Expertises éthiques savantes et profanes en santé publique : défis

Santé publique
2012, volume 24, n° 1, pp.49-61
OPINIONS &DÉBATS
Correspondance
:R.Massé
Réception :
05/01/2012 –
Acceptation :
25/01/2012
Expertisethiquessavantes et profanes
en santé publique :défis et enjeux
pour une éthique de la discussion
Specialist and lay ethical expertise in public health:
issues and challenges for discourse ethics
Raymond Massé (1)
Résumé :
La sensibilité croissante des gestionnaires de programmes de santé publique et
des populations ciblées aux enjeux éthiques soulevés par les interventions en prévention et
en promotion de la santé requièreledéveloppement d’une expertise éthique spécifique. Au
cours des deux dernières décennies, des cadres éthiques adaptés aux interventions popula-
tionnelles ont été proposés. Cette jeune expertise en éthique de la santé publique est
confrontée àplusieurs défis. Le présent article discute de quatreconditions àrespecter pour
sa consolidation. Trois concernent l’expertise éthique savante elle-même. Il s’agit de dépas-
ser la multiplication des principes éthiques, pour éviter la saturation de la réflexion ;d’inté-
grer les praticiens de la prévention et de la promotion de la santé dans le processus
d’analyse éthique et d’une réflexivité critique autour des limites de l’experthicien lui-
même. Le texte s’attarderatoutefois sur une quatrième condition soit celle d’une intégration
novatrice de l’expertise éthique profane dans la définition des valeurs phares qui devront
êtrerespectées comme guides pour l’action éthiquement acceptable dans une société
pluraliste donnée.
Mots-clés :
Éthique thique de la discussion -principes -santé publique -valeurs.
Summary:
In recent decades, both public health professionals and the populations targeted
by prevention and health promotion programs have shown an increasing interest in ethical
issues since some interventions have been seen as impinging on fundamental rights and
values. Insofar as bioethics is not adapted to population interventions and community health
issues, aspecific expertise in public health ethics is now required. However, ethical expertise
in this area faces many challenges. The purpose of this paper is to examine four of these
challenges. The first three challenges concern professional or specialist expertise. The paper
suggests that expertise in public health ethics should go beyond the search for greater
sophistication in defining ethical principles. Experts in public health ethics also need to
identify appropriate strategies to include public health professionals in ethical analysis and
to adopt acritical and reflexive approach to the status of moral experts and moral expertise.
However, the main challenge is to identify appropriate ways of reconciling lay and specialist
ethical expertise. The paper argues that secular morality and common morality represent two
key sources of lay ethics expertise and that the fundamental values that inform discourse
ethics should be derived from both forms of expertise.
Keywords:
Ethics -discourse ethics -principles -public health -values.
(1) Anthropologue de formation, Raymond Massé atravaillé comme chercheur au sein des institutions de
santé publique québécoise de 1983 à1994. Il est actuellement professeur titulaireaudépartement d’anthro-
pologie de l’Université Laval àQuébec où il assume les cours d’anthropologie de la santé et d’anthropologie
de la morale et de l’éthique. De 1998 à2002, il acoordonné le Groupe Éthique et santé publique du Réseau
Éthique clinique du Fonds de la recherche en santé du Québec. Il apublié entres autres «Éthique et santé
publique. Enjeux, valeurs et normativité »aux Presses de l’Université Laval en 2003, de même que plusieurs
dizaines d’articles portant sur l’anthropologie de la santé et de l’éthique. Il dité en 2009 un numérodela
revue Anthropologie et Sociétés (vol. 33(3)) consacré àl’anthropologie de l’éthique et de la morale. Il coor-
donne depuis 2008, la priorité stratégique «Éthique et santé publique »ausein du Réseau de Recherche en
Santé des Populations (www.santepop.qc.ca/fr/index.html)dont le mandat est la promotion de la recherche
et le réseautage de chercheurs intéressés par les enjeux éthiques en santé publique.
