon : celui des souverainetés monétaires nationales et celui de la conception keynésienne d’une monnaie active dans la détermination de la production et de la cohésion sociale, qui justifiait une forte coordination des politiques monétaire et budgétaire ainsi que des objectifs plus larges, notamment de croissance et de stabilité financière. La grave crise économique que connaît l’Europe depuis 2008 a montré les limites de ces fondements doctrinaux : la neutralité supposée de la monnaie, la financiarisation systématique de l’économie, le financement des États par les seuls marchés financiers, l’indépendance des banques centrales apparaissent désormais pour ce qu’ils sont, à 224 | CONCLUSION savoir des erreurs. La monnaie est avant tout une question politique. Loin d’être seulement un instrument neutre de mesure et d’échange, la monnaie est aussi le signe de la puissance économique d’une région et un outil actif de son développement et de sa cohésion sociale. Faute de pouvoir jouer ce rôle de manière homogène pour les dix-neuf pays constituant la zone, l’euro est devenu un élément de déstabilisation régionale. En l’état actuel de l’UEM, où il n’existe plus de monnaies ou de politiques budgétaires nationales pour amortir ce type de chocs économiques, les écarts de développement et de compétitivité entre États membres ne peuvent plus être compensés que par les forces de l’économie réelle. Outre le fait que ces forces agissent à long terme, leur action peut se manifester de façon violente : désindustrialisation, baisse du pouvoir d’achat, exode de population, paupérisation… Dans une UEM toujours plus hétérogène, où le besoin de coordination des politiques économiques se fait cruellement sentir, la BCE doit dorénavant poursuivre des missions plus nombreuses et complexes que la seule stabilité des prix. Avec le fédéralisme monétaire doit s’imposer un fédéralisme budgétaire et solidaire au sein de la zone euro. Pragmatisme au niveau des actions concrètes En dépit de la rigidité de son statut et de l’orthodoxie de sa communication, la BCE a réagi à la crise avec un fort pragmatisme, une réelle capacité d’innovation et une dose de flexibilité. Elle a certainement évité après 2008 un effondrement du système bancaire européen dont les conséquences auraient été dramatiques pour l’économie réelle. Sa politique monétaire a globalement été bonne jusqu’à la crise des dettes souveraines de la zone euro, qui a surtout montré les limites de l’organisation monétaire européenne issue du traité de Maastricht. Au lieu d’être un simple clone de la Bundesbank, la BCE a su affirmer sa dimension fédérale et n’a pas hésité à s’éloigner des préconisations orthodoxes de l’Allemagne. Les décisions récentes de l’institution francfortoise, ainsi que les démissions en 2011 de ses membres allemands, prouvent que la BCE a su 225 remettre partiellement en cause le consensus ordolibéral qui prévalait jusqu’alors, prendre son autonomie et jouer pleinement sa fonction fédérale. Aujourd’hui, la BCE est très contestée en Allemagne qui considère que cette institution s’est mise au service des pays européens du Sud. Être la seule institution fédérale européenne a pour contrepartie que l’on en demande beaucoup trop aujourd’hui à la BCE et à la politique monétaire. D’autant que face à des chocs asymétriques violents, elle n’est pas la mieux armée pour y répondre. Il incombe donc à l’Union européenne, davantage qu’à la BCE, d’évoluer rapidement pour sauver l’Union monétaire. Les décisions prises depuis 2008 par ses dirigeants vont modestement dans le sens d’une meilleure coordination des politiques économiques européennes, d’une certaine solidarité européenne et d’une avancée vers le fédéralisme, en particulier pour la zone euro. Toutefois, ce fédéralisme demeure empreint d’ordolibéralisme ; il ne propose que le respect de « règles » contrôlées par des autorités indépendantes et l’affirmation d’objectifs prioritaires libéraux (stabilité des prix, équilibre budgétaire), alors que l’Europe a besoin de solidarité et de souplesse budgétaire. L’utilité de la BCE D’un point de vue économique, la BCE