HERMENEUTIQUE DU "KIF" VALEUR PERFORMATIVE D'UNE EXPRESSION IDIOMATIQUE* Amina Bensalah, Université René Descartes, Paris V L'activité d'analyse apparaît comme un simple segment sur un arc interprétatif qui va de la compréhension naïve à la compréhension savante à travers l'explication. P. Ricœur Pour introduire le thème Cette recherche devait porter, au départ, sur la dimension de "l'explication interculturelle" à partir d'un corpus lors duquel une jeune femme tunisienne bilingue s'entretient avec une jeune femme suisse qui l'interroge sur sa pratique de langues. L'interlocutrice tunisienne explique que bien que s'exprimant toujours en français pour communiquer dans la vie quotidienne, elle continue néanmoins à utiliser certains mots et certaines expressions exclusivement en arabe. Parmi ces expressions, elle s'attarde très longuement sur le mot "kif" qu'elle propose d'emblée comme une de ces notions culturelles intraduisibles, et n'ayant pas d'équivalent en français. Voici le propos qui introduit l'échange : Tu1 : (…) mais c'est vrai qu'il y a des choses qu'on a toujours dites plutôt en arabe / y a des choses qui qui ont vraiment un sens = Ju1 : = par exemple ? Tu 2 : c'est toutes les expressions que tu m'entends dire, heu++ pour demander : "combien ça coûte", je dis "qeddâch" heu++ Ju2 : tu le dis spontanément ça ? Tu3 : ah! oui, complètement ! ou bien pour dire "qui est-ce ?" je dis "chkûn" heu++ tu vois, qui me reviennent. Le mot kif par exemple qui pour moi, n'a pas d'équivalent en français. "faire son kif", c'est c'est+ il faut expliquer ça pendant une heure en français! C'est une notion que je trouve culturelle heu++ le Français sait pas bien faire son kif (rire des deux amies) et à mon avis c'est pour ça qu'il n'y a pas de mot. (Suivent 40 prises de parole sur ce thème) 2 Herméneutique du kif Dès cette première prise de parole, on voit la présence de pratiquement tous les éléments qui seront développés dans la suite de l'échange ; éléments que l'on retrouvera, à quelques nuances près, dans le discours des autres enquêtés. Mais au-delà des tentatives de définitions élaborées pour expliquer la notion de kif, deux faits ont d'emblée suscité mon intérêt. Il s'agit d'une part, des commentaires et du métadiscours que développe l'interlocutrice tunisienne autour de cette notion, et d'autre part, de la difficulté que manifeste l'enquêtrice suisse pour en saisir le sens, malgré les multiples explications fournies. La question s'est posée alors de savoir si cette situation était spécifique à cet entretien ou si elle pouvait concerner toute rencontre mobilisant ce même thème. C'est pourquoi il m'a semblé judicieux de ne pas me cantonner à ce seul entretien mais d'élargir le recueil des données sur ce thème. Constitution du corpus et changement de point de vue Contrairement aux habitudes que nous avons en sciences sociales, où l'on élabore un projet et une méthodologie d'enquête pour le recueil du corpus en fonction d'une problématique théorique posée au préalable, la démarche dans ce travail est totalement inverse. Puisque c'est à partir du contenu de cet entretien que j'ai déplacé l'objet de l'enquête : je suis passée de la thématique de la pratique des langues vers la thématique de l'explication de la notion de kif et de l'expression idiomatique qui l'accompagne. Mais avant de commencer cette recherche, j'ai voulu savoir s'il y avait d'éventuelles publications sur ce thème. J'ai alors effectué une recherche sur le net. C'est ainsi que j'ai découvert non pas des travaux, mais un corpus de définitions sur une page web dénommée "Nos kifs" adressée à des juifs tunisiens. On relève sur cette page environ 350 définitions1. En constatant le déséquilibre, entre * je dédie cet article à Mongia, pour le kif partagé. 1 Le créateur de ce site (harissa.com) a élaboré, pour obtenir ces définitions, une demande en vue d'une fausse recherche de la façon suivante : "Un Herméneutique du kif 3 l'importante quantité de "définitions" du web et le genre entretien, j'ai recueilli trois autres entretiens auprès de trois femmes et deux hommes tunisiens 2. La mise en regard de ces divers corpus, entretiens et définitions du web, fait ressortir, globalement, malgré la différence des conditions de recueil, les mêmes mouvements explicatifs et les mêmes contenus discursifs, hormis cependant, comme on le verra dans les entretiens, le discours sur la question de la différence culturelle. Cependant, en m'interrogeant sur la légitimité d'utiliser les données du web et sur la valeur "scientifique" que je pouvais leur accorder, mon attention s'est portée, à cause de la nature même de ce corpus, vers un questionnement méthodologique. En effet, à la différence des entretiens de recherche qui sont recueillis dans un face à face entre enquêteur et enquêté et dont l'ensemble du contenu n'est connu que du seul enquêteur- Tunisien qui fait sa thèse de doctorat en Tmenickologie ("foutaiserie") veut expliquer aux américains ce que sont les kifs. Mais étant donné qu'il n'a jamais vécu en Tunisie, il est paumé. Pouvez-vous l'aider a établir, une fois pour toutes, le sens réel de ce mot unique aux Tunes, mais seulement en 120 caractères !" 2 Les cinq entretiens enregistrés se déroulent, aux domicile des enquêtés, à partir de cette question introductive :"J'aimerais savoir quand et comment vous employez "kif" en Tunisie." Les cinq enquêtés sont désignés par les deux premières lettres de leur nom. L'entretien 1 m'a été fourni par Mme Ch. Deprez. Entretien 1 Entretien 2 Entretien 3 Entretien 5 Enquêtés Femme (âge?) (Tu) • MO, 44 ans, Femme, linguiste. •Ra, 61 ans) Enseignante de français vivant en Tunisie (Ra) • (Ha, 26 ans Etudiante à Paris Deux étudiants à Paris • SO :29 ans et • (Ba) 25 ans Enquêtrices Juliette Thieblemont maîtrise FLE, Paris V (1998) La chercheuse La chercheuse La chercheuse 4 Herméneutique du kif chercheur, le corpus du web auquel les locuteurs participent est public. Grâce au médiat écrit, les données sont portées à la connaissance de chacun et offrent la possibilité d'une lecture réflexive et d'un dialogue entre les locuteurs, même si celui-ci est différé. Cet aspect dialogal et réflexif on en voit la trace dans les propositions même de définitions : par des réfutations, des évaluations, des ratifications et diverses autres réactions. La présence de tous ces faits rapproche, d'un certain point de vue, l'attitude de ces locuteurs de celle que peut produire le chercheur qui analyse les données. C'est ce rapprochement qu'il m'a semblé intéressant de problématiser. Problématique et positionnement théorique En analysant le contenu des échanges autour de la notion de kif, je voudrais montrer comment des acteurs sociaux, lorsqu'ils sont mis dans une suspension réflexive lors d'une enquête peuvent développer, à propos d'une pratique sociale, un contenu notionnel et un champ sémantique assez proches des développements théoriques que le chercheur peut élaborer, à leur propos3. En effet, j'observe dans le discours des interlocuteurs des énoncés qui corroborent, sans le savoir, des points de vue théoriques : 1) D'abord, relativement à la difficulté de la traduction mais aussi de l'explication, les enquêtés en parlent d'emblée dans des termes proches des théories qui soulignent la difficile question du traduire et en particulier de la translation des expressions idiomatiques, d'une langue à l'autre ; question qui ne relève pas de l'ordre linguistique mais du discours en lien aux pratiques 3 Mais il ne s'agit pas pour moi de dire, comme le suppose un certain courant éthnométhodologique, qu'il existe une similitude entre les significations produites par le sens commun dans la pratique quotidienne et celle que le chercheur va construire. La similitude est due au discours réflexif coproduit dans l'interaction de l'enquête. Herméneutique du kif 5 sociales [Humboldt (2000), Schleiermacher (1999), Berman (1984)]. 2) La question de la construction d'une sémantique de l'identité culturelle communautaire actualisée en termes de reconnaissance et d'altérité proche des points de vue de [Ricœur () et de Honneth ()]. 3) La question "du moment présent" vécu du kif, dans des termes proches de ceux de Stern [Stern ()] et des phénoménologues dont il s'inspire. Il apparaît que le discours explicatif et réflexif des locuteurs portant sur l'expression idiomatique traduit le ressenti du vécu du kif comme une phénoménologie du moment présent et rend compte de la construction d'une matrice intersubjective et d'une conscience du soi social. Cette rencontre entre parole réflexive des acteurs du quotidien et discours savant n'est pas fortuite. Elle est la marque de ce que Habermas, interprétant Schütz, appelle une double herméneutique (Habermas 1987 : 125). En effet, Schütz considère après Weber et Dilthey qu'en sciences sociales nous n'avons pas affaire à un monde d'objets mais à un monde d'interprétations. Et l'interprétation du monde qu'est la science est alors une interprétation d'interprétations. Pour Schütz, "Les objets de pensée, construits par les chercheurs en sciences sociales se fondent sur les objets de pensée construits par la pensée courante de l'homme menant sa vie quotidienne parmi ses semblables et s'y référant. Ainsi, les constructions utilisées par le chercheur sont, pour ainsi dire, des constructions au deuxième degré (…) respectant les règles de procédures de la science" (Schütz 1987 :11)4. 