CE NE ANDIAMO PER NON DARVI ALTRE PREOCCUPAZIONI Nous partons pour ne plus vous donner de soucis Théâtre de l’Europe IL CIELO NON E UN FONDALE Le ciel n’est pas une toile de fond deux spectacles de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini en italien, surtitré 29 novembre – 18 décembre 2016 Berthier 17e © Élisabeth Carecchio Dossier d’accompagnement Service du développement des publics Public de l’enseignement Horaires du mardi au samedi à 20h le dimanche à 15h Clémence Bordier / 01 44 85 40 39 [email protected] Coralba Marrocco / 01 44 85 41 18 [email protected] Ateliers Berthier 1 rue André Suarès (angle du bd Berthier) Paris 17e 1 SOMMAIRE Générique des spectacles (ci-contre) 1re partie CE NE ANDIAMO PER NON DARVI ALTRE PREOCCUPAZIONI A. Le pouvoir de dire non B. Extrait : Le Justicier d’Athènes C. Nous restons pour vous donner des soucis 2e partie IL CIELO NON È UN FONDALE A. La ville comme figure B. Les coutures de l’intimité C. Points de départ – La voie sacrée du périphérique – Enquêter sur le réel 3e partie UN THÉÂTRE À MAINS NUES A. Daria et son double, Antonio B. Promenade dans le théâtre de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini C. Aux origines des pièces du duo romain D. « Un espace de rencontres » Quelques repères SUR DARIA DEFLORIAN ET ANTONIO TAGLIARINI 2 CE NE ANDIAMO PER NON DARVI ALTRE PREOCCUPAZIONI 29 novembre – 7 décembre Berthier 17e Nous partons pour ne plus vous donner de soucis de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini en italien, surtitré inspiré par une image du roman Le Justicier d’Athènes de Pétros Márkaris avec Anna Amadori Daria Deflorian Antonio Tagliarini Valentino Villa collaboration au projet Monica Piseddu Valentino Villa lumière Gianni Staropoli décor Marina Haas surtitrage Anna Damiani Francesca Corona traduction des surtitrages Caroline Michel direction technique Giulia Pastore accompagnement et diffusion international Francesca Corona organisation Anna Damiani avec le Festival d’Automne à Paris durée 1 heure créé le 7 novembre 2013 au Teatro Palladium lors du Romaeuropa Festival 2013 production A. D. coproduction 369gradi, Romaeuropa Festival 2013, Teatro di Roma et l’équipe technique de l’Odéon-Théâtre de l’Europe Il cielo non è un fondale Le ciel n’est pas une toile de fond de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini en italien, surtitré avec Francesco Alberici Daria Deflorian Monica Demuru Antonio Tagliarini collaboration au projet Francesco Alberici Monica Demuru texte sur Jack London Attilio Scarpellini lumière Gianni Staropoli costumes Metella Raboni assistant à la mise en scène Davide Grillo surtitrage Francesca Corona traduction des surtitrages Federica Martucci direction technique Giulia Pastore construction du décor Atelier du Théâtre de Vidy accompagnement et diffusion international Francesca Corona organisation Anna Damiani et l’équipe technique de l’Odéon-Théâtre de l’Europe 9 – 18 décembre Berthier 17e avec le Festival d’Automne à Paris durée 1h30 créé le 16 novembre 2016 au Théâtre de Vidy – Lausanne production Sardegna Teatro, Fondazione Teatro Metastasio di Prato, Emilia Romagna Teatro Fondazione coproduction A. D., Odéon-Théâtre de l’Europe, Festival d’Automne à Paris, Romaeuropa Festival, Théâtre de Vidy – Lausanne, Sao Luiz – Teatro Municipal de Lisboa, Festival Terres de Paroles, Théâtre Garonne, scène européenne – Toulouse avec le soutien du Teatro di Roma en collaboration avec Laboratori Permanenti/ Residenza Sansepolcro, Carrozzerie NOT/ Residenza Produttiva Roma, Fivizzano 27/ nuova script ass.cult. Roma 3 1re partie CE NE ANDIAMO PER NON DARVI ALTRE PREOCCUPAZIONI Nous partons pour ne plus vous donner de soucis A. Le pouvoir de dire non « Parce que s’il y a bien quelque chose qu’on a compris ces derniers temps, c’est l’importance de dire non. On peut dire non. Il y a une puissance dans la négation, dans le non. Tout ce contentement… On nous y habitue : « allez, même si tu ne le sens pas, fais le quand même, peut-être qu’après... » Mais en fait non. Non. On n’a pas envie de s’en contenter. » Extrait de Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni est un spectacle court, une heure à peine. Mais comme le remarque Tagliarini, ce « temps bref » peut aussi devenir une arme d’intensité massive, et la voix de la confidence est souvent celle qui porte le plus loin. Le peu de temps, la discrétion des paroles – l’économie, en somme – sont ici au cœur du propos, lui donnent sa rigueur et son humanité. Les quatre comédiens conquièrent de haute lutte leur droit d’entrer en scène et d’y rester. Afin (ajoute l’un d’entre eux, non sans malice) « de vous donner d’autres soucis. ». Le peu de temps, c’est celui qui reste à quatre retraitées grecques avant d’en finir. Deflorian et Tagliarini ont découvert leur destin dans les premières pages du Justicier d’Athènes, une fiction policière signée Pétros Márkaris. Le romancier cite leurs noms, leurs dates de naissance, lisibles sur leurs cartes d’identité posées bien à plat sur une table modeste, à côté d’une bouteille de vodka à moitié vide, d’un flacon de somnifères et d’un message écrit avec soin. Elles y expliquent pourquoi elles mettent fin à leurs jours. N’ayant plus de quoi vivre, elles ont cru comprendre qu’elles étaient « un poids pour l’État [...] et toute la société ». Deflorian et Tagliarini n’ont pas scénarisé cette histoire. Leur projet ne consiste pas à nous raconter la crise grecque, ni à la transposer en Italie. Ils entrent les mains nues sur une scène vide, noyée d’ombre, et s’interrogent devant nous, nous interpellent sur leurs scrupules dans l’approche sensible d’un tel matériau. « Ensemble, » disent les artistes, « nous nous présentons au public avec une déclaration de profonde impuissance, une impuissance cruciale à représenter : notre « non » commence tout de suite, dès la première scène. » Daria Deflorian l’affirme : face au pouvoir, il est toujours possible de dire non. Ce « non » des retraitées, il faut le faire entendre, car on ne peut, comme on dit, « en rester là ». Mais il ne suffit pas non plus de répéter