les catégories d`“origine” et de “nationalité” dans

LES CATÉGORIES D’“ORIGINEET
DE NATIONALITÉDANS
LES STATISTIQUES DU SIDA
N° 1225 - Mai-juin 2000 -
73
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
par
Augustin
Gilloire,
chercheur
au CNRS,
Urmis-Soliis,
université de Nice
Sophia-Antipolis
Comment ordonner une population à des fins sanitaires sans la désigner comme “dangereuse”, notam-
ment dans le cas du sida ? Si, en France, l’État opère une distinction statistique entre nationaux et
étrangers, il répugne cependant à se servir de ces catégories, par peur de discriminer. Ce qui revient
à une forme de “préférence nationale”, puisqu’il faudrait justement prendre des mesures en faveur
d’une population dont on sait qu’elle est plus touchée par le sida que les nationaux. En outre, le cri-
tère de “l’origine”, tel qu’il est défini et utilisé aujourd’hui dans la déclaration obligatoire de la mala-
die, présente des inconvénients majeurs, à la fois pour les malades et pour le système de surveillance.
La mobilité des hommes s’est toujours accompagnée d’événements
pathologiques qui leur étaient auparavant inconnus(1). À notre époque,
l’histoire du sida a montré, dès son premier décryptage(2), que le
déplacement dans l’espace des individus et celui de l’agent pathogène
de cette nouvelle maladie étaient concomitants. Mais avant d’en arriver
là, il a fallu accumuler assez de connaissances sur cette maladie pour
en définir les caractères distinctifs permettant de l’intégrer dans
une nomenclature existante ou requérant d’en construire une nouvelle.
L’identification et la définition de ce syndrome jusqu’alors
inconnu, la description des stades cliniques et biologiques successifs
constatés, autant d’opérations participant de la pensée classificatrice
caractéristique de la biomédecine(3), ont été inaugurées par la
désignation de différents groupes constitués de personnes atteintes,
ayant comme point commun un comportement sexuel, l’injection par
voie intraveineuse, la transfusion, etc. Réfractaires aux concepts et
à la terminologie des épidémiologistes, les personnes atteintes et
leur entourage ont immédiatement réagi contre l’appellation “groupe
à risque”, considérant que nommer ainsi des malades revenait non
pas à désigner une population formée par un ensemble abstrait
d’individus statistiques, mais à exposer au grand jour une appartenance
à des entités sociales structurées et délimitées, à partir de critères
comportementaux et identitaires qualifiés négativement de “à risque”.
Le risque perçu était, dès lors, plutôt celui d’un classement sans appel
dans un groupe défini comme potentiellement plus contaminable,
et donc plus contaminateur.
Ce danger a vite été dénoncé au niveau mondial et a été qualifié
de “troisième épidémie”, celle de la stigmatisation(4). En France, la
1)- Mirko D. Grmek,
Les maladies à l’aube
de la civilisation
occidentale, Payot, Paris,
1983, 527 p.
2)- Mirko D. Grmek,
Histoire du sida, Payot,
Paris, 1989, 392 p.
3)- Michel Foucault,
Naissance de la clinique,
Puf, Paris, 1963, 214 p.
4)- J. Mann, Déclaration
devant l’Assemblée générale
des Nations unies, New York,
20 octobre 1987.
N° 1225 - Mai-juin 2000 -
74
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
peur d’ostraciser les personnes atteintes a sans doute, selon certains
défenseurs des droits des malades immigrés, fini par générer une
“quatrième épidémie”, relative au silence organisé et au secret sur
la prévalence spécifique du sida en population étrangère, secret levé
seulement deux décennies plus tard. Si les homosexuels masculins
d’Amérique du Nord et d’Europe ont été
identifiés en premier comme affectés
par l’épidémie, la maladie a rapide-
ment été aussi diagnostiquée, tous sexes
confondus, dans les Caraïbes et en
Afrique. Ainsi, d’une première catégo-
rie fondée principalement sur l’orien-
tation sexuelle, les indices probables de la contamination par le virus
ont été déplacés sur le terrain de l’appartenance géoraciale(5).
