p67-69 Qui dort ”coute - Centre de Recherche en Neurosciences de

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ONSCIENCE
SOMMEIL
❚ EN DEUX MOTS ❚ L’enregistrement de l’activité
électrique du cerveau a permis de mettre fin à un débat
passionné entre spécialistes du sommeil : lorsque nous
dormons, les signaux auditifs, tactiles et visuels par-
Hélène Bastuji,
Fabien Perrin et
Luis Garcia-Larrea,
équipe « intégration centrale
de la douleur chez
l’homme » (Inserm, Lyon I).
[email protected]
viennent bien jusqu’au plus profond de notre cerveau.
En revanche, il reste difficile de trancher quant à
l’attention que nous leur portons : nous sommes plus
vigilants à des messages familiers, mais les analysons-
nous vraiment ? Une hypothèse : pendant le sommeil,
seule une partie de notre conscience persiste ; une
conscience instantanée qui ne fait pas appel à la
mémoire.
Qui dort
écoute
« Dormir, c’est se distraire du monde »,
écrivait Jorge Luis Borges. Pendant
notre sommeil, sommes-nous
conscients mais effectivement distraits ? Ou sommes-nous au contraire
entièrement coupés du monde ? L’enregistrement de l’activité électrique du cerveau au cours du sommeil
révèle que, au moins, nous ne sommes
pas insensibles aux sons extérieurs.
ourquoi pouvons-nous dormir profondément
lors d’un orage, mais nous réveillons-nous instantanément lorsque le petit dernier se met à
pleurer ? Pourquoi la sonnerie du réveil nous
tire-t-elle généralement de notre sommeil, alors
que celle du téléphone s’intègre parfois à nos rêves ? Ces
questions peuvent se résumer en une seule : dans quelle
mesure restons-nous conscients de ce qui se passe autour
de nous pendant notre sommeil ?
Lorsque l’on dort, « on pense être frappé de la foudre et du
tonnerre quand de petits bruits se produisent dans nos
oreilles ; et l’on croit goûter du miel et des liquides sucrés
alors que ne s’écoule qu’un petit peu de phlegme dans la
gorge », écrivait Aristote [1]. Cette idée, selon laquelle le
dormeur reste en quelque sorte conscient, car capable
d’analyser les informations qui lui sont livrées par ses cinq
sens, a été vivement discutée jusqu’à la fin des années
quatre-vingt-dix.
➩
© MICHAEL WOLF/VISUM/COSMOS
P
À LA FIN DE LA SIESTE,
seul l’appel à la reprise
du travail sortira ces
ouvrières chinoises de
leur sommeil. Les
autres bruits ne l’auront pas perturbé.
Nº
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© BOB SACHA/COSMOS
➩ Certains, comme le neurologue hongrois Peter Halasz [2],
à l’école médicale de Budapest,
ou le psychiatre américain
Allan Hobson [3] , à l’école
médicale de Harvard, souscrivaient à la manière de voir
d’Aristote : le dormeur restait
capable d’analyser les informations extérieures. Preuve en
était qu’il pouvait se réveiller
dans certaines circonstances
ou, au contraire, intégrer un
bruit extérieur à son rêve [4].
NOUS NE PRÊTONS PAS LA MÊME ATTENTION AUX SONS RÉPÉTÉS et aux sons rares et inattendus
* Les stades
seuls les seconds sont relevés par notre cerveau pendant le sommeil.
Mais, sur la foi d’expériences
de sommeil sont
conduites sur des animaux,
principalement
de trois ordres :
d’autres, comme Barbara Jones à l’institut de neurolo- quatre-vingt que les messages auditifs (ainsi que tactiles
le sommeil lent léger
gie de Montréal [5] ou Mircea Steriade à la faculté de et visuels) arrivent bien jusqu’au cerveau pendant le
(activité cérébrale
médecine
de Laval au Québec [6], estimaient au contraire sommeil [7]. Il était cependant impossible de dire si l’inlégèrement ralentie),
que l’information sensorielle ne parvenait pas au cerveau formation est ensuite traitée par le cerveau et si ce traile sommeil lent
au cours du sommeil : elle resterait bloquée dans le tha- tement reflète un certain état de conscience du sujet
profond (activité très
ralentie) et le sommeil
lamus, une structure intermédiaire entre le cerveau pri- endormi. Pour avancer, il fallait analyser l’activité élecparadoxal (activité
mitif (tronc cérébral) et le cortex. De façon plus géné- trique du cerveau de façon plus fine.
proche de l’éveil).
rale, d’après ces auteurs, il était nécessaire d’être totalement isolé du monde extérieur pour rester endormi.
