ROQUER une tablette de chocolat dans le train, voilà qui reste somme toute assez anodin.
Mais si l'on est gourmand de chocolat et que l'on goûte les voyages sur rails, on se situe déjà
dans le cumul, cumul permis, voire à encourager. Si, par ailleurs, en s’appuyant sur nos amis
les dictionnaires, on partage le plaisir d'une conférence amopalienne, alors peut commencer
un voyage savoureux au milieu des mots.
TOUS À LA GARE, EMBARQUONS…
Embarquer dans le train, suppose tout d'abord que l'on arrive à l'heure à La gare. Embarquer ? Est-ce le terme exact ? À défaut
d'être du meilleur style, on perçoit déjà aisément que le vocabulaire des marins fait ici tache d'huile, au point que nos meilleurs
dictionnaires -du Dictionnaire de l'Académie au TLF en passant par les Larousse et Robert- rappellent qu'embarquer peut être
synonyme de « monter à bord d'un moyen de transport quelconque », dépassant donc de loin la seule barque. À Alexandre Arnoux
alors de le confirmer dans Double chance (1958) en mettant en scène « des employés pressés et costauds » qui « embarquaient, à
grand fracas de métal dans les voitures de tête des rames, des coffres lourds », lourds de chocolat aurait-on envie d'ajouter !
Si « embarquer » laisse clairement percevoir
son origine, il n'en va peut-être pas de même de
la gare dont on peut avoir oublié qu'il s'agit
tout d'abord de la partie d'une rivière ou d'un
canal, spécialement conçue pour mettre en
sécurité les bateaux et les empêcher de gêner la
circulation. C'est bien de la navigation fluviale
que viennent en effet la gare et la gare de
triage, la gare représentant d'abord le bassin
dans lequel un bateau peut se garer, pour en
laisser passer un autre, et la gare de triage le
bassin effectuer le triage des péniches.
Ainsi, lorsque dans la cinquième édition du
Dictionnaire de l'Académie (1798), il est
question des « gares de Charenton », point de
rails à évoquer mais de lourdes péniches à
« garer » et à orienter dans la bonne direction.
Ainsi, nous voilà embarqués dans le train. A
quelle heure arriverons-nous ? Arriver ? Encore
un mot issu du vocabulaire de la navigation
l'on reconnaît aisément la rive, celle qu'aborde
le bateau à la fin de son voyage. Pour l'heure, le train démarre lentement. Démarrer ? Il s'agit également d'un verbe issu du
vocabulaire de la navigation, entendons que le train s'ébranle le long du quai à la manière d'un bateau qui largue les amarres, ce
dernier mot étant à l'origine du verbe démarrer, opération au demeurant inverse à celle consistant à s'amarrer.
Le train quitte donc le quai, à l'heure dite. C'est l'occasion de se remémorer une remarque de Marcel Proust dans Sodome et
Gomorrhe (1922): « Depuis qu'il existe des chemins de fer, la nécessité de ne pas manquer le train nous a appris à tenir compte des
minutes. ». En l'occurrence, notre train est à l'heure, alors surtout ne donnons pas raison à Raoul de Ponchon qui, dans la Muse au
Cabaret, en 1920, déclare facétieusement que « N'importe vous allez -mettons une gare- on vous dit : tel train part à sept heures
vingt-cinq, qui souvent ne démarre qu'à huit heures un quart ! ».
SANS TRAINER …
Voici donc le train filant à bonne allure, sans traîner... Et de penser ainsi, bien calé au fond du fauteuil, que le mot train est sous le
signe du paradoxe. D'une part en effet, il offre l'image d'un moyen de transport qui, déclare Pierre Larousse dans l'article qu'il lui
consacre au XIX
e
siècle, permet à l'homme de n'avoir « plus rien à envier... aux oiseaux », puisqu'en ligne droite le train permet de se
déplacer de gare en gare à une vitesse supérieure à celle des hirondelles, mais d'autre part, ce même mot train, en étant issu du verbe
« traîner », n'est pas à proprement dit, étymologiquement, synonyme d'un déplacement rapide.
Le train tient de fait ses origines de la vaste famille latine construite autour du verbe trahere, « tirer, traîner derrière soi », tragere
en bas latin, traginare en latin populaire, puis traîner en ancien français, et cela avec effort et lentement. Ainsi, est-ce à partir de ce
verbe attesté sous Louis VI le Gros, en 1131, que naquit le substantif train, quelques années après, en tant que « file, ensemble de
choses tirées ». Aucun doute, ce qui est traîné, tiré, est encore loin au Moyen Âge d'être associé à la locomotive entraînant « à toute
vapeur » derrière elle une vingtaine de wagons.
Le train bénéficiera néanmoins s sa naissance lexicale de quelque succès : dès la fin du XII
e
siècle, se rapprochant du futur
moyen de transport, il désigne déjà un convoi de bêtes de somme et, plus largement au XIII
e
siècle, les domestiques, chevaux et
voitures accompagnant un haut personnage, le roi par exemple. D'où le fait de « mener grand train » et le « train du roy ». Forcément
long et somptueux.
