"kif" valeur performative d`une expression idiomatique

HERMENEUTIQUE DU "KIF"
VALEUR PERFORMATIVE D'UNE
EXPRESSION IDIOMATIQUE*
Amina Bensalah, Université René Descartes, Paris V
L'activité d'analyse apparaît comme un simple segment sur un
arc interprétatif qui va de la compréhension naïve à la
compréhension savante à travers l'explication. P. Ricœur
Pour introduire le thème
Cette recherche devait porter, au départ, sur la dimension de
"l'explication interculturelle" à partir d'un corpus lors duquel
une jeune femme tunisienne bilingue s'entretient avec une jeune
femme suisse qui l'interroge sur sa pratique de langues.
L'interlocutrice tunisienne explique que bien que s'exprimant
toujours en français pour communiquer dans la vie quotidienne,
elle continue néanmoins à utiliser certains mots et certaines
expressions exclusivement en arabe. Parmi ces expressions, elle
s'attarde très longuement sur le mot "kif" qu'elle propose
d'emblée comme une de ces notions culturelles intraduisibles, et
n'ayant pas d'équivalent en français. Voici le propos qui
introduit l'échange :
Tu1 : (…) mais c'est vrai qu'il y a des choses qu'on a toujours dites plutôt en
arabe / y a des choses qui qui ont vraiment un sens =
Ju1 : = par exemple ?
Tu 2 : c'est toutes les expressions que tu m'entends dire, heu++ pour demander
: "combien ça coûte", je dis "qeddâch" heu++
Ju2 : tu le dis spontanément ça ?
Tu3 : ah! oui, complètement ! ou bien pour dire "qui est-ce ?" je dis "chkûn"
heu++ tu vois, qui me reviennent. Le mot kif par exemple qui pour moi,
n'a pas d'équivalent en français. "faire son kif", c'est c'est+ il faut
expliquer ça pendant une heure en français! C'est une notion que je
trouve culturelle heu++ le Français sait pas bien faire son kif (rire des
deux amies) et à mon avis c'est pour ça qu'il n'y a pas de mot. (Suivent
40 prises de parole sur ce thème)
Herméneutique du kif
2
Dès cette première prise de parole, on voit la présence de
pratiquement tous les éléments qui seront développés dans la
suite de l'échange ; éléments que l'on retrouvera, à quelques
nuances près, dans le discours des autres enquêtés.
Mais au-delà des tentatives de définitions élaborées pour
expliquer la notion de kif, deux faits ont d'emblée suscité mon
intérêt. Il s'agit d'une part, des commentaires et du méta-
discours que développe l'interlocutrice tunisienne autour de
cette notion, et d'autre part, de la difficulté que manifeste
l'enquêtrice suisse pour en saisir le sens, malgré les multiples
explications fournies. La question s'est posée alors de savoir si
cette situation était spécifique à cet entretien ou si elle pouvait
concerner toute rencontre mobilisant ce même thème. C'est
pourquoi il m'a semblé judicieux de ne pas me cantonner à ce
seul entretien mais d'élargir le recueil des données sur ce thème.
Constitution du corpus et changement de point de vue
Contrairement aux habitudes que nous avons en sciences
sociales, où l'on élabore un projet et une méthodologie
d'enquête pour le recueil du corpus en fonction d'une
problématique théorique posée au préalable, la démarche dans
ce travail est totalement inverse. Puisque c'est à partir du
contenu de cet entretien que j'ai déplacé l'objet de l'enquête : je
suis passée de la thématique de la pratique des langues vers la
thématique de l'explication de la notion de kif et de l'expression
idiomatique qui l'accompagne. Mais avant de commencer cette
recherche, j'ai voulu savoir s'il y avait d'éventuelles
publications sur ce thème. J'ai alors effectué une recherche sur
le net. C'est ainsi que j'ai découvert non pas des travaux, mais
un corpus de définitions sur une page web dénommée "Nos
kifs" adressée à des juifs tunisiens. On relève sur cette page
environ 350 définitions1. En constatant le déséquilibre, entre
* je dédie cet article à Mongia, pour le kif partagé.
1 Le créateur de ce site (harissa.com) a élaboré, pour obtenir ces définitions,
une demande en vue d'une fausse recherche de la façon suivante : "Un
Herméneutique du kif
3
l'importante quantité de "définitions" du web et le genre
entretien, j'ai recueilli trois autres entretiens auprès de trois
femmes et deux hommes tunisiens2.
La mise en regard de ces divers corpus, entretiens et
définitions du web, fait ressortir, globalement, malgré la
différence des conditions de recueil, les mêmes mouvements
explicatifs et les mêmes contenus discursifs, hormis cependant,
comme on le verra dans les entretiens, le discours sur la
question de la différence culturelle.
Cependant, en m'interrogeant sur la légitimité d'utiliser les
données du web et sur la valeur "scientifique" que je pouvais
leur accorder, mon attention s'est portée, à cause de la nature
même de ce corpus, vers un questionnement méthodologique.
