Dossier D’accompagnement ce ne anDiamo per non DarVi aLtre preoccUpaZioni

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CE NE ANDIAMO PER NON DARVI
ALTRE PREOCCUPAZIONI
Nous partons pour ne plus vous donner de soucis
Théâtre de l’Europe
IL CIELO NON E UN FONDALE
Le ciel n’est pas une toile de fond
deux spectacles de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini
en italien, surtitré
29 novembre – 18 décembre 2016
Berthier 17e
© Élisabeth Carecchio
Dossier d’accompagnement
Service du développement des publics
Public de l’enseignement
Horaires
du mardi au samedi à 20h
le dimanche à 15h
Clémence Bordier / 01 44 85 40 39
[email protected]
Coralba Marrocco / 01 44 85 41 18
[email protected]
Ateliers Berthier
1 rue André Suarès (angle du bd Berthier)
Paris 17e
1
SOMMAIRE
Générique des spectacles (ci-contre)
1re partie CE NE ANDIAMO PER NON DARVI ALTRE PREOCCUPAZIONI
A. Le pouvoir de dire non
B. Extrait : Le Justicier d’Athènes
C. Nous restons pour vous donner des soucis
2e partie
IL CIELO NON È UN FONDALE
A. La ville comme figure
B. Les coutures de l’intimité
C. Points de départ
– La voie sacrée du périphérique
– Enquêter sur le réel
3e partie
UN THÉÂTRE À MAINS NUES
A. Daria et son double, Antonio
B. Promenade dans le théâtre de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini
C. Aux origines des pièces du duo romain
D. « Un espace de rencontres »
Quelques repères
SUR DARIA DEFLORIAN ET ANTONIO TAGLIARINI
2
CE NE ANDIAMO PER NON
DARVI ALTRE PREOCCUPAZIONI
29 novembre – 7 décembre
Berthier 17e
Nous partons pour ne plus vous donner de soucis
de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini
en italien, surtitré
inspiré par une image du roman
Le Justicier d’Athènes de
Pétros Márkaris
avec
Anna Amadori
Daria Deflorian
Antonio Tagliarini
Valentino Villa
collaboration au projet
Monica Piseddu
Valentino Villa
lumière
Gianni Staropoli
décor
Marina Haas
surtitrage
Anna Damiani
Francesca Corona
traduction des surtitrages
Caroline Michel
direction technique
Giulia Pastore
accompagnement
et diffusion international
Francesca Corona
organisation
Anna Damiani
avec le Festival
d’Automne à Paris
durée
1 heure
créé le
7 novembre 2013
au Teatro Palladium lors
du Romaeuropa Festival 2013
production
A. D.
coproduction
369gradi, Romaeuropa
Festival 2013, Teatro di Roma
et l’équipe technique de
l’Odéon-Théâtre de l’Europe
Il cielo non è un fondale
Le ciel n’est pas une toile de fond
de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini
en italien, surtitré
avec
Francesco Alberici
Daria Deflorian
Monica Demuru
Antonio Tagliarini
collaboration au projet
Francesco Alberici
Monica Demuru
texte sur Jack London
Attilio Scarpellini lumière
Gianni Staropoli
costumes
Metella Raboni
assistant à la mise en scène
Davide Grillo
surtitrage
Francesca Corona
traduction des surtitrages
Federica Martucci
direction technique
Giulia Pastore
construction du décor
Atelier du Théâtre de Vidy
accompagnement
et diffusion international
Francesca Corona
organisation
Anna Damiani
et l’équipe technique de
l’Odéon-Théâtre de l’Europe
9 – 18 décembre
Berthier 17e
avec le Festival
d’Automne à Paris
durée
1h30
créé le
16 novembre 2016
au Théâtre de Vidy – Lausanne
production
Sardegna Teatro, Fondazione Teatro
Metastasio di Prato,
Emilia Romagna Teatro Fondazione
coproduction
A. D., Odéon-Théâtre de l’Europe,
Festival d’Automne à Paris,
Romaeuropa Festival, Théâtre de
Vidy – Lausanne, Sao Luiz – Teatro
Municipal de Lisboa, Festival Terres
de Paroles, Théâtre Garonne, scène
européenne – Toulouse
avec le soutien du
Teatro di Roma
en collaboration avec
Laboratori Permanenti/ Residenza
Sansepolcro, Carrozzerie NOT/
Residenza Produttiva Roma, Fivizzano
27/ nuova script ass.cult. Roma
3
1re partie
CE NE ANDIAMO PER NON
DARVI ALTRE PREOCCUPAZIONI
Nous partons pour ne plus vous donner de soucis
A. Le pouvoir de dire non
« Parce que s’il y a bien quelque chose qu’on a compris ces derniers
temps, c’est l’importance de dire non. On peut dire non. Il y a une
puissance dans la négation, dans le non. Tout ce contentement…
On nous y habitue : « allez, même si tu ne le sens pas, fais le quand
même, peut-être qu’après... » Mais en fait non. Non. On n’a pas
envie de s’en contenter. »
Extrait de Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni
Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni est un spectacle
court, une heure à peine. Mais comme le remarque Tagliarini, ce « temps
bref » peut aussi devenir une arme d’intensité massive, et la voix de la
confidence est souvent celle qui porte le plus loin. Le peu de temps, la
discrétion des paroles – l’économie, en somme – sont ici au cœur du
propos, lui donnent sa rigueur et son humanité. Les quatre comédiens
conquièrent de haute lutte leur droit d’entrer en scène et d’y rester. Afin
(ajoute l’un d’entre eux, non sans malice) « de vous donner d’autres
soucis. ». Le peu de temps, c’est celui qui reste à quatre retraitées
grecques avant d’en finir. Deflorian et Tagliarini ont découvert leur destin
dans les premières pages du Justicier d’Athènes, une fiction policière
signée Pétros Márkaris. Le romancier cite leurs noms, leurs dates de
naissance, lisibles sur leurs cartes d’identité posées bien à plat sur
une table modeste, à côté d’une bouteille de vodka à moitié vide, d’un
flacon de somnifères et d’un message écrit avec soin. Elles y expliquent
pourquoi elles mettent fin à leurs jours. N’ayant plus de quoi vivre, elles
ont cru comprendre qu’elles étaient « un poids pour l’État [...] et toute la
société ». Deflorian et Tagliarini n’ont pas scénarisé cette histoire. Leur
projet ne consiste pas à nous raconter la crise grecque, ni à la transposer
en Italie. Ils entrent les mains nues sur une scène vide, noyée d’ombre,
et s’interrogent devant nous, nous interpellent sur leurs scrupules dans
l’approche sensible d’un tel matériau. « Ensemble, » disent les artistes,
« nous nous présentons au public avec une déclaration de profonde
impuissance, une impuissance cruciale à représenter : notre « non »
commence tout de suite, dès la première scène. » Daria Deflorian
l’affirme : face au pouvoir, il est toujours possible de dire non. Ce « non »
des retraitées, il faut le faire entendre, car on ne peut, comme on dit, « en
rester là ». Mais il ne suffit pas non plus de répéter ce « non ». De la part
d’un(e) artiste, quelle serait l’action juste – ni leçon, ni récupération – qui
permettrait d’aborder un tel acte de désespoir sans se complaire dans
le spectaculaire ou le compassionnel ? Ces questions qui se posent
aux interprètes s’adressent aussi à leurs spectateurs. Elles ne sont pas
seulement esthétiques, mais aussi et d’abord civiques. La quête se
conduit comme à tâtons entre le plateau et la salle. Sous nos yeux, les
quatre comédiens exposent leurs difficultés. Avec une délicatesse qui
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parfois n’est pas dénuée d’humour, ils cherchent la bonne façon de
répliquer au geste « incompréhensible, gratuit et puissant » des retraitées
et « trouver une réponse constructive à la débâcle – avant tout morale
– qui nous entoure. Incapables, impuissants. Mais conscients de cela. »
Cette réponse, ils la trouvent par les moyens du théâtre, donnant corps
avec dignité à toutes les disparitions.