est avant tout au service de l’euro ; plus exactement, elle définit et met en œuvre la politique monétaire de la zone euro. À ce titre, elle a plutôt bien rempli son office jusqu’à présent : elle a éliminé la question du taux de change pour ses dix-neuf États membres ; depuis sa création en 1999, elle a respecté sa cible d’inflation de 2 % ; elle a maintenu des taux d’intérêt relativement bas ; elle a assuré à l’euro un statut international reconnu ; enfin, elle a permis aux systèmes bancaires européens de survivre à la crise exceptionnelle de 2008. De ce point de vue, son utilité ne peut pas être remise en cause. Mais la BCE n’est pas qu’une instance technique. Elle participe d’un projet politique et aurait dû servir à insuffler un nouvel élan à la construction européenne, soutenir 226 | CONCLUSION un projet de société plus unie, plus solidaire, et assurer une convergence non pas tant des niveaux de vie que des aspirations à vivre ensemble. Ressentie comme servant les marchés plutôt que les peuples, la BCE a échoué à devenir le symbole politique d’une Europe unie prête à défendre et à partager ensemble un horizon commun. La crise grecque a été très emblématique du désenchantement européen. Au final, la question fondamentale du projet politique européen n’a toujours pas été réglée. Les trois visions antagonistes de ce projet, qui s’étaient déjà affrontées lors de la conception de l’UEM, coexistent plus que jamais : – après avoir lourdement influencé la politique monétaire de l’Union européenne, l’ordolibéralisme triomphe à nouveau à travers le traité de stabilité, de coordination et de gouvernance (TSCG), qui entend neutraliser les politiques budgétaires nationales ; l’abandon du deutsche mark par une Allemagne réunifiée n’a finalement pas entamé la domination de ce pays en matière monétaire et économique ; – dans le même temps, se renforce la tentation d’un souverainisme monétaire y compris en Allemagne qui, si elle l’emportait, marquerait la fin de l’UEM, de l’euro et de la BCE ; – pour les européistes, la crise des dettes souveraines de la zone euro a tout simplement révélé les défauts intrinsèques de la gouvernance économique européenne, c’est-à-dire les faiblesses structurelles du traité de Maastricht et d’une monnaie incomplète ; ils jugent nécessaire d’aller plus loin avec une Europe plus fédérale et plus solidaire grâce à un véritable budget européen, au besoin en mettant en œuvre une coopération renforcée au sein de la zone euro. Quoi qu’il advienne de cette confrontation des visions économiques de l’Europe politique, une chose est sûre : soit l’UEM sait rapidement innover, évoluer et se renforcer sans tabou, en se rapprochant de l’idéal de ses fondateurs et en prenant conscience de toutes les implications d’une monnaie unique, soit une crise majeure l’obligera à improviser une solution qui pourrait marquer la fin de la BCE et de cette expérience unique dans l’histoire des institutions monétaires. 227 SIGLES ET ACRONYMES ABE Autorité bancaire européenne AEAPP Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles AEVM Autorité européenne des valeurs mobilières BCE Banque centrale européenne BCN Banque centrale nationale BEI Banque européenne d’investissement BRI Banque des règlements internationaux CBCB Comité de Bâle sur le contrôle bancaire CBPP Covered Bonds Purchase Programme CEE Communauté économique européenne CEMAC Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale CERS Comité européen du risque systémique CESB Comité européen des superviseurs bancaires CPM Conseil de politique monétaire DTS Droits de tirages spéciaux ECU European currency unit (unité de compte européenne) Eonia Euro OverNight Index Average Euribor Euro Interbank Offered Rate FECOM Fonds européen de coopération monétaire Fed Federal reserve system of United States of America FESF Fonds européen de stabilité financière FMI Fonds monétaire international FSOC Financial Stability Oversight Council GOPE Grandes orientations des politiques économiques IME Institut monétaire européen IPCH Indice des prix à la consommation harmonisé LTRO Long Term Refinancing Operation