En effet, à la différence des entretiens de recherche qui sont
recueillis dans un face à face entre enquêteur et enquêté et dont
l'ensemble du contenu n'est connu que du seul enquêteur-
Tunisien qui fait sa thèse de doctorat en Tmenickologie ("foutaiserie") veut
expliquer aux américains ce que sont les kifs. Mais étant donné qu'il n'a
jamais vécu en Tunisie, il est paumé. Pouvez-vous l'aider a établir, une fois
pour toutes, le sens réel de ce mot unique aux Tunes, mais seulement en 120
caractères !"
2 Les cinq entretiens enregistrés se déroulent, aux domicile des enquêtés, à
partir de cette question introductive :"J'aimerais savoir quand et comment
vous employez "kif" en Tunisie." Les cinq enquêtés sont désignés par les
deux premières lettres de leur nom. L'entretien 1 m'a été fourni par Mme Ch.
Deprez. Enquêtés Enquêtrices
Entretien 1 Femme (âge?) (Tu)
Juliette Thieblemont
maîtrise FLE,
Paris V (1998)
Entretien 2 • MO, 44 ans, Femme, linguiste. La chercheuse
Entretien 3
•Ra, 61 ans) Enseignante de
français vivant en Tunisie (Ra)
• (Ha, 26 ans Etudiante à Paris
La chercheuse
Entretien 5 Deux étudiants à Paris
• SO :29 ans et • (Ba) 25 ans La chercheuse
Herméneutique du kif
4
chercheur, le corpus du web auquel les locuteurs participent est
public. Grâce au médiat écrit, les données sont portées à la
connaissance de chacun et offrent la possibilité d'une lecture
réflexive et d'un dialogue entre les locuteurs, même si celui-ci
est différé. Cet aspect dialogal et réflexif on en voit la trace
dans les propositions même de définitions : par des réfutations,
des évaluations, des ratifications et diverses autres réactions. La
présence de tous ces faits rapproche, d'un certain point de vue,
l'attitude de ces locuteurs de celle que peut produire le
chercheur qui analyse les données. C'est ce rapprochement qu'il
m'a semblé intéressant de problématiser.
Problématique et positionnement théorique
En analysant le contenu des échanges autour de la notion de
kif, je voudrais montrer comment des acteurs sociaux, lorsqu'ils
sont mis dans une suspension réflexive lors d'une enquête
peuvent développer, à propos d'une pratique sociale, un contenu
notionnel et un champ sémantique assez proches des
développements théoriques que le chercheur peut élaborer, à
leur propos3.
En effet, j'observe dans le discours des interlocuteurs des
énoncés qui corroborent, sans le savoir, des points de vue
théoriques :
1) D'abord, relativement à la difficulté de la traduction mais
aussi de l'explication, les enquêtés en parlent d'emblée dans des
termes proches des théories qui soulignent la difficile question
du traduire et en particulier de la translation des expressions
idiomatiques, d'une langue à l'autre ; question qui ne relève pas
de l'ordre linguistique mais du discours en lien aux pratiques
3 Mais il ne s'agit pas pour moi de dire, comme le suppose un certain courant
éthnométhodologique, qu'il existe une similitude entre les significations
produites par le sens commun dans la pratique quotidienne et celle que le
chercheur va construire. La similitude est due au discours réflexif co-
produit dans l'interaction de l'enquête.
Herméneutique du kif
5
sociales [Humboldt (2000), Schleiermacher (1999), Berman
(1984)].
2) La question de la construction d'une sémantique de
l'identité culturelle communautaire actualisée en termes de
reconnaissance et d'altérité proche des points de vue de
[Ricœur () et de Honneth ()].
3) La question "du moment présent" vécu du kif, dans des
termes proches de ceux de Stern [Stern ()] et des
phénoménologues dont il s'inspire. Il apparaît que le discours
explicatif et réflexif des locuteurs portant sur l'expression
idiomatique traduit le ressenti du vécu du kif comme
une phénoménologie du moment présent et rend compte de la
construction d'une matrice intersubjective et d'une conscience
du soi social.
Cette rencontre entre parole réflexive des acteurs du
quotidien et discours savant n'est pas fortuite. Elle est la
marque de ce que Habermas, interprétant Schütz, appelle une
double herméneutique (Habermas 1987 : 125). En effet, Schütz
considère après Weber et Dilthey qu'en sciences sociales nous
n'avons pas affaire à un monde d'objets mais à un monde
d'interprétations. Et l'interprétation du monde qu'est la science
est alors une interprétation d'interprétations. Pour Schütz, "Les
objets de pensée, construits par les chercheurs en sciences
sociales se fondent sur les objets de pensée construits par la
pensée courante de l'homme menant sa vie quotidienne parmi
ses semblables et s'y référant. Ainsi, les constructions utilisées
par le chercheur sont, pour ainsi dire, des constructions au
deuxième degré (…) respectant les règles de procédures de la
science" (Schütz 1987 :11)4.
4 C'est de ce point de vue théorique que Geertz mène sa réflexion dans ses
recherches en anthropologie. En particulier, le chapitre intitulé "Le sens
commun en tant que système culturel" traite de cette double
herméneutique : Savoir Local, Savoir Global. Voir aussi le chapitre : "Sens
commun et science" de J. Dewey dans Logique, la théorie de l'enquête.
Paris, PUF, 1993.
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