ce « non ». De la part d’un(e) artiste, quelle serait l’action juste – ni leçon, ni récupération – qui permettrait d’aborder un tel acte de désespoir sans se complaire dans le spectaculaire ou le compassionnel ? Ces questions qui se posent aux interprètes s’adressent aussi à leurs spectateurs. Elles ne sont pas seulement esthétiques, mais aussi et d’abord civiques. La quête se conduit comme à tâtons entre le plateau et la salle. Sous nos yeux, les quatre comédiens exposent leurs difficultés. Avec une délicatesse qui 4 parfois n’est pas dénuée d’humour, ils cherchent la bonne façon de répliquer au geste « incompréhensible, gratuit et puissant » des retraitées et « trouver une réponse constructive à la débâcle – avant tout morale – qui nous entoure. Incapables, impuissants. Mais conscients de cela. » Cette réponse, ils la trouvent par les moyens du théâtre, donnant corps avec dignité à toutes les disparitions. Présentation de Daniel Loayza pour l’Odéon-Théâtre de l’Europe www.theatre-odeon.eu/fr/2016-2017/spectacles/ce-ne-andiamo-non-darvi-altre-preoccupazioni B. Extrait : Le Justicier d’Athènes Nous sommes quatre retraitées, sans familles. Nous n’avons ni enfants, ni chiens. D’abord, on nous a réduit nos retraites, notre unique revenu. Puis nous avons cherché un médecin qui nous prescrive nos médicaments, mais les médecins étaient en grève. Quand ils les ont enfin prescrits, on nous a dit à la pharmacie que nos mutuelles n’ont plus d’argent et que nous devons payer de notre poche. Nous avons compris que nous étions un poids pour l’État, les médecins, les pharmacies et toute la société. Nous partons pour vous éviter cette charge. Quatre retraitées en moins, cela vous aidera à mieux vivre.» L’écriture du message est soignée, en lettres rondes. Elles ont laissé à côté leurs cartes d’identité. Ekaterini Sektaridi, née le 23.4.1941 ; Angeliki Stathopoulou, née le 5.2.1945 ; Loukia Haritonidou, née le 12.6.1943 ; Vassiliki Patsi, née le 18.12.1948. Pétros Márkaris, Le Justicier d’Athènes, trad. M. Volkovitch, Éditions Points, 2014, p. 10 et 144-145, 3 juin 2015 pour le Théâtre national de la Colline C. Nous restons pour vous donner des soucis Katia Ippaso, journaliste et auteure italienne, s’entretient avec Daria Deflorian et Antonio Tagliarini. Dans ce dialogue à trois, Daria et Antonio nous racontent comment, à travers leur dernier spectacle, Nous partons pour ne plus vous donner des soucis, ils ont cherché à s’enraciner au cœur d’un discours douloureux, celui de la crise. Katia Ippaso : Nous partons pour ne plus vous donner de soucis part de l’image des quatre femmes de Pétros Márkaris, vous tournez autour de leurs vies tout en refusant de les incarner. Vous vous questionnez, vous dépeignez l’atmosphère. Vous imaginez la mercerie où l’une d’entre elles est allée acheter une nouvelle paire de collants parce qu’elle ne voulait pas mourir les collants déchirés. Vous imaginez les gens perdus dans les rues d’Athènes. Vous disposez leurs corps dans la maison. Comme si la police criminelle ne devait pas tarder à arriver afin d’établir les causes et les modalités de la mort. Dans le cas des quatre retraitées de Márkaris, la contradiction inhérente à cette image littéraire nous a attirés. Elle se déplaçait continuellement sous nos yeux, et nous avec elle. Il ne s’agit pas de personnes réelles, nous ne connaissons pas leurs mésaventures, mais ce qui nous a frappé c’est leur geste collectif, leur capacité à dire non... À un certain moment de notre travail, j’ai voulu les sauver et j’ai dit aux autres : je ne veux pas 5 qu’elles meurent. Puis nous avons dû relier cette image avec les suicides de Civitanova Marche. Tout à coup, nous avons vu dans l’événement tragique qui s’était déroulé en Italie tout ce que Márkaris nous avait montré sous le voile de la fiction : le désespoir, les détails de leur geste. [Avril 2013, Civitanova Marche, Italie. Trois retraités se suicident. Un mari et son épouse. Le frère de cette dernière ne peut supporter la douleur de leur mort et imite leur geste. Les modalités de leur mort diffèrent : par pendaison, et par noyade. Les problèmes qu’ils ont dû affronter sont les mêmes que ceux auxquels les quatre retraitées grecques ont été confrontées : la retraite – qu’elle seule touche – qui ne suffit pas, la honte d’en être arrivé là.] Dans un certain sens, vous êtes la police criminelle d’un théâtre existentiel que vous construisez et déconstruisez depuis des années. Où en êtes- vous de votre enquête sur le réel ? Qu’avezvous découvert en chemin ? En créant Reality (ndlr, le spectacle inspiré de la vie de Janina Turek, une femme polonaise qui a noté et catalogué sans commentaire émotionnel chaque action des cinquante dernières années de sa vie, jusqu’à sa mort en 2000, et dont on a retrouvé 748 cahiers), nous avons passé beaucoup de temps à nous questionner. Ce questionnement concernait en particulier le langage. Comment dire le quotidien : les expérimentations, les histoires, les aspects existentiels, l’appropriation de l’autre à travers soi ? Dans quelle mesure suis-je Janina, en quoi le fait d’avoir rencontré Janina et ses listes peut-il me transformer ? En suivant ce chemin, nous avons finalement fait des choix simples et radicaux. Pour ce qui concerne Nous partons pour ne plus vous donner de soucis, nous avons essayé de recueillir davantage d’informations, et nous nous sommes sentis en décalage parce qu’il n’y avait pas un seul livre de philosophie, un seul livre politique, un seul livre de poésie qui ne soit partiel. Je parle des livres parce que si ce n’est pas dans les livres que nous rencontrons la réalité, où rencontrons-nous cette réalité autre que cet entonnoir où nous passons notre temps ? D’où vient le réel qui n’est pas le vécu ? Pour se rapprocher de ce réel qui m’intéresse, j’ai besoin de rencontrer des gens, de lire des livres, de regarder des films, de voyager. Et tout cela ne peut encore suffire. Katia Ippaso, Entretien avec Daria Deflorian et Antonio Tagliarini, traduction et adaptation Coralba Marrocco, membre de l’équipe des relations publiques du Théâtre de l’Odéon