Simultanément, avec l’évocation des Haïtiens, s’est explicitement
surajoutée la “catégorie nationale”, introduite, elle aussi, comme
critère de classement des cas(6).
SIDA, ÉTIOLOGIE ET IMMIGRATION
L’idée de la contamination par l’étranger, interprétée comme un
“risque racial”, a donc contribué à établir un modèle explicatif pri-
vilégiant à nouveau l’altérité comme origine du mal. L’attribution
des causes du sida constituait de facto des formes d’étiquetage et
risquait de participer à une logique de l’accusation. Cette imputa-
tion du mal a eu des précédents dans le passé : l’étranger, accusé
d’importer des maladies sur le territoire national(7), finissait, sani-
tairement parlant, par constituer sui generis une “catégorie dan-
gereuse”. Dans ce contexte néo-hygiéniste, il faut ajouter que parmi
les pathologies perçues comme exogènes, les MST constituaient sou-
vent une priorité pour le corps médical comme pour les autorités
chargées de la santé publique.
Une fois la transmission hétérosexuelle définitivement établie, le
registre cognitif s’est diversifié pour s’orienter aussi vers l’autre genre.
Les représentations savantes aussi bien que populaires ont évoqué
alors explicitement le risque encouru par les femmes ainsi que par
leurs enfants à naître. De là à ce que la qualité, voire la pureté de la
reproduction biologique de la société soit perçue comme compro-
mise par un péril viral venu d’ailleurs, il n’y avait qu’un pas. Ce qui
risquait de devenir une psychose d’encerclement s’est traduit par
des dispositions prises aux frontières par certains États pour contrô-
ler la sérologie des entrants. L’histoire sociale de la maladie s’est par-
faitement insérée dans la niche cognitive préconstruite du péril
5)- Renée Sabatier, Sida,
l’épidémie raciste, Institut
Panos-L’Harmattan, Paris,
1989, 223 p.
6)- Entre 1985 et 1988,
les premières statistiques
du sida répartissaient
les malades entre Français
et étrangers ou Français
et Haïtiens.
En 1999, l’Institut de veille
sanitaire (InVS) publie
des statistiques en traitant
les patients de nationalité
haïtienne en catégorie
à part.
7)- Ralph Schor, L’opinion
française et les étrangers
en France, 1919-1939,
La Sorbonne, Paris, 1985.
La sociologie politique
montre la confluence du courant
anti-immigration avec celui de la peur
du sida, et pas seulement, d’ailleurs,
parmi l’électorat extrémiste.
N° 1225 - Mai-juin 2000 -
75
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
vénérien(8). Le système de représentation des maladies fondé sur l’ex-
clusion, quoique ancien, a pu être réactivé. Il ne peut être dissocié
de la montée, dés le début des années quatre-vingt, des idéologies
xénophobes dans l’opinion publique. La sociologie politique(9) montre
la confluence du courant anti-immigration avec celui de la peur du
sida, et pas seulement, d’ailleurs, parmi l’électorat extrémiste.
CHOISIR DES CATÉGORIES,
UNE NÉCESSITÉ
Ordonner les malades pour surveiller et soigner requiert d’énon-
cer des catégories. Le croisement des informations cliniques, biolo-
giques, thérapeutiques, sociodémographiques et comportementales
concernant le patient est au centre même de ce difficile exercice.
Comment classer sans induire et légitimer des attitudes d’exclusion ?
Comment cibler une population à des fins sanitaires sans risquer de
la désigner publiquement comme pathogène et donc comme dange-
reuse ? Les résultats des enquêtes et sondages de type KABP(10) ont
montré la force avec laquelle, malgré un certain fléchissement, se
manifestent encore les phénomènes d’exclusion sociale des personnes
atteintes par le VIH(11).