MCE IIMécanisme de taux de change entre l’euro et les monnaies nationales participantes MES Mécanisme européen de stabilité MESF Mécanisme européen de stabilisation financière MRO Main Refinancing Operation 228 MRU Mécanisme de résolution unique MSU Mécanisme de supervision unique NAIRU Non Accelerating Inflation Rate of Unemployment (taux de chômage non accélérateur d’inflation) NEC Nouvelle école classique NEK Nouvelle école keynésienne OMT Outright Monetary Transactions OPR Opérations principales de refinancement PNR Programme national de réforme PSC Pacte de stabilité et de croissance QE Quantitative Easing (assouplissement quantitatif) RDA République démocratique allemande RFA République fédérale d’Allemagne SEBC Système européen de banques centrales SESF Système européen de surveillance financière SME Système monétaire européen SMI Système monétaire international SMP Securities Market Program TSCG Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance TFUE Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne TLTRO Targeted Long Term Refinancing Operation TUE Traité sur l’Union européenne UCE Unité de compte européenne UCME Unité de compte monétaire européenne UE Union européenne UEP Union européenne des paiements UEM Union économique et monétaire UEMOA Union économique et monétaire ouest-africaine VLTRO Very Long Term Refinancing Operation ZIRP Zero Interest Rate Policy ZMO Zone monétaire optimale 229 RAPPEL DES RÉFÉRENCES A lesina (Alberto) et S ummers (Lawrence), 1993, “Central Bank Independence and Macroeconomic Performance : Some Comparative Evidence”, in Michel Dévoluy (dir.), Les politiques économiques européennes : enjeux et défis, Seuil, coll. « Points », 2004, p. 75. 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Prométhée, coll. « Pour ou contre ». ++ Mishkin (Frederic), 2011, “Monetary Policy Strategy: Lessons From the Crisis”, Working Papers 16755, NBER. ++ Scheller (Hanspeter K.), 2006, La Banque centrale européenne, histoire, rôle et fonctions, Éditions de la BCE, 2e éd. 235 LISTE DES ENCADRÉS (RETOUR EN ARRIÈRE) 18 Le choix controversé du dollar comme pivot du SMI 68 La Banque de France 140Le Fedspeak à l’heure du monétarisme 151 Un cas d’intervention de la BCE sur le marché des changes (CE QUE DISENT LES TEXTES) 199La distinction entre surveillances microprudentielle et macroprudentielle (GROS PLAN SUR) 28 L’UEM remplit-elle les critères d’une ZMO ? 45L’ordolibéralisme 63 Les six fonctions de la monnaie 66 Le chartalisme 74Les justifications théoriques à l’indépendance des banques centrales 77Les arguments économiques en faveur d’une stratégie de confiance 81 La règle de Taylor 90L’Eurogroupe 97 Le rôle du président de la BCE 107 Les agrégats monétaires de la zone euro 130 Les courants keynésiens 133 La théorie quantitative de la monnaie selon le monétarisme 149 Pourquoi lutter contre l’inflation ? 158 Les « taux directeurs », des taux d’intérêt à court terme 178 Le Comité de Bâle (POINTS DE VUE) 20Les marchés des changes peuvent-ils converger vers une valeur d’équilibre stable ? 54 Les critères de convergence : des indicateurs pertinents ? 83 La nécessaire responsabilisation de la BCE 114L’évolution nécessaire de la surveillance prudentielle des banques et de la stabilité financière par la BCE 175 Le « paradoxe de la tranquillité » d’Hyman Minsky 206 Vers quel type de fédéralisme ? (LES SCÉNARIOS POSSIBLES) 100 Quel système de vote au-delà de quinze membres ? 237 LISTE DES TABLEAUX, GRAPHIQUES ET CARTES (TABLEAUX) 78Stratégie de crédibilité versus stratégie de confiance : quelles différences ? 