"kif" valeur performative d`une expression idiomatique

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HERMENEUTIQUE DU "KIF"
VALEUR PERFORMATIVE D'UNE
EXPRESSION IDIOMATIQUE*
Amina Bensalah, Université René Descartes, Paris V
L'activité d'analyse apparaît comme un simple segment sur un
arc interprétatif qui va de la compréhension naïve à la
compréhension savante à travers l'explication. P. Ricœur
Pour introduire le thème
Cette recherche devait porter, au départ, sur la dimension de
"l'explication interculturelle" à partir d'un corpus lors duquel
une jeune femme tunisienne bilingue s'entretient avec une jeune
femme suisse qui l'interroge sur sa pratique de langues.
L'interlocutrice tunisienne explique que bien que s'exprimant
toujours en français pour communiquer dans la vie quotidienne,
elle continue néanmoins à utiliser certains mots et certaines
expressions exclusivement en arabe. Parmi ces expressions, elle
s'attarde très longuement sur le mot "kif" qu'elle propose
d'emblée comme une de ces notions culturelles intraduisibles, et
n'ayant pas d'équivalent en français. Voici le propos qui
introduit l'échange :
Tu1 : (…) mais c'est vrai qu'il y a des choses qu'on a toujours dites plutôt en
arabe / y a des choses qui qui ont vraiment un sens =
Ju1 : = par exemple ?
Tu 2 : c'est toutes les expressions que tu m'entends dire, heu++ pour demander
: "combien ça coûte", je dis "qeddâch" heu++
Ju2 : tu le dis spontanément ça ?
Tu3 : ah! oui, complètement ! ou bien pour dire "qui est-ce ?" je dis "chkûn"
heu++ tu vois, qui me reviennent. Le mot kif par exemple qui pour moi,
n'a pas d'équivalent en français. "faire son kif", c'est c'est+ il faut
expliquer ça pendant une heure en français! C'est une notion que je
trouve culturelle heu++ le Français sait pas bien faire son kif (rire des
deux amies) et à mon avis c'est pour ça qu'il n'y a pas de mot. (Suivent
40 prises de parole sur ce thème)
2
Herméneutique du kif
Dès cette première prise de parole, on voit la présence de
pratiquement tous les éléments qui seront développés dans la
suite de l'échange ; éléments que l'on retrouvera, à quelques
nuances près, dans le discours des autres enquêtés.
Mais au-delà des tentatives de définitions élaborées pour
expliquer la notion de kif, deux faits ont d'emblée suscité mon
intérêt. Il s'agit d'une part, des commentaires et du métadiscours que développe l'interlocutrice tunisienne autour de
cette notion, et d'autre part, de la difficulté que manifeste
l'enquêtrice suisse pour en saisir le sens, malgré les multiples
explications fournies. La question s'est posée alors de savoir si
cette situation était spécifique à cet entretien ou si elle pouvait
concerner toute rencontre mobilisant ce même thème. C'est
pourquoi il m'a semblé judicieux de ne pas me cantonner à ce
seul entretien mais d'élargir le recueil des données sur ce thème.
Constitution du corpus et changement de point de vue
Contrairement aux habitudes que nous avons en sciences
sociales, où l'on élabore un projet et une méthodologie
d'enquête pour le recueil du corpus en fonction d'une
problématique théorique posée au préalable, la démarche dans
ce travail est totalement inverse. Puisque c'est à partir du
contenu de cet entretien que j'ai déplacé l'objet de l'enquête : je
suis passée de la thématique de la pratique des langues vers la
thématique de l'explication de la notion de kif et de l'expression
idiomatique qui l'accompagne. Mais avant de commencer cette
recherche, j'ai voulu savoir s'il y avait d'éventuelles
publications sur ce thème. J'ai alors effectué une recherche sur
le net. C'est ainsi que j'ai découvert non pas des travaux, mais
un corpus de définitions sur une page web dénommée "Nos
kifs" adressée à des juifs tunisiens. On relève sur cette page
environ 350 définitions1. En constatant le déséquilibre, entre
* je dédie cet article à Mongia, pour le kif partagé.
1
Le créateur de ce site (harissa.com) a élaboré, pour obtenir ces définitions,
une demande en vue d'une fausse recherche de la façon suivante : "Un
Herméneutique du kif
3
l'importante quantité de "définitions" du web et le genre
entretien, j'ai recueilli trois autres entretiens auprès de trois
femmes et deux hommes tunisiens 2.
La mise en regard de ces divers corpus, entretiens et
définitions du web, fait ressortir, globalement, malgré la
différence des conditions de recueil, les mêmes mouvements
explicatifs et les mêmes contenus discursifs, hormis cependant,
comme on le verra dans les entretiens, le discours sur la
question de la différence culturelle.
Cependant, en m'interrogeant sur la légitimité d'utiliser les
données du web et sur la valeur "scientifique" que je pouvais
leur accorder, mon attention s'est portée, à cause de la nature
même de ce corpus, vers un questionnement méthodologique.
En effet, à la différence des entretiens de recherche qui sont
recueillis dans un face à face entre enquêteur et enquêté et dont
l'ensemble du contenu n'est connu que du seul enquêteur-
Tunisien qui fait sa thèse de doctorat en Tmenickologie ("foutaiserie") veut
expliquer aux américains ce que sont les kifs. Mais étant donné qu'il n'a
jamais vécu en Tunisie, il est paumé. Pouvez-vous l'aider a établir, une fois
pour toutes, le sens réel de ce mot unique aux Tunes, mais seulement en 120
caractères !"
2
Les cinq entretiens enregistrés se déroulent, aux domicile des enquêtés, à
partir de cette question introductive :"J'aimerais savoir quand et comment
vous employez "kif" en Tunisie." Les cinq enquêtés sont désignés par les
deux premières lettres de leur nom. L'entretien 1 m'a été fourni par Mme Ch.
Deprez.
Entretien 1
Entretien 2
Entretien 3
Entretien 5
Enquêtés
Femme (âge?) (Tu)
• MO, 44 ans, Femme, linguiste.
•Ra, 61 ans) Enseignante de
français vivant en Tunisie (Ra)
• (Ha, 26 ans Etudiante à Paris
Deux étudiants à Paris
• SO :29 ans et • (Ba) 25 ans
Enquêtrices
Juliette Thieblemont
maîtrise FLE,
Paris V (1998)
La chercheuse
La chercheuse
La chercheuse
4
Herméneutique du kif
chercheur, le corpus du web auquel les locuteurs participent est
public. Grâce au médiat écrit, les données sont portées à la
connaissance de chacun et offrent la possibilité d'une lecture
réflexive et d'un dialogue entre les locuteurs, même si celui-ci
est différé. Cet aspect dialogal et réflexif on en voit la trace
dans les propositions même de définitions : par des réfutations,
des évaluations, des ratifications et diverses autres réactions. La
présence de tous ces faits rapproche, d'un certain point de vue,
l'attitude de ces locuteurs de celle que peut produire le
chercheur qui analyse les données. C'est ce rapprochement qu'il
m'a semblé intéressant de problématiser.
Problématique et positionnement théorique
En analysant le contenu des échanges autour de la notion de
kif, je voudrais montrer comment des acteurs sociaux, lorsqu'ils
sont mis dans une suspension réflexive lors d'une enquête
peuvent développer, à propos d'une pratique sociale, un contenu
notionnel et un champ sémantique assez proches des
développements théoriques que le chercheur peut élaborer, à
leur propos3.
En effet, j'observe dans le discours des interlocuteurs des
énoncés qui corroborent, sans le savoir, des points de vue
théoriques :
1) D'abord, relativement à la difficulté de la traduction mais
aussi de l'explication, les enquêtés en parlent d'emblée dans des
termes proches des théories qui soulignent la difficile question
du traduire et en particulier de la translation des expressions
idiomatiques, d'une langue à l'autre ; question qui ne relève pas
de l'ordre linguistique mais du discours en lien aux pratiques
3
Mais il ne s'agit pas pour moi de dire, comme le suppose un certain courant
éthnométhodologique, qu'il existe une similitude entre les significations
produites par le sens commun dans la pratique quotidienne et celle que le
chercheur va construire. La similitude est due au discours réflexif coproduit dans l'interaction de l'enquête.
Herméneutique du kif
5
sociales [Humboldt (2000), Schleiermacher (1999), Berman
(1984)].
2) La question de la construction d'une sémantique de
l'identité culturelle communautaire actualisée en termes de
reconnaissance et d'altérité proche des points de vue de
[Ricœur () et de Honneth ()].
3) La question "du moment présent" vécu du kif, dans des
termes proches de ceux de Stern [Stern ()] et des
phénoménologues dont il s'inspire. Il apparaît que le discours
explicatif et réflexif des locuteurs portant sur l'expression
idiomatique
traduit le ressenti du vécu du kif comme
une phénoménologie du moment présent et rend compte de la
construction d'une matrice intersubjective et d'une conscience
du soi social.
Cette rencontre entre parole réflexive des acteurs du
quotidien et discours savant n'est pas fortuite. Elle est la
marque de ce que Habermas, interprétant Schütz, appelle une
double herméneutique (Habermas 1987 : 125). En effet, Schütz
considère après Weber et Dilthey qu'en sciences sociales nous
n'avons pas affaire à un monde d'objets mais à un monde
d'interprétations. Et l'interprétation du monde qu'est la science
est alors une interprétation d'interprétations. Pour Schütz, "Les
objets de pensée, construits par les chercheurs en sciences
sociales se fondent sur les objets de pensée construits par la
pensée courante de l'homme menant sa vie quotidienne parmi
ses semblables et s'y référant. Ainsi, les constructions utilisées
par le chercheur sont, pour ainsi dire, des constructions au
deuxième degré (…) respectant les règles de procédures de la
science" (Schütz 1987 :11)4.
4 C'est de ce point de vue théorique que Geertz mène sa réflexion dans ses
recherches en anthropologie. En particulier, le chapitre intitulé "Le sens
commun en tant que système culturel" traite de cette double
herméneutique : Savoir Local, Savoir Global. Voir aussi le chapitre : "Sens
commun et science" de J. Dewey dans Logique, la théorie de l'enquête.
Paris, PUF, 1993.
6
Herméneutique du kif
C'est à partir de ce positionnement théorique que Schütz
pose trois exigences à l'égard des sciences sociales :
1 • Partir de l'idée que le monde est pré-structuré de façon
symbolique ayant une signification particulière et une structure
pertinente pour les êtres humains qui y vivent, qui y pensent et
qui y agissent.
2 • Construire un modèle d'individu tel que, les faits
observés puissent être expliqués de manière compréhensible
comme résultant de l'activité de cet individu.
3 • Mener cette construction dans des termes tels que, les
concepts cognitifs soient proches des catégories de la pratique.
Définition de "kif" en langue
Avant d'aborder l'analyse du corpus et de voir quels sens
donnent les interlocuteurs à l'expression kif /
(faire un
kif) et les expériences vécues qu'elle traduit, il me semble
nécessaire de voir quel en est le sens "en langue". Car la
sémantique linguistique de ce motif et de ses profilages (Cadiot
et Visetti, 2001), rend compte de la sémantique socioculturelle
de la thématique de l'expérience vécue du kif telle que les
locuteurs vont la manifester dans leurs discours.
Herméneutique du kif
7
Le mot "kif" en langue arabe est un radical nominal qui peut être traduit par
: bien être, délectation, fantaisie, humeur, plaisir, manière, joie,
plaisanterie.
mais il fonctionne aussi comme :
un terme interrogatif
comment, de quelle façon.
un comparatif
pareil que, comme qui, comme.
Il a encore d'autres sens selon les mots avec lesquels il est en affinité léxicosyntaxique
à ton aise
comme il te plaira
chacun son plaisir
de bonne humeur
être mal disposé, de mauvaise humeur.
Plusieurs autres types de dérivations renvoyant à des schèmes verbaux,
nominaux ou adjectivaux en font varier le sens :
déchirer/ couper.
griser de vin, fumer du tabac, du kif
mettre
en forme façonner
réjouir quelqu'un alors il se réjouit.
se mettre en gaieté, se griser, fumer (ex : ne-tkayyaf duxxân,
ne-tkayyaf tây).
le comment , la manière, le procédé, la modalité
être gai, grisé.
choix arbitraire.
explication ou commentaire
fantaisiste (fait selon la subjectivité et non de façon rationnelle,
scientifique).
Décision capricieuse.
Au Maroc le mot kif est employé pour parler du Cannabis. En Algérie et en
Tunisie on emploie "zetla". kif est employé également dans l'expression elkif", par exemple pour dire un vêtement qui te va bien.
Tous ces sens ne sont pas forcément connus ni mobilisés par
les locuteurs qui vivent et parlent du kif tel qu'on le voit dans le
corpus. On pourrait même dire que pour avoir été employé de
cette façon, il a fallu que ces divers sens soient en quelque sorte
"neutralisés". C'est cette sorte de vacuité même du sens qui fait
du mot kif ou de l'expression idiomatique
un motif
(Visetti et Cadiot, 2001) qui fonctionne comme une forme
schématique, un symbole. Ainsi, l'expression en étant
applicable à de multiples et différentes expériences, comme on
le verra dans le corpus, rend compte du même ressenti affectif.
C'est parce que ce figement linguistique schématise qu'il
semble, comme médiat, renvoyer non pas aux expériences
narrées comme étant sources du kif, mais au ressenti éprouvé et
vécu subjectivement et intersubjectivement.
Herméneutique du kif
8
Analyse des données
Densité explicative et problème de traduction
Hétérogénéité des discours et portée des exemples spécifiques
Dans le corpus, ce qui frappe c'est la difficulté qu'éprouvent
les locuteurs à expliquer, définir, clarifier pour leurs
interlocuteurs, comme sans doute pour eux-mêmes, cette
notion. Ils sont contraints alors de donner de multiples
exemples comme objets ou circonstances de vécus du kif. Mais
ces exemples ne sont pas qu'anecdotiques. Chaque fois que les
locuteurs évoquent un fait comme un exemple de kif, celui-ci
peut être vu comme un événement exemplaire et à lui seul
servir de paradigme pour rendre compte de l'expérientiel vécu
du kif. Ces exemples bien qu'étant spécifiques, en renvoyant
toujours au même sentiment, au même affect peuvent prétendre
à la typicité. De ce point de vue, les relevés suivants sont
éloquents :
Extraits1
Relevé web : Le kif c'est comme les cons, on ne peut pas donner de
définitions, on ne peut donner que des exemples
Tu : C'est un mot qui résonne, qui a de multiples résonances, oui de multiples
harmonies, je dirais sur le plan auditif (…) c'est vraiment une histoire de
résonance (…)
Tu : Un kif c'est à la fois…ça peut être une chose extrêmement ténue : une
lumière, une saveur, une odeur : un moment et ça peut être un grand
kif++ c'est tous ces petits plaisirs simples (…)
Ba : Pour moi le kif extrême c'est une bonne bière à Gerba sous la brise de la
mer. C'est le nirvana !
Relevés WEB5:
- Le kif serait que le mot belle-mère n'existe plus dans le langage.
- Que les Juifs et Musulmans tunes soient tous des Tunisiens me fait un grand
kif.
-Un vrai kif, c'est de dire à son frère : va voir sur harissa.com, c'est pas mal en
sachant qu'il va y aller et qu'il va faire un kif.
- Moi, ça fait 6 ans que je "surf" sur le Net, et c'est la 1ère fois que je kiffe un
Site !! le vôtre ! le nôtre !
5
Les relevés du WEB sont donnés dans la transcription telle qu'elle apparaît
sur la page du site.
Herméneutique du kif
9
- En Français, on peut traduire kif par prendre son pied, se faire plaisir, se
libérer de l'habituel, planer.
- KIF moment vécu dans soi, puisqu'on peut le lire dans les 2 sens :
KIF <=> FIK (fik signifie en arabe "en soi")
- Le kif c'est la vie sans la rasra....(prière d'ouvrir maintenant une page sur la
définition de la rasra).
- La définition du kif sur le net ? Vous voudriez partager quelque chose
d'aussi intime avec le monde entier vous ?!!
Le mot kif comme paradigme de l'intraduisible
La difficulté qu'éprouvent les locuteurs à expliquer et à
traduire cette notion et la difficulté pour leurs interlocuteurs
d'en saisir le sens n'est pas sans lien avec l'expérience même du
vécu du kif qui relève du domaine de l'affect et du ressenti
intersubjectif éprouvé d'abord dans une forme de passivité de la
conscience6. Il n'est pas non plus sans lien avec le fait qu'il
renvoie à une multitude d'expériences qui finissent par en faire
cette globalité, cette condensation dont parlent les locuteurs et
dont atteste la densité de leurs explications. Ce n'est de toute
évidence pas la locution en elle-même qui fait problème, mais
le vécu auquel elle renvoie. Pour exprimer cette globalité
contenue dans la signification de la locution, les locuteurs se
trouvent contraints d'actualiser de multiples termes relevant du
registre de l'émotion et de l'affect dans la langue française ou
par des synonymes en arabe. Mais aucun d'eux ne semble leur
suffire ou leur convenir pour traduire l'épaisseur sémantique
linguistique et culturelle du kif, comme on peut le voir dans ces
extraits :
Extraits 2
Tu : Alors qu'en français tu vas exprimer des trucs comme : plénitude y à la
fois plénitude, joie, plaisir, c'est un peu coquin, heu comment dire ? Je
trouve que ça condense beaucoup d'émotion qu'on peut ressentir, ça se
DEGUSTE, c'est en même temps avec un air coquin. Il y a une espèce de
gaieté coquine dans le kif, heu qu'il n'y a pas dans le plaisir ou la plénitude
ou dans la joie. Ce sont des choses trop claires.
6
C’est une expérience immédiate, directe, passive, primaire, s’effectuant le
plus fréquemment à l’insu des sujets et dans laquelle sont mis en relation
deux schémas corporels, deux postures.
10
Herméneutique du kif
Tu : Oui, mais on a l'impression que les français c'est plus ça, tu vois. Alors ils
vont dire, je sais pas, y en a qui va dire c'est "l'odeur de la mer", l'autre
"c'est le p'tit vent" l'autre… Mais cette GLOBALITE et cette COMMUNAUTE
parce que dans cette situation que je décrivais y a en plus TOUT .
Ju : mais alors toi, t'aurais pas de mot en français pour remplacer "kif" ?
Tu : Ça rend+ non Il faudrait que j'en aligne beaucoup !
Ju : Pour toi il n y a pas d'équivalent en français ?
Tu :Non! non ça alors là VRAIMENT, c'est un des rares mots où vraiment c'est
je crois que si je devais en choisir un ce serait vraiment celui là qui veut
dire énormément en arabe et qui qui n'existe pas en français. Et même
chez les gens tu le trouves pas le kif, et chez les français tu vas trouver de
la plénitude, de la joie ou du machin, mais les gens qui savent se créer des
moments où ils ressentent tout ça à la fois sont RARES !
Mo : (…) tout ça c'est génial, super, hyper, ça traduit pas du tout ça.
Si l'on est tenté à la lecture du corpus, qui met en présence
une enquêtée tunisienne et une enquêtrice suisse, d'attribuer
cette difficulté de traduction à la différence culturelle, la lecture
d'autres corpus où l'enquêtrice est algérienne, on constate que
les enquêtés se heurtent à la même difficulté explicative. Aussi,
vont-ils lui donner d'autres équivalents en arabe qui renvoient
plus ou moins au même expérientiel. En faisant cela, ils
présument que ces sortes de synonymes viennent clarifier la
notion, mais aussi que le "signifié" kif excède les explications
fournies. Pourtant "le langage lieu principal par où nous sont
présentes des altérités, même celles que nous ne pouvons pas
rencontrer dans la vie réelle" (François 2003 : séminaire),
semble ici échouer à remplir cette fonction. Ce qui montre qu'il
ne s'agit pas seulement d'une difficulté à traduire la notion,
mais d'une difficulté inhérente à la notion7.
Orientation et attribution d'un schème interprétatif
En comparant les entretiens, on voit que face à la difficulté
de compréhension des enquêtrices, les tentatives de
clarifications de cette notion ne conduisent pas les enquêtés à
7
On relève ici deux types d'orientations justificatives 1- Le kif est tunisien, tu
n'es pas tunisienne, donc tu ne peux pas comprendre (interprétation
naïve).2- Si tu ne comprends pas, c'est qu'il est difficile d'expliquer cette
notion (interprétation érudite).
Herméneutique du kif
11
actualiser les mêmes thématiques. Dans l'entretien où
l'enquêtrice est suisse, la référence à la différence culturelle, à
l'étrangeté, est sans cesse évoquée pour expliquer pourquoi
l'autre ne peut comprendre8. Alors que dans les entretiens où
l'enquêtrice est algérienne, alors même que celle-ci exprime
avec insistance sa difficulté à saisir ce dont on lui parle (cf.
extrait ci-après) cela ne conduit pas pour autant les enquêtés à
évoquer la question de la différence culturelle comme obstacle à
la compréhension.
Extrait 3
A : Quand je dis
j'entends les mots, je les comprends, mais j'ai
envie de savoir comment vous ressentez ça. Je sais que tu me parles d'un
plaisir IMMENSE, mais j'ai l'impression que je n'ai pas accès à ce dont tu me
parles. Pourtant je suis arabophone, je suis maghrébine, je suis très proche,
bon ! On peut dire, je suis dans une distance+ moins grande culturellement
et pourtant je peux te dire que ce dont tu me parles c'est un effet un peu++
je me dis, mais de quoi elle me parle là bon ! culturellement j'ai du mal, je
saisis plein d'aspects, mais j'ai du mal =
Mo : = à dire quoi ? à le définir ?
A : je sais pas, je sais pas…
Mo : Je ne sais pas moi, c'est un état d'esprit, c'est peut-être culturel, je n'en
sais fichtrement rien ! mais heu++ ça c'est difficile ! Qu'est-ce je peux dire ?
C'est vraiment ça, c'est prendre du plaisir dans les choses les plus simples
de la vie et les exprimer.
Cette différence interprétative qui, selon le cas, met ou non en
avant la différence culturelle, est d'une grande importance pour
nous. Elle signifie à quel point nos enquêtés viennent aussi
manifester, dans l'espace dialogique de l'entretien, des schèmes
interprétatifs sédimentés (Schütz 1987) et à leur aune orienter
leurs interprétations. Ce qui apparaît alors, c'est que la
prétendue naïveté du sens commun est déjà entourée du halo
d'une herméneutique de second degré, que la réflexivité de
l'entretien met à jour.
8
Dans les relevés du web, discours ouvert à quiconque a accès à la page, les
participants évoquent souvent, comme dans un défi, la difficulté, pour celui
qui ne serait pas tunisien, de comprendre cette expression.
Herméneutique du kif
12
Altérité et subjectivité : le "difficile à dire"
kif, "un si petit mot et de si simples petites choses, MAIS…!!!
Quand les locuteurs essayent d'expliquer ou de définir la
notion de kif, ils sont souvent conduits à relater des faits —
objets ou circonstances qui procurent le kif — qu'ils présentent
et évaluent comme étant les choses les plus simples de la vie, un
presque rien.
Extrait 4
Ju : oui, mais qu'est que tu mets derrière "kif" ?
Tu : ça peut être une chose extrêmement ténue, ça peut être une lumière, une
saveur, une odeur (…). C'est tous ces petits plaisirs simples. (…) Ça peut
être des choses extrêmement ténues. C'est un grand registre le kif et c'est
une façon de vivre.
Relevé web : le kif c'est de savoir encore kiffer les choses les plus simples de
la vie, kiffer son quotidien quoi.
(Voir aussi ci-dessus, Extrait 3, Mo2)
Et quand ils portent leur attention sur l'unité linguistique
elle-même et non à ce à quoi elle renvoie, c'est une évaluation
analogue qui est exprimée.
Relevé web : Le kif c'est un bien petit mot qui en veut dire tellement !!
Relevé web : Un mot tout petit mais… !
Où encore lorsqu'un locuteur propose plus explicitement
Relevé web : kif : terme mathématique kif en est le symbole.
Dans tous les entretiens et dans au moins 200 interventions
du web, les locuteurs donnent comme exemple, pour expliquer
l'immense ressenti du plaisir du kif, quelque chose qui est à
boire ou à manger, ou un "repas en bonne compagnie". Et les
Tunisiens arabophones, disent systématiquement "
Ce syntagme donné en arabe comme un figement,
montre qu'il est une forme langagière habituelle comme l'est
l'énoncé "un repas en bonne compagnie".
Cette référence au plaisir "du repas en bonne compagnie",
comme référence typique de l'expérience du kif, est étonnement
Herméneutique du kif
13
l'exemple même que choisit Kant dans Anthropologie d'un
point de vue pragmatique pour aborder la question de l'affect.
Mais on est encore plus étonné, lorsqu'on retrouve une
similitude entre ce qu'il y développe théoriquement et les
propos de nos interlocuteurs.