Présentation de Daniel Loayza pour l’Odéon-Théâtre de l’Europe
www.theatre-odeon.eu/fr/2016-2017/spectacles/ce-ne-andiamo-non-darvi-altre-preoccupazioni
B. Extrait : Le Justicier d’Athènes
Nous sommes quatre retraitées, sans familles. Nous n’avons ni enfants, ni
chiens. D’abord, on nous a réduit nos retraites, notre unique revenu. Puis
nous avons cherché un médecin qui nous prescrive nos médicaments,
mais les médecins étaient en grève. Quand ils les ont enfin prescrits, on
nous a dit à la pharmacie que nos mutuelles n’ont plus d’argent et que
nous devons payer de notre poche. Nous avons compris que nous étions
un poids pour l’État, les médecins, les pharmacies et toute la société.
Nous partons pour vous éviter cette charge. Quatre retraitées en moins,
cela vous aidera à mieux vivre.» L’écriture du message est soignée, en
lettres rondes. Elles ont laissé à côté leurs cartes d’identité. Ekaterini
Sektaridi, née le 23.4.1941 ; Angeliki Stathopoulou, née le 5.2.1945 ;
Loukia Haritonidou, née le 12.6.1943 ; Vassiliki Patsi, née le 18.12.1948.
Pétros Márkaris, Le Justicier d’Athènes, trad. M. Volkovitch, Éditions Points, 2014,
p. 10 et 144-145, 3 juin 2015 pour le Théâtre national de la Colline
C. Nous restons pour vous donner des soucis
Katia Ippaso, journaliste et auteure italienne, s’entretient avec Daria
Deflorian et Antonio Tagliarini. Dans ce dialogue à trois, Daria et
Antonio nous racontent comment, à travers leur dernier spectacle,
Nous partons pour ne plus vous donner des soucis, ils ont cherché à
s’enraciner au cœur d’un discours douloureux, celui de la crise.
Katia Ippaso : Nous partons pour ne plus vous donner de soucis part de
l’image des quatre femmes de Pétros Márkaris, vous tournez autour
de leurs vies tout en refusant de les incarner. Vous vous questionnez,
vous dépeignez l’atmosphère. Vous imaginez la mercerie où l’une
d’entre elles est allée acheter une nouvelle paire de collants parce
qu’elle ne voulait pas mourir les collants déchirés. Vous imaginez
les gens perdus dans les rues d’Athènes. Vous disposez leurs corps
dans la maison. Comme si la police criminelle ne devait pas tarder à
arriver afin d’établir les causes et les modalités de la mort.
Dans le cas des quatre retraitées de Márkaris, la contradiction inhérente
à cette image littéraire nous a attirés. Elle se déplaçait continuellement
sous nos yeux, et nous avec elle. Il ne s’agit pas de personnes réelles,
nous ne connaissons pas leurs mésaventures, mais ce qui nous a frappé
c’est leur geste collectif, leur capacité à dire non... À un certain moment
de notre travail, j’ai voulu les sauver et j’ai dit aux autres : je ne veux pas
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qu’elles meurent. Puis nous avons dû relier cette image avec les suicides
de Civitanova Marche. Tout à coup, nous avons vu dans l’événement
tragique qui s’était déroulé en Italie tout ce que Márkaris nous avait
montré sous le voile de la fiction : le désespoir, les détails de leur geste.
[Avril 2013, Civitanova Marche, Italie. Trois retraités se suicident. Un mari
et son épouse. Le frère de cette dernière ne peut supporter la douleur
de leur mort et imite leur geste. Les modalités de leur mort diffèrent : par
pendaison, et par noyade. Les problèmes qu’ils ont dû affronter sont
les mêmes que ceux auxquels les quatre retraitées grecques ont été
confrontées : la retraite – qu’elle seule touche – qui ne suffit pas, la honte
d’en être arrivé là.]
Dans un certain sens, vous êtes la police criminelle d’un théâtre
existentiel que vous construisez et déconstruisez depuis des
années. Où en êtes- vous de votre enquête sur le réel ? Qu’avezvous découvert en chemin ?
En créant Reality (ndlr, le spectacle inspiré de la vie de Janina Turek, une
femme polonaise qui a noté et catalogué sans commentaire émotionnel
chaque action des cinquante dernières années de sa vie, jusqu’à sa mort
en 2000, et dont on a retrouvé 748 cahiers), nous avons passé beaucoup
de temps à nous questionner. Ce questionnement concernait en
particulier le langage. Comment dire le quotidien : les expérimentations,
les histoires, les aspects existentiels, l’appropriation de l’autre à travers
soi ? Dans quelle mesure suis-je Janina, en quoi le fait d’avoir rencontré
Janina et ses listes peut-il me transformer ? En suivant ce chemin, nous
avons finalement fait des choix simples et radicaux. Pour ce qui concerne
Nous partons pour ne plus vous donner de soucis, nous avons essayé
de recueillir davantage d’informations, et nous nous sommes sentis en
décalage parce qu’il n’y avait pas un seul livre de philosophie, un seul
livre politique, un seul livre de poésie qui ne soit partiel. Je parle des
livres parce que si ce n’est pas dans les livres que nous rencontrons la
réalité, où rencontrons-nous cette réalité autre que cet entonnoir où nous
passons notre temps ? D’où vient le réel qui n’est pas le vécu ? Pour se
rapprocher de ce réel qui m’intéresse, j’ai besoin de rencontrer des gens,
de lire des livres, de regarder des films, de voyager. Et tout cela ne peut
encore suffire.
Katia Ippaso, Entretien avec Daria Deflorian et Antonio Tagliarini,
traduction et adaptation Coralba Marrocco, membre de l’équipe des relations
publiques du Théâtre de l’Odéon
Site de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini
www.defloriantagliarini.eu/ce-ne-andiamo-per-non-darvi-altre-preoccupazioni/
6
2e partie
Il cielo non è un fondale
Le ciel n’est pas une toile de fond
A. La ville comme figure
Lorsque nous sommes à l’intérieur et qu’il pleut dehors, que pensonsnous de celui qui reste sous la pluie ?
Pendant longtemps, nous avons pensé le monde comme une maison
de campagne ou une résidence secondaire en bord de mer : son
extériorité n’était autre qu’une vacance au sens le plus propre du terme
– comme une sorte de vide qui s’ouvrait en nous, une fuite hors de la
routine, de l’ennui ou du stress quotidien de la vie que nous menons à
l’intérieur, entre les murs à la fois inquiétants et rassurants des maisons,
des bureaux, des cinémas et des théâtres. Même les rues et les villes,
comme l’écrivait Walter Benjamin à propos des « Passages » parisiens,
semblent les salons clos de la bourgeoisie européenne, alors qu’elle se
penche au-dessus du monde comme depuis un balcon à l’Opéra. Nous
vivons tous dans cette condition qui, selon Albert Camus, consiste à
remplacer la vie intérieure par la vie d’intérieur.
Lorsque nous découvrons à la télévision les réfugiés qui débarquent
avec leurs moyens de fortune sur les plages de la Méditerranée,
notre première réaction est d’être déconcerté : à travers ces réfugiés
encapuchonnés, qui n’ont que leur corps pour territoire, nous voyons
resurgir le fantasme d’une vie nue que nous pensions oubliée.
Cependant la même sensation, le même transfert, s’empare de nous
devant le sans-abri qui dort au coin de notre rue, devant le vieil homme
qui traîne laborieusement ses courses : en un instant, nous découvrons
la précarité de nos privilèges.
Notre intimité se sent menacée par ces spectacles car nous n’avons
pas de relation avec la nudité de l’homme dépourvu de maison ou de
citoyenneté ; aussi proche qu’il soit de nous, il en reste toujours éloigné.
Son entrée dans notre enceinte nous éloigne immédiatement de nousmême, du moins dans notre imagination, elle nous expose de par sa
mise à nu. Le ciel que nous pensons protecteur, vers lequel nous levons
les yeux avec nostalgie, pèse sur cet homme-là, seul dans le froid
glacial d’une grêle, et alors le ciel n’est plus son foyer mais sa prison.
Le ciel n’est pas une toile de fond, en dépit de la négation évoquée par
le titre, cherche à renforcer le dialogue entre l’espace de la fiction et
l’espace extérieur, le réel. Un dialogue toujours plus nécessaire. Nous
respirons laborieusement l’air de la salle de répétition où nous répétons
et improvisons, conscients que la vie est ailleurs. Il nous faut essayer
d’abattre ce mur. Tous ces murs, et non seulement ce quatrième mur
qui obsède le théâtre, notre premier geste est de les abattre tous, pour
notre entrée sur scène. Nous sommes hors de nous-mêmes. La vie
collective nous révèle.
« Quand j’écris, je n’ai pas l’impression de regarder en moi, je regarde
dans une mémoire. Dans cette mémoire, je vois des gens, je vois des
7
rues. J’entends des paroles et tout cela est hors de moi. Je ne suis
qu’une caméra. » dit Annie Ernaux dans un entretien1. L’œuvre de cette
auteure nous a guidé dans notre enquête, nous permettant d’observer,
de déchiffrer, et de restituer cette osmose continue entre l’intérieur et
l’extérieur, les déplacements de sens entre ce que nous sommes et ce
qui se passe autour de nous.
1/A
nnie Ernaux, Le vrai lieu, Entretiens avec
Michelle Porte, Gallimard, Paris
Daria Deflorian et Antonio Tagliarini
Site de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini : www.defloriantagliarini.eu/il-cielo-non-e-un-fondale/
B. Les coutures de l’intimité
Mélanie Drouère : Il cielo non è un fondale se situe-t-il dans le
prolongement de Ce ne andiamo…, comme une radicalisation
formelle de cette première expérience ?
Daria Deflorian : Plus encore qu’une radicalisation formelle, Il cielo est
un pari ultérieur. Le défi consiste à incarner la figure du dedans et du
dehors, le corps et les lieux, le je et l’autre, « l’intérieur du monde intérieur
à l’extérieur2 », de mémoire. Si dans Ce ne andiamo..., la difficulté était
de rejoindre une condition beaucoup plus dramatique que la nôtre, en
remplissant les distances entre la figure et l’interprète jusqu’à les affiner
au maximum, il s’agit ici de retourner l’intimité comme un vêtement
pour en montrer les coutures et les nœuds, pour dévoiler les conditions
de vies, leurs contraintes, leurs limites.
Quels sont leurs points communs ? Leurs différences ?
Dans les deux œuvres, nous sommes quatre sur scène. Mais, cette
fois-ci, dans Il cielo, ce n’est plus pour adhérer à une image, mais pour
donner vie à une toute petite collectivité. Après avoir observé dans
nos deux dernières pièces la marginalité qu’implique la vieillesse, nous
nous sommes intéressés ici à ce qu’est être jeune. L’avenir ou l’absence
d’avenir. Partir loin de chez soi. Et y laisser des choses.
Le geste pour briser l’idée de représentation est parti – idéalement –
dans toutes les directions. L’intérieur est aussi l’espace théâtral, fermé,
protégé, mais étouffant par rapport à la vivacité des couleurs, des
formes, des sons de l’extérieur qui entourent ce théâtre. Notre question
était : où sommes-nous ?
La dimension politique et sociale est présente, mais d’une manière
moins directe. Moins explicite. Mais, pour nous, tout aussi piquante.
Que choisir, quand je choisis ? Où poser le regard ? « Ces yeux qui
pleurent / ces larmes qui voient », écrit le poète métaphysique Andrew
Marvell, dans un poème tiré de Jacques Derrida dans Mémoires des
aveugles. Comment puis-je toucher ce qui m’entoure ? Où est la ligne
(et parler de frontières aujourd’hui fait inévitablement écho à la politique)
entre moi et les autres ?
Il cielo… mène aussi une réflexion sur l’urbanisme effréné, la
métropolisation du paysage et des modes de vie : quels sont les
aspects de cette question qui vous ont intéressés en premier lieu
pour cette création ? Par ailleurs, ce processus inébranlable a-t-il
un impact sur votre approche de l’art, et de la vie ?
Nous vivons en ville, nous fréquentons les villes. Nous les aimons,
nous les dénigrons, nous les abandonnons, puis nous y retournons.
Jusqu’à ne plus les regarder, à les fréquenter sans vraiment les voir.
8
2/P
eter Handke, Le Monde intérieur du
monde extérieur du monde intérieur
(Die Innenwelt der Aussenwelt der
Innenwelt), recueil de poèmes écrits entre
1965 et 1968, Edition suhrkamp 307,
Frankfurt a. Main, 1969
Je ne les vois désormais que lorsque quelque chose arrive, un accident,
une catastrophe à petite ou grande échelle. Ce regard d’enfant que
nous avions tous en regardant par la vitre arrière de la voiture, sur la
succession de maisons, de fenêtres, a désormais besoin d’autre chose
pour se réveiller. De déserts ou de mers lointaines, ou d’un écran où se
plonger. Nous avons essayé de ne pas garder ces yeux de l’ordinaire,
de ne pas raconter notre participation de ce paysage. Combien de fois
est-ce-que je m’échappe de ce qui est sous mes yeux ? Où vais-je ?
La dimension historique de la modernisation est la strate immergée
de cette question. Elle a nourri nos pensées, elle a parfois donné sa
profondeur à une micro-histoire quotidienne qui nous a permis de nous
introduire dans ce qu’Annie Ernaux appelle « autobiographie collective ».
Comment avez-vous écrit les textes de chacune des pièces ?
Dans notre travail, le récit n’a pas une place prépondérante au début du
processus de création. Tout au long de la première phase de répétitions,
nous procédons délibérément à l’aveugle. Nous accumulons du matériel.
Puis, nous nous écartons de ce matériel. Nous le contredisons. Nous
ouvrons ainsi des chemins secondaires, et les élargissons en nous
attachant à de petits détails, et finissons par perdre de vue le point de
départ. Enfin, nous alignons ce que nous avons produit, pour en faire le
montage. Alors, à un moment donné arrive une ombre d’histoire, disons
« une ombre » parce qu’il n’y a jamais un récit fort qui vient effacer tout
le reste, le vaincre. Mais c’est une histoire qui appelle elle-même les
matériaux, permet de s’y jeter, et d’en créer de nouveaux avec une
vitesse qui eût été inimaginable avant cette étape. Une histoire qui
vient de l’extérieur, comme un flash, mais qui est aussi le fruit de
ces matériaux. Cette perméabilité permet une cœxistence avec des
digressions, des répétitions, des contradictions, avec un « anti-récit »
que nous souhaitons et pouvons dès lors accueillir.
Extraits de l’entretien réalisé par Mélanie Drouère pour le Festival d’Automne, avril 2016
C. Points de départ
Daria Deflorian et Antonio Tagliarini, en vue de préparer Le ciel
n’est pas une toile de fond, ont accumulé des matériaux pendant
plusieurs saisons. En 2014 ils ont présenté à Milan Il Posto (terme
qui traduit en italien un titre d’Annie Ernaux, La Place), étudeperformance in situ devant une extraordinaire collection d’œuvres
du Novecento. Les deux performers se sont également intéressés
au travail de l’urbaniste Nicolò Bassetti, auteur d’une enquête sur
le périphérique de Rome, point de départ du documentaire Sacro
Gra de Gianfranco Rosi, primée au dernier Festival de Venise.
Ils ont été particulièrement interpellés par la multiplicité des points
de vue rythmant l’œuvre, à travers les différents parcours effectués
le long des voies, à pied, en voiture, en train. Mais c’est aussi la
question, fondamentale, de la relation à l’autre qui est abordée
dans ce travail.
9
La voie sacrée du périphérique
Les villes comme les rêves sont faites de désirs et de peurs, même si le
fil de leur discours est secret, leurs règles absurdes, leurs perspectives
trompeuses ; et toute chose en cache une autre.
Italo Calvino, Les Villes invisibles
La ceinture périphérique de Rome, sous l’appellation GRA ( Grande
Raccordo Anulare), est une autoroute de 68 km à trois voies, ponctuée
de 33 sorties et de 25 km de diamètre. L’idée de l’ingénieur Eugenio
Gra était de relier les anciennes routes consulaires. Mais les travaux,
commencés en 1948, n’ont jamais abouti.
Le projet « Sacro GRA » est complexe et pluridisciplinaire : il est à la
fois constitué d’un film – Sacro Gra, réalisé par Gianfranco Rosi, qui a
remporté Le Lion d’Or lors de la Mostra de Venise en 2013 – et d’un
livre, Sacro romano Gra, de Nicolò Bassetti et Sapo Matteucci.
Nicolò Bassetti, paysagiste et urbaniste, a d’abord arpenté la ceinture
périphérique à pied, parcourant 300 kilomètres en 20 jours. Puis Bassetti
et Matteucci ont sillonné le territoire en moto, en voiture, en train ; ce fut
un voyage constitué d’étapes, d’interruptions et de reprises, les deux
hommes retournant à plusieurs reprises sur chaque lieu. Gianfranco
Rosi, le réalisateur de Sacro Gra, a effectué des repérages en suivant
Bassetti pendant six mois, s’initiant ainsi au mystère du GRA. Puis,
dans un deuxième temps, Bassetti a à son tour suivi le réalisateur. Le
tournage a duré deux ans et le montage du film a nécessité huit mois de
travail. Le film relie les images des lieux, les paysages et l’architecture
du GRA aux vies et aux personnes rencontrées sur les routes. Le film et
le livre sont ainsi complémentaires.
Pendant la recherche des lieux de tournage, Rosi a apporté le roman
Les Villes invisibles de Italo Calvino, qui fut une sorte de guide pendant
les mois de tournage. Pour Rosi, le GRA est une réalité qui mérite d’être
vue, d’être pensée. Ses contradictions nous laissent sans voix : un
prêtre prenant une photo du ciel sur la voie d’urgence, des troupeaux
de moutons paissant à quelques mètres de voitures filant à 120 km à
l’heure... Ce sont des mondes en mouvement qui se croisent, ignorant
les uns des autres. Grâce aux connaissances et à l’enthousiasme
de Nicolò Bassetti, Rosi a pu transformer cette bande d’asphalte en
espace de narration.
[...] On ne voit jamais Rome, le spectateur ne peut connaître la
position exacte des lieux qui ont été filmés, il aperçoit seulement les
contradictions urbaines, mais le véritable protagoniste du film, c’est la
dimension poétique qui unit les personnages.