92 Contributions des BCN de la zone euro au capital de la BCE 92 Contributions des BCN hors zone euro au capital de la BCE 100 Système de rotation des votes au-delà de 18 membres 102Les dix-sept comités spécialisés de l’Eurosystème / du SEBC 119 Typologie des Conseils de politique monétaire 136 Les régimes de politique monétaire depuis 1950 (GRAPHIQUES) 94 L’organisation monétaire européenne 157 Le mécanisme de transmission des taux d’intérêt aux prix 164Évolution du taux d’inflation dans la zone euro de janvier 1999 à février 2016 166Évolution comparée du taux de croissance dans la zone euro (15 pays), aux États-Unis et au Japon entre 1999 et 2015 169Évolution comparée des taux d’intérêt sur les dettes publiques à 10 ans de l’Allemagne, de l’Espagne, de la France et de l’Italie entre 2008 et 2016 179Évolution des taux directeurs de la BCE et de l’Eonia entre 2000 et 2016 (CARTE) 89 Carte de la zone euro (mai 2016) 239 TABLE DES MATIÈRES 03SOMMAIRE 07INTRODUCTION 14PARTIE 1 La genèse de la Banque centrale européenne 15CHAPITRE 1 Un aboutissement de la construction monétaire européenne 151957-1978 : l’émancipation progressive vis‑à‑vis du dollar 16Du traité de Rome au Plan Werner 18L’échec du serpent monétaire européen face au désordre de l’après-Bretton Woods 211979-1991 : l’émergence d’une zone mark 21Les avancées permises par le système monétaire européen 22FECOM, MCE et ECU : les trois piliers du SME 23Une relative stabilité monétaire 24Un système monétaire caractérisé par l’hégémonie du deutsche mark 25La maturation théorique du projet d’Union économique et monétaire 26Les conditions économiques à remplir pour la création d’une zone monétaire optimale 29Les gains attendus du passage à l’UEM 29La réduction des coûts et de l’incertitude économique 30Une meilleure intégration financière 31Le financement « automatique » des déficits des balances des paiements 33La disparition des crises de change à l’intérieur de la zone euro 34L’avènement de l’euro comme monnaie internationale 36Des contraintes économiques nouvelles souvent occultées 36La perte du taux de change comme amortisseur monétaire 37La disparition d’un prêteur en dernier ressort pour les États souverains 381992-1999 : le choix d’une transition rapide vers la monnaie unique 39Un compromis politique entre trois visions différentes du projet européen 40La vision libérale 42La vision européiste 43La vision ordolibérale 46Le curieux compromis politique à l’origine de la BCE 240 46Une stratégie politique ambiguë 49Le coup de pouce de l’histoire 51Le calendrier retenu par le rapport Delors de 1989 51Phase I : la convergence des politiques économiques 51Phase II : la préparation concrète du passage à la monnaie unique 53Phase III : le passage effectif à la monnaie unique 56CHAPITRE 2 Le produit d’un contexte idéologique particulier 56Une institution marquée par la conception technique de la monnaie-neutre 57Monnaie-signe versus monnaie-marchandise 57De l’Antiquité au xviiie siècle : la conception de la monnaie‑signe prédomine 58De la fin du xviiie au début du xxe siècle : le triomphe de la monnaie-marchandise 59xxe siècle : le retour en grâce de la monnaie-signe 60Monnaie-neutre versus monnaie active 61Neutralité ou nécessaire neutralisation de la monnaie, perçue comme nocive 62Utilité de la monnaie, conçue de façon positive 62La BCE, une institution imprégnée par la conception libérale de la monnaie 64Une institution née dans un contexte de remise en cause de la souveraineté monétaire 64L’ascendant progressif des états nations dans la création monétaire jusqu’à la fin du xxe siècle 68Les signes récents de l’érosion du lien entre monnaie et souveraineté nationale 70La BCE, figure la plus aboutie de ce mouvement ? 70Un statut d’indépendance qui trouve ses fondements dans la remise en cause du keynésianisme 71De la remise en cause des politiques discrétionnaires, jugées inflationnistes… 71La critique néolibérale du rôle de l’État dans l’économie 72Les politiques monétaires discrétionnaires des keynésiens 72La critique monétariste : plutôt la règle que la discrétion 73… À la préconisation de l’indépendance des banques centrales 73La critique des nouveaux classiques : l’impératif de crédibilité 75La critique des nouveaux keynésiens : plutôt la confiance que la crédibilité 79Indépendance totale ou indépendance instrumentale ? 80Stratégie de crédibilité et indépendance totale de la BCE : des fondements théoriques discutables 241 80La crédibilité, une théorie assez éloignée de la réalité économique 82L’indépendance totale, source de déficit démocratique 82Politique monétaire et politique budgétaire, une séparation problématique en cas de crise 86PARTIE 2 Le fonctionnement de la Banque centrale européenne 87CHAPITRE 1 La place de la BCE dans l’organisation monétaire européenne 87L’organisation monétaire européenne 87Composition 87Le Système européen des banques centrales 88L’Eurosystème 88La Banque centrale européenne 93Les banques centrales nationales 95Les organes de décision 95Le Directoire 98Le Conseil des gouverneurs 99Le Conseil général 101Les missions du SEBC 104La Banque centrale européenne, institution-pivot de la politique monétaire de l’Union 104Les fonctions d’une banque centrale moderne 104Définir et mettre en œuvre la politique monétaire de la zone euro 105Gérer les réserves officielles et conduire les opérations de change des pays de la zone euro 105Être le prêteur en dernier ressort des banques de second rang 106Émettre les billets de banque de la zone euro 109Participer à la coopération européenne et internationale 110Assurer une fonction d’information statistique et de recherche 111Des pouvoirs importants de réglementation, de consultation et de surveillance 111Le pouvoir réglementaire de la BCE 111Un rôle également consultatif 112La surveillance du financement public par la BCE 115Une institution totalement indépendante du pouvoir politique 115Une indépendance fonctionnelle 116Une indépendance institutionnelle 116Une indépendance personnelle 117Une indépendance financière 117Le rôle central du Conseil des gouverneurs 117L’intérêt des conseils de politique monétaire 119Quid du CPM de la zone euro ? 242 120Un CPM indépendant, plutôt transparent, mais peu soucieux d’une compréhension commune 127CHAPITRE 2 Le régime de politique monétaire de la BCE 127L’évolution des régimes de politique monétaire depuis 1950 128Le régime discrétionnaire keynésien (1960‑1975) 131Le régime monétariste de la règle (1975-1982) 134Le régime de la crédibilité de la Nouvelle école classique (1982-1990) 135Le régime de la confiance de la Nouvelle école keynésienne depuis 1990 138Le régime monétaire de la BCE : un régime très différent de celui de la Fed 138Le ciblage d’inflation, une approche actuellement dominante 140La gestion des risques à la Greenspan, une stratégie en rupture avec le ciblage d’inflation 141L’incertitude, problème fondamental de la politique monétaire 141La responsabilisation politique et le mandat dual de la Fed 142L’importance de la communication comme instrument de la politique monétaire 142Pragmatisme, expérience et ouverture d’esprit 143La stratégie originale de cross-checking de la BCE 143Les principes stratégiques de la BCE 144Les deux piliers de la stratégie de politique monétaire de la BCE 146Le recoupement des deux piliers ou cross-checking 147CHAPITRE 3 Objectifs, voies et moyens de la politique monétaire de la zone euro 147Le mandat de politique monétaire de la BCE 147L’objectif interne de stabilité des prix 150L’absence d’objectif externe 151Les canaux de transmission de la politique monétaire de la BCE 152Le canal de la quantité de monnaie 152Le canal du taux d’intérêt 153Le canal du taux de change en change flexible 153Le canal du prix des actifs 154Le canal du crédit 154Le canal du bilan 155Le canal des anticipations 155Les instruments de politique monétaire de la BCE 156Les taux directeurs de la BCE 243 159Les opérations de refinancement de la BCE 159Les opérations principales de refinancement 160Les opérations mensuelles de refinancement à plus long terme 160Les opérations de réglage fin 160Les opérations structurelles 160Les réserves obligatoires 161La communication et la transparence 164CHAPITRE 4 Un bilan globalement mitigé 164L’atteinte de l’objectif de stabilité des prix 165Une croissance faible aggravée par la crise et les écarts de compétitivité 167La résurgence des écarts de taux d’intérêt et l’aggravation de la crise des dettes souveraines 169L’euro comme monnaie internationale 172PARTIE 3 La BCE et la zone euro à l’épreuve de la crise 173CHAPITRE 1 Les politiques « non conventionnelles » menées depuis 2008 174La stabilisation financière : un nouvel objectif pour la BCE 174Les banques centrales face aux crises financières : un rôle normalement limité 177le principe de séparation devenu inopérant avec la crise de 2008 179Les cinq politiques non conventionnelles de la BCE 180La modification de la taille du bilan de la BCE (quantitative easing) 182La modification de la structure du bilan de la BCE (qualitative easing) 183La modification des procédures et des techniques de refinancement de la BCE 183L’allongement de la durée du refinancement 184L’élargissement des contreparties admissibles 184L’abaissement du taux des réserves obligatoires 184La coopération internationale 185Le rachat de dettes souveraines 187Taux d’intérêt négatifs et Forward Guidance 189Le risque persistant d’une crise bancaire systémique 190Des écarts de taux entre les dettes souveraines de la zone euro 192Quelle efficacité pour les politiques monétaires non conventionnelles ? 244 195CHAPITRE 2 Les décisions prises depuis la crise pour renforcer l’UEM 195L’instauration d’organismes de supervision financière 196Le Système européen de surveillance financière 197Le Comité européen du risque systémique 200La mise en place de dispositifs de gestion des crises financières 200Deux dispositifs transitoires : le FESF et le MESF 201Un dispositif permanent : le MES 203Vers un surcroît de fédéralisme ? 203L’adoption du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance 205L’Union bancaire 205Les avantages attendus d’une telle union 205Les avancées obtenues, malgré des obstacles persistants 210CHAPITRE 3 Quel avenir pour la BCE et l’UEM ? 210Scénario n° 1 : une Union ordolibérale à la recherche d’un impossible équilibre 211Appliquer aux politiques budgétaires les préceptes de l’ordolibéralisme 212Résoudre la crise des dettes souveraines par l’orthodoxie budgétaire 213Un ajustement structurel trop violent et difficile à faire accepter socialement 214Scénario n° 2 : la tentation du souverainisme monétaire 214Sortir de la zone euro et revenir aux monnaies nationales 215Comment ? 216Une sortie très risquée et problématique 218Scénario n° 3 : un fédéralisme économique et solidaire 218Une union monétaire sans vision fédérale n’est pas viable 219La nécessité d’un véritable budget européen et d’un pacte social 223CONCLUSION 227SIGLES ET ACRONYMES 229RAPPEL DES RÉFÉRENCES 233POUR ALLER PLUS LOIN 235LISTE DES ENCADRÉS 237LISTE DES TABLEAUX, GRAPHIQUES ET CARTES réflexeeur✪pe DERNIERS PARUS →→ dans la série « Documents de référence » Les traités européens après le traité de Lisbonne. Textes comparés François-Xavier Priollaud, David Siritzky, 4e éd., 2016 →→ dans la série « Débats » L’Europe peut-elle faire face à la mondialisation ? Sylvie Matelly, Bastien Nivet, 2015 Les Européens aiment-ils (toujours) l’Europe ? Bruno Cautrès, 2014 Faut-il enterrer la défense européenne ? Nicole Gnesotto, 2014 Le Royaume-Uni doit-il sortir de l’Union européenne ? Pauline Schnapper, 2014 Que reste-t-il du couple franco-allemand ? Cécile Calla, Claire Demesmay, 2013 →→ dans la série « Institutions & Politiques » La fonction publique européenne en perspective Jean-Luc Feugier et Marie-Hélène Pradines, 2015 Les institutions de l’Union européenne après la crise de l’euro Yves Doutriaux, Christian Lequesne, 9e éd., 2013 La politique migratoire de l’Union européenne Corinne Balleix, 2013 Les politiques de l’UE Philippe Delivet, 2013 À PARAÎTRE PROCHAINEMENT →→ dans la série « Débats » Les négociations Union européenne-Turquie peuvent-elles aboutir ? Nicolas Monceau →→ dans la série « Institutions & Politiques » La politique agricole commune (PAC) Jacques Loyat, Yves Petit Une aUtre façon de connaître l’actUalité dU continent eUropéen consultez p@ges europe, le nouvel espace entièrement dédié à l’actualité du continent européen sur le site internet de la documentation française. déjà plus de 410 articles gratuits présentant les questions majeures des 49 pays européens. Un nouvel éclairage sur l’actualité réalisé par des spécialistes des questions européennes. chaque semaine, un article inédit gratuit vient enrichir votre connaissance de l’europe. Retrouvez notre espace sur http://www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe