p67-69 Qui dort ”coute - Centre de Recherche en Neurosciences de

Nº366 | JUILLET-AOÛT 2003 | LA RECHERCHE 67
Pourquoi pouvons-nous dormir profondément
lors d’un orage, mais nous réveillons-nous ins-
tantanément lorsque le petit dernier se met à
pleurer ? Pourquoi la sonnerie du réveil nous
tire-t-elle généralement de notre sommeil, alors
que celle du téléphone s’intègre parfois à nos rêves ? Ces
questions peuvent se résumer en une seule : dans quelle
mesure restons-nous conscients de ce qui se passe autour
de nous pendant notre sommeil ?
Lorsque l’on dort, «on pense être frappé de la foudre et du
tonnerre quand de petits bruits se produisent dans nos
oreilles ; et l’on croit goûter du miel et des liquides sucrés
alors que ne s’écoule qu’un petit peu de phlegme dans la
gorge », écrivait Aristote [1].Cette idée, selon laquelle le
dormeur reste en quelque sorte conscient, car capable
d’analyser les informations qui lui sont livrées par ses cinq
sens, a été vivement discutée jusqu’à la fin des années
quatre-vingt-dix.
Hélène Bastuji,
Fabien Perrin et
Luis Garcia-Larrea,
équipe « intégration centrale
de la douleur chez
l’homme » (Inserm, Lyon I).
bastuji@univ-lyon1.fr
EN DEUX MOTS L’enregistrement de l’activité
électrique du cerveau a permis de mettre fin à un débat
passionné entre spécialistes du sommeil : lorsque nous
dormons, les signaux auditifs, tactiles et visuels par-
viennent bien jusqu’au plus profond de notre cerveau.
En revanche, il reste difficile de trancher quant à
l’attention que nous leur portons : nous sommes plus
vigilants à des messages familiers, mais les analysons-
nous vraiment ? Une hypothèse : pendant le sommeil,
seule une partie de notre conscience persiste ; une
conscience instantanée qui ne fait pas appel à la
mémoire.
écoute
ONSCIENCE
CSOMMEIL
«Dormir, c’est se distraire du monde »,
écrivait Jorge Luis Borges. Pendant
notre sommeil, sommes-nous
conscients mais effectivement dis-
traits ? Ou sommes-nous au contraire
entièrement coupés du monde ? L’en-
registrement de l’activité électri-
que du cerveau au cours du sommeil
révèle que, au moins, nous ne sommes
pas insensibles aux sons extérieurs.
Qui dort
À LA FIN DE LA SIESTE,
seul l’appel à la reprise
du travail sortira ces
ouvrières chinoises de
leur sommeil. Les
autres bruits ne l’au-
ront pas perturbé.
© MICHAEL WOLF/VISUM/COSMOS
68 LA RECHERCHE | JUILLET-AOÛT 2003 | Nº 366
quatre-vingt que les messages auditifs (ainsi que tactiles
et visuels) arrivent bien jusqu’au cerveau pendant le
sommeil [7].Il était cependant impossible de dire si l’in-
formation est ensuite traitée par le cerveau et si ce trai-
tement reflète un certain état de conscience du sujet
endormi. Pour avancer, il fallait analyser l’activité élec-
trique du cerveau de façon plus fine.
Une onde spécifique à l’attention
Dans les années quatre-vingt-dix, des spécialistes du som-
meil se sont intéressés à une onde dont l’amplitude est
singulièrement grande. Sa particularité : chez un sujet
éveillé, elle n’apparaît sur les enregistrements que dans le
seul cas où la personne prête attention à une stimula-
tion, de préférence si celle-ci est inattendue [fig. 1].Et plus
l’attention est grande, plus l’amplitude de l’onde aug-
mente. Son nom : P300, car on enregistre l’onde 300 mil-
lisecondes environ après la stimulation.
L’apparition de cette onde est concomitante au transfert
de l’information à la conscience et à sa mise en mémoire.
D’où l’importance de la question : peut-elle être enre-
gistrée pendant le sommeil ?