Dans ce documentaire, la Rome invisible et atroce s’est installée dans
la plus grande autoroute urbaine d’Europe. Le GRA était initialement
une simple infrastructure et non un espace d’agglomération, l’on avait
imaginé que la vie quotidienne des personnes ne serait que traversée
par son périmètre. Cependant tous les personnages du film de Rosi prostituées, pécheurs, figurants – habitent et travaillent sur le Grande
Raccordo Anulare et ne le traversent jamais.
Extraits de la présentation du projet « Sacro GRA » sur le site du magazine L’architetto
magazine.larchitetto.it/luglio-agosto-2014/gli-argomenti/attualita/il-paradigma-del-sacro-gra.html,
traduction et adaptation Coralba Marrocco
10
Enquêter sur le réel
Quelques résonances autour des textes d’Annie Ernaux – Les
années, Journal du dehors, Regarde les lumières mon amour, dont
les écrits ont guidé Daria Deflorian et Antonio Tagliarini dans leur
enquête sur le réel et sur les déplacements de sens entre ce que
ressent l’homme et ce qu’il se passe autour de lui.
« S’annuleront les milliers de mots »
« Toujours cette façon de parler, d’exister à travers ce qu’on dit. Quand
j’étais petite, on jouait au roi du silence. Après une minute, je me levais
et je disais : j’ai été silencieuse ! J’avais perdu, j’avais parlé »
« Je parle, je parle... Et, pourtant, je ne sais rien. Plus j’avance et plus je
ne sais rien. Je suis une éponge qui répète ce qu’elle a entendu. Ça veut
dire quoi savoir ? Comment se fait-on un savoir sur le monde ? J’arrive
seulement à me raconter, à parler sur moi, à parler de moi. Toujours
ce moi… ce moi obèse, qui veut seulement se raconter. Moi… Moi…
Moi... »
Extraits d’Il cielo non è un fondale3
Tout s’effacera en une seconde. Le dictionnaire accumulé du berceau
au dernier lit s’éliminera. Ce sera le silence et aucun mot pour le dire.
De la bouche ouverte il ne sortira rien. Ni je ni moi. La langue continuera
à mettre en mots le monde. Dans les conversations autour d’une table
de fête on ne sera qu’un prénom, de plus en plus sans visage, jusqu’à
disparaître dans la masse anonyme d’une lointaine génération.
3/L
e texte d’Il cielo non e un fondale n’est pas
disponible en publication. Il s’agit ici des
surtitres du spectacle présenté à l’OdéonThéâtre de l’Europe, traduits par Federica
Martucci.
Annie Ernaux, Les années, Gallimard, Colelction Folio, Paris, 2008, p.15-19
Paysages d’hypermarchés
« Vue de l’extérieur, j’étais une personne avec un chariot ou un panier,
qui faisait simplement ses courses. À quel point c’est important de se
sentir comme tout le monde ? Il faut acheter quoi pour être normal ?
Il faut avoir quoi dans une maison pour mener une vie normale ? Je
regardais ce que les gens achetaient : mais oui, des bâtonnets Findus
au congélateur ! Comme c’est pratique ! »
Extraits d’Il cielo non è un fondale
Nous choisissons nos objets et nos lieux de mémoire ou plutôt l’air
du temps décide de ce dont il vaut la peine qu’on se souvienne. Les
écrivains, les artistes, les cinéastes participent de l’élaboration de
cette mémoire. Les hypermarchés, fréquentés grosso modo cinquante
fois l’an par la majorité des gens depuis une quarantaine d’années en
France, commencent seulement à figurer parmi les lieux dignes de
représentation. Or, quand je regarde derrière moi, je me rends compte
qu’à chaque période de ma vie sont associées des images de grandes
surfaces commerciales, avec des scènes, des rencontres, des gens.
[...] Les super et hypermarché ne sont pas réductibles à leur usage
d’économie domestique, à la « corvée des courses ». Ils suscitent des
pensées, fixent en souvenirs des sensations et des émotions. On
11
pourrait certainement écrire des récits de vie au travers des grandes
surfaces commerciales fréquentées. Elles font partie du paysage
d’enfance de tous ceux qui ont moins de cinquante ans. Si on excepte
une catégorie restreinte de la population – habitants du centre de Paris
et des grandes villes anciennes –, l’hypermarché est pour tout le monde
un espace familier dont la pratique est incorporée à l’existence, mais
dont on ne mesure pas l’importance sur notre relation aux autres, notre
façon de faire société avec nos contemporaines au XXIe siècle.
Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Gallimard, Colelction Folio, Paris, 2016,
p.12-14
La photo en noir et blanc
« Ça, c’est le souvenir d’une photographie. Une photo jaunie qui
représente un parc plongé dans une brume pluvieuse. Derrière les arbres
au fond, on aperçoit la silhouette grise de majestueuses constructions
mais le centre véritable de la photo se trouve par terre, sur le tapis
d’herbe de la pelouse tondue et blanchie par le givre. Ça et là, de
longues silhouettes éparses qui,de loin, ont l’air de sacs ou de petites
mottes de terre remuée. Vues de près, au premier plan, elles se révèlent
être, sans aucun doute, des corps humains étendus à terre. Ce qui est
singulier, c’est leur disposition. Ils ne se concentrent en aucun endroit.
Ils ne sont pas regroupés mais disséminés, éloignés les uns des autres,
comme s’ils étaient victimes d’une épidémie mortelle, qui les aurait tous
frappés au même moment, là où ils se trouvent. Ce ne sont sûrement
pas des touristes qui se reposent allongés par terre, après une partie de
campagne, car ce n’est pas une belle journée. »
Extraits d’Il cielo non è un fondale
La photo en noir et blanc d’une petite fille en maillot de bain foncé, sur
une plage de galets. En fond, des falaises. Elle est assise sur un rocher
plat, ses jambes robustes étendues bien droites devant elle, les bras en
appui sur le rocher, les yeux fermés, la tête légèrement penchée, souriant.
Une épaisse natte brune ramenée par-devant, l’autre laissée dans le
dos. Tout révèle le désir de poser comme les stars dans Cinémonde
ou la publicité d’Ambre Solaire, d’échapper à son corps humiliant et
sans importance de petite fille. Les cuisses, plus claires, ainsi que le
haut des bras, dessinent la forme d’une robe et indiquent le caractère
exceptionnel, pour cette enfant, d’un séjour ou d’une sortie à la mer. La
plage est déserte. Au dos : août 1949, Sotteville-sur-Mer.