Site de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini www.defloriantagliarini.eu/ce-ne-andiamo-per-non-darvi-altre-preoccupazioni/ 6 2e partie Il cielo non è un fondale Le ciel n’est pas une toile de fond A. La ville comme figure Lorsque nous sommes à l’intérieur et qu’il pleut dehors, que pensonsnous de celui qui reste sous la pluie ? Pendant longtemps, nous avons pensé le monde comme une maison de campagne ou une résidence secondaire en bord de mer : son extériorité n’était autre qu’une vacance au sens le plus propre du terme – comme une sorte de vide qui s’ouvrait en nous, une fuite hors de la routine, de l’ennui ou du stress quotidien de la vie que nous menons à l’intérieur, entre les murs à la fois inquiétants et rassurants des maisons, des bureaux, des cinémas et des théâtres. Même les rues et les villes, comme l’écrivait Walter Benjamin à propos des « Passages » parisiens, semblent les salons clos de la bourgeoisie européenne, alors qu’elle se penche au-dessus du monde comme depuis un balcon à l’Opéra. Nous vivons tous dans cette condition qui, selon Albert Camus, consiste à remplacer la vie intérieure par la vie d’intérieur. Lorsque nous découvrons à la télévision les réfugiés qui débarquent avec leurs moyens de fortune sur les plages de la Méditerranée, notre première réaction est d’être déconcerté : à travers ces réfugiés encapuchonnés, qui n’ont que leur corps pour territoire, nous voyons resurgir le fantasme d’une vie nue que nous pensions oubliée. Cependant la même sensation, le même transfert, s’empare de nous devant le sans-abri qui dort au coin de notre rue, devant le vieil homme qui traîne laborieusement ses courses : en un instant, nous découvrons la précarité de nos privilèges. Notre intimité se sent menacée par ces spectacles car nous n’avons pas de relation avec la nudité de l’homme dépourvu de maison ou de citoyenneté ; aussi proche qu’il soit de nous, il en reste toujours éloigné. Son entrée dans notre enceinte nous éloigne immédiatement de nousmême, du moins dans notre imagination, elle nous expose de par sa mise à nu. Le ciel que nous pensons protecteur, vers lequel nous levons les yeux avec nostalgie, pèse sur cet homme-là, seul dans le froid glacial d’une grêle, et alors le ciel n’est plus son foyer mais sa prison. Le ciel n’est pas une toile de fond, en dépit de la négation évoquée par le titre, cherche à renforcer le dialogue entre l’espace de la fiction et l’espace extérieur, le réel. Un dialogue toujours plus nécessaire. Nous respirons laborieusement l’air de la salle de répétition où nous répétons et improvisons, conscients que la vie est ailleurs. Il nous faut essayer d’abattre ce mur. Tous ces murs, et non seulement ce quatrième mur qui obsède le théâtre, notre premier geste est de les abattre tous, pour notre entrée sur scène. Nous sommes hors de nous-mêmes. La vie collective nous révèle. « Quand j’écris, je n’ai pas l’impression de regarder en moi, je regarde dans une mémoire. Dans cette mémoire, je vois des gens, je vois des 7 rues. J’entends des paroles et tout cela est hors de moi. Je ne suis qu’une caméra. » dit Annie Ernaux dans un entretien1. L’œuvre de cette auteure nous a guidé dans notre enquête, nous permettant d’observer, de déchiffrer, et de restituer cette osmose continue entre l’intérieur et l’extérieur, les déplacements de sens entre ce que nous sommes et ce qui se passe autour de nous. 1/A nnie Ernaux, Le vrai lieu, Entretiens avec Michelle Porte, Gallimard, Paris Daria Deflorian et Antonio Tagliarini Site de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini : www.defloriantagliarini.eu/il-cielo-non-e-un-fondale/ B. Les coutures de l’intimité Mélanie Drouère : Il cielo non è un fondale se situe-t-il dans le prolongement de Ce ne andiamo…, comme une radicalisation formelle de cette première expérience ? Daria Deflorian : Plus encore qu’une radicalisation formelle, Il cielo est un pari ultérieur. Le défi consiste à incarner la figure du dedans et du dehors, le corps et les lieux, le je et l’autre, « l’intérieur du monde intérieur à l’extérieur2 », de mémoire. Si dans Ce ne andiamo..., la difficulté était de rejoindre une condition beaucoup plus dramatique que la nôtre, en remplissant les distances entre la figure et l’interprète jusqu’à les affiner au maximum, il s’agit ici de retourner l’intimité comme un vêtement pour en montrer les coutures et les nœuds, pour dévoiler les conditions de vies, leurs contraintes, leurs limites. Quels sont leurs points communs ? Leurs différences ? Dans les deux œuvres, nous sommes quatre sur scène. Mais, cette fois-ci, dans Il cielo, ce n’est plus pour adhérer à une image, mais pour donner vie à une toute petite collectivité. Après avoir observé dans nos deux dernières pièces la marginalité qu’implique la vieillesse, nous nous sommes intéressés ici à ce qu’est être jeune. L’avenir ou l’absence d’avenir. Partir loin de chez soi. Et y laisser des choses. Le geste pour briser l’idée de représentation est parti – idéalement – dans toutes les directions. L’intérieur est aussi l’espace théâtral, fermé, protégé, mais étouffant par rapport à la vivacité des couleurs, des formes, des sons de l’extérieur qui entourent ce théâtre. Notre question était : où sommes-nous ? La dimension politique et sociale est présente, mais d’une manière moins directe. Moins explicite. Mais, pour nous, tout aussi piquante. Que choisir, quand je choisis ? Où poser le regard ? « Ces yeux qui pleurent / ces larmes qui voient », écrit le poète métaphysique Andrew Marvell, dans un poème tiré de Jacques Derrida dans Mémoires des aveugles. Comment puis-je toucher ce qui m’entoure ? Où est la ligne (et parler de frontières aujourd’hui fait inévitablement écho à la politique) entre moi et les autres ? Il cielo… mène aussi une réflexion sur l’urbanisme effréné, la métropolisation du paysage et des modes de vie : quels sont les aspects de cette question qui vous ont intéressés en premier lieu pour cette création ? Par ailleurs, ce processus inébranlable a-t-il un impact sur votre approche de l’art, et de la vie ? Nous vivons en ville, nous fréquentons les villes. Nous les aimons, nous les dénigrons, nous les abandonnons, puis nous y retournons. Jusqu’à ne plus les regarder, à les fréquenter sans vraiment les voir. 8 2/P eter Handke, Le Monde intérieur du monde extérieur du monde intérieur (Die Innenwelt der Aussenwelt der Innenwelt), recueil de poèmes écrits entre 1965 et 1968, Edition suhrkamp 307, Frankfurt a. Main, 1969 Je ne les vois désormais que lorsque quelque chose arrive, un accident, une catastrophe à petite ou grande échelle. Ce regard d’enfant que nous avions tous en regardant par la vitre arrière de la voiture, sur la succession de maisons, de fenêtres, a désormais besoin d’autre chose pour se réveiller. De déserts ou de mers lointaines, ou d’un écran où se plonger. Nous avons essayé de ne pas garder ces yeux de l’ordinaire, de ne pas raconter notre participation de ce paysage. Combien de fois est-ce-que je m’échappe de ce qui est sous mes yeux ? Où vais-je ? La dimension historique de la modernisation est la strate immergée de cette question. Elle a nourri nos pensées, elle a parfois donné sa profondeur à une micro-histoire quotidienne qui nous a permis de nous introduire dans ce qu’Annie Ernaux appelle « autobiographie collective ». Comment avez-vous écrit les textes de chacune des pièces ? Dans notre travail, le récit n’a pas une place prépondérante au début du processus de création. Tout au long de la première phase de répétitions, nous procédons délibérément à l’aveugle. Nous accumulons du matériel. Puis, nous nous écartons de ce matériel. Nous le contredisons. Nous ouvrons ainsi des chemins secondaires, et les élargissons en nous attachant à de petits détails, et finissons par perdre de vue le point de départ. Enfin, nous alignons ce que nous avons produit, pour en faire le montage. Alors, à un moment donné arrive une ombre d’histoire, disons « une ombre » parce qu’il n’y a jamais un récit fort qui vient effacer tout le reste, le vaincre. Mais c’est une histoire qui appelle elle-même les matériaux, permet de s’y jeter, et d’en créer de nouveaux avec une vitesse qui eût été inimaginable avant cette étape. Une histoire qui vient de l’extérieur, comme un flash, mais qui est aussi le fruit de ces matériaux. Cette perméabilité permet une cœxistence avec des digressions, des répétitions, des contradictions, avec un « anti-récit » que nous souhaitons et pouvons dès lors accueillir. Extraits de l’entretien réalisé par Mélanie Drouère pour le Festival d’Automne, avril 2016 C. Points de départ Daria Deflorian et Antonio Tagliarini, en vue de préparer Le ciel n’est pas une toile de fond, ont accumulé des matériaux pendant plusieurs saisons. En 2014 ils ont présenté à Milan Il Posto (terme qui traduit en italien un titre d’Annie Ernaux, La Place), étudeperformance in situ devant une extraordinaire collection d’œuvres du Novecento. Les deux performers se sont également intéressés au travail de l’urbaniste Nicolò Bassetti, auteur d’une enquête sur le périphérique de Rome, point de départ du documentaire Sacro Gra de Gianfranco Rosi, primée au dernier Festival de Venise. Ils ont été particulièrement interpellés par la multiplicité des points de vue rythmant l’œuvre, à travers les différents parcours effectués le long des voies, à pied, en voiture, en train. Mais c’est aussi la question, fondamentale, de la relation à l’autre qui est abordée dans ce travail. 9 La voie sacrée du périphérique Les villes comme les rêves sont faites de désirs et de peurs, même si le fil de leur discours est secret, leurs règles absurdes, leurs perspectives trompeuses ; et toute chose en cache une autre. Italo Calvino, Les Villes invisibles La ceinture périphérique de Rome, sous l’appellation GRA ( Grande Raccordo Anulare), est une autoroute de 68 km à trois voies, ponctuée de 33 sorties et de 25 km de diamètre. L’idée de l’ingénieur Eugenio Gra était de relier les anciennes routes consulaires. Mais les travaux, commencés en 1948, n’ont jamais abouti. Le projet « Sacro GRA » est complexe et pluridisciplinaire : il est à la fois constitué d’un film – Sacro Gra, réalisé par Gianfranco Rosi, qui a remporté Le Lion d’Or lors de la Mostra de Venise en 2013 – et d’un livre, Sacro romano Gra, de Nicolò Bassetti et Sapo Matteucci. Nicolò Bassetti, paysagiste et urbaniste, a d’abord arpenté la ceinture périphérique à pied, parcourant 300 kilomètres en 20 jours. Puis Bassetti et Matteucci ont sillonné le territoire en moto, en voiture, en train ; ce fut un voyage constitué d’étapes, d’interruptions et de reprises, les deux hommes retournant à plusieurs reprises sur chaque lieu. Gianfranco Rosi, le réalisateur de Sacro Gra, a effectué des repérages en suivant Bassetti pendant six mois, s’initiant ainsi au mystère du GRA. Puis, dans un deuxième temps, Bassetti a à son tour suivi le réalisateur. Le tournage a duré deux ans et le montage du film a nécessité huit mois de travail. Le film relie les images des lieux, les paysages et l’architecture du GRA aux vies et aux personnes rencontrées sur les routes. Le film et le livre sont ainsi complémentaires. Pendant la recherche des lieux de tournage, Rosi a apporté le roman Les Villes invisibles de Italo Calvino, qui fut une sorte de guide pendant les mois de tournage. Pour Rosi, le GRA est une réalité qui mérite d’être vue, d’être pensée. Ses contradictions nous laissent sans voix : un prêtre prenant une photo du ciel sur la voie d’urgence, des troupeaux de moutons paissant à quelques mètres de voitures filant à 120 km à l’heure... Ce sont des mondes en mouvement qui se croisent, ignorant les uns des autres. Grâce aux connaissances et à l’enthousiasme de Nicolò Bassetti, Rosi a pu transformer cette bande d’asphalte en espace de narration. [...] On ne voit jamais Rome, le spectateur ne peut connaître la position exacte des lieux qui ont été filmés, il aperçoit seulement les contradictions urbaines, mais le véritable protagoniste du film, c’est la dimension poétique qui unit les personnages. Dans ce documentaire, la Rome invisible et atroce s’est installée dans la plus grande autoroute urbaine d’Europe. Le GRA était initialement une simple infrastructure et non un espace d’agglomération, l’on avait imaginé que la vie quotidienne des personnes ne serait que traversée par son périmètre. Cependant tous les personnages du film de Rosi prostituées, pécheurs, figurants – habitent et travaillent sur le Grande Raccordo Anulare et ne le traversent jamais. Extraits de la présentation du projet « Sacro GRA » sur le site du magazine L’architetto magazine.larchitetto.it/luglio-agosto-2014/gli-argomenti/attualita/il-paradigma-del-sacro-gra.html, traduction et adaptation Coralba Marrocco 10 Enquêter sur le réel Quelques résonances autour des textes d’Annie Ernaux – Les années, Journal du dehors, Regarde les lumières mon amour, dont les écrits ont guidé Daria Deflorian et Antonio Tagliarini dans leur enquête sur le réel et sur les déplacements de sens entre ce que ressent l’homme et ce qu’il se passe autour de lui. « S’annuleront les milliers de mots » « Toujours cette façon de parler, d’exister à travers ce qu’on dit. Quand j’étais petite, on jouait au roi du silence. Après une minute, je me levais et je disais : j’ai été silencieuse ! J’avais perdu, j’avais parlé » « Je parle, je parle... Et, pourtant, je ne sais rien. Plus j’avance et plus je ne sais rien. Je suis une éponge qui répète ce qu’elle a entendu. Ça veut dire quoi savoir ? Comment se fait-on un savoir sur le monde ? J’arrive seulement à me raconter, à parler sur moi, à parler de moi. Toujours ce moi… ce moi obèse, qui veut seulement se raconter. Moi… Moi… Moi... » Extraits d’Il cielo non è un fondale3 Tout s’effacera en une seconde. Le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit s’éliminera. Ce sera le silence et aucun mot pour le dire. De la bouche ouverte il ne sortira rien. Ni je ni moi. La langue continuera à mettre en mots le monde. Dans les conversations autour d’une table de fête on ne sera qu’un prénom, de plus en plus sans visage, jusqu’à disparaître dans la masse anonyme d’une lointaine génération. 3/L e texte d’Il cielo non e un fondale n’est pas disponible en publication. Il s’agit ici des surtitres du spectacle présenté à l’OdéonThéâtre de l’Europe, traduits par Federica Martucci. Annie Ernaux, Les années, Gallimard, Colelction Folio, Paris, 2008, p.15-19 Paysages d’hypermarchés « Vue de l’extérieur, j’étais une personne avec un chariot ou un panier, qui faisait simplement ses courses. À quel point c’est important de se sentir comme tout le monde ? Il faut acheter quoi pour être normal ? Il faut avoir quoi dans une maison pour mener une vie normale ? Je regardais ce que les gens achetaient : mais oui, des bâtonnets Findus au congélateur ! Comme c’est pratique ! » Extraits d’Il cielo non è un fondale Nous choisissons nos objets et nos lieux de mémoire ou plutôt l’air du temps décide de ce dont il vaut la peine qu’on se souvienne. Les écrivains, les artistes, les cinéastes participent de l’élaboration de cette mémoire. Les hypermarchés, fréquentés grosso modo cinquante fois l’an par la majorité des gens depuis une quarantaine d’années en France, commencent seulement à figurer parmi les lieux dignes de représentation. Or, quand je regarde derrière moi, je me rends compte qu’à chaque période de ma vie sont associées des images de grandes surfaces commerciales, avec des scènes, des rencontres, des gens. [...] Les super et hypermarché ne sont pas réductibles à leur usage d’économie domestique, à la « corvée des courses ». Ils suscitent des pensées, fixent en souvenirs des sensations et des émotions. On 11 pourrait certainement écrire des récits de vie au travers des grandes surfaces commerciales fréquentées. Elles font partie du paysage d’enfance de tous ceux qui ont moins de cinquante ans. Si on excepte une catégorie restreinte de la population – habitants du centre de Paris et des grandes villes anciennes –, l’hypermarché est pour tout le monde un espace familier dont la pratique est incorporée à l’existence, mais dont on ne mesure pas l’importance sur notre relation aux autres, notre façon de faire société avec nos contemporaines au XXIe siècle. Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Gallimard, Colelction Folio, Paris, 2016, p.12-14 La photo en noir et blanc « Ça, c’est le souvenir d’une photographie. Une photo jaunie qui représente un parc plongé dans une brume pluvieuse. Derrière les arbres au fond, on aperçoit la silhouette grise de majestueuses constructions mais le centre véritable de la photo se trouve par terre, sur le tapis d’herbe de la pelouse tondue et blanchie par le givre. Ça et là, de longues silhouettes éparses qui,de loin, ont l’air de sacs ou de petites mottes de terre remuée. Vues de près, au premier plan, elles se révèlent être, sans aucun doute, des corps humains étendus à terre. Ce qui est singulier, c’est leur disposition. Ils ne se concentrent en aucun endroit. Ils ne sont pas regroupés mais disséminés, éloignés les uns des autres, comme s’ils étaient victimes d’une épidémie mortelle, qui les aurait tous frappés au même moment, là où ils se trouvent. Ce ne sont sûrement pas des touristes qui se reposent allongés par terre, après une partie de campagne, car ce n’est pas une belle journée. » Extraits d’Il cielo non è un fondale La photo en noir et blanc d’une petite fille en maillot de bain foncé, sur une plage de galets. En fond, des falaises. Elle est assise sur un rocher plat, ses jambes robustes étendues bien droites devant elle, les bras en appui sur le rocher, les yeux fermés, la tête légèrement penchée, souriant. Une épaisse natte brune ramenée par-devant, l’autre laissée dans le dos. Tout révèle le désir de poser comme les stars dans Cinémonde ou la publicité d’Ambre Solaire, d’échapper à son corps humiliant et sans importance de petite fille. Les cuisses, plus claires, ainsi que le haut des bras, dessinent la forme d’une robe et indiquent le caractère exceptionnel, pour cette enfant, d’un séjour ou d’une sortie à la mer. La plage est déserte. Au dos : août 1949, Sotteville-sur-Mer. Annie Ernaux, Les années, Gallimard, Collection Folio, Paris, 2008, p.35-36 12 3e partie Le théâtre à mains nues A. Daria et son double, Antonio C’est une belle histoire de théâtre, à l’italienne. L’histoire d’une femme, Daria Deflorian, et d’un homme, Antonio Tagliarini, qui se sont rencontrés il y a dix ans et depuis créent ensemble des spectacles qui leur ressemblent : simples et humains. En France, on les a découverts l’année dernière, avec Reality et Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni (Nous partons pour ne plus vous donner de soucis). D’un côté, une femme polonaise, Janina Turek, qui, de 1940 à sa mort, en 2000, a consigné dans 78 carnets tous les faits les plus quotidiens de sa vie, en chiffrant, sans les commenter, le nombre de coups de téléphone donnés et reçus, de personnes rencontrées et saluées dans la rue… De l’autre, quatre retraitées grecques, seules, sans famille ni enfant, ni même chien, qui, comme plus de trois mille de leurs compatriotes, ont choisi de se donner la mort parce qu’elles n’avaient plus de place dans un système où seule compte la rentabilité. Elles ne voulaient plus peser sur les autres. [...] Ce spectacle est repris, aux Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, où Daria Deflorian et Antonio Tagliarini présentent leur nouvelle création, Il cielo non è un fondale (« Le ciel n’est pas une toile de fond »), qui vient d’être créée au Théâtre de Vidy-Lausanne. C’est là que nous l’avons vue, avant de rencontrer Daria Deflorian et Antonio Tagliarini. Ils sortaient de scène, cette scène qui, pour eux, ne fait qu’un avec la salle, à qui ils s’adressent, en demandant à plusieurs reprises au public de fermer les yeux. « Ferme les yeux et le noir des caractères va faire apparaître les lumières de la ville », écrit Peter Handke au tout début du Chinois de la douleur. Quand on leur cite cette phrase, Daria Deflorian et Antonio Tagliarini disent : « Oui, c’est exactement ça. » Peter Handke et Annie Ernaux les ont guidés vers Il cielo… Ils s’y mettent en scène dans la ville, dont ils font entendre la rumeur. Cette même rumeur qui, dans Ce ne andiamo…, parvenait comme un écho lointain à la tragédie des retraitées grecques confinées dans leur appartement. Au détour des séquences, qui, comme toujours, se donnent sur le plateau nu, Daria Deflorian et Antonio Tagliarini livrent des moments de leur histoire. Quand ils se sont connus, ils étaient dans la quarantaine et venaient d’horizons différents. Aussitôt, ils se sont reconnus, comme cela arrive dans les grandes amitiés. Aujourd’hui, ils peuvent parler l’un à la place de l’autre, et souvent ils éclatent de rire ensemble, Daria la blonde et Antonio le brun, qui, un jour, ont su dire non à ce à quoi ils étaient destinés. [...] À l’hommage à Pina Bausch succède From A to D and Back Again, inspiré par Andy Warhol. Puis viennent Reality, Ce ne andiamo… et Il cielo…, des spectacles qui, eux aussi, « choisissent vraiment leur voie ». Pour les préparer, Daria Deflorian et Antonio Tagliarini travaillent longtemps en amont. Ils lisent beaucoup, enquêtent, se renseignent. Puis ils oublient tout, d’une certaine manière, quand ils entrent en répétition. Le plus important, alors, est ce qui naît de leur présence dans l’espace, qu’ils habitent comme on le ferait d’une maison à 13 habiter. Certains rapprochent leur théâtre de l’arte povera. C’est plutôt un théâtre artisanal et humble, mais porté par une ambition impérieuse, telle la construction de la cloche dans Andreï Roublev (1966), le film d’Andreï Tarkovski – une scène qui guide Daria Deflorian. Quand elle en parle, Antonio Tagliarini acquiesce. Leur cloche, à tous les deux, donne le son de la réalité d’aujourd’hui. Dans Il cielo non è un fondale – un titre en quoi l’on peut voir une métaphore de leur théâtre –, ils livrent, d’une manière autobiographique, les rêves, les moments de solitude, les chutes et les petites hontes face à la précarité qu’ils éprouvent dans la ville. À la fin, ils mettent sur scène des radiateurs en fonte. Des refuges, des réconforts, comme les poêles auxquels Daria Deflorian se collait l’hiver, quand elle était petite, dans les montagnes. Brigitte Salino, Le Monde du 1.12.16 www.lemonde.fr/scenes/article/2016/12/01/theatre-daria-et-son-double-antonio_50412 20_1654999.html#2Mtbb0hgQ7vdKCaw.99 B. Promenade dans le théâtre de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini La question du réel et de sa représentation par l’art, spécifiquement au théâtre, est centrale dans le travail artistique de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini. Celle-ci traverse les performances et les pièces mises en scène par le duo romain depuis leur première création. À propos de Reality – Réalité, téléréalité sans show, réalité sans télé, sans public. Être anonymes et uniques. Comme Janina Turek, femme polonaise qui, pendant plus de cinquante ans, a annoté minutieusement « les données » de sa vie : combien d’appels elle avait reçus et qui l’avait appelée (38 196) ; où et qui elle avait rencontré par hasard et salué avec un bonjour (23 397) ; combien de rendez- vous elle avait pris (1 922) ; combien de cadeaux elle avait offerts, à qui et de quel genre (5 817) ; combien de fois elle avait joué aux dominos (19), combien de fois elle était allée au théâtre (110); combien d’émissions de télé elle avait vues (70 042) ; 748 carnets trouvés lors de sa mort en 2 000 par sa fille ignare et stupéfaite. En 2008 pour Rewind, hommage à Café Müller de Pina Bausch, nous avons pris comme objet le spectacle de la chorégraphe allemande. L’année suivante nous avons construit le travail de From A to D and back again autour de Ma philosophie de A à B et vice versa d’Andy Warhol. Partir de cette œuvre colossale et mystérieuse que sont les carnets de Janina Turek est pour nous un pas naturel. Il ne s’agit pas de mettre en scène ou de faire un récit théâtral autour d’elle mais de dialoguer avec ce que nous savons et ce que nous savons pas de Janina. Il s’agit de créer une série de court – circuits entre elle et nous et entre le public et nous autour de la perception de ce qu’est la réalité. Daria Deflorian et Antonio Tagliarini www.defloriantagliarini.eu/reality 14 Reality © Silvia