N° 29 SEPTEMBRE 2015
ECONOTE
Société Générale
Service des études économiques et sectorielles
TAUX DINTÉRÊT BAS : LA « NOUVELLE NORME » ?
Au lendemain de la crise de 2008, les taux d’intérêt des pays les
mieux notés sont tombés à des niveaux inédits. Et, en Europe, bon nombre
d’entre eux sont passés en territoire négatif. Il s’agit là d’une situation tout à
fait extraordinaire : même pendant la dépression des années 1930, les taux
nominaux n’avaient pas basculé en territoire négatif. Pour de nombreux
observateurs, les banques centrales sont responsables de cette situation.
Plus vraisemblablement, les taux sont bas parce que l’économie est faible.
La théorie économique suggère l’existence d’un taux d’intérêt
d’équilibre qui fait coïncider épargne et investissement au plein-emploi des
ressources. Aujourd’hui, à l’heure du surendettement, il est très probable
que le taux d’équilibre el ait reculé à un niveau exceptionnellement bas,
voire négatif. Et les banques centrales s’emploient à rapprocher les taux
effectifs de ce taux théorique, afin de ramener l’économie à son potentiel.
Le problème, c’est qu’il existe un niveau en dessous duquel les taux
d’intérêt nominaux effectifs ne peuvent pas descendre. Ce plancher se situe
légèrement en dessous de zéro. Et du fait de son existence, les taux effectifs
n’ont vraisemblablement pas pu baisser jusqu’au niveau du taux d’équilibre,
ce qui pourrait expliquer pourquoi la récession qui a suivi la crise de 2008 a
été aussi forte et pourquoi la reprise qui l’a suivie est, elle, aussi poussive.
Qu’attendre de l’avenir ? Si des tensions haussières ponctuelles sont
inévitables compte tenu de l’extrême faiblesse actuelle des rendements, il
est très peu probable que les taux d’intérêt renouent rapidement avec leurs
niveaux historiques en raison, principalement, de l’interaction entre borne
inférieure des taux et pressions du désendettement. Les grandes économies
avancées ayant vocation à rester en sous-régime pendant un certain temps,
les taux d’intérêt resteront bas pendant une période prolongée.
Marie-Hélène DUPRAT
+33 1 42 14 16 04
marie-helene.duprat@socgen.com
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Le 8 avril dernier, la Suisse est devenue le premier pays
au monde à émettre de la dette à 10 ans à un taux
négatif. Le 17 avril, le Bund à 10 ans est tombé à
seulement 0,05 % et, à un moment donné, les
emprunts allemands de maturité allant jusqu’à huit ans
affichaient tous des rendements nominaux négatifs.
L’an passé, l’Espagne, la Suisse, l’Allemagne,
l’Autriche, la Finlande et la France ont placé de la dette
à court et moyen terme à un rendement négatif, ce qui
signifie que les investisseurs ont accepté de payer des
intérêts pour avoir le privilège de prêter à des États
considérés comme rs. Il s’agit là d’une situation tout
à fait extraordinaire : même pendant la dépression des
années 1930, les taux nominaux n’étaient pas passés
sous la barre des 0 %. Fait marquant, les rendements
obligataires des principaux pays européens ne sont
pas les seuls à toucher des points bas inédits : les
rendements d’autres grandes zones monétaires à
hauts revenus (États-Unis, Japon et Royaume-Uni) sont
également à des niveaux historiquement bas même si,
exception faite du Japon, ils ne sont pas tombés aussi
bas qu’au cœur de l’Europe.
Les inquiétudes se sont multipliées sur une possible
déconnexion des prix des obligations souveraines de
leurs fondamentaux économiques, notamment dans les
pays du cœur de la zone euro. Ces derniers mois sont
venus témoigner de la nervosité des investisseurs. Mi-
avril, le rendement du Bund allemand a flambé,
déclenchant de fortes turbulences sur les marchés
obligataires à travers le monde. Le niveau de volatilité a
été impressionnant : après avoir reculé à -0,115 % le
28 avril, le rendement du Bund à 5 ans est brièvement
remonté à +0,23 % à la mi-juin, traduisant des ventes
massives de titres. La correction obligataire
européenne a traversé l’Atlantique, la forte poussée
des rendements allemands ayant réduit l’attrait relatif
des bons du Trésor américain. Pourtant, les
rendements nominaux longs des pays les mieux notés,
qui se sont repliés depuis, continuent de flirter avec
leurs plus bas historiques. Aussi la question qui hante
les investisseurs est-elle de savoir ce qui se produira
demain. La réponse dépend de ce que l’on considère
comme la principale cause de la faiblesse des
rendements.
Pour certains observateurs, cette cause doit être
recherchée dans les mesures non conventionnelles des
banques centrales. Il est souvent avancé que les
politiques de taux zéro et les vastes programmes
d’achat d’obligations souveraines des banques
centrales ont créé une immense bulle obligataire vouée
à éclater lorsque ces mesures non conventionnelles
prendront fin, avec à la clé des pertes massives pour
les investisseurs. D’autres estiment que la faiblesse
actuelle des taux est, avant tout, le symptôme d’un
excès d’épargne à l’échelle mondiale. Pour eux, la
longue baisse des taux d’intérêt sur les deux dernières
décennies reflète principalement le recul du taux
d’intérêt d’équilibre (ou « taux naturel »), qui fait
coïncider épargne et investissement en situation de
plein emploi. Si cette hypothèse est correcte, cela
signifie que la faiblesse des taux d’intérêt (donc le prix
élevé des obligations) dans les grandes économies
avancées est pleinement justifiée par les fondamentaux
économiques sous-jacents, ce qui revient à dire qu’il
n’y a pas de bulle sur le marché des obligations de
qualité.
La présente étude reviendra tout d’abord sur les
principaux événements qui ont affecté les taux d’intérêt
nominaux longs au cours des dernières décennies.
Puis, sur cette base, elle arguera que, même si
plusieurs facteurs commencer par la résistance des
investisseurs à la baisse incessante des taux et leur
passage en territoire négatif) peuvent ponctuellement
provoquer la hausse des rendements obligataires
souverains, les fondamentaux économiques des
principaux pays avancés sont trop fragiles pour que les
rendements des titres sûrs renouent avec leurs niveaux
historiques dans un avenir proche. Les banques
centrales n’y sont pas considérées comme la principale
cause de la baisse des taux d’intérêt, mais sont plutôt
vues comme accommodant les tendances
économiques sous-jacentes responsables de la baisse
du taux d’intérêt d’équilibre, voire de son passage en
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territoire négatif. L’étude souligne également que le
plancher des taux directeurs auquel sont actuellement
confrontées les banques centrales (qui peut être
envisagé comme un prix minimum qui fausse les
conditions de marché) empêche très probablement les
taux d’intérêt effectifs de baisser jusqu’au point
d’équilibre. Et l’absence de mécanisme normal de
compensation pourrait expliquer pourquoi l’économie
peut rester en déséquilibre pendant longtemps, avec
un déficit de demande en biens et en facteur travail. À
cet égard, la situation que connaît le Japon depuis les
années 1990 est riche d’enseignements.
Au final, même si des tensions haussières ponctuelles
semblent inévitables compte tenu de l’extrême
faiblesse actuelle des taux, les rendements devraient
rester inférieurs à leurs niveaux historiques pendant
une période prolongée (en fait, aussi longtemps que
l’épargne mondiale n’affichera pas un repli marqué ou
que l’investissement mondial n’amorcera pas un
rebond substantiel).
COMMENT SONT DÉTERMINÉS LES TAUX D’INTÉRÊT À LONG TERME DES TITRES SÛRS ?
Les théories traditionnelles de la structure des taux d’intérêt suggèrent que les taux longs sont déterminés
par les taux courts à l’instant « t » et les anticipations en matière de taux courts, plus une prime de terme.
Les taux nominaux longs se décomposent donc en deux grands éléments (aucun n’étant directement
observable) déterminés par des facteurs qui leur sont propres :
Les anticipations de taux d’intérêt courts moyens d’ici à l’échéance de l’obligation, qui, grâce à
l’équation de Fisher, peuvent être scindées en deux :
1) Anticipations de taux d’intérêt réel.
Le taux d’intérêt réel de Fisher correspond à un taux d’intérêt nominal corrigé de l’inflation, que l’on appelle
souvent « taux d’intérêt réel sans risque » (car il ne comporte pas de risque defaut)
1
. Ce taux est
généralement considéré comme le taux d’intérêt naturel wicksellien (c’est-à-dire le taux de rendement réel
des fonds investis).
Le taux d’intérêt réel correspond au prix d’équilibre entre offre d’épargne et demande de capitaux destinés
à l’investissement. L’offre et la demande de fonds fluctuent en fonction de fondamentaux économiques tels
que la préférence temporelle et le rendement anticipé des capitaux investis, qui dépendent en grande partie
de la dynamique de croissance de l’économie.
2) Anticipations d’inflation.
Pour arriver au taux d’intérêt nominal, il faut ajouter au taux réel sans risque une prime d’inflation, exigée par
les investisseurs pour compenser la perte potentielle de pouvoir d’achat sur la durée de vie de l’obligation.
La prime de terme galement appelée « prime de risque de maturité ») est un rendement
supplémentaire demandé par les investisseurs pour acheter des obligations à long terme plutôt qu’une
succession d’obligations à court terme sur la même période.
La prime de terme dépend du degré d’incertitude quant aux évolutions économiques futures, du niveau
d’appétit/aversion pour le risque des investisseurs ainsi que de toute une série de facteurs exogènes, tels
que la réglementation financière, qui peuvent influencer la demande ou l’offre de titres. Elle rémunère
notamment le risque de taux d’intérêt (c’est-à-dire le risque que la valeur des obligations à long terme soit
altérée par un changement des niveaux de taux d’intérêt).
Du fait de l’existence de la prime de terme, les taux nominaux longs sont généralement supérieurs aux taux
courts, reflétant le goût des investisseurs pour la liquidité.
1 N. B. : Les taux d’intérêt nominaux tiennent également compte de la prime liée au risque de l’émetteur et de l’émission (ce que l’on appelle également la
« prime de risque »). Cette prime varie en fonction des caractéristiques de l’émetteur et de l’émission. Elle est à l’origine du différentiel de taux nominaux entre
des titres de maturité similaire. Cette prime inclut la prime de défaut, qui rémunère le risque qu’un émetteur ne paie pas ses intérêts contractuels ou ne
rembourse pas le principal selon le calendrier prévu, et la prime de liquidité, qui est exigée par les investisseurs lorsqu’une obligation est difficilement
convertible en numéraire sans perte de valeur.
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UN REPLI SÉCULAIRE DES TAUX
NOMINAUX LONGS
L
A LONGUE BAISSE DES TAUX D
INTÉRÊT
NOMINAUX
...
Jamais, dans l’histoire économique récente, les
rendements souverains ne sont descendus aussi bas
pendant aussi longtemps dans la majeure partie des
économies avancées. Les rendements (qui évoluent à
l’inverse des prix) des obligations d’État des grandes
économies à hauts revenus ont atteint un point haut au
début des années 1980 et connaissent depuis lors une
baisse tendancielle, qui suggère que des changements
structurels sont à l’œuvre au sein de ces économies.
Notons qu’il existe une corrélation forte entre
l’évolution des rendements des différentes économies
avancées, ce qui témoigne de l’importance de facteurs
globaux communs
2
. Bien sûr, le comportement des
rendements japonais a longtemps été un cas à part en
raison de la déflation durable (1997-2007) qu’a connue
le pays.
Mais depuis 2012, ce n’est plus seulement le prix des
obligations des pays « sûrs » qui atteint des records
historiques, mais aussi le prix de la quasi-totalité des
catégories d’actifs, des obligations souveraines
risquées à la dette d’entreprise, en passant par les
actions.
2 D’après les estimations du FMI, un facteur commun global expliquerait
55% de la variation des taux d’intérêt mondiaux au cours de la période
1980-1995 et près de 75% au cours de la période 1996-2012. Voir FMI
(2014), « Perspectives on global interest rates », IMF World Economic
Outlook, Chapitre 3, avril. Voir également Bernanke, B. S. (2013), « Long-
term interest rates », Allocution de Ben S. Bernanke à la Annual
Monetary/Macroeconomics Conference: The Past and Future of Monetary
Policy, parrainée par la Banque fédérale de réserve de San Francisco, 1er
mars.
Baisse des anticipations d’inflation
La tendance baissière des taux d’intérêt nominaux sur
le long terme est, avant tout, le résultat d’un recul des
taux d’inflation qui s’est propagé aux anticipations
d’inflation et aux primes d’inflation (même si les taux
d’intérêt nominaux ont reculé moins rapidement que
les taux d’inflation en raison de l’inertie des
anticipations d’inflation). En outre, la moindre volatilité
des taux d’inflation depuis 1990 (conjuguée à la baisse
des taux d’inflation) a rendu les investisseurs moins
frileux vis-à-vis des obligations à long terme, ce qui a
renforcé leur attractivité. Les investisseurs exigeant une
rémunération moins élevée pour le risque d’inflation, la
prime de terme a reculé, exerçant des pressions à la
baisse sur les taux longs.
La tendance baissière et la stabilisation des
anticipations d’inflation dans le monde développé au
cours de ces dernières décennies s’expliquent en
partie par la crédibilité accrue des grandes banques
centrales en matière de maîtrise de l’inflation. Plus
récemment, depuis la crise financière mondiale, la
persistance d’importants écarts de production dans les
principaux pays avancés ont joué un rôle majeur dans
le tassement de l’inflation et des anticipations
d’inflation.
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Baisse des anticipations de rendements réels
Sur les vingt dernières années, les taux d’intérêt réels
(c’est-à-dire le taux d’intérêt nominal observé moins le
taux d’inflation) ont également enregistré une baisse
marquée dans toutes les grandes économies
avancées. La baisse du taux d’intérêt réel à 10 ans (qui
est un indicateur des rendements attendus sur le long
terme) suggère que les marchés anticipent des taux
bas pendant une période prolongée.
Plusieurs explications ont été avancées pour rendre
compte de cette évolution. La première est l’hypothèse
de l’« excédent d’épargne mondiale », selon laquelle
l’économie mondiale est aux prises avec un surplus
d’épargne, lequel aurait été, de la fin des années 1990
à la fin des années 2000, principalement attribuable
aux pays émergents du Pacifique (Chine en tête) et aux
pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient
3
.
L’argument avancé est le suivant : pendant cette
période, la volonté des banques centrales d’accumuler
des réserves de change, surtout en Asie, et le niveau
globalement élevé des cours du pétrole ont entraîné
une augmentation de l’épargne mondiale. Et cet
3 Voir Bernanke B. (2005), « The global saving glut and the US current
account deficit », allocution à la Sandridge Lecture, Virginia Association of
Economists.
excédent s’est diri vers les États-Unis et les autres
économies avancées, faisant baisser les taux d’intérêt.
Une autre explication possible à la baisse des taux
réels est la dégradation des perspectives de
croissance à long terme, synonyme d’une réduction
des rendements réels futurs des investissements. Les
investisseurs seraient donc plus enclins à accepter des
taux d’intérêt moins élevés sur la dette souveraine,
puisqu’ils estiment que le rendement du capital sera
encore moins important. Les perspectives de
croissance peuvent s’assombrir pour plusieurs raisons.
Certains mettent en avant le tassement de la
croissance de la productivité (découlant, par exemple,
du ralentissement de l’innovation technologique). Pour
d’autres, le vieillissement de la population et la moindre
progression de l’offre de main-d’œuvre constituent une
source majeure de dégradation des perspectives de
croissance à long terme dans bon nombre
d’économies avancées
4
.
Certes, une démographie défavorable peut peser sur
les perspectives de croissance à long terme, mais la
lenteur de son évolution dans la plupart des pays est
4 Le vieillissement de la population est considéré par beaucoup de
chercheurs comme l’une des principales raisons de la décennie perdue du
Japon. Voir notamment Shirakawa M. (2012), « Demographic changes and
macroeconomic performance: Japanese experiences », conférence Banque
du Japon-IMES, mimeo.
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