Le choix des catégories est dicté par la nécessité de décrire et
d’analyser l’état de l’épidémie. Il repose en partie sur des bases empi-
riques et biologiques – la séroprévalence dans les pays les plus tou-
chés (même si ni la partie subsaharienne du continent africain, ni
la Caraïbe ne sont uniformes, épidémiologiquement parlant), les com-
portements sexuels ou la toxicomanie –, mais en aucun cas sur des
méthodes démographiques. Cette question ne cesse d’activer le
débat sur l’ethnicité, le communautarisme et autres modèles anglo-
américains, souvent opposés aux principes universalistes des
Lumières, dans une France républicaine et intégratrice ne distinguant
ni races ni religions. Depuis la fin de la médecine coloniale du
XIXesiècle et jusqu’à aujourd’hui, les statistiques de la santé publique
s’étaient fort peu écartées de ce paradigme et n’avaient pas utilisé
de telles catégories.
Tel qu’il est stipulé dans le code de santé publique (art. L12), le
système de surveillance des maladies transmissibles, en France,
repose principalement sur la déclaration obligatoire (DO) faite par
les praticiens, c’est-à-dire sur l’ensemble “des professionnels de
santé qui, par leur notification régulière, contribuent de manière
irremplaçable à la surveillance, support essentiel des politiques de
santé publique”(12). D’autres procédures, telles que des enquêtes
périodiques ou ponctuelles, sont également requises, mais le système
8)- A. Corbin, “Le péril
vénérien au début du siècle :
prophylaxie sanitaire
et prophylaxie morale”,
in “L’haleine des faubourgs”,
Recherche, n° 29, Paris, 1977,
pp. 245-283.
9)- N. Mayer, Ces Français
qui votent FN, Flammarion,
Paris, 1999, 379 p.
10)- KABP : enquête
comportementale relative
à un problème particulier vu
à travers les connaissances
(knowledge), les attitudes,
les croyances (believes)
et les pratiques. Une des
premières enquêtes de
ce type en France a concerné
les comportements sexuels
et le sida.
11)- I. Grémy, N. Beltzner,
D. Echevin, groupe KABP,
Les connaissances,
attitudes, croyances,
et comportements face au
sida en France- Évolution
1992-1994-1998,
ORS Île-de-France/ANRS,
Paris, 1999, 156 p. + XXXVII.
12)- Jacques Drucker,
(directeur du Réseau
national de santé publique),
Épidémiologie des maladies
infectieuses en France,
RNSP, 1996.
N° 1225 - Mai-juin 2000 -
76
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
de surveillance du sida mis en place en 1982 n’a jamais produit d’in-
vestigation épidémiologique sur les populations immigrées(13) ni
publié – jusqu’en 1999 – le traitement de données concernant les
étrangers, recueillies à l’occasion de la déclaration obligatoire.
UNE CATÉGORIE HORS CHAMP
Au cours des dix dernières années, le formulaire portant sur des
cas de “sida avéré” a changé trois fois (janvier 1988, juillet 1993, jan-
vier 1997). Il est sur le point d’être encore modifié, puisque la décla-
ration devrait désormais porter sur la sérologie positive du patient.
Les premières données collectées on été successivement appelées
“caractéristiques du malade”, puis “caractéristiques du patient” et
enfin “caractéristiques socio-démographiques” tout court, la personne
atteinte disparaissant dans la formulation. Malgré ces changements
d’intitulés, les neuf items sont restés les mêmes. Quant aux indica-
teurs utiles pour mieux connaître la situation des populations immi-
grées par rapport au sida, on constate qu’il n’en existe aucun
susceptible de tri les concernant. Ni le lieu de naissance, ni la date
d’immigration des malades ne sont renseignés. Cette question ren-
voie au débat en cours à l’Institut national des études démographiques
(Ined) sur la définition et les classifications ethniques dans les sta-
tistiques nationales.
13)- L. Bentz, A. Gilloire,
Quelles possibilités de
surveillance
épidémiologique pour les
populations immigrées
contaminées
par le VIH à l’échelle
d’un département ?, Congrès
de la Société française
de santé publique (SFSP),
Grenoble, 1998.
A. Gilloire, Nationalité
et santé publique :
les étrangers en France
face à l’épidémie du sida,
Colloque Hors droit :
les “gens sans qualité”,
Cériem-Université
de Haute-Bretagne,
Rennes, 1999.
N° 1225 - Mai-juin 2000 -
77
SANTÉ, LE TRAITEMENT DE LA DIFFÉRENCE
Reste l’information sur la nationalité des malades. Dès l’appari-
tion du sida en France, la catégorie “nationalité” a été questionnée
et informée de façon récurrente dans toutes les statistiques médi-
cales et sanitaires, cela avant même que la procédure de déclaration
obligatoire soit en place. Paradoxalement, on constate qu’elle n’a
jamais été employée par les épidémiologistes, comme déterminant
social de l’exposition au risque de contamination par le virus, ni par
les opérateurs de santé, pour élaborer des stratégies spécifiques de
prévention ou de soins vis-à-vis de cette population étrangère vivant
dans notre pays. Alors que les étrangers en France ont été beaucoup
plus atteints que les nationaux, la puissance publique les a mainte-
nus de fait sans surveillance spécifique (hormis les parturientes issues
de l’immigration, grâce aux acquis des enquêtes Prévajest) ni pré-
vention ciblée. Comme si la catégorie “étranger” n’avait pas de per-
tinence épidémiologique, ce qui expliquerait que cette population de
plusieurs millions d’habitants soit restée “hors champ” dans les
représentations et actions concernant le VIH. Comme s’ils n’étaient
pas même (ontologiquement ?) inclus dans la problématique de cette
épidémie et qu’ainsi soit légitimé le fait qu’aucune disposition n’ait
été prise depuis vingt ans.
L’ÉTRANGER DANS LES STATISTIQUES
Mais en dehors même du sida, alors que depuis 1968, le SC8 (ser-
vice commun 8 de l’Institut national de la santé et de la recherche
médicale) est chargé, en collaboration avec l’Insee, d’élaborer tous
les ans la statistique nationale des causes médicales de décès, et que
l’appartenance nationale figure sur toutes les déclarations obligatoires
des autres maladies, il n’y pas non plus de publication quant à la mor-
bidité des étrangers en France, ou du moins ces informations sur les
ressortissants “non français” restent rarissimes(14). De même, les sta-
tistiques officielles sur la mortalité ne font pas état des différences
nationales(15), alors que celles-ci figurent aussi obligatoirement sur
les bulletins de décès en France. D’où l’aporie qui voit s’opposer deux
logiques, qui se veulent l’une et l’autre rationnelles mais restent
contradictoires : l’État opère une distinction, jugée nécessaire pour
le bien public, entre les nationalités, mais refuse de se servir de ces
catégories afin d’éviter toute discrimination. De ces deux contraintes,
sanitaire et politique, la première a perdu la préséance.
Cette “relégation statistique” amène à penser que le refus d’user
de cette catégorie n’est pas le fait du seul marqueur d’une
xénophobie primaire manifestée sur le plan de la santé, mais résulte
peut-être d’un mode de représentation proche de celui décrit dans
14)- M. Khlat, C. Sermet,
D. Laurier, “La morbidité
dans les ménages originaires
du Maghreb”, Population,
n° 6, Ined, Paris, 1998.
15)- Ph. Warner,
Ch. Bouchardy, M. Khlat,
“Causes de décès
des immigrés en France
1979-1985”, Migration Santé,
n° 91, Paris 1997.
1 / 10 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !