C ONSCIENCE SOMMEIL ❚ EN DEUX MOTS ❚ L’enregistrement de l’activité électrique du cerveau a permis de mettre fin à un débat passionné entre spécialistes du sommeil : lorsque nous dormons, les signaux auditifs, tactiles et visuels par- Hélène Bastuji, Fabien Perrin et Luis Garcia-Larrea, équipe « intégration centrale de la douleur chez l’homme » (Inserm, Lyon I). [email protected] viennent bien jusqu’au plus profond de notre cerveau. En revanche, il reste difficile de trancher quant à l’attention que nous leur portons : nous sommes plus vigilants à des messages familiers, mais les analysons- nous vraiment ? Une hypothèse : pendant le sommeil, seule une partie de notre conscience persiste ; une conscience instantanée qui ne fait pas appel à la mémoire. Qui dort écoute « Dormir, c’est se distraire du monde », écrivait Jorge Luis Borges. Pendant notre sommeil, sommes-nous conscients mais effectivement distraits ? Ou sommes-nous au contraire entièrement coupés du monde ? L’enregistrement de l’activité électrique du cerveau au cours du sommeil révèle que, au moins, nous ne sommes pas insensibles aux sons extérieurs. ourquoi pouvons-nous dormir profondément lors d’un orage, mais nous réveillons-nous instantanément lorsque le petit dernier se met à pleurer ? Pourquoi la sonnerie du réveil nous tire-t-elle généralement de notre sommeil, alors que celle du téléphone s’intègre parfois à nos rêves ? Ces questions peuvent se résumer en une seule : dans quelle mesure restons-nous conscients de ce qui se passe autour de nous pendant notre sommeil ? Lorsque l’on dort, « on pense être frappé de la foudre et du tonnerre quand de petits bruits se produisent dans nos oreilles ; et l’on croit goûter du miel et des liquides sucrés alors que ne s’écoule qu’un petit peu de phlegme dans la gorge », écrivait Aristote [1]. Cette idée, selon laquelle le dormeur reste en quelque sorte conscient, car capable d’analyser les informations qui lui sont livrées par ses cinq sens, a été vivement discutée jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix. ➩ © MICHAEL WOLF/VISUM/COSMOS P À LA FIN DE LA SIESTE, seul l’appel à la reprise du travail sortira ces ouvrières chinoises de leur sommeil. Les autres bruits ne l’auront pas perturbé. Nº 366 | JUILLET-AOÛT 2003 | LA RECHERCHE 67 C ONSCIENCE SOMMEIL © BOB SACHA/COSMOS ➩ Certains, comme le neurologue hongrois Peter Halasz [2], à l’école médicale de Budapest, ou le psychiatre américain Allan Hobson [3] , à l’école médicale de Harvard, souscrivaient à la manière de voir d’Aristote : le dormeur restait capable d’analyser les informations extérieures. Preuve en était qu’il pouvait se réveiller dans certaines circonstances ou, au contraire, intégrer un bruit extérieur à son rêve [4]. NOUS NE PRÊTONS PAS LA MÊME ATTENTION AUX SONS RÉPÉTÉS et aux sons rares et inattendus * Les stades seuls les seconds sont relevés par notre cerveau pendant le sommeil. Mais, sur la foi d’expériences de sommeil sont conduites sur des animaux, principalement de trois ordres : d’autres, comme Barbara Jones à l’institut de neurolo- quatre-vingt que les messages auditifs (ainsi que tactiles le sommeil lent léger gie de Montréal [5] ou Mircea Steriade à la faculté de et visuels) arrivent bien jusqu’au cerveau pendant le (activité cérébrale médecine de Laval au Québec [6], estimaient au contraire sommeil [7]. Il était cependant impossible de dire si l’inlégèrement ralentie), que l’information sensorielle ne parvenait pas au cerveau formation est ensuite traitée par le cerveau et si ce traile sommeil lent au cours du sommeil : elle resterait bloquée dans le tha- tement reflète un certain état de conscience du sujet profond (activité très ralentie) et le sommeil lamus, une structure intermédiaire entre le cerveau pri- endormi. Pour avancer, il fallait analyser l’activité élecparadoxal (activité mitif (tronc cérébral) et le cortex. De façon plus géné- trique du cerveau de façon plus fine. proche de l’éveil). rale, d’après ces auteurs, il était nécessaire d’être totalement isolé du monde extérieur pour rester endormi. Une onde spécifique à l’attention Pour trancher le débat, plusieurs équipes, dont la nôtre, Dans les années quatre-vingt-dix, des spécialistes du somse sont intéressées aux modifications de l’activité électrique meil se sont intéressés à une onde dont l’amplitude est du cerveau à la suite d’un bruit ou d’une stimulation tac- singulièrement grande. Sa particularité : chez un sujet tile. Prenons l’exemple – le plus courant car le plus facile à éveillé, elle n’apparaît sur les enregistrements que dans le mettre en œuvre – seul cas où la personne prête attention à une stimulad’un stimulus auditif. tion, de préférence si celle-ci est inattendue [fig. 1]. Et plus Fig.1 L’attention enregistrée On envoie de façon l’attention est grande, plus l’amplitude de l’onde augrépétée à travers des mente. Son nom : P300, car on enregistre l’onde 300 milRéponses aux stimulations fréquentes: pas de P300 écouteurs un son lisecondes environ après la stimulation. identique. Et, dans le L’apparition de cette onde est concomitante au transfert même temps, on de l’information à la conscience et à sa mise en mémoire. 10 µV 300 enregistre l’activité D’où l’importance de la question : peut-elle être enreponses aux stimulations rares électrique du cerveau gistrée pendant le sommeil ? 900 ms 0 en différents points de Plusieurs équipes ont montré qu’en effet la détection Lorsqu’un sujet éveillé entend un son particulier, l’attention la surface du crâne. d’une stimulation aléatoire et rare parmi des stimulaqu’il y prête se traduit sur l’électroencéphalogramme par l’apSur l’électroencépha- tions fréquentes persiste bien pendant le sommeil. Mais parition d’une onde particulière : la P300. Plus l’attention est importante, plus l’onde est ample. logramme, le signal les résultats différaient selon les stades de sommeil*. Penélectrique, qui varie dant le sommeil lent (qui occupe environ les trois quarts à la suite de l’émission d’un son, est perdu au sein de de nos nuits), il était difficile de déceler les ondes P300. Ce l’activité globale du cerveau. Après avoir calculé une stade de sommeil est en effet déjà caractérisé par une [1] Aristote, « De la divination moyenne de l’activité pour toutes ces stimulations, on activité permanente très importante du cerveau. Même si pendant le sommeil », Parva peut dégager des ondes spécifiques qui reflètent le « trajet » celle-ci augmentait ponctuellement après une stimulanaturalia, Rivages poche. du son le long des différentes structures du système ner- tion, on ne pouvait pas clairement distinguer l’onde P300 [2] P. Halasz, Clin. veux, depuis l’oreille jusqu’au cerveau. Cette technique, des autres ondes. Les choses étaient plus claires pendant Neurophysiol., 28, 461, 1998. dite des « potentiels évoqués », a permis de montrer que le le sommeil paradoxal : les enregistrements révélaient sans [3] J.A. Hobson, J. Neurosci., son met environ 15 millisecondes pour atteindre les ambiguïté la présence d’ondes analogues aux P300, bien 10, 371, 1990. régions du cerveau supérieur qui traitent l’information que décalées dans le temps et de plus faible amplitude [4] S.A. Burton et al., Sleep, auditive, que celle-ci est analysée au bout de 200 milli- qu’à l’éveil. Deux réserves : les ondes n’étaient enregis11, 61, 1988. trées qu’après des sons de forte intensité, ou si les sujets secondes et mise en mémoire après 300 millisecondes. [5] B. Jones, Neuroscience, 40, 637, 1991. Cette méthode a également révélé dès le début des années avaient été auparavant entraînés à les détecter [8]. 68 LA RECHERCHE | JUILLET-AOÛT 2003 | Nº 366 C ONSCIENCE SOMMEIL À ce stade, on pouvait donc affirmer avec certitude qu’un événement sonore inhabituel était relevé par le dormeur – comme à l’éveil –, au moins pendant certains stades du sommeil. En revanche, rien ne permettait de dire s’il était relevé en raison de sa seule rareté ou si la nature du signal – et sa signification pour le sujet – avait aussi son importance. L’étape suivante était donc d’analyser l’activité électrique du cerveau en réponse à des stimulations ayant une signification propre. Deux niveaux de conscience En 1999, deux équipes, celle de Hillel Pratt à l’Institut de technologie d’Israël [9] et la nôtre [10], ont conduit des expériences en utilisant comme stimulation auditive le prénom des sujets. La raison : lorsque nous sommes éveillés, nous focalisons automatiquement notre attention sur notre prénom. Dans notre expérience, nous avons utilisé, de façon aléatoire mais équiprobable, 8 prénoms, dont celui de la personne pour laquelle nous procédions à l’enregistrement. Résultat : l’onde P300 en réponse au prénom des sujets persiste pendant le sommeil lent léger et le sommeil paradoxal [fig. 2]. Même si elle ne réveille pas le sujet, il semble donc que l’information est bien analysée pendant ces stades. Autre élément incitant à croire en l’existence d’une réelle analyse : au Surgical Planning Lab à Boston, Chiara Portas a montré grâce à l’imagerie cérébrale que, en réponse à l’audition du prénom, les mêmes structures cérébrales étaient activées pendant l’éveil et certaines phases du sommeil lent [11]. Comme les ondes P300 témoignent à l’éveil de la prise de conscience d’une information, leur apparition au cours du sommeil laisse à penser que nous sommes, jusqu’à un certain point, « conscients » au cours de notre sommeil. Cependant, les sujets ne mémorisent pas cette information : au réveil, ils n’ont aucun souvenir d’avoir entendu leur prénom durant la nuit. Cela nous conduit à supposer l’existence de différents niveaux d’encodage de l’information, avec une possible dissociation entre « conscience instantanée », préservée pendant le sommeil, et « conscience à long terme », qui, elle, ne le serait pas. Si l’hypothèse est juste, alors les ondes P300 ne devraient pas refléter exactement le même phénomène à l’éveil et durant le sommeil. Or, chose intéressante, on n’enregistre pas exactement aux mêmes endroits les ondes P300 à la surface du cerveau selon l’état du sujet. Les générateurs de ces ondes seraient-ils différents lorsque nous dormons ? Pour l’heure, on sait que, pendant l’éveil, ces générateurs sont multiples, répartis dans différentes régions du cerveau et très précisément synchronisés. Au cours du sommeil, certains générateurs, notamment frontaux, semblent absents, et l’activité perd en grande partie sa synchronisation [7]. Peut-être y a-t-il là un élément d’explication de notre incapacité à retenir ce qui se passe durant notre sommeil. Aussi instructive fût-elle, l’expérience des prénoms ne risquait-elle pas d’introduire un biais, dû à la portée affec- tive du prénom, susceptible d’engendrer un phénomène [6] M. Steriade, « Fatal entièrement automatique ? Pour le vérifier, il était néces- familial insomnia inherited prion diseases, sleep and saire de comprendre l’importance du contenu séman- the thalamus », New York tique du stimulus auditif. D’où l’idée de faire appel à des Raven Press, 177, 1994. paires de mots ayant ou non un lien sémantique. Depuis [7] H. Bastuji et al., Sleep le début des années quatre-vingt, on savait en effet qu’il Medicine Reviews, 3, 23, existe une onde cérébrale qui est amplifiée lorsque l’on 1999. détecte une incongruité verbale [12]. Ainsi, si l’on fait [8] K. Cote et al., Clin. entendre à un sujet des paires de mots sans lien séman- Neurophysiol., 110, 1345, 1999. tique, par exemple « sud, table », cette onde est plus ample qu’avec deux mots liés, comme « sud, nord ». L’onde est [9] H. Pratt et al., Clin. Neurophysiol., 110, 53, 1999. encore plus ample si le deuxième stimulus est un pseudo[10] F. Perrin et al., Clin. mot, comme avec « sud, rifre ». Neurophysiol., 110, 2153, Que se passe-t-il chez le sujet endormi ? L’un d’entre 1999. nous, Fabien Perrin, a montré que les variations de l’am[11] C. Portas et al., plitude de cette onde particulière persistent pendant le Neuron., 28, 991, 2000. sommeil léger et le sommeil paradoxal [13], ce qui laisse à [12] M. Kutas et al., Science, penser que la détection d’une discordance sémantique 207, 203, 1980. est préservée pendant le sommeil. Principale différence : [13] F. Perrin et al., pendant le sommeil paradoxal, les pseudo-mots ne sont Neuroreport, 13, 1345, 2002. plus considérés comme incongrus. A priori surprenant, ce résultat est en réalité cohérent avec le fait que des contenus mentaux absurdes sont incorporés dans nos rêves, sans déclencher pour autant aucune sensation d’incongruité. Cette nuance dans les variations de l’amplitude des ondes enregistrées semble être en accord avec l’un des principaux modèles de la conscience, celui d’Antonio Damasio. Selon le neurologue américain, il existe en effet deux niveaux de conscience : la « conscience noyau » et la Fig.2 L’écoute pendant le sommeil « conscience étendue ». La première correspond au pro- ÉVEIL Autre Quand un sujet cessus transitoire qui est prénom entend son propre généré continuellement prénom, il y prête lorsque l’organisme interagit prénom automatiquement avec son environnement, et attention, alors qui implique une conscience qu’un autre le laisSOM instantanée. D’un niveau sera indifférent. Moins visible, ce supérieur, la « conscience phénomène s’enétendue » serait dépendante registre aussi pende l’histoire du sujet, fondée dant le sommeil. sur la mémoire d’expé- SOMMEIL LENT LÉGER © INFOGRAPHIES : riences passées ou futures. CHRISTOPHE CHALIER L’hypothèse d’une dissociation entre ces deux niveaux de conscience pendant le sommeil – persistance d’une conscience noyau avec assoupissement de la conscience étendue – est plausible, mais elle n’a pas encore été testée directement. Cependant, les études électrophysiologiques, et celles prouvant l’incorporation des stimulations audiPOUR EN SAVOIR PLUS tives ou tactiles au contenu mental des rêves, apportent ❚ A. Damasio, des arguments forts en faveur de la persistance de cette Le Sentiment « conscience noyau », au moins au cours du sommeil même de soi, paradoxal. ❚❚ H. B., F. P. et L. G.-L. Odile Jacob, 1999. Nº 366 | JUILLET-AOÛT 2003 | LA RECHERCHE 69