Gelli À propos de Rewind. Hommage à Café Müller de Pina Bausch – 1978. Café Müller par Pina Bausch. Un coup de théâtre dans le monde de la danse. Un événement artistique, un morceau de l’histoire de l’art. Pour nous tous – très jeunes alors – Café Müller était une pierre de touche, un mythe, un cliché. Trente ans plus tard, nous avons pris Café Müller comme point de départ. Cet objet est inévitablement différent aujourd’hui : le temps transforme, supprime, confond et l’idole intouchable et mythique se brise, restent les décombres sacrés. Nous nous sommes engagés à raconter ce miracle artistique sans jamais le montrer au public et pendant la narration de sa magie ineffable nous nous sommes retrouvés à parler de nous-mêmes, de nos familles, de nos amours et des débuts et des fins, de Odyssey 2001 de Kubrick, de Mastroianni, de Madonna, du 11 septembre et de Kennedy... Pas pour faire une digression, mais pour verbaliser notre expérience en tant que spectateurs devant ces œuvres et notre nostalgie pour ce qui ne peut revenir. Maintenant que Pina Bausch est partie, il nous reste son enseignement. Comment ne pas vouloir faire du théâtre après avoir vu ses ballets ? Comme ne pas vouloir danser ? Nous nous sommes trompés, en essayant de faire des spectacles à la Pina Bausch pendant des années, avec des chaises et des jupons, des micro-mouvements et des micros aux fils pendants, et puis, finalement, nous avons tout oublié et commencé à absorber la plus profonde et simple des leçons, la même vieille leçon que tous les maîtres répètent : ne me suivez pas, cherchez-vous. Daria Deflorian et Antonio Tagliarini www.defloriantagliarini.eu/reality 15 © Amedeo Novelli C. Aux origines des pièces du duo romain Dans leur travail théâtral, Daria Deflorian et Antonio Tagliarini se sont particulièrement inspirés de la « famille idéale » que s’était imaginée Daria enfant : celles d’artistes qui sont aussi des maîtres à penser. Joëlle Gayot : D’Italie, on connaît, en France, Pippo Delbono, Roméo Castellucci, Emma Dante, toutes sortes d’artistes qui pratiquent le théâtre avec un certain sens du lyrisme et de la démesure. Vous êtes à l’inverse de ça. Est-ce que fabriquer un théâtre apparemment pauvre est un moyen de reconquérir ou retoucher le public ? Daria Deflorian : Cela n’a pas été véritablement de notre volonté. L’effet sur le public, nous l’avons découvert en faisant. Jusqu’à l’âge de 40 ans, j’ai eu du mal à travailler en Italie parce qu’on me considérait comme une comédienne peu expressive. Cela découlait de moi, du fait que j’étais mal à l’aise de jouer. Cela me permettait aussi d’avoir un grand monde intérieur, mais difficilement exprimé. Donc le fait de garder cette idée de feindre, de faire semblant, m’a conduite à chercher des maîtres importants. J’ai travaillé, par exemple, avec un maître japonais. Il m’a dit quelque chose de fondamental : à savoir que j’étais une personne qui avait un très riche for intérieur mais qui devait avoir un déclic mental. Il a ajouté qu’à l’intérieur, j’étais comme un oiseau empaillé mais que je devais montrer toutes les plumes coloriées à l’extérieur. Comme j’avais de la considération pour lui, je me suis demandé comment changer 16 cette tendance. Donc, en l’espace de trois ou quatre ans, j’ai découvert ma légèreté, la possibilité de faire rire, ainsi que l’écriture parce qu’écrire m’a beaucoup aidée. Depuis des années, je travaillais à partir de la littérature : Ingeborg Bachmann, Pasolini. J’ai mené beaucoup d’écrits à partir de Pasolini. Du coup, il y avait un lyrisme de la douleur de vivre très forte. Pasolini, c’est la rage du politique mêlé à un certain mysticisme et c’est également le quotidien imbriqué au tragique. Est-ce que Pasolini est un maître, voire une figure tutélaire, pour l’Italienne que vous êtes ? Absolument ! Dans le spectacle Rewind, que j’ai fait avec Antonio Tagliarini à partir de Café Müller, de Pina Bausch, je dis à un moment que j’étais tellement fâchée avec ma vraie famille que j’ai décidé de me construire une famille idéale. J’avais choisi comme mère Pina Bausch et avais accroché une photo d’elle au mur. Et comme père, Pasolini, dont j’avais également accroché la photo au mur. Quand il est mort, j’étais petite mais je me souviens très bien de ce jour-là. Je me souviens surtout que j’avais éclaté en larmes et mon père m’avait donné une claque parce que, pour les personnes simples comme l’était mon père, le scandale de l’existence de Pasolini était plus fort que tout. Mais moi, grâce à la claque donnée par mon père, j’ai commencé à lire tout Pasolini. J’ai piqué les bouquins de mon frère aîné et je me suis diplomée avec un mémoire sur Pasolini. Lorsque je suis allée à Rome, je suis allée vivre dans l’un des quartiers où lui allait se promener. Je pourrais dire beaucoup de choses encore. Et notamment celle-ci : je ne suis pas comédienne ou metteur en scène mais je fais du théâtre. Je peux organiser un festival, je peux enseigner, bâtir une compagnie, être assistante, tout ceci me vient de Pasolini. On peut tout être. Joëlle Gayot, Extraits d’Une saison au Théâtre avec Daria Deflorian, France Culture , 25 octobre 2015. www.franceculture.fr/emissions/une-saison-au-theatre/daria-deflorian-comedienne-et-metteuren-scene# En résonance avec les propos de Daria Deflorian, extrait de La Survivance des lucioles, réflexion sur un des textes de Pasolini, La disparition des lucioles. En 1975, tout près d’écrire son texte sur la disparition des lucioles4, Pasolini s’engagera dans le motif – tragique et apocalyptique – d’une disparition de l’humain au cœur de la société présente. L’improbable et minuscule splendeur des lucioles, aux yeux de Pasolini, ne métaphorise rien d’autre que l’humanité par excellence, l’humanité réduite à sa plus simple puissance de nous faire signe dans la nuit. [...] Mais il faut opposer à ce désespoir « éclairé » que la danse vivante des lucioles s’effectue justement au cœur des ténèbres. Et que ce n’est rien d’autre qu’une danse du désir formant communauté. [...] Bien que rasant le sol, bien qu’émettant une lumière très faible, bien que se