4 C'est de ce point de vue théorique que Geertz mène sa réflexion dans ses recherches en anthropologie. En particulier, le chapitre intitulé "Le sens commun en tant que système culturel" traite de cette double herméneutique : Savoir Local, Savoir Global. Voir aussi le chapitre : "Sens commun et science" de J. Dewey dans Logique, la théorie de l'enquête. Paris, PUF, 1993. 6 Herméneutique du kif C'est à partir de ce positionnement théorique que Schütz pose trois exigences à l'égard des sciences sociales : 1 • Partir de l'idée que le monde est pré-structuré de façon symbolique ayant une signification particulière et une structure pertinente pour les êtres humains qui y vivent, qui y pensent et qui y agissent. 2 • Construire un modèle d'individu tel que, les faits observés puissent être expliqués de manière compréhensible comme résultant de l'activité de cet individu. 3 • Mener cette construction dans des termes tels que, les concepts cognitifs soient proches des catégories de la pratique. Définition de "kif" en langue Avant d'aborder l'analyse du corpus et de voir quels sens donnent les interlocuteurs à l'expression kif / (faire un kif) et les expériences vécues qu'elle traduit, il me semble nécessaire de voir quel en est le sens "en langue". Car la sémantique linguistique de ce motif et de ses profilages (Cadiot et Visetti, 2001), rend compte de la sémantique socioculturelle de la thématique de l'expérience vécue du kif telle que les locuteurs vont la manifester dans leurs discours. Herméneutique du kif 7 Le mot "kif" en langue arabe est un radical nominal qui peut être traduit par : bien être, délectation, fantaisie, humeur, plaisir, manière, joie, plaisanterie. mais il fonctionne aussi comme : un terme interrogatif comment, de quelle façon. un comparatif pareil que, comme qui, comme. Il a encore d'autres sens selon les mots avec lesquels il est en affinité léxicosyntaxique à ton aise comme il te plaira chacun son plaisir de bonne humeur être mal disposé, de mauvaise humeur. Plusieurs autres types de dérivations renvoyant à des schèmes verbaux, nominaux ou adjectivaux en font varier le sens : déchirer/ couper. griser de vin, fumer du tabac, du kif mettre en forme façonner réjouir quelqu'un alors il se réjouit. se mettre en gaieté, se griser, fumer (ex : ne-tkayyaf duxxân, ne-tkayyaf tây). le comment , la manière, le procédé, la modalité être gai, grisé. choix arbitraire. explication ou commentaire fantaisiste (fait selon la subjectivité et non de façon rationnelle, scientifique). Décision capricieuse. Au Maroc le mot kif est employé pour parler du Cannabis. En Algérie et en Tunisie on emploie "zetla". kif est employé également dans l'expression elkif", par exemple pour dire un vêtement qui te va bien. Tous ces sens ne sont pas forcément connus ni mobilisés par les locuteurs qui vivent et parlent du kif tel qu'on le voit dans le corpus. On pourrait même dire que pour avoir été employé de cette façon, il a fallu que ces divers sens soient en quelque sorte "neutralisés". C'est cette sorte de vacuité même du sens qui fait du mot kif ou de l'expression idiomatique un motif (Visetti et Cadiot, 2001) qui fonctionne comme une forme schématique, un symbole. Ainsi, l'expression en étant applicable à de multiples et différentes expériences, comme on le verra dans le corpus, rend compte du même ressenti affectif. C'est parce que ce figement linguistique schématise qu'il semble, comme médiat, renvoyer non pas aux expériences narrées comme étant sources du kif, mais au ressenti éprouvé et vécu subjectivement et intersubjectivement. Herméneutique du kif 8 Analyse des données Densité explicative et problème de traduction Hétérogénéité des discours et portée des exemples spécifiques Dans le corpus, ce qui frappe c'est la difficulté qu'éprouvent les locuteurs à