Plusieurs équipes ont montré qu’en effet la détection
d’une stimulation aléatoire et rare parmi des stimula-
tions fréquentes persiste bien pendant le sommeil. Mais
les résultats différaient selon les stades de sommeil*.Pen-
dant le sommeil lent (qui occupe environ les trois quarts
de nos nuits), il était difficile de déceler les ondes P300. Ce
stade de sommeil est en effet déjà caractérisé par une
activité permanente très importante du cerveau. Même si
celle-ci augmentait ponctuellement après une stimula-
tion, on ne pouvait pas clairement distinguer l’onde P300
des autres ondes. Les choses étaient plus claires pendant
le sommeil paradoxal : les enregistrements révélaient sans
ambiguïté la présence d’ondes analogues aux P300, bien
que décalées dans le temps et de plus faible amplitude
qu’à l’éveil. Deux réserves : les ondes n’étaient enregis-
trées qu’après des sons de forte intensité, ou si les sujets
avaient été auparavant entraînés à les détecter [8].
Certains, comme le neuro-
logue hongrois Peter Halasz [2],
à l’école médicale de Budapest,
ou le psychiatre américain
Allan Hobson [3] l’école
médicale de Harvard, souscri-
vaient à la manière de voir
d’Aristote : le dormeur restait
capable d’analyser les infor-
mations extérieures. Preuve en
était qu’il pouvait se réveiller
dans certaines circonstances
ou, au contraire, intégrer un
bruit extérieur à son rêve [4].
Mais, sur la foi d’expériences
conduites sur des animaux,
d’autres, comme Barbara Jones à l’institut de neurolo-
gie de Montréal [5] ou Mircea Steriade à la faculté de
médecine de Laval au Québec [6],estimaient au contraire
que l’information sensorielle ne parvenait pas au cerveau
au cours du sommeil : elle resterait bloquée dans le tha-
lamus, une structure intermédiaire entre le cerveau pri-
mitif (tronc cérébral) et le cortex. De façon plus géné-
rale, d’après ces auteurs, il était nécessaire d’être tota-
lement isolé du monde extérieur pour rester endormi.
Pour trancher le débat, plusieurs équipes, dont la nôtre,
se sont intéressées aux modifications de l’activité électrique
du cerveau à la suite d’un bruit ou d’une stimulation tac-
tile. Prenons l’exemple – le plus courant car le plus facile à
mettre en œuvre –
d’un stimulus auditif.
On envoie de façon
répétée à travers des
écouteurs un son
identique. Et, dans le
même temps, on
enregistre l’activité
électrique du cerveau
en différents points de
la surface du crâne.
Sur l’électroencépha-
logramme, le signal
électrique, qui varie
à la suite de l’émission d’un son, est perdu au sein de
l’activité globale du cerveau. Après avoir calculé une
moyenne de l’activité pour toutes ces stimulations, on
peut dégager des ondes spécifiques qui reflètent le « trajet »
du son le long des différentes structures du système ner-
veux, depuis l’oreille jusqu’au cerveau. Cette technique,
dite des « potentiels évoqués », a permis de montrer que le
son met environ 15 millisecondes pour atteindre les
régions du cerveau supérieur qui traitent l’information
auditive, que celle-ci est analysée au bout de 200 milli-
secondes et mise en mémoire après 300 millisecondes.
Cette méthode a également révélé dès le début des années
[1] Aristote, « De la divination
pendant le sommeil », Parva
naturalia, Rivages poche.
[2] P. H a lasz, Clin.
Neurophysiol., 28, 461, 1998.
[3] J.A. Hobson, J. Neurosci.,
10, 371, 1990.
[4] S.A. Burton et al., Sleep,
11, 61, 1988.
[5] B. Jones, Neuroscience,
40, 637, 1991.
ONSCIENCE
CSOMMEIL
*Les stades
de sommeil sont
principalement
de trois ordres :
le sommeil lent léger
(activité cérébrale
légèrement ralentie),
le sommeil lent
profond (activité très
ralentie) et le sommeil
paradoxal (activité
proche de l’éveil).