Une onde spécifique à l’attention
Pour trancher le débat, plusieurs équipes, dont la nôtre, Dans les années quatre-vingt-dix, des spécialistes du somse sont intéressées aux modifications de l’activité électrique meil se sont intéressés à une onde dont l’amplitude est
du cerveau à la suite d’un bruit ou d’une stimulation tac- singulièrement grande. Sa particularité : chez un sujet
tile. Prenons l’exemple – le plus courant car le plus facile à éveillé, elle n’apparaît sur les enregistrements que dans le
mettre en œuvre – seul cas où la personne prête attention à une stimulad’un stimulus auditif. tion, de préférence si celle-ci est inattendue [fig. 1]. Et plus
Fig.1 L’attention enregistrée
On envoie de façon l’attention est grande, plus l’amplitude de l’onde augrépétée à travers des mente. Son nom : P300, car on enregistre l’onde 300 milRéponses aux stimulations fréquentes: pas de P300
écouteurs un son lisecondes environ après la stimulation.
identique. Et, dans le L’apparition de cette onde est concomitante au transfert
même temps, on de l’information à la conscience et à sa mise en mémoire.
10 µV
300
enregistre l’activité D’où l’importance de la question : peut-elle être enreponses aux stimulations rares
électrique du cerveau gistrée pendant le sommeil ?
900 ms
0
en différents points de Plusieurs équipes ont montré qu’en effet la détection
Lorsqu’un sujet éveillé entend un son particulier, l’attention
la surface du crâne.
d’une stimulation aléatoire et rare parmi des stimulaqu’il y prête se traduit sur l’électroencéphalogramme par l’apSur l’électroencépha- tions fréquentes persiste bien pendant le sommeil. Mais
parition d’une onde particulière : la P300. Plus l’attention est
importante, plus l’onde est ample.
logramme, le signal les résultats différaient selon les stades de sommeil*. Penélectrique, qui varie dant le sommeil lent (qui occupe environ les trois quarts
à la suite de l’émission d’un son, est perdu au sein de de nos nuits), il était difficile de déceler les ondes P300. Ce
l’activité globale du cerveau. Après avoir calculé une stade de sommeil est en effet déjà caractérisé par une
[1] Aristote, « De la divination
moyenne de l’activité pour toutes ces stimulations, on activité permanente très importante du cerveau. Même si
pendant le sommeil », Parva
peut dégager des ondes spécifiques qui reflètent le « trajet » celle-ci augmentait ponctuellement après une stimulanaturalia, Rivages poche.
du son le long des différentes structures du système ner- tion, on ne pouvait pas clairement distinguer l’onde P300
[2] P. Halasz, Clin.
veux, depuis l’oreille jusqu’au cerveau. Cette technique, des autres ondes. Les choses étaient plus claires pendant
Neurophysiol., 28, 461, 1998.
dite des « potentiels évoqués », a permis de montrer que le le sommeil paradoxal : les enregistrements révélaient sans
[3] J.A. Hobson, J. Neurosci.,
son met environ 15 millisecondes pour atteindre les ambiguïté la présence d’ondes analogues aux P300, bien
10, 371, 1990.
régions du cerveau supérieur qui traitent l’information que décalées dans le temps et de plus faible amplitude
[4] S.A. Burton et al., Sleep,
auditive, que celle-ci est analysée au bout de 200 milli- qu’à l’éveil. Deux réserves : les ondes n’étaient enregis11, 61, 1988.
trées qu’après des sons de forte intensité, ou si les sujets
secondes et mise en mémoire après 300 millisecondes.
[5] B. Jones, Neuroscience,
40, 637, 1991.
Cette méthode a également révélé dès le début des années avaient été auparavant entraînés à les détecter [8].
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À ce stade, on pouvait donc affirmer avec certitude qu’un
événement sonore inhabituel était relevé par le dormeur
– comme à l’éveil –, au moins pendant certains stades du
sommeil. En revanche, rien ne permettait de dire s’il était
relevé en raison de sa seule rareté ou si la nature du signal
– et sa signification pour le sujet – avait aussi son importance. L’étape suivante était donc d’analyser l’activité électrique du cerveau en réponse à des stimulations ayant
une signification propre.
Deux niveaux de conscience
En 1999, deux équipes, celle de Hillel Pratt à l’Institut de
technologie d’Israël [9] et la nôtre [10], ont conduit des
expériences en utilisant comme stimulation auditive le
prénom des sujets. La raison : lorsque nous sommes
éveillés, nous focalisons automatiquement notre attention sur notre prénom. Dans notre expérience, nous avons
utilisé, de façon aléatoire mais équiprobable, 8 prénoms,
dont celui de la personne pour laquelle nous procédions
à l’enregistrement. Résultat : l’onde P300 en réponse au
prénom des sujets persiste pendant le sommeil lent léger
et le sommeil paradoxal [fig. 2]. Même si elle ne réveille pas
le sujet, il semble donc que l’information est bien analysée pendant ces stades. Autre élément incitant à croire en
l’existence d’une réelle analyse : au Surgical Planning Lab
à Boston, Chiara Portas a montré grâce à l’imagerie cérébrale que, en réponse à l’audition du prénom, les mêmes
structures cérébrales étaient activées pendant l’éveil et
certaines phases du sommeil lent [11].
Comme les ondes P300 témoignent à l’éveil de la prise de
conscience d’une information, leur apparition au cours
du sommeil laisse à penser que nous sommes, jusqu’à un
certain point, « conscients » au cours de notre sommeil.