R. MASSÉ
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Introduction
Les institutions de santé publique ont développé au cours des deux
dernières décennies une sensibilité croissante face aux enjeux éthiques
soulevés par les programmes de prévention et de promotion de la santé. Face
àces préoccupations éthiques, deux formes d’expertise savante sont convo-
quées en soutien àlaréflexion et àladécision. La première, développée
principalement au sein des sciences sociales, nourrie une réflexion critique
sur les enjeux sociaux et politiques soulevés par les programmes de pro-
motion et de surveillance de la santé. La médicalisation des mal-être, les
ambitions hégémoniques d’un biopouvoir, les inégalités sociales de santé et
l’ancrage des politiques de santé publique dans les valeurs et les idéologies
dominantes sont ici objets d’une analyse macro-sociétale par les socio-
logues, anthropologues, philosophes ou politologues. Une abondante litté-
rature critique [1-4] aainsi vu le jour au cours des trois dernières décennies.
Cette réflexion experte sur les enjeux de sociétés liés àlquête de la santé
parfaite »ouaucontrôle et àl’encadrement des comportements et habitudes,
est largement engagée.
Toutefois, une fois sensibilisées àces enjeux d’éthique sociale, les insti-
tutions de santé publique appellent une seconde forme d’expertise, plus
appliquée, habilitée àguider les décideurs et àdéfinir les limites de l’éthi-
quement acceptable. Des experts éthiciens, sur une base individuelle ou
collectivement au sein de comités d’éthique nationaux ou internationaux
seront invités àproduire des Avis éthiques sur des programmes spécifiques.
Tel est le cas, par exemple, des cadres éthiques thématiques tels ceux enca-
drant les interventions en situation de pandémie. Cette seconde forme
d’expertise adonné lieu àlaproduction d’une littérature spécialisée sur les
enjeux éthiques liés spécifiquement aux problématiques de santé publique
[4-10], en particulier autour d’une revue spécialisée telle
Public Health Ethics
.
Tout en tenant compte des avancées de la bioéthique, cette nouvelle exper-
tise fut mise au service d’élaboration de cadres d’analyse adaptés aux dimen-
sions populationnelle et communautaire, des interventions préventives.
Cette expertise appliquée dédiée àl’analyse des enjeux éthiques et àla
production de recommandations destinées aux décideurs soulève toutefois
des questions de fond. Qu’est-ce qu’un expert éthicien ?Quelles sont les qua-
lités attendues d’une «bonne expertise »éthique ?Quels sont les approches
théoriques, les normes de bonne pratique, les valeurs ou principes qui
doivent guider l’expertise destinée àdéterminer si un programme d’inter-
vention est éthiquement acceptable ?Cesont ces dernières questions qui
retiendront notre attention dans le présent texte. La sociologie et l’anthro-
pologie de l’expertise ont bien montré au cours des dernières décennies en
quoi la notion même d’expertise est une construction sociale, mais tout
autant un outil politique dans la mesure où elle sert àlégitimer les intérêts de
certains sous-groupes. Mais comme le soutient Robert Evans [11], une telle
perspective centrée sur les modes d’attributions du statut d’expert et les
usages sociopolitiques qui en sont faits, laisse ouverte la question de la
nature même de l’expertise. Surtout, cette distanciation critique confine les
scientifiques sociaux àl’extérieur du débat expert lui-même.
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Je porterai ici mon attention sur quatre conditions qu’il m’apparaît impor-
tant de respecter pour éviter certaines dérives de l’expertise éthique en santé
publique. Les trois premières concernent l’expertise éthique savante elle-
même. Il s’agit 1) de ses capacités àdépasser les cadres conceptuels savants
eux-mêmes pour éviter la saturation de la réflexion ;2)del’intégration des
praticiens de la prévention et de la promotion de la santé dans le processus
d’analyse éthique et 3) de la reconnaissance des limites de l’expert éthicien
lui-même. Le texte s’attardera toutefois sur une quatrième condition qui
m’apparaît fondamentale, soit 4) celle d’une intégration novatrice de l’exper-
tise profane dans la définition des valeurs fondamentales et des normes
morales qui devront être respectées comme guides pour l’action éthiquement
acceptable dans une société donnée àune époque donnée. L’arrimage des
savoirs éthiques populaire et savant est ici proposé comme préalable fonda-
mental àlaconsolidation de l’expertise éthique elle-même.
Dépasser la quête de sophistication dans la définition
des principes éthiques
La première condition atrait au développement de cadres théoriques et
d’outils conceptuels adaptés aux interventions de santé publique. Steven
Holland [8] fait un constat, d’ailleurs largement partagé, voulant qu’une
éthique de la santé publique ne puisse se satisfaire des outils théoriques
développés par la bioéthique pour analyser les relations cliniciens-malades.
Tout particulièrement au cours des 15 dernières années, l’expertise éthique
savante adonc proposé des cadres éthiques adaptés aux interventions de
nature non plus individuelle (comme c’est le cas en bioéthique), mais popu-
lationnelle et communautaire. Globalement toutefois, les efforts ont porté
plus sur le raffinement dans l’identification et la définition de «principes »
éthiques que sur la proposition de modèles d’arbitrage de ces principes tous
aussi justifiables individuellement que, parfois, incompatibles les uns aux
autres. Une analyse détaillée des cadres éthiques encadrant les interventions
en situation de pandémie au Québec [12], au Canada [13], aux États-Unis [14],
la Nouvelle-Zélande [15], la Grande-Bretagne [16] ou par l’OMS [17] illustre
parfaitement cette course aux principes. Je regrouperais ces derniers en trois
catégories. La première regroupe des principes qui ont trait au respect des
individus visés par les campagnes de vaccination massive, soit les principes
de bienfaisance et de non-malfaisance, de respect de l’autonomie et de la
vie privée, de responsabilité individuelle ou de réduction des méfaits (
harm
reduction
). La seconde réfère àlaprise en compte de valeurs référant aux
intérêts des collectivités dont la justice sociale, la solidarité, la confiance, et
le bien commun. Ces deux premiers ensembles de principes réfèrent aux
enjeux classiques opposant droits individuels et collectifs. La troisième caté-
gorie cible les responsabilités et les obligations des acteurs de santé publi-
que et de l’État dans l’administration des mesures visant àfaire face àla
pandémie. Il ne s’agit pas tant de principes référant àdes valeurs humanistes
fondamentales que de principes procéduraux encadrant les modalités de
prise de décision, de communication et d’administration des interventions
préventives. Les cadres éthiques intègrent alors les principes de trans-
parence dans l’information donnée àlapopulation, de consultation et de
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participation publique, de réciprocité (ex. :programmes de compensation
pour les victimes d’effets secondaires des vaccins) et d’imputabilité des
décideurs.
Àquelques variantes près, ce sont ces mêmes principes que l’on propose
comme guides pour l’action dans l’ensemble des publications de l’éthique
savante, tout champ de prévention confondus. L’expertise éthique mise alors
sur la reformulation et la redéfinition de ces outils conceptuels. La pertinence
d’une réflexion philosophique approfondie sur les valeurs fondamentales
que ces principes doivent refléter s’impose. Toutefois, l’expertise éthique
appliquée ne parle que très peu des mécanismes et des règles devant
gouverner l’inévitable travail de pondération et d’arbitrage de ces principes.
Le modèle théorique principiste, (y compris dans sa forme la plus achevée
développée depuis plus de vingt ans par Beauchamp et Childress [18]), a
proposé des pistes de réflexion permettant de «spécifier »ces principes et
d’en pondérer l’importance relative. Il s’agit alors d’en ajuster la formulation
pour tenir compte des conditions concrètes de chacune des interventions
concernées. Mais un travail théorique considérable reste àfaire pour donner
des assises solides àl’arbitrage des oppositions entre libertés individuelles
et bien commun, entre autonomie et responsabilité sociale, entre intérêts
individuels et justice sociale, ou encore pour concilier les diverses formes de
libéralisme moral et les variantes tout aussi nombreuses du communau-
tarisme moral. L’une des pistes de solution réside possiblement dans la
recherche d’un ancrage de ces principes, non plus dans les seules théories
éthiques, mais dans les valeurs fondamentales qu’une société donnée
souhaite voir respecter par les interventions de prévention. C’est de l’ouver-
ture àune expertise éthique profane qu’il s’agit, point sur lequel je reviendrai
plus loin.
Intégrer les professionnels de terrain dans l’identification
et l’analyse des enjeux éthiques
L’expertise éthique savante est généralement convoquée par les décideurs
via des comités d’éthique invités àproduire des «avis »sur l’acceptabilité
éthique de tel ou tel programme d’intervention. Ces comités, nationaux ou
internationaux, constituent les hauts lieux de l’expertise éthique savante. Ils
ont le mérite généralement de mettre en commun les points de vue d’experts
éthiciens, mais aussi d’une diversité d’experts des sciences sociales, de la
médecine, de la théologie et du droit. Cette pluridisciplinarité renforce, sans
aucun doute, la valeur de l’expertise. Toutefois, insidieusement, le recours
àdetels comités éthiques évacue du débat les professionnels qui, au
quotidien, conçoivent et implantent les programmes de prévention et de
promotion de la santé. Ceux qui ultimement, sur le terrain, dans institutions
de santé publique, les comités régionaux ou les associations, sont mandatés
pour définir les contenus et la forme des programmes d’intervention se
trouvent réduits àdesimples «experts techniques »exécutants. Pourtant,
plusieurs des enjeux éthiques soulevés par ces programmes résident non
seulement dans les finalités visées mais dans la priorisation des problèmes
de santé ciblés, la définition des populations cibles et l’identification des
comportements proscrits ou prescrits. L’identification des enjeux éthiques
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liés àl’intervention devrait pourtant s’imposer comme un processus continue
accompagnant chacune des étapes de l’élaboration d’un programme, non
seulement en amont, de la décision politique ou en aval de la mise en œuvre
des programmes [4]. L’un des problèmes éthiques les plus fondamentaux
induits par la délégation de la délibération éthique àdes «éthiciens experts »
réside alors dans le processus de déculpabilisation et de déresponsabili-
sation éthique qu’il induit, indirectement, chez les professionnels respon-
sables de l’élaboration et de la mise en œuvre des programmes. Le défi initial
pour garantir une pratique éthique de la santé publique est double. D’abord,
il en sera un de sensibilisation et de formation des intervenants aux valeurs
et principes éthiques qui doivent guider l’ensemble du dispositif de pré-
vention. Ensuite, dans la mesure où ces professionnels de la prévention sont
aux premières loges pour identifier les composantes de l’intervention
susceptibles de heurter les valeurs fondamentales des populations ciblées,
ils sont dépositaires d’un savoir expert intermédiaire entre les expertises
éthiques savante et populaire. L’ouverture de l’expertise éthique savante à
une participation du public commence par l’ouverture àcesavoir, mi-public
mi-savant, porteur d’une expertise «technique »enconception, opérationna-
lisation et évaluation de programmes de santé publique.
Dans le cadre d’une recherche [19] portant sur la campagne de vaccination
massive contre le AH1N1 au Québec, les entrevues réalisées auprès de
professionnels (ex. :médecins spécialistes en santé publique, responsables
de centres de vaccination, gestionnaires de programme de prévention des
maladies infectieuses, experts en communication) impliqués directement à
un stade ou l’autre de l’élaboration et de la mise en œuvre de la campagne
au Québec, pointent vers deux constats majeurs. Le premier est que ces
gestionnaires terrains de la campagne ont su aisément identifier des
composantes problématiques de l’intervention (ex. :choix d’un fournisseur
unique des vaccins, mise àl’écart des médecins soignants au profit de
centres de vaccination massive, application difficile de la vaccination par
groupes prioritaires), chacune susceptible d’empiéter sur des valeurs
largement partagées dans la population. Le second constat est àl’effet que
la très grande majorité d’entre eux n’avaient qu’une connaissance minimale
des principes proposés par l’Avis éthique produit en 2006 par le Comité
d’Éthique àlaSanté Publique du Québec [12] pour baliser les décisions en
situation de pandémie. Or, la production de tels avis éthiques ne sera utile
que si elle s’accompagne d’une stratégie de formation continue des
professionnels concernés. Sans ce travail de sensibilisation éthique àla
base, les Avis des comités d’experts sont àrisque de ne servir qu’à légitimer
les approches décisionnelles de type
top-bottom
.Ils ne conduiront qu’à
entériner un processus de désappropriation des responsabilités qui
incombent tout autant aux intervenants qu’aux éthiciens. Pire, ils risquent
d’être confinés àdesimples cautions éthiques aux décisions politiques. Un
second défi pour l’expertise éthique devient donc celui d’identifier les
moyens d’éducation et de sensibilisation des professionnels àces enjeux
éthiques et ce en amont des situations de crise et du feu de l’action.
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