900 ms
0
3
0
0
ponses aux stimulations fr
é
quentes: pas de P300
p
onses aux stimulations rare
s
10 µV
L’attention enregistrée
Fig.1
Lorsqu’un sujet éveillé entend un son particulier, l’attention
qu’il y prête se traduit sur l’électroencéphalogramme par lap-
parition d’une onde particulière : la P300. Plus l’attention est
importante, plus l’onde est ample.
NOUS NE PRÊTONS PAS LA MÊME ATTENTION AUX SONS RÉPÉTÉS et aux sons rares et inattendus
seuls les seconds sont relevés par notre cerveau pendant le sommeil.
© BOB SACHA/COSMOS
tive du prénom, susceptible d’engendrer un phénomène
entièrement automatique ? Pour le vérifier, il était néces-
saire de comprendre l’importance du contenu séman-
tique du stimulus auditif. D’où l’idée de faire appel à des
paires de mots ayant ou non un lien sémantique. Depuis
le début des années quatre-vingt, on savait en effet qu’il
existe une onde cérébrale qui est amplifiée lorsque l’on
détecte une incongruité verbale [12].Ainsi, si l’on fait
entendre à un sujet des paires de mots sans lien séman-
tique, par exemple « sud, table », cette onde est plus ample
qu’avec deux mots liés, comme « sud, nord ». L’onde est
encore plus ample si le deuxième stimulus est un pseudo-
mot, comme avec « sud, rifre ».
Que se passe-t-il chez le sujet endormi ? L’un d’entre
nous, Fabien Perrin, a montré que les variations de l’am-
plitude de cette onde particulière persistent pendant le
sommeil léger et le sommeil paradoxal [13],ce qui laisse à
penser que la détection d’une discordance sémantique
est préservée pendant le sommeil. Principale différence :
pendant le sommeil paradoxal, les pseudo-mots ne sont
plus considérés comme incongrus. A priori surprenant,
ce résultat est en réalité cohérent avec le fait que des
contenus mentaux absurdes sont incorporés dans nos
rêves, sans déclencher pour autant aucune sensation
d’incongruité.
Cette nuance dans les variations de l’amplitude des ondes
enregistrées semble être en accord avec l’un des principaux
modèles de la conscience, celui d’Antonio Damasio.
Selon le neurologue américain, il existe en effet deux
niveaux de conscience : la
«conscience noyau » et la
«conscience étendue ». La
première correspond au pro-
cessus transitoire qui est
généré continuellement
lorsque l’organisme interagit
avec son environnement, et
qui implique une conscience
instantanée. D’un niveau
supérieur, la « conscience
étendue » serait dépendante
de l’histoire du sujet, fondée
sur la mémoire d’expé-
riences passées ou futures.
L’hypothèse d’une dissocia-
tion entre ces deux niveaux
de conscience pendant le sommeil – persistance d’une
conscience noyau avec assoupissement de la conscience
étendue – est plausible, mais elle n’a pas encore été testée
directement. Cependant, les études électrophysiologiques,
et celles prouvant l’incorporation des stimulations audi-
tives ou tactiles au contenu mental des rêves, apportent
des arguments forts en faveur de la persistance de cette
«conscience noyau », au moins au cours du sommeil
paradoxal. ❚❚ H. B., F. P. et L. G.-L.
Nº366 | JUILLET-AOÛT 2003 | LA RECHERCHE 69
[6] M. Steriade, « Fatal
familial insomnia inherited
prion diseases, sleep and
the thalamus », New York
Raven Press,177, 1994.
[7] H. Bastuji et al., Sleep
Medicine Reviews,3, 23,
1999.
[8] K. Cote et al., Clin.
Neurophysiol.,110, 1345,
1999.
[9] H. Pratt et al., Clin.
Neurophysiol.,110, 53, 1999.
[10] F. P errin et al., Clin.
Neurophysiol.,110, 2153,
1999.
[11] C. Portas et al.,
Neuron.,28, 991, 2000.
[12] M. Kutas et al., Science,
207, 203, 1980.
[13] F. P errin et al.,
Neuroreport,13, 1345, 2002.
À ce stade, on pouvait donc affirmer avec certitude qu’un
événement sonore inhabituel était relevé par le dormeur
–comme à l’éveil –, au moins pendant certains stades du
sommeil. En revanche, rien ne permettait de dire s’il était
relevé en raison de sa seule rareté ou si la nature du signal
–et sa signification pour le sujet – avait aussi son impor-
tance. L’étape suivante était donc d’analyser l’activité élec-
trique du cerveau en réponse à des stimulations ayant
une signification propre.
Deux niveaux de conscience
En 1999, deux équipes, celle de Hillel Pratt à l’Institut de
technologie d’Israël [9] et la nôtre [10],ont conduit des
expériences en utilisant comme stimulation auditive le
prénom des sujets. La raison : lorsque nous sommes
éveillés, nous focalisons automatiquement notre atten-
tion sur notre prénom. Dans notre expérience, nous avons
utilisé, de façon aléatoire mais équiprobable, 8 prénoms,
dont celui de la personne pour laquelle nous procédions
à l’enregistrement. Résultat : l’onde P300 en réponse au
prénom des sujets persiste pendant le sommeil lent léger
et le sommeil paradoxal [fig. 2].Même si elle ne réveille pas
le sujet, il semble donc que l’information est bien analy-
sée pendant ces stades. Autre élément incitant à croire en
l’existence d’une réelle analyse : au Surgical Planning Lab
à Boston, Chiara Portas a montré grâce à l’imagerie céré-
brale que, en réponse à l’audition du prénom, les mêmes
structures cérébrales étaient activées pendant l’éveil et
certaines phases du sommeil lent [11].
Comme les ondes P300 témoignent à l’éveil de la prise de
conscience d’une information, leur apparition au cours
du sommeil laisse à penser que nous sommes, jusqu’à un
certain point, « conscients » au cours de notre sommeil.
Cependant, les sujets ne mémorisent pas cette informa-
tion : au réveil, ils n’ont aucun souvenir d’avoir entendu
leur prénom durant la nuit. Cela nous conduit à supposer
l’existence de différents niveaux d’encodage de l’informa-
tion, avec une possible dissociation entre « conscience ins-
tantanée », préservée pendant le sommeil, et « conscience
à long terme », qui, elle, ne le serait pas. Si l’hypothèse est
juste, alors les ondes P300 ne devraient pas refléter exac-
tement le même phénomène à l’éveil et durant le som-
meil. Or, chose intéressante, on n’enregistre pas exacte-
ment aux mêmes endroits les ondes P300 à la surface du
cerveau selon l’état du sujet. Les générateurs de ces ondes
seraient-ils différents lorsque nous dormons ? Pour l’heure,
on sait que, pendant l’éveil, ces générateurs sont multiples,
répartis dans différentes régions du cerveau et très préci-
sément synchronisés. Au cours du sommeil, certains géné-
rateurs, notamment frontaux, semblent absents, et l’acti-
vité perd en grande partie sa synchronisation [7].Peut-être
y a-t-il là un élément d’explication de notre incapacité à
retenir ce qui se passe durant notre sommeil.
Aussi instructive fût-elle, l’expérience des prénoms ne
risquait-elle pas d’introduire un biais, dû à la portée affec-
ONSCIENCE
CSOMMEIL
L’écoute pendant le sommeil
Fig.2
Quand un sujet
entend son propre
prénom, il y prête
automatiquement
attention, alors
qu’un autre le lais-
sera indifférent.
Moins visible, ce
phénomène s’en-
registre aussi pen-
dant le sommeil.
© INFOGRAPHIES :
CHRISTOPHE CHALIER
S
O
MMEIL LENT
L
É
G
E
R
S
OM
pr
é
nom
pr
é
nom
A. Damasio,
Le Sentiment
même de soi,
Odile Jacob, 1999.
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