Cependant, les sujets ne mémorisent pas cette information : au réveil, ils n’ont aucun souvenir d’avoir entendu
leur prénom durant la nuit. Cela nous conduit à supposer
l’existence de différents niveaux d’encodage de l’information, avec une possible dissociation entre « conscience instantanée », préservée pendant le sommeil, et « conscience
à long terme », qui, elle, ne le serait pas. Si l’hypothèse est
juste, alors les ondes P300 ne devraient pas refléter exactement le même phénomène à l’éveil et durant le sommeil. Or, chose intéressante, on n’enregistre pas exactement aux mêmes endroits les ondes P300 à la surface du
cerveau selon l’état du sujet. Les générateurs de ces ondes
seraient-ils différents lorsque nous dormons ? Pour l’heure,
on sait que, pendant l’éveil, ces générateurs sont multiples,
répartis dans différentes régions du cerveau et très précisément synchronisés. Au cours du sommeil, certains générateurs, notamment frontaux, semblent absents, et l’activité perd en grande partie sa synchronisation [7]. Peut-être
y a-t-il là un élément d’explication de notre incapacité à
retenir ce qui se passe durant notre sommeil.
Aussi instructive fût-elle, l’expérience des prénoms ne
risquait-elle pas d’introduire un biais, dû à la portée affec-
tive du prénom, susceptible d’engendrer un phénomène [6] M. Steriade, « Fatal
entièrement automatique ? Pour le vérifier, il était néces- familial insomnia inherited
prion diseases, sleep and
saire de comprendre l’importance du contenu séman- the thalamus », New York
tique du stimulus auditif. D’où l’idée de faire appel à des Raven Press, 177, 1994.
paires de mots ayant ou non un lien sémantique. Depuis [7] H. Bastuji et al., Sleep
le début des années quatre-vingt, on savait en effet qu’il Medicine Reviews, 3, 23,
existe une onde cérébrale qui est amplifiée lorsque l’on 1999.
détecte une incongruité verbale [12]. Ainsi, si l’on fait [8] K. Cote et al., Clin.
entendre à un sujet des paires de mots sans lien séman- Neurophysiol., 110, 1345,
1999.
tique, par exemple « sud, table », cette onde est plus ample
qu’avec deux mots liés, comme « sud, nord ». L’onde est [9] H. Pratt et al., Clin.
Neurophysiol., 110, 53, 1999.
encore plus ample si le deuxième stimulus est un pseudo[10] F. Perrin et al., Clin.
mot, comme avec « sud, rifre ».
Neurophysiol., 110, 2153,
Que se passe-t-il chez le sujet endormi ? L’un d’entre 1999.
nous, Fabien Perrin, a montré que les variations de l’am[11] C. Portas et al.,
plitude de cette onde particulière persistent pendant le Neuron., 28, 991, 2000.
sommeil léger et le sommeil paradoxal [13], ce qui laisse à [12] M. Kutas et al., Science,
penser que la détection d’une discordance sémantique 207, 203, 1980.
est préservée pendant le sommeil. Principale différence : [13] F. Perrin et al.,
pendant le sommeil paradoxal, les pseudo-mots ne sont Neuroreport, 13, 1345, 2002.
plus considérés comme incongrus. A priori surprenant,
ce résultat est en réalité cohérent avec le fait que des
contenus mentaux absurdes sont incorporés dans nos
rêves, sans déclencher pour autant aucune sensation
d’incongruité.
Cette nuance dans les variations de l’amplitude des ondes
enregistrées semble être en accord avec l’un des principaux
modèles de la conscience, celui d’Antonio Damasio.
Selon le neurologue américain, il existe en effet deux
niveaux de conscience : la
« conscience noyau » et la
Fig.2 L’écoute pendant le sommeil
« conscience étendue ». La
première correspond au pro- ÉVEIL
Autre
Quand un sujet
cessus transitoire qui est
prénom
entend son propre
généré continuellement
prénom, il y prête
lorsque l’organisme interagit
prénom
automatiquement
avec son environnement, et
attention, alors
qui implique une conscience
qu’un autre le laisSOM
instantanée. D’un niveau
sera indifférent.
Moins visible, ce
supérieur, la « conscience
phénomène s’enétendue » serait dépendante
registre aussi pende l’histoire du sujet, fondée
dant le sommeil.
sur la mémoire d’expé- SOMMEIL LENT LÉGER
© INFOGRAPHIES :
riences passées ou futures.
CHRISTOPHE CHALIER
L’hypothèse d’une dissociation entre ces deux niveaux
de conscience pendant le sommeil – persistance d’une
conscience noyau avec assoupissement de la conscience
étendue – est plausible, mais elle n’a pas encore été testée
directement. Cependant, les études électrophysiologiques,
et celles prouvant l’incorporation des stimulations audiPOUR EN SAVOIR PLUS
tives ou tactiles au contenu mental des rêves, apportent
❚ A. Damasio,
des arguments forts en faveur de la persistance de cette Le Sentiment
« conscience noyau », au moins au cours du sommeil même de soi,
paradoxal. ❚❚ H. B., F. P. et L. G.-L.
Odile Jacob, 1999.
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