Extrait 5
Ha : (…) ça peut être une soirée, ça englobe tout : le manger, la compagnie
"
(elle le dit avec délectation)
Mo : Entre tunisiens si tu veux, les gens c'est ça c'est des kiffeurs, ils vont
prendre le temps de déguster ils vont te faire des machins, décortiquer et
le PLAISIR de ce que tu as éprouvé pendant que tu prépares, il est AMPLIFIE
au moment où les gens sont là et se régalent etc… Et donc tout le monde
le dit, et on le partage au moment où on l'éprouve, et le moment devient
un BONHEUR tu vois, et c'est vrai, ici t'as beau faire t'essaies de donner
TOUT le contexte pour que les gens éprouvent du kif, et ça n' marche pas !
Donc tu es frustré dans ton kif, pasque tu es seule à éprouver, tu n'arrives
pas malgré ton effort. (…) Là où en Tunisie les gens vont entrer vite
avec toi. En fait, quand tu le dis et tu l'éprouves, en le partageant tu
l'augmentes !
Un commentaire de F. Marty (Marty,1991 : 9-33).
paraphrasant les propos de Kant sur l'affect, peut tenir lieu
d'analyse de cet extrait. "L'affect, nous dit-il, est un sentiment
de plaisir ou de peine, qui a comme caractéristique de se
produire dans l'état présent, de telle sorte qu'il ne laisse pas
surgir une réflexion, qui débattrait s'il convient ou non de suivre
ce sentiment. C'est un présent que l'on découvre comme étant
aussi le présent d'autres personnes. C'est sur une idée de durée
qu'aboutit le moment de l'affect, durée que demandent les
rapports de société"9.
L'évocation de l'inter-relation entre le "mot" et "la chose"
Un des aspects sur lequel les interlocuteurs ne cessent de
revenir pour expliquer ce que signifie le kif /"faire un kif" est
l'inséparabilité du vécu du kif comme ressenti, traduisant un
affect, et l'énonciation même de l'expression idiomatique
". Il apparaît dans cette communauté de parole, une
9
"Raison pure, raison affectée, à propos de l'affectivité chez Kant", F. Marty.
14
Herméneutique du kif
importance extrême accordée à l'effet interactif entre la
dimension langagière de l'expression proférée et le ressenti
vécu intersubjectivement pour soi et avec autrui dans une
communauté identitaire.
L'expérience vivante échappe, d'une certaine manière, au
monde de la perception immédiate : le vécu affectif et
émotionnel bien qu'ayant une cause assignable, n'est partagé et
socialisé intersubjectivement que grâce à la formule qui
l'accompagne. C'est bien l'expression linguistique comme
formule symbolique, projetée vers l'extérieur qui produit
l'échoïsation et la résonance de la communauté et non l'objet
qui la procure. C'est ce qu'exprime cette enquêtée :
Extrait 6
Mo : Le kif est beaucoup plus intense, odorat, goût, ça avoir avec les sens.
Mais ça peut être carrément intellectuel, un bouquin de philo… et le mot,
c'est pasque SI TU ENLEVES CE MOT LA Y A PLUS RIEN !! c'est bien simple !
donc le mot est très très important! Il est collé à la chose, tu vois, il est
collé à la chose, et en plus de ça on le PARTAGE. C'est fou ! pasque des
sentiments, c'est très difficile, bon, on peut dire j'éprouve du bonheur mais
ce kif là on a l'impression que ce kif là on a l'impression que tout le monde
sait ce que c'est par ce mot++ par le fait de dire
; j'ai
l'impression qu'on arrive à savoir ce que peut ressentir l'autre. Donc quand
je le dis, j'ai l'impression de renvoyer le signal à l'autre pour qu'il ait le
même sentiment que moi tu vois, c'est pour ça qu'on éprouve le plaisir de
le dire de l'exprimer. Pour que l'autre détecte déjà en moi ce que je ressens
à cet instant là et que je provoque en lui ce sentiment là, parce que il est
UNIQUE
! En général, on a du mal à savoir ce que peut ressentir
l'autre, et c'est ça, dans cette situation en utilisant le mot là y a un écho : le
mot et ce qu'il désigne C ' EST la même chose! (…) donc on ne va pas se
planter ! où tu l'éprouves et t'es avec moi ou tu l'éprouve pas et tu dégages
(grand rire!!) c'est ça ou
C'est aussi simple que ça ! c'est pas des degrés des machins où les mots ne
sont pas collés complètement au sens ou de l'à peu près, NON! celui là, il
est VRAIMENT ÇA! si tu dis "
l'autre il doit savoir EXACTEMENT
ce que tu ressens : effectivement tu déclenches chez l'autre ce sentiment
là. Et là on est en harmonie !
Relevé web : Le kif, c'est lorsque l'on est en train de kiffer de prendre
conscience de son kif et de prononcer les mots .Quel kif !!
Ce dont rendent compte ici les enquêtés c'est bien de la
valeur performative de l'expression
. L'énonciation est
ici action.
Herméneutique du kif
15
L'énoncation de la formule comme processus d'objectivation
et de validation
Grâce au retour réflexif qu'offre le cadre de l'entretien, les
enquêtés attribuent de multiples rôles à l'actualisation du
syntagme
: identifier, rendre palpable, donner forme,
ancrer dans le réel, prolonger, partager, amplifier, faire
résonner. Ce tissu préconceptuel qu'ils élaborent, autorise le
chercheur à interpréter ce syntagme comme une forme
symbolique qui raconte, figure et représente.
Car ce que dessine l'ensemble de ces rôles que joue
l'expression est une sorte d'objectivation et de validation de
l'expérience subjective vécue du kif. La sédimentation donnée
par la formule de ce vécu subjectif, contribue à la perpétuation
de cette pratique culturelle. La désignation et l'identification du
phénomène du kif à travers le langage opère comme une
schématisation, une re-présentation vivante. Et c'est parce que
cette formule schématise, qu'il devient possible pour chaque
membre de cette communauté culturelle de pouvoir s'en servir
et l'appliquer à tant de pratiques différentes. L'ouverture est
totale.
La perception d'autrui dans une conscience passive
D'abord des exemples
Extrait 7
Tu : le kif est partagé entre tunisiens et on le sent, je veux dire, heu+ on sent
quand un kif est partagé. Quand c'est un kif et qu'il est partagé c'est
quelque chose qui qui n'a pas besoin d'être expliqué c'est évident pour tout
le monde (…) Le kif c'est ce qui passe quand tout le monde ressent ÇA , et
tout le monde va le ressentir.
Tu : (…) prendre une bonne douche quand il fait chaud c'est mettre une jubba,
puis aller… ça pour moi, ça fait partie des moments où j'ai vu kiffer mes
parents.
Tu : Parce que pour le kif, il faut que tu sois centré heu sur toi-même pour le
ressentir toi-même / mais également sur les autres, sur le paysage, sur les
odeurs, sur les goûts, enfin bref, sur sur une espèce d'exacerbation des
sens heu qui qui te permet comme si tu avais des millions d'antennes dans
tous les coins de tout percevoir en même temps et que ce soit bon !
16
Herméneutique du kif
Relevé web : le kif veut aussi dire Cheykhât, en un mot jouir de son esprit
sans mettre en jeu son intelligence ou sa mémoire.
Dans tous ces passages, on voit que le ressenti du plaisir du
kif repose d'abord sur l'importance de la perception de soi, des
objets et de l'autre et dans ce que "l'indication" des expressions
corporelles et des sens en éveil donnent à voir. C'est cette
perception même qui provoque l'actualisation de la locution
verbale en direction de l'autre. En outre, cette expression
idiomatique est souvent accompagnée d'un geste. Ce geste que
nous avons observé lors des entretiens, consiste à faire se
rejoindre le pouce et l'index de la main droite, en la portant vers
le front, juste au-dessus des yeux. Ce geste, synchronisé à la
parole, est accompagné d'une mimique du visage et d'une
montée de l'intensité vocale qui semble manifester le ressenti
du plaisir éprouvé.
Les locuteurs expliquent que dans l'expérience vécue du kif
"l'indication", "l'expression" et le ressenti intersubjectif qui en
découle constituent une même entité. Ils sont l'expérience et le
produit d'un ressenti co-partagé dans le moment présent, une
résonance du moment. Et il s'agit bien pour eux d'expliquer
que, lors de ce moment vécu du kif, le ressenti co-partagé se
fait comme le disent les phénoménologues abordant la question
de "l'appréhension d'autrui", "non pas par un raisonnement par
analogie, mais par une opération immédiate passive de la
conscience". Ce "voyage des sentiments partagés" pour
reprendre l'expression de Stern, "renvoie à l'expérience comme
d'un moment de rencontre" et, ajoute Stern, "chacun reconnaît
qu'il fait ce voyage avec l'autre et que celui-ci est partagé". Ce
phénomène d'intersubjectivité énoncé comme tel par Stern est
celui dont rendent compte les locuteurs en rappelant sans cesse
la dimension dialogique et communicative de cette résonance
partagée et dont les significations culturelles sont en quelque
sorte prédonnées (je sais que l'autre sait que je fais le même kif
que lui). Cette sorte de connaissance passive relève d'une
sédimentation culturelle.
Herméneutique du kif
17
Perte et sommeil du kif par l'absence de la pratique partagée
A partir de l'architecture sémantique élaborée par les
enquêtés, le kif s'érige pour le chercheur comme un paradigme
d'une intersubjectivité affectivisée, acquise dans la passivité du
vécu. Ceci peut être étayé par les propos des locuteurs qui
indiquent que, lorsqu'il y a manque de pratique par absence
d'une communauté partagée, le kif peut se perdre, mais ne
meure pas, il reste là et sommeille ressurgissant dès qu'un
contexte le permet. Les extraits suivants fonctionnent en
quelque sorte dans le discours comme "la preuve" que le kif ne
peut être vécu que dans l'altérité. Une locutrice explique
spontanément, sans que la question ne lui soit posée, que le
manque d'occasions de faire des kifs ou même seulement le
manque de voir les autres faire des kifs — en l'occurrence ici
ses parents — entraîne, une atténuation, voire une perte du kif.
Extrait 8
Tu : Ce sont des choses que j'ai prises et vécues et apprises là-bas. Et heu+
vivre avec la notion de kif, c'est bon, et heu avoir du mal à la retrouver
c'est dur et c'est sans doute ce qui m'a manqué le plus je dirais en France;
c'est que les parents sont devenus moins kiffeurs, parce qu'ils étaient
stressés, fatigués, épuisés, inquiets, anxieux…
Dans l'extrait suivant l'enquêtrice pose explicitement la
question. L'interlocutrice explique que le partage, l'altérité sont
ce qui accentue et fait vivre le kif, sinon il sommeille où il se
perd.
A : Est-ce que tu penses qu'on peut perdre la notion du kif ? Soit en Tunisie
pour des raisons x, soit par la coupure ?
Mo : heu++ non je crois qu'il reste toujours là ! Dès que l'occasion se présente
il refait surface mais il est heu+ oui il sommeille quelque part oui pasque
j'ai pas l'occasion de le dire ! Faut-il que l'autre comprenne ce que je dis
par là (rit) je dis
bon je ne l'utilise pas, sauf si y a un tunisien je
lui dit "
?" il m'dit
kif ! Sinon je ne l'emploie pas, si je n'ai
pas l'occasion de mettre des mots et l'occasion de le partager et de
l'amplifier++ et ça, ça ne se fait qu'avec des Tunisiens pour l'instant tu
vois (…). Tu fais un truc, je ne sais pas trop quoi les gens vont entrer vite
avec toi quand tu le dis et tu l'éprouves, en le partageant tu l'augmentes
avec le kif y a rien à faire en fait, c'est pas inné c'est quand même c'est une
culture on le dit on le redit on le fait vivre.
Herméneutique du kif
18
La temporalité du kif
Le vécu-éprouvé du kif comme
phénoménologie du "moment présent"
expérience
d'une
A travers les faits narrés et les tentatives d'explications de
l'expérience du vécu éprouvé du kif, les locuteurs produisent un
parcours interprétatif qui constitue une sorte de paradigme de
ce que les phénoménologues appellent "le moment présent" et
qu'un auteur comme Stern a particulièrement étudié pour
montrer comment se construit la matrice intersubjective et la
conscience intersubjective sociale. En effet, Stern (Stern 2004 :
25) annonce pour introduire son étude sur le moment présent, je
cite :"Ce livre se penche sur les événements affectifs petits mais
significatifs qui se déploient dans les secondes qui constituent
le maintenant" et il ajoute (p. 79) : "Le moment présent en tant
qu'histoire vécue peut également être partagé. Quand cela se
produit, l'intersubjectivité commence à prendre corps. Dès que
quelqu'un participe à l'histoire vécue d'un autre, on peut créer
une histoire vécue commune, un nouveau genre de contact
humain naît. On ne peut qu'être frappé par la similitude entre ce
que dit Stern et ce qu'expriment nos interlocuteurs (cf. les
extraits donnés ci-dessus).
La globalité du kif vécue comme une "Gestalt" 10
Si la communauté du ressenti et l'intersubjectivation de la
conscience se fait sur la base des perceptions du corps d'autrui
et de son discours, elle implique aussi une certaine relation au
10
Le verbe gestalten signifie "mettre en forme, donner une structure
signifiante". Le résultat, la "Gestalt", est donc une forme structurée,
complète et prenant sens pour nous. La Gestalt théorie repose sur le concept
de la forme : la forme percevante permet d'unifier les contenus perçus. Avec
le courant de pensée de la Gestalt théorie, l'objectivité a perdu un peu de sa
prégnance, et la subjectivité a commencé à intéresser les chercheurs. Pour
une "ré-appropriation" de cette notion dans la conception du temps, on peut
consulter les travaux de V. Rosenthal et Y-M. Visetti.
Herméneutique du kif
19
temps. Dans le laps de temps partagé d'un kif, il y a résonance
du moment vécu, disent les locuteurs. Mais l'appréciation de ce
temps qui est un moment, un instant bref, fugace, trouve une
épaisseur temporelle, une durée grâce à la parole proférée
".
Extrait 9
Tu : Un kiffeur c'est quelqu'un qui savoure heu, sur le plan du goût, tu vois,
c'est plus le++ mais qui tu vois, il y a une espèce de durée qui ne
correspond pas à la durée réelle du moment, si tu veux…
So : Le moment du kif ça se dilate plus sur le temps
Ba : (…) c'est un moment fugace en fait, mais avec le mot on le prolonge dans
l'instant ou on le prolonge après quand on en parle dans le passé et on le
prolonge quand on anticipe déjà, et on se fait tout un truc un schéma
qu'on a dans la tête et on a envie de se procurer CE PLAISIR LA.
Ha : (…) ça peut être un moment à la plage (…) et là on prend, et on savoure
ce moment là CONSCIEMMENT. Donc on est là, et on prend le temps de++
c'est ça le kif c'est prendre ce temps là et se dire je suis bien et on l'entend.
A : En fait le véritable vécu du kif est quand tu le vis ?
Mo : Oui, mais quand tu anticipes dans ta tête tu le vis tu sais que cette
bouteille
. Bon, maintenant est-ce que tu vas réaliser
ça dans le futur ou pas, ça ca dépend du contexte, mais dans ta tête tu
imagines déjà, c'est présent dans ta tête, tu sais que cette bouteille ou ce
film ou ce bouquin là il va te procurer ce plaisir là, c'est le moment dans
ta tête (…) -ce plaisir tu peux aussi en parler ou le garder pour toi, mais
c'est vrai que c'est un instant mais un instant qu'on prolonge en
utilisant des mots.
A : Et du point de vue du temps, du ressenti du temps qu'est-ce que tu peux
penser du temps du kif ?
Ra : c'est un moment, c'est un moment
A : c'est un moment =
Ra := c'est un moment et généralement BREF , un instant de bonheur simple
c'est des moments, vraiment, ça peut être une brise, le crépuscule, ç'est
vraiment des moments comme ça des petits bonheurs.
Si l'on regarde les faits narrés qui procurent les plaisirs du
kif : manger, boire, écouter un morceau de musique, lire, etc.
on voit bien que ce sont des pratiques qui demandent du temps
et qui se déroulent sur une durée. Pourtant les locuteurs
insistent beaucoup sur l'aspect fugace du vécu-ressenti du kif,
sur le fait qu'il corresponde à un moment, qu'il se passe dans
20
Herméneutique du kif
l'instant. On éprouve alors une grande difficulté à saisir ce que
développent les locuteurs sur la question de la temporalité du
kif. Ce n'est qu'en prenant en compte l'importance du lien qu'ils
disent établir entre l'expérience vécue et la formule idiomatique
qui l'accompagne et lui donne forme, que l'on peut
saisir le sens de leur discours sur la temporalité du kif. En effet,
tout se passe comme si c'était le temps, effectivement minime,
de l'énonciation de l'expression elle-même
", qui
condenserait cette dimension temporelle. L'expression
fonctionne alors comme le "clic" d'un appareil photographique
qui saisit une globalité : celle de l'objet source du kif, du
ressenti que procure le kif, et du co-partage du kif. Le mot kif
serait une Gestalt.
Cette globalité, cette gestalt interprétation du chercheur
apparaît aussi dans le discours des enquêtés :
Extrait 10
Mo : là je je je suis presque obligé pour donner forme, pour donner oui,
donner forme à cet état de d'excitation par le mot kif, tu vois, je le rends
REEL, je le rends PALPABLE, là où il ne l'est pas (…) souvent d'ailleurs,
pour justement, là où quelque chose qui n'est pas palpable on lui met un
kif. On se fait tout un truc un schéma qu'on a dans la tête.
Tu : et de le vivre maintenant et intensément et dans tous ses aspects (…) le
kif tu vois c'est très complet le kif en fait.
(voir aussi ci-dessus, Extrait 2, Tu2)
On pourrait dire que la forme langagière qui condense cette
expérience vécue comme "une globalité, un tout, un schéma",
est ressentie intuitivement par les locuteurs comme ayant une
fonction de schématisation, au sens kantien du terme11. Et
Marty (Marty 1991 : 16) en abordant la question de l'affect,
nous dit : "Si la théorie de l'affect et de l'être affecté rejoint le
schématisme, c'est sans doute du fait de leur appartenance à la
11
C'est ce sens que mobilise Grize lorsqu'il nous dit : "Si dans une situation
donnée un locuteur A adresse un discours à un locuteur virtuel B, dans une
langue naturelle, je dirai que A propose une schématisation à B et qu'il
construit un micro-univers devant B univers qui se veut vraisemblable pour
B" (1982 P : 72).
Herméneutique du kif
21
sensibilité. (…) Plus décisif est encore un rapport au temps,
intrinsèque, à l'affectivité".
