Cas clinique Conflit de cations Jean-Marc Kuhn* M * Service d’endocrinologie et de maladies métaboliques, CHRU, hôpital de Bois-Guillaume. 160 onsieur G., âgé de 57 ans, est cadre dans une entreprise de transport. Son seul traitement, depuis plusieurs années, comporte la prise d’un sel de lithium (Theralithe®) pour une pathologie bipolaire. Il a un suivi médical régulier, clinique et biologique. Au cours de cette surveillance, une hypercalcémie a été récemment mise en évidence sur deux contrôles effectués à 6 mois d’intervalle (2,7 puis 2,8 mmol/l). Monsieur G. n’a pas d’antécédent médical ni chirurgical en dehors de son trouble bipolaire, au demeurant bien contrôlé par le traitement en cours. On ne retrouve pas non plus d’antécédent familial endocrinien particulier. Monsieur G. ne se plaint pas de symptômes cliniques attribuables à une hypercalcémie. Aucun épisode de colique néphrétique n’est retrouvé par l’interrogatoire. La diurèse est de 1 500 ml/24 heures. Le poids est stable à 75 kg pour une taille de 178 cm. La pression artérielle est mesurée à 120/70 mmHg, et le rythme cardiaque est régulier, à 72 pulsations par minute. La palpation cervicale ne décèle aucune anomalie, et le reste de l’examen clinique est sans particularité. En regard d’une calcémie à 2,8 mmol/l, chiffre élevé confirmé par le calcul de la calcémie corrigée et la mesure du calcium ionisé plasmatique, le taux d’hormone parathyroïdienne (PTH) plasmatique atteint 139 ng/l (norme : 10-55). La phosphorémie est normale. La calciurie est de 2,45 mmol/24 heures, chiffre bas compte tenu du poids du patient. La créatinine plasmatique est mesurée à 72 µmol/l et sa clairance à 110 ml/ minute. Le taux de 25-hydroxy-vitamine D plasmatique est de 75 nmol/l (norme > 50), et la magnésémie est à 1,5 mmol/l (norme : 0,8-1,3). La lithémie s’inscrit dans la zone thérapeutique. Enfin, l’échographie cervicale n’objective aucune anomalie. Les taux plasmatiques de calcium, de magnésium et, pour des motifs thérapeutiques, de lithium sont élevés. L’élévation contemporaine du taux de PTH plasmatique permet de conclure que l’hypercalcémie s’explique par une hyperparathyroïdie. Si, dans la tranche d’âge de monsieur G., c’est l’étiologie la plus fréquente de l’hypercalcémie, plusieurs arguments plaident contre l’hypothèse du caractère primaire de cette hyperparathyroïdie : l’absence de signes rénaux, la phosphorémie normale, l’hypocalciurie. L’absence d’antécédent familial est en défaveur d’une hyperparathyroïdie sous-tendue par un contexte génétique, néoplasie endocrinienne multiple ou mutation inactivatrice du gène du récepteur au calcium, même si le profil biologique est compatible avec cette dernière possibilité. L’hypothèse la plus plausible est celle d’une hyperparathyroïdie secondaire. Les résultats du bilan biologique qui a été réalisé permettent d’exclure l’insuffisance rénale ou la carence vitaminique D comme mécanismes physiopathologiques, au demeurant peu vraisemblables compte tenu de l’hypercalcémie. Reste donc l’hypothèse iatrogène, avec comme responsable le traitement par sel de lithium. Les conséquences endocriniennes les plus classiques des traitements par sel de lithium incluent le diabète insipide néphrogénique, les goitres et les dysthyroïdies. Ces effets satellites sont d’ailleurs parfois utilisés pour traiter le syndrome de sécrétion inappropriée d’hormone antidiurétique ou l’hyperthyroïdie lorsque les armes thérapeutiques habituelles ne peuvent être employées. L’hypercalcémie liée à une hyperparathyroïdie fait également partie des conséquences endocriniennes potentielles du traitement par sel de lithium. Son incidence a été évaluée à 10-15 % des patients traités. Chez monsieur G., plusieurs arguments étayent cette hypothèse : la normalité du taux de phosphore plasmatique, l’élévation de la magnésémie, et surtout l’abaissement de la calciurie des 24 heures. Le retour à la normale de l’ensemble du tableau biologique après arrêt du traitement psychotrope confirmerait rétrospectivement l’implication du lithium. La balance entre les bénéfices du traitement psychiatrique et la modestie de l’intensité de l’hyperparathyroïdie a amené à adopter, chez monsieur G., une attitude de simple surveillance. Une association avec d’authentiques adénomes parathyroïdiens, relevant d’une ablation chirurgicale, a été décrite dans une minorité de cas. L’action du lithium s’exerce en effet sur l’ensemble des parathyroïdes et doit très vraisemblablement induire une hyperplasie parathyroïdienne diffuse plutôt qu’un adénome sur glande unique. Le mécanisme d’action du lithium paraît être une “désensibilisation” de la cellule parathyroïdienne au rétrocontrôle négatif exercé par le calcium. Le déplacement vers la droite, par le lithium, de la courbe unissant la sécrétion de PTH à la concentration en calcium à laquelle sont soumises les cellules parathyroïdiennes étudiées in vitro témoigne de cette désensibilisation (1). Des résultats similaires Correspondances en Métabolismes Hormones Diabètes et Nutrition - Vol. XIII - n° 4 - juillet-août 2009 Conflit de cations séduisante : maintenir le traitement par sel de lithium tout en contrôlant l’hyperparathyroïdie fonctionnelle. C’est cette approche qui a été tentée avec succès par J.A. Sloand et M.A. Shelly (4) et qui pourrait s’adjoindre à l’AMM dont bénéficie le Mimpara® pour certaines formes d’hyperparathyroïdie. ■ 80 70 60 Patients traités par lithium 50 PTH (ng/l) (figure) ont été obtenus lors d’études de freinage parathyroïdien réalisées in vivo chez l’homme (2). Cette “désensibilisation”, qui reproduit le profil de l’hypercalcémie-hypocalciurie par mutation inactivatrice du gène du calcium sensor, est vraisemblablement relayée par un effet du lithium en aval du récepteur parathyroïdien calcium-sensible plutôt que sur ce récepteur lui-même (3). La réduction de la calciurie s’explique par un mécanisme similaire au niveau de la cellule tubulaire rénale. En pratique, outre l’inclusion de la mesure de la calcémie dans la surveillance des patients traités par lithium, quelle attitude adopter lorsqu’une hypercalcémie est mise en évidence chez un patient traité par lithium ? La première étape va consister à affirmer la responsabilité du traitement psychotrope. Le constat d’une hypocalciurie est une information clé en faveur de ce mécanisme. Le rôle direct de la thérapeutique psychotrope ayant été démontré, une évaluation du rapport bénéfices/inconvénients très favorable au traitement par sel de lithium amène le plus souvent son maintien, en association avec une surveillance biologique régulière. Le remplacement des sels de lithium par un autre psychotrope devra en revanche s’envisager si les données initiales (notamment l’intensité de l’hypercalcémie) ou les indices de surveillance y incitent. Néanmoins, la disponibilité d’un calcimimétique (cinacalcet, Mimpara®) devrait permettre une alternative 40 Témoins 30 20 10 0 1,0 1,125 1,25 1,375 1,5 Calcium ionisé (mmol/l) Figure. Déplacement vers la droite de la courbe unissant les taux respectifs de PTH et de calcium ionisé. Cela témoigne de l’effet “désensibilisant” du lithium au rétrocontrôle négatif exercé par le calcium sur la sécrétion de PTH (d’après 2). Références 1. Brown EM. Lithium induces abnormal calcium-regulated PTH release in dispersed bovine 3. Racke F, McHenry CR, Wentworth D. Lithium-induced alterations in parathyroid cell func- parathyroid cells. J Clin Endocrinol Metab 1981;52:1046-8. tion: insight into the pathogenesis of lithium-associated hyperparathyroidism. Am J Surg 1994;168:462-5. 2. Haden ST, Stoll AL, McCormick S, Scott J, Fuleihan G el-H. Alterations in parathyroid dynamics in lithium-treated subjects. J Clin Endocrinol Metab 1997;82:2844-8. 4. Sloand JA, Shelly MA. Normalization of lithium-induced hypercalcemia and hyperparathyroidism with cinacalcet hydrochloride. Am J Kidney Dis 2006;48:832-7. Les articles publiés dans “Correspondances en Métabolismes-Hormones-Diabètes et Nutrition” le sont sous la seule responsabilité de leurs auteurs. 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