Annie Ernaux, Les années, Gallimard, Collection Folio, Paris, 2008, p.35-36
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3e partie
Le théâtre à mains nues
A. Daria et son double, Antonio
C’est une belle histoire de théâtre, à l’italienne. L’histoire d’une
femme, Daria Deflorian, et d’un homme, Antonio Tagliarini, qui se sont
rencontrés il y a dix ans et depuis créent ensemble des spectacles qui
leur ressemblent : simples et humains. En France, on les a découverts
l’année dernière, avec Reality et Ce ne andiamo per non darvi altre
preoccupazioni (Nous partons pour ne plus vous donner de soucis). D’un
côté, une femme polonaise, Janina Turek, qui, de 1940 à sa mort, en
2000, a consigné dans 78 carnets tous les faits les plus quotidiens de sa
vie, en chiffrant, sans les commenter, le nombre de coups de téléphone
donnés et reçus, de personnes rencontrées et saluées dans la rue…
De l’autre, quatre retraitées grecques, seules, sans famille ni enfant, ni
même chien, qui, comme plus de trois mille de leurs compatriotes, ont
choisi de se donner la mort parce qu’elles n’avaient plus de place dans
un système où seule compte la rentabilité. Elles ne voulaient plus peser
sur les autres.
[...]
Ce spectacle est repris, aux Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de
l’Europe, où Daria Deflorian et Antonio Tagliarini présentent leur nouvelle
création, Il cielo non è un fondale (« Le ciel n’est pas une toile de fond »),
qui vient d’être créée au Théâtre de Vidy-Lausanne. C’est là que nous
l’avons vue, avant de rencontrer Daria Deflorian et Antonio Tagliarini. Ils
sortaient de scène, cette scène qui, pour eux, ne fait qu’un avec la
salle, à qui ils s’adressent, en demandant à plusieurs reprises au public
de fermer les yeux. « Ferme les yeux et le noir des caractères va faire
apparaître les lumières de la ville », écrit Peter Handke au tout début du
Chinois de la douleur. Quand on leur cite cette phrase, Daria Deflorian
et Antonio Tagliarini disent : « Oui, c’est exactement ça. » Peter Handke
et Annie Ernaux les ont guidés vers Il cielo… Ils s’y mettent en scène
dans la ville, dont ils font entendre la rumeur. Cette même rumeur qui,
dans Ce ne andiamo…, parvenait comme un écho lointain à la tragédie
des retraitées grecques confinées dans leur appartement.
Au détour des séquences, qui, comme toujours, se donnent sur le
plateau nu, Daria Deflorian et Antonio Tagliarini livrent des moments de
leur histoire. Quand ils se sont connus, ils étaient dans la quarantaine
et venaient d’horizons différents. Aussitôt, ils se sont reconnus, comme
cela arrive dans les grandes amitiés. Aujourd’hui, ils peuvent parler l’un
à la place de l’autre, et souvent ils éclatent de rire ensemble, Daria la
blonde et Antonio le brun, qui, un jour, ont su dire non à ce à quoi ils
étaient destinés.
[...]
À l’hommage à Pina Bausch succède From A to D and Back Again,
inspiré par Andy Warhol. Puis viennent Reality, Ce ne andiamo… et
Il cielo…, des spectacles qui, eux aussi, « choisissent vraiment leur
voie ». Pour les préparer, Daria Deflorian et Antonio Tagliarini travaillent
longtemps en amont. Ils lisent beaucoup, enquêtent, se renseignent.
Puis ils oublient tout, d’une certaine manière, quand ils entrent en
répétition. Le plus important, alors, est ce qui naît de leur présence
dans l’espace, qu’ils habitent comme on le ferait d’une maison à
13
habiter. Certains rapprochent leur théâtre de l’arte povera. C’est plutôt
un théâtre artisanal et humble, mais porté par une ambition impérieuse,
telle la construction de la cloche dans Andreï Roublev (1966), le film
d’Andreï Tarkovski – une scène qui guide Daria Deflorian. Quand elle en
parle, Antonio Tagliarini acquiesce. Leur cloche, à tous les deux, donne
le son de la réalité d’aujourd’hui. Dans Il cielo non è un fondale – un
titre en quoi l’on peut voir une métaphore de leur théâtre –, ils livrent,
d’une manière autobiographique, les rêves, les moments de solitude,
les chutes et les petites hontes face à la précarité qu’ils éprouvent dans
la ville. À la fin, ils mettent sur scène des radiateurs en fonte. Des
refuges, des réconforts, comme les poêles auxquels Daria Deflorian se
collait l’hiver, quand elle était petite, dans les montagnes.
Brigitte Salino, Le Monde du 1.12.16
www.lemonde.fr/scenes/article/2016/12/01/theatre-daria-et-son-double-antonio_50412
20_1654999.html#2Mtbb0hgQ7vdKCaw.99
B. Promenade dans le théâtre de Daria Deflorian
et Antonio Tagliarini
La question du réel et de sa représentation par l’art, spécifiquement
au théâtre, est centrale dans le travail artistique de Daria Deflorian et
Antonio Tagliarini. Celle-ci traverse les performances et les pièces mises
en scène par le duo romain depuis leur première création.
À propos de Reality – Réalité, téléréalité sans show, réalité sans télé,
sans public. Être anonymes et uniques. Comme Janina Turek, femme
polonaise qui, pendant plus de cinquante ans, a annoté minutieusement
« les données » de sa vie : combien d’appels elle avait reçus et qui l’avait
appelée (38 196) ; où et qui elle avait rencontré par hasard et salué avec
un bonjour (23 397) ; combien de rendez- vous elle avait pris (1 922) ;
combien de cadeaux elle avait offerts, à qui et de quel genre (5 817) ;
combien de fois elle avait joué aux dominos (19), combien de fois elle
était allée au théâtre (110); combien d’émissions de télé elle avait vues
(70 042) ; 748 carnets trouvés lors de sa mort en 2 000 par sa fille ignare
et stupéfaite.
En 2008 pour Rewind, hommage à Café Müller de Pina Bausch, nous
avons pris comme objet le spectacle de la chorégraphe allemande.
L’année suivante nous avons construit le travail de From A to D and back
again autour de Ma philosophie de A à B et vice versa d’Andy Warhol.
Partir de cette œuvre colossale et mystérieuse que sont les carnets de
Janina Turek est pour nous un pas naturel. Il ne s’agit pas de mettre en
scène ou de faire un récit théâtral autour d’elle mais de dialoguer avec
ce que nous savons et ce que nous savons pas de Janina.
Il s’agit de créer une série de court – circuits entre elle et nous et entre
le public et nous autour de la perception de ce qu’est la réalité.
Daria Deflorian et Antonio Tagliarini
www.defloriantagliarini.eu/reality
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Reality © Silvia Gelli
À propos de Rewind. Hommage à Café Müller de Pina Bausch – 1978.
Café Müller par Pina Bausch. Un coup de théâtre dans le monde de
la danse. Un événement artistique, un morceau de l’histoire de l’art.
Pour nous tous – très jeunes alors – Café Müller était une pierre de
touche, un mythe, un cliché. Trente ans plus tard, nous avons pris
Café Müller comme point de départ. Cet objet est inévitablement
différent aujourd’hui : le temps transforme, supprime, confond et l’idole
intouchable et mythique se brise, restent les décombres sacrés.
Nous nous sommes engagés à raconter ce miracle artistique sans
jamais le montrer au public et pendant la narration de sa magie ineffable
nous nous sommes retrouvés à parler de nous-mêmes, de nos familles,
de nos amours et des débuts et des fins, de Odyssey 2001 de Kubrick,
de Mastroianni, de Madonna, du 11 septembre et de Kennedy... Pas
pour faire une digression, mais pour verbaliser notre expérience en tant
que spectateurs devant ces œuvres et notre nostalgie pour ce qui ne
peut revenir. Maintenant que Pina Bausch est partie, il nous reste son
enseignement. Comment ne pas vouloir faire du théâtre après avoir
vu ses ballets ? Comme ne pas vouloir danser ? Nous nous sommes
trompés, en essayant de faire des spectacles à la Pina Bausch pendant
des années, avec des chaises et des jupons, des micro-mouvements
et des micros aux fils pendants, et puis, finalement, nous avons tout
oublié et commencé à absorber la plus profonde et simple des leçons,
la même vieille leçon que tous les maîtres répètent : ne me suivez pas,
cherchez-vous.
Daria Deflorian et Antonio Tagliarini
www.defloriantagliarini.eu/reality
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© Amedeo Novelli
C. Aux origines des pièces du duo romain
Dans leur travail théâtral, Daria Deflorian et Antonio Tagliarini se
sont particulièrement inspirés de la « famille idéale » que s’était
imaginée Daria enfant : celles d’artistes qui sont aussi des maîtres
à penser.
Joëlle Gayot : D’Italie, on connaît, en France, Pippo Delbono, Roméo
Castellucci, Emma Dante, toutes sortes d’artistes qui pratiquent le
théâtre avec un certain sens du lyrisme et de la démesure. Vous
êtes à l’inverse de ça. Est-ce que fabriquer un théâtre apparemment
pauvre est un moyen de reconquérir ou retoucher le public ?
Daria Deflorian : Cela n’a pas été véritablement de notre volonté. L’effet
sur le public, nous l’avons découvert en faisant. Jusqu’à l’âge de 40 ans,
j’ai eu du mal à travailler en Italie parce qu’on me considérait comme
une comédienne peu expressive. Cela découlait de moi, du fait que
j’étais mal à l’aise de jouer. Cela me permettait aussi d’avoir un grand
monde intérieur, mais difficilement exprimé. Donc le fait de garder cette
idée de feindre, de faire semblant, m’a conduite à chercher des maîtres
importants. J’ai travaillé, par exemple, avec un maître japonais. Il m’a
dit quelque chose de fondamental : à savoir que j’étais une personne
qui avait un très riche for intérieur mais qui devait avoir un déclic mental.
Il a ajouté qu’à l’intérieur, j’étais comme un oiseau empaillé mais que je
devais montrer toutes les plumes coloriées à l’extérieur. Comme j’avais
de la considération pour lui, je me suis demandé comment changer
16
cette tendance. Donc, en l’espace de trois ou quatre ans, j’ai découvert
ma légèreté, la possibilité de faire rire, ainsi que l’écriture parce qu’écrire
m’a beaucoup aidée. Depuis des années, je travaillais à partir de la
littérature : Ingeborg Bachmann, Pasolini. J’ai mené beaucoup d’écrits
à partir de Pasolini. Du coup, il y avait un lyrisme de la douleur de vivre
très forte.
Pasolini, c’est la rage du politique mêlé à un certain mysticisme
et c’est également le quotidien imbriqué au tragique. Est-ce que
Pasolini est un maître, voire une figure tutélaire, pour l’Italienne
que vous êtes ?
Absolument ! Dans le spectacle Rewind, que j’ai fait avec Antonio
Tagliarini à partir de Café Müller, de Pina Bausch, je dis à un moment
que j’étais tellement fâchée avec ma vraie famille que j’ai décidé de
me construire une famille idéale. J’avais choisi comme mère Pina
Bausch et avais accroché une photo d’elle au mur. Et comme père,
Pasolini, dont j’avais également accroché la photo au mur. Quand il
est mort, j’étais petite mais je me souviens très bien de ce jour-là. Je
me souviens surtout que j’avais éclaté en larmes et mon père m’avait
donné une claque parce que, pour les personnes simples comme l’était
mon père, le scandale de l’existence de Pasolini était plus fort que tout.
Mais moi, grâce à la claque donnée par mon père, j’ai commencé à lire
tout Pasolini. J’ai piqué les bouquins de mon frère aîné et je me suis
diplomée avec un mémoire sur Pasolini. Lorsque je suis allée à Rome,
je suis allée vivre dans l’un des quartiers où lui allait se promener. Je
pourrais dire beaucoup de choses encore. Et notamment celle-ci : je ne
suis pas comédienne ou metteur en scène mais je fais du théâtre. Je
peux organiser un festival, je peux enseigner, bâtir une compagnie, être
assistante, tout ceci me vient de Pasolini. On peut tout être.
Joëlle Gayot, Extraits d’Une saison au Théâtre avec Daria Deflorian,
France Culture , 25 octobre 2015.
www.franceculture.fr/emissions/une-saison-au-theatre/daria-deflorian-comedienne-et-metteuren-scene#
En résonance avec les propos de Daria Deflorian, extrait de
La Survivance des lucioles, réflexion sur un des textes de Pasolini,
La disparition des lucioles.
En 1975, tout près d’écrire son texte sur la disparition des lucioles4,
Pasolini s’engagera dans le motif – tragique et apocalyptique – d’une
disparition de l’humain au cœur de la société présente. L’improbable et
minuscule splendeur des lucioles, aux yeux de Pasolini, ne métaphorise
rien d’autre que l’humanité par excellence, l’humanité réduite à sa
plus simple puissance de nous faire signe dans la nuit. [...] Mais il faut
opposer à ce désespoir « éclairé » que la danse vivante des lucioles
s’effectue justement au cœur des ténèbres. Et que ce n’est rien d’autre
qu’une danse du désir formant communauté. [...] Bien que rasant le
sol, bien qu’émettant une lumière très faible, bien que se déplaçant
lentement, les lucioles ne dessinent-elles pas, rigoureusement parlant,
une constellation ? [...] Telle serait l’infinie ressource des lucioles : leur
retrait quand il n’est pas repli sur soi mais « force diagonale » ; leur
communauté clandestine de « parcelles d’humanité », ces signaux
envoyés par intermittences ; leur essentielle liberté de mouvement ; leur
faculté de faire apparaître le désir comme l’indestructible par excellence.