Sans fournir explicitement une interprétation qui dit le lien
entre forme, structure et fonction, les locuteurs en nous
faisant entendre la place qu'ils accordent à la valeur de l'effet de
l'énonciation de la locution, nous orientent vers cette
interprétation du schématisme. Et "c'est la mise en forme qui
fait la mise en sens", nous dit Meyerson car "sur l'informe
l'esprit n'a pas de prise" (Meyerson 19 :102-108) 12. En figeant
l'expérience hétérogène et fluctuante par la mise en forme
langagière, les acteurs du kif participent à une "inscription"
sémantique de leur pratique et à une sorte de "textualisation"
(Ricœur 1986 : 205-236).
Intrication entre "expérience vive" et interprétation : la
construction d'un symbole
En mettant des mots sur l'expérience vécue du moment par
le syntagme "
", la communauté des "kiffeurs" ravive
continûment, comme dans une sorte de vérification, son altérité
identitaire. "En disant quelque chose sur quelque chose" ils
construisent, comme le dit Geertz, une "sémantique discursive à
travers la sémantique culturelle", et du coup le discours luimême devient culturellement marqué.
Mo : Tu vois, avec le kif y a rien, à faire en fait, je sais pas moi++ c'est des
petits moments (…) et tu vois c'est pas inné c'est quand même c'est une
culture! On le dit, on le redit, on le fait vivre.
Dans le renouvellement constant du plaisir du kif à travers
les faits rapportés, l'émotion évoquée comme relevant de la
subjectivité du sujet et de l'intersubjectivité du groupe, semble
être un "toujours-déjà-là" : elle renvoie à un affect existentiel
dont la temporalité excède celle du moment présent. Il s'agit en
fait de renvoyer à un fait symbolique. La fabrication même de
12
"C'est parce que la vie produit des formes et s'extériorise dans des
configurations stables [et "des œuvres" selon Meyerson (c'est moi qui
ajoute)] que la connaissance d'autrui est possible." (Ricœur 1986 : 92)
Herméneutique du kif
22
ce symbole est une action sociale. C'est pourquoi, on peut voir
dans la formule langagière qui accompagne les multiples
expériences vécues du kif comme un commentaire métasocial
doté d'une fonction interprétative. Dans la communication, la
subjectivité propre du sujet devient une subjectivité allocentré :
ce qui est indexicalisé, ce n'est pas le fait de manger ou de
boire, ni l'énoncé ou le geste qui l'accompagne, c'est
l'interprétation accordée à ce fait.
En affirmant le ressenti du kif comme une singularité
individuelle, éprouvé par soi et vécu dans l'altérité, les locuteurs
conceptualisent la notion même de l'intersubjectivité. Par leur
positionnement énonciatif, ils ne définissent pas la notion
comme leur étant extérieure, c'est d'eux-mêmes qu'ils parlent.
Ils semblent dire : nous sommes ce que nous disons, éprouvons
et ressentons. Cette manifestation du soi intersubjectif se
manifeste à la fois à travers l'expérience vécue du kif,
l'expression idiomatique sociolectale qui l'atteste, mais aussi
dans l'activité réflexive lors de l'enquête.
En conclusion
Au-delà de ce que les interlocuteurs nous ont appris sur la
sémantique culturelle de l'expérience vécue du kîf et de
l'expression idiomatique qui l'accompagne, ils ont surtout
contribué à orienter, par leurs mouvements interprétatifs, les
interprétations que nous avons élaborées théoriquement. En
actualisant dans le même espace dialogique une architecture
thématique, les enquêtés ont établi "intuitivement" des
interprétations, matériau d'analyse pour le chercheur. Le travail
discursif donné par les mouvements explicatifs et narratifs dans
le cadre de l'enquête a contribué à reconfigurer et à transformer
l'expérience vive en objet théorique. On a tenté de montrer que
le plus intéressant dans cet objet, n'est finalement pas le kîf
comme fait spécifique, mais son énonciation réflexive. S'y
révèle l'élaboration d'un rapport paradigmatique entre une
phénoménologie du moment présent, une intersubjectivation
sociale des affects et la constitution d'une altérité et d'une
Herméneutique du kif
23
identité communautaire. L'interprétation du chercheur met à
jour l'interprétation des acteurs.
Mais il émerge une troisième sorte d'herméneutique,
intermédiaire entre l'herméneutique du sens commun lors des
pratiques sociales quotidiennes, et celle du chercheur lors de
son analyse des données. Cette "herméneutique de la
suspension" est spécifique des enquêtes dont le matériau est
purement discursif et réflexif (Bensalah : a et b). Et en cela, le
corpus recueilli sur le net est exemplaire. En effet, les
explications et les interprétations que fournit "l'enquêté" ne
ressemblent ni à ce qu'il élabore dans sa pratique ordinaire, ni à
celles de la théorisation du chercheur : elles appartiennent à un
espace intermédiaire de pensée. Car la spécificité de l'enquête
est de faire produire un type de discours qui n'est pas
observable hors ce cadre13. Ce discours est le produit d'une
interaction où tout agir avec les semblables est suspendu. La
confrontation de ce discours réflexif, lors de l'enquête, et du
discours théorique du chercheur contribue à l'édification d'une
formation discursive propre aux sciences sociales.
Bibliographie
B ENSALAH A. (2004) (a), "L’évaluation comme médiation de la cointerprétation dans des entretiens de recherche ", Actes du
Colloque international : La médiation : marquages en langue
et en discours, Des discours aux acteurs sociaux, Vol II,
Publications de l'Université de Rouen, ESA CNRS 6065
DYALANG, pp. 121-132.
13
J'ai eu l'occasion de donner à lire à l'une des enquêtées notre entretien ainsi
que mon article et elle a été très surprise de voir la façon qu'elle a eu de
développer certaines notions, en particulier, celles relatives au temps vécu
du kif et à la dimension de l'altérité et de l'intersubjectivation donnée par
l'importance de l'actualisation de l'expression idiomatique. Par sa réaction,
j'avais le sentiment qu'elle se trouvait en face d'un discours (le corpus) qui
n'était pas le sien. Elle a été également frappée par la communauté de
discours des différents enquêtés.
24
Herméneutique du kif
B ENSALAH, A. (coll. de Leber-Marin J.) (b)., 2001, "Des préconstruits et des "représentations attribuées" aux pré-construits
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Herméneutique du kif
25
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