Ainsi, peut-on expliquer à nos enfants et petits-enfants le sens premier du mot « train », que l'on entend encore résonner dans la
chanson traditionnelle d'un noël populaire très répandu : « De bon matin, j'ai vu passer le train de trois grands rois qui partaient en
voyage ». A dos d'animal, qu'il s'agisse de chevaux, d'ânes ou de chameaux mais, quoi qu'il en soit, pas encore sur une voie de chemin
de fer.
UN PETIT PEU DE CHOCOLAT ?
Le train roule. C'est le moment de satisfaire à la gourmandise : le chocolat ... Mais sous quel
emballage ? Quelle forme ? Quelques écrivains sont bienvenus ici pour nous aider à procéder aux bons
choix. Colette est tout d'abord requise, forte de ses souvenirs d'enfance, dans La Maison de Claudine
(1922) : « Le chocolat dans ce temps-là, ça se faisait avec du cacao, du sucre et de la vanille. En haut de
la maison, les briques de chocolat séchaient, posées toutes molles sur la terrasse ». Cependant, même si
en définitive la brique se retrouve à petite échelle chez Louis Courthion, dans les Contes valaisans (1904)
–« Elle en profita pour se glisser une brique de chocolat entre les dents ... »- avouons que la brique n'a pas
vraiment cours dans le train. Avec Marcel Proust et Le Côté de Guermantes (1921), on préférera les
pastilles, mais le train n'en est pas le cadre : « Le vieux maréchal de Guermantes, remplissant ma bonne
d'orgueil, s'arrêtait aux Champs-Élysées en disant: Le bel enfant ! Et sortait d'une bonbonnière de poche
une pastille de chocolat ».
Quant à la Comtesse mise en scène par Abel Hermant dans M. de Courpière (1907), elle rappelle
qu'était donnée « en guise d'étrennes, à chacun, une papillote de chocolat », il y « en avait un tas dans une
coupe de Chine ». Mais pas de porcelaine de Chine dans le train. Et si l'on se réfère à Claude Simon, dans
Le vent (1957), qu'aperçoit-il par la porte ouverte ? Une voisine qui fait s'« asseoir [un enfant] sur une
chaise » et « sort d'un placard deux billes de chocolat qu'elle distribue avec une tranche de pain ». Enfin,
Roger Martin du Gard préfère quant à lui dépapilloter « une croquette de chocolat » et la « mettre entre les dents » du petit Antoine.
En définitive, que tire-t-on du sac de voyage emporté dans le train ? « Quelques tablettes de chocolat et autres douceurs », comme
l'évoque Anatole France dans Le Crime de Sylvestre Bonnard (1881).
Et si l'on a mauvaise conscience au nom d'un quelconque régime, signalons un alibi formidable pour s'en régaler. Celui offert par
un maître ès gastronomie, Anthelme Brillat-Savarin qui, dans la Physiologie du goût (1825), affirme haut et fort que « les personnes
qui font usage du chocolat sont celles qui jouissent d'une santé plus constamment égale, et qui sont les moins sujettes à une foule de
petits maux qui nuisent au bonheur de la vie ». Quel encouragement ! Et pour lever tout scrupule, de poids par exemple, Brillat-
Savarin offre une dernière précision bienvenue à l'adresse des consommateurs de chocolat : « Leur embonpoint est aussi plus
stationnaire : ce sont deux avantages que chacun peut vérifier dans sa société et parmi ceux dont le régime est connu ». Alors
pourquoi s'en priver ! Déchirons sans attendre le papier d'argent qui enrobe la tablette.
LE CHOCOLATE
« Chocolate, s. m. », « Composition de Cacaos & d'autres
choses dont on fait un breuvage qu'on boit fort chaud, & qui,
à ce qu'on prétend, entretient la chaleur de l'estomac, & aide
à la digestion. Prendre du chocolate ». On a bien lu,
« chocolate », telles sont alors en effet la prononciation et
l'orthographe du breuvage présenté en 1680 dans le
Dictionnaire françois de Richelet, premier dictionnaire tout
entier consacré à la langue française.