Les lucioles, il ne tient qu’à nous de ne pas les voir disparaître. [...]
Nous devons donc, nous-mêmes [...] devenir des lucioles et reformer
4 / Le texte de La disparition des lucioles de
Pasolini est disponible à l’adresse suivante :
clarethemadmary.wordpress.com/2012/04/13/
larticle-des-lucioles-pasolini/
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par là une communauté du désir, une communauté de lueurs émises,
de danses malgré tout, de pensées à transmettre. Dire oui dans la
nuit traversée de lueurs, et ne pas se contenter de décrire le non de la
lumière qui nous aveugle.
Georges Didi-Huberman, Jerzy Grotowski
Survivance des lucioles, Les Éditions de Minuit, 2009, p. 25, 46, 51, 133
D. « Un espace de rencontres »
Extraits d’articles italiens sur le travail
de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini.
Un aspect caractéristique des pièces de Deflorian et Tagliarini est le fait
que même s’il s’agit d’une histoire singulière, ce n’est jamais une histoire
linéaire ni une histoire subjective : il s’agit plutôt d’une digression de la
pensée, comme si le spectateur s’introduisait accidentellement et en
cachette dans l’intimité d’un dialogue.
[…] Leurs spectacles ont quelque chose d’hagard, d’hyperbolique,
qui les rend drôles. Et dans le même temps ils arrivent à évoquer –
sans l’interpréter – cette sensibilité qui est propre au drame, et qui fait
partie des histoires comme celle de Janina Turek ou comme le suicide
de quatre retraitées grecques affamées par la crise. On pourrait dire
que Daria Deflorian et Antonio Tagliarini habitent ces histoires, ils
les invoquent et les abandonnent continuellement pour suivre des
digressions, des pensées, des émotions. Et ainsi, tant l’histoire que sa
teneur dramatique se matérialisent sur scène, sans pour autant être
l’objet d’une représentation.
Graziano Graziani, préface à la Trilogie de l’invisible de D. Deflorian et A.Tagliarini
Titivillus, Pise : 2014, P.5-12, traduction et adaptation Coralba Marrocco
Le théâtre de Daria Deflorian et Antonio Tagliarini engage les deux
acteurs en tant que personnes, dramaturges et performers et questionne
la subjectivité de l’espace scénique, à la fois lieu de spectacle et espace
du réel qui inclut les spectateurs.
Deflorian et Tagliarini agissent sur scène, conscients d’être dans un
espace réel, similaire à une rue, une cour, une gare, un espace urbain.
Un geste simple, comme par exemple froisser une feuille, transforme le
théâtre : le lieu n’est plus le même une fois le geste accompli.
L’acteur, en déclinant sur scène son nom et son identité, souligne le fait
que ce qu’il est en train de porter sur scène n’est pas une représentation
et que la scène n’est pas séparée de la réalité des spectateurs. Ici, dans
cet espace de rencontre, l’identité de la personne qui agit est liée à
l’identité de celui qui l’observe, leurs vies quotidiennes se font écho.
Gerardo Guccini, « Entre le théâtre comme lieu et espace, entre la réalité et le réel. »
Trilogie de l’invisible de D. Deflorian et A.Tagliarini, Titivillus, Pise, 2014
résumé et traduction Coralba Marrocco
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QUELQUES REPÈRES
SUR DARIA DEFLORIAN
ET ANTONIO TAGLIARINI
Antonio Tagliarini (1965) est comédien, metteur en scène et chorégraphe.
Il a étudié à l’Emilia Romagna Theatre School 1996/97 avec comme
enseignants M.Baliani,M. Martinelli, C.Lievi, C.B.Corsetti,R.Molinari.
Ainsi qu’au TEE (Teatro Stabile delle Marche) Polverigi Theatre and Dance
School 1997 avec comme enseignants Francois Pesenti, Francesca
Latuada entre autres. Il a également étudié le théâtre et la danse avec
D.Manfredini,T. Salmon,R.Giordano,G.Rossi, D.Damiani.
Ses dernières créations sont : Freezy (2003/premiere Rialto sant’Ambrogio),
Temporary title : Untitled (2005/premiere Enzimi Festival), Show (2007/
premiere Teatro India of Roma), Rewindhomage to Caffe Muller de Pina
Bausch (2008/premiere Teatro India di Roma) créé avec Daria Deflorian,
L’ottavo giorno (2008 / premiere Festival Esterni), créé avec A.Senatore,
From a to d and back again (2009/premiere Teatro Palladium di Roma)
créé avec D.Deflorian, Royal Dance (2009/premiere La Fundicion, Bilbao)
créé avec Idoia Zabaleta, Antonio e Miguel (2010/premiere Culturgest,
Lisbon) créé avec Miguel Pereira.
Projets internationaux : A viagem 2005, APAP 2007, Sites of Immagination
2008, Point to Point 2009.
Il a travaillé comme danseur et comédien pour de nombreux metteurs en
scène et chorégraphes dont Miguel Pereira, Raffaella Giordano, Giorgio
Rossi, Alessandro Certini, Marco Baliani, Massimiliano Civica, Thierry
Salmon, Bill T. Jones, Fabrizio Arcuri.
© Yann Rabanier
Daria Deflorian est comédienne, auteure et metteure en scène. Ses
dernières productions sont : Manovre di volo (2001) par Daniele Del
Giudice en collaboration avec Leonardo Filastò, Torpignattara (2004)
par Pasolini, Corpo a Corpo (2007) de Dorothy Porter en collaboration
avec Alessandra Cristiani, Bianco (2008), texte d’Azzurra D’Agostino
en collaboration avec ArgheTeatro. Elle a travaillé comme actrice pour
Marcello Sambati, Fabrizio Crisafulli, Remondi et Caporossi, Mario
Martone, Martha Clarke (New York), l’Accademia degli Artefatti, entre
autres. Elle a été l’assistante de Mario Martone, Pippo Delbono et pour
Anna Karenina de Eimuntas Nekrosious.
Daria Deflorian
et Antonio Tagliarini
Daria Deflorian et Antonio Tagliarini ont commencé en 2008 à faire des cocréations : Rewind – hommage à Café Müller de Pina Bausch (Festival du
Court Theatre di Roma, Festival Vie di Modena, Festival Autunno Italiano
à Berlin), Blackbird, lecture publique du texte de David Harrower (Festival
Trend, Roma) et maintenant de A à D et vice-versa inspiré du livre De A à B
d’Andy Warhol.
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