expliquer, définir, clarifier pour leurs interlocuteurs, comme sans doute pour eux-mêmes, cette notion. Ils sont contraints alors de donner de multiples exemples comme objets ou circonstances de vécus du kif. Mais ces exemples ne sont pas qu'anecdotiques. Chaque fois que les locuteurs évoquent un fait comme un exemple de kif, celui-ci peut être vu comme un événement exemplaire et à lui seul servir de paradigme pour rendre compte de l'expérientiel vécu du kif. Ces exemples bien qu'étant spécifiques, en renvoyant toujours au même sentiment, au même affect peuvent prétendre à la typicité. De ce point de vue, les relevés suivants sont éloquents : Extraits1 Relevé web : Le kif c'est comme les cons, on ne peut pas donner de définitions, on ne peut donner que des exemples Tu : C'est un mot qui résonne, qui a de multiples résonances, oui de multiples harmonies, je dirais sur le plan auditif (…) c'est vraiment une histoire de résonance (…) Tu : Un kif c'est à la fois…ça peut être une chose extrêmement ténue : une lumière, une saveur, une odeur : un moment et ça peut être un grand kif++ c'est tous ces petits plaisirs simples (…) Ba : Pour moi le kif extrême c'est une bonne bière à Gerba sous la brise de la mer. C'est le nirvana ! Relevés WEB5: - Le kif serait que le mot belle-mère n'existe plus dans le langage. - Que les Juifs et Musulmans tunes soient tous des Tunisiens me fait un grand kif. -Un vrai kif, c'est de dire à son frère : va voir sur harissa.com, c'est pas mal en sachant qu'il va y aller et qu'il va faire un kif. - Moi, ça fait 6 ans que je "surf" sur le Net, et c'est la 1ère fois que je kiffe un Site !! le vôtre ! le nôtre ! 5 Les relevés du WEB sont donnés dans la transcription telle qu'elle apparaît sur la page du site. Herméneutique du kif 9 - En Français, on peut traduire kif par prendre son pied, se faire plaisir, se libérer de l'habituel, planer. - KIF moment vécu dans soi, puisqu'on peut le lire dans les 2 sens : KIF <=> FIK (fik signifie en arabe "en soi") - Le kif c'est la vie sans la rasra....(prière d'ouvrir maintenant une page sur la définition de la rasra). - La définition du kif sur le net ? Vous voudriez partager quelque chose d'aussi intime avec le monde entier vous ?!! Le mot kif comme paradigme de l'intraduisible La difficulté qu'éprouvent les locuteurs à expliquer et à traduire cette notion et la difficulté pour leurs interlocuteurs d'en saisir le sens n'est pas sans lien avec l'expérience même du vécu du kif qui relève du domaine de l'affect et du ressenti intersubjectif éprouvé d'abord dans une forme de passivité de la conscience6. Il n'est pas non plus sans lien avec le fait qu'il renvoie à une multitude d'expériences qui finissent par en faire cette globalité, cette condensation dont parlent les locuteurs et dont atteste la densité de leurs explications. Ce n'est de toute évidence pas la locution en elle-même qui fait problème, mais le vécu auquel elle renvoie. Pour exprimer cette globalité contenue dans la signification de la locution, les locuteurs se trouvent contraints d'actualiser de multiples termes relevant du registre de l'émotion et de l'affect dans la langue française ou par des synonymes en arabe. Mais aucun d'eux ne semble leur suffire ou leur convenir pour traduire l'épaisseur sémantique linguistique et culturelle du kif, comme on peut le voir dans ces extraits : Extraits 2 Tu : Alors qu'en français tu vas exprimer des trucs comme : plénitude y à la fois plénitude, joie, plaisir, c'est un peu coquin, heu comment dire ? Je trouve que ça condense beaucoup d'émotion qu'on peut ressentir, ça se DEGUSTE, c'est en même temps avec un air coquin. Il y a une espèce de gaieté coquine dans le kif, heu qu'il n'y a pas dans le plaisir ou la plénitude ou dans la joie. Ce sont des choses trop claires. 6 C’est une expérience immédiate, directe, passive, primaire, s’effectuant le plus fréquemment à l’insu des sujets et dans laquelle sont mis en relation deux schémas corporels, deux postures. 10 Herméneutique du kif Tu : Oui, mais on a l'impression que les français c'est plus ça, tu vois. Alors ils vont dire, je sais pas, y en a qui va dire c'est "l'odeur de la mer", l'autre "c'est le p'tit vent" l'autre… Mais cette GLOBALITE et cette COMMUNAUTE parce que dans cette situation que je décrivais y a en plus TOUT . Ju : mais alors toi, t'aurais pas de mot en français pour remplacer "kif" ? Tu : Ça rend+ non Il faudrait que j