De fait, un peu d'histoire s'impose : lorsqu'en 1609, les
Juifs marranes furent chassés d'Espagne et du Portugal, ils
apportèrent à Bayonne, entre autres nouveautés, leur savoir-
faire savoureux en matière de « chocolate », à la mode
espagnole. Ils transformèrent alors la ville en un centre répu
de la fabrication chocolatière. Quelques années plus tard, en
1615, le « chocolate » était mis à l'honneur à Paris au
moment Louis XIII se mariait avec Anne d'Autriche, fille
de Philippe III d'Espagne. La mariée était en effet grande
amatrice de chocolat, au point d'avoir emmené avec elle une
servante « spécialisée » dans la préparation de la délicate
mixture. Cet engouement allait du même coup rapidement se
propager auprès des nantis qui la côtoyaient. Ainsi, la cour, le clergé et les médecins adoptèrent goulûment le chocolate
À cet engouement pour le « chocolat », désigné désormais de manière moderne, les auteurs de dictionnaires répondent en
s'interrogeant sur l'origine me du mot. Gilles nage, premier étymologiste digne de ce nom, évoque à bon escient et sans hésiter
l'origine mexicaine du mot, puisqu'il s'agit de fait d'une fève rapportée du Mexique par les conquistadors. Furetière, cependant,
n'hésite pas à forger une étymologie en partie fausse. Certes, il évoque le mot indien composé de latté, désignant l'eau, mais il avance
de manière tout à fait erronée que la première partie du mot, choco, est à rapprocher du mot choc qui rappellerait « le bruit avec lequel
on le prépare », puisqu'effectivement, à l'aide du moussoir, ou encore de la mouvette, on casse, on « choque » bel et bien les
morceaux de chocolat « assaisonnés avec l'eau chaude et le sucre ».En vérité, les étymologistes d'aujourd'hui ont bien repéré
l'éthymon issu de la langue aztèque, le mot cacachuatl, à l'origine de chocolat et de cacao, mais la seule chose dont ils soient sûrs
c'est que la finale atl, lat, désigne l'eau.
De son côté, Colette, avec son bon sens rustique et sensuel, se moque bien du fil étymologique du chocolat, elle préfère se souvenir,
dans La Maison de Claudine, de « la grosse araignée » qui, s'éveillant, « prenait ses mesures d'arpenteur et quittait le plafond au
bout d'un fil, droit au-dessus de la veilleuse à l'huile tiédissait, toute la nuit, un bol de chocolat ». Un bol de chocolat ? C'est peut-
être le moment de rejoindre la voiture-bar.
VERTIGES DU TRAIN ET DU CHOCOLAT...
En rejoignant le lieu de restauration, on passe de voiture en voiture, en redécouvrant le principe initial du train: autrefois une suite
de chariots, aujourd'hui une suite de voitures ou de wagons, les voilures pour les passagers et les wagons pour les marchandises. Ou
encore une suite de bateaux: il existait en effet naguère des trains de bateaux, « assemblages de plusieurs bateaux- attachés l'un
derrière l'autre pour les remonter tout à la fois », rappelle Furetière en 1690. Il se peut bien que les jeunes nérations ignorent aussi
les célèbres trains de bois qui descendaient par la Seine, constitués de différents radeaux « faits de pièces de bois, liées ensemble », le
tout pouvant atteindre plus de 70 m de longueur. Ces rondins de bois ainsi véhiculés au fil de l'eau alimentèrent tout Paris en bois de
chauffage jusqu'au milieu du XIX
e
siècle. I1 faut relire le Dictionnaire du
commerce de Joseph Chérad publié en 1848,
pour se rappeler le formidable essor du
chemin de fer au cours du XIX
e
siècle, la
première ligne, anglaise, datant de la toute
fin du XVIII
e
siècle. « C'est l'une des plus
belles inventions de l'industrie humaine, que
celle qui a pour objet d'abréger tout à la
fois l'espace et le temps, ce qui est
l'immense sultat des chemins de fer ».
Quelle révolution ! Les huîtres pêchées le
matin même trônaient dans les assiettes
parisiennes quelques heures après, et les
journaux nationaux du matin, édités à Paris,
étaient lus le soir même dans le sud de la
France.
La construction des chemins de fer tissant
leur toile sur tous les continents fut vite
perçue comme un projet exaltant et riche
d'avenirs économiques et humains. Ainsi,
dans son Discours du 9 mai 1838, Lamartine
s'écrie-t-il : « Je veux des chemins de fer. Je
veux celui de Bruxelles avant tout. Je veux ensuite celui de Paris à Strasbourg, puis celui de Paris à Marseille ». Le poète député est
loin d'imaginer que ces deux villes seront reliées à la fin du siècle suivant à une vitesse dépassant les 250 km/h et ce, grâce au TGV
mis en circulation en 1980, dont le record de vitesse sera établi, en décembre 2007, à 574,8 km/h.
I1 y eut bien quelques résistances au XIX
e
siècle, celle de Thiers par exemple qui ne voyait dans le train qu’un « jouet pour
l'amusement du public ». On se souvient aussi de Jules Michelet, déclarant dans La Mer (1861) que « l'extrême rapidité des voyages
en chemin de fer est une chose anti-médicale », la personne partait de Paris, affirmait-il, « arrive ivre à Marseille, pleine d'agitations,
de vertiges ».
Des vertiges ? Voilà un nouvel alibi qui tombe très bien pour absorber un « carré » de chocolat. Mais attention, au XIX
e
siècle,
Jean-Jacques Virey dont Littré ne prisait pas les points de vue, déclarait sans hésiter que le chocolat « favorise la paresse et dispose à
ces voluptés qu'inspire une vie langoureuse », pendant que « le café opère au cerveau » !
Alors, en sortant du train, sans traîner, prenons un carré de chocolat et un petit café. Pour un bon équilibre !
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