déplaçant lentement, les lucioles ne dessinent-elles pas, rigoureusement parlant, une constellation ? [...] Telle serait l’infinie ressource des lucioles : leur retrait quand il n’est pas repli sur soi mais « force diagonale » ; leur communauté clandestine de « parcelles d’humanité », ces signaux envoyés par intermittences ; leur essentielle liberté de mouvement ; leur faculté de faire apparaître le désir comme l’indestructible par excellence. Les lucioles, il ne tient qu’à nous de ne pas les voir disparaître. [...] Nous devons donc, nous-mêmes [...] devenir des lucioles et reformer 4 / Le texte de La disparition des lucioles de Pasolini est disponible à l’adresse suivante : clarethemadmary.wordpress.com/2012/04/13/ larticle-des-lucioles-pasolini/ 17 par là une communauté du désir, une communauté de lueurs émises, de danses malgré tout, de pensées à transmettre. Dire oui dans la nuit traversée de lueurs, et ne pas se contenter de décrire le non de la lumière qui nous aveugle. Georges Didi-Huberman, Jerzy Grotowski Survivance des lucioles, Les Éditions de Minuit, 2009, p. 25, 46, 51, 133 D. « Un espace de rencontres » Extraits d’articles italiens sur le travail de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini. Un aspect caractéristique des pièces de Deflorian et Tagliarini est le fait que même s’il s’agit d’une histoire singulière, ce n’est jamais une histoire linéaire ni une histoire subjective : il s’agit plutôt d’une digression de la pensée, comme si le spectateur s’introduisait accidentellement et en cachette dans l’intimité d’un dialogue. […] Leurs spectacles ont quelque chose d’hagard, d’hyperbolique, qui les rend drôles. Et dans le même temps ils arrivent à évoquer – sans l’interpréter – cette sensibilité qui est propre au drame, et qui fait partie des histoires comme celle de Janina Turek ou comme le suicide de quatre retraitées grecques affamées par la crise. On pourrait dire que Daria Deflorian et Antonio Tagliarini habitent ces histoires, ils les invoquent et les abandonnent continuellement pour suivre des digressions, des pensées, des émotions. Et ainsi, tant l’histoire que sa teneur dramatique se matérialisent sur scène, sans pour autant être l’objet d’une représentation. Graziano Graziani, préface à la Trilogie de l’invisible de D. Deflorian et A.Tagliarini Titivillus, Pise : 2014, P.5-12, traduction et adaptation Coralba Marrocco Le théâtre de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini engage les deux acteurs en tant que personnes, dramaturges et performers et questionne la subjectivité de l’espace scénique, à la fois lieu de spectacle et espace du réel qui inclut les spectateurs. Deflorian et Tagliarini agissent sur scène, conscients d’être dans un espace réel, similaire à une rue, une cour, une gare, un espace urbain. Un geste simple, comme par exemple froisser une feuille, transforme le théâtre : le lieu n’est plus le même une fois le geste accompli. L’acteur, en déclinant sur scène son nom et son identité, souligne le fait que ce qu’il est en train de porter sur scène n’est pas une représentation et que la scène n’est pas séparée de la réalité des spectateurs. Ici, dans cet espace de rencontre, l’identité de la personne qui agit est liée à l’identité de celui qui l’observe, leurs vies quotidiennes se font écho. Gerardo Guccini, « Entre le théâtre comme lieu et espace, entre la réalité et le réel. » Trilogie de l’invisible de D. Deflorian et A.Tagliarini, Titivillus, Pise, 2014 résumé et traduction Coralba Marrocco 18 QUELQUES REPÈRES SUR DARIA DEFLORIAN ET ANTONIO TAGLIARINI Antonio Tagliarini (1965) est comédien, metteur en scène et chorégraphe. Il a étudié à l’Emilia Romagna Theatre School 1996/97 avec comme enseignants M.Baliani,M. Martinelli, C.Lievi, C.B.Corsetti,R.Molinari. Ainsi qu’au TEE (Teatro Stabile delle Marche) Polverigi Theatre and Dance School 1997 avec comme enseignants Francois Pesenti, Francesca Latuada entre autres. Il a également étudié le théâtre et la danse avec D.Manfredini,T. Salmon,R.Giordano,G.Rossi, D.Damiani. Ses dernières créations sont : Freezy (2003/premiere Rialto sant’Ambrogio), Temporary title : Untitled (2005/premiere Enzimi Festival), Show (2007/ premiere Teatro India of Roma), Rewindhomage to Caffe Muller de Pina Bausch (2008/premiere Teatro India di Roma) créé avec Daria Deflorian, L’ottavo giorno (2008 / premiere Festival Esterni), créé avec A.Senatore, From a to d and back again (2009/premiere Teatro Palladium di Roma) créé avec D.Deflorian, Royal Dance (2009/premiere La Fundicion, Bilbao) créé avec Idoia Zabaleta, Antonio e Miguel (2010/premiere Culturgest, Lisbon) créé avec Miguel Pereira. Projets internationaux : A viagem 2005, APAP 2007, Sites of Immagination 2008, Point to Point 2009. Il a travaillé comme danseur et comédien pour de nombreux metteurs en scène et chorégraphes dont Miguel Pereira, Raffaella Giordano, Giorgio Rossi, Alessandro Certini, Marco Baliani, Massimiliano Civica, Thierry Salmon, Bill T. Jones, Fabrizio Arcuri. © Yann Rabanier Daria Deflorian est comédienne, auteure et metteure en scène. Ses dernières productions sont : Manovre di volo (2001) par Daniele Del Giudice en collaboration avec Leonardo Filastò, Torpignattara (2004) par Pasolini, Corpo a Corpo (2007) de Dorothy Porter en collaboration avec Alessandra Cristiani, Bianco (2008), texte d’Azzurra D’Agostino en collaboration avec ArgheTeatro. Elle a travaillé comme actrice pour Marcello Sambati, Fabrizio Crisafulli, Remondi et Caporossi, Mario Martone, Martha Clarke (New York), l’Accademia degli Artefatti, entre autres. Elle a été l’assistante de Mario Martone, Pippo Delbono et pour Anna Karenina de Eimuntas Nekrosious. Daria Deflorian et Antonio Tagliarini Daria Deflorian et Antonio Tagliarini ont commencé en 2008 à faire des cocréations : Rewind – hommage à Café Müller de Pina Bausch (Festival du Court Theatre di Roma, Festival Vie di Modena, Festival Autunno Italiano à Berlin), Blackbird, lecture publique du texte de David Harrower (Festival Trend, Roma) et maintenant de A à D et vice-versa inspiré du livre De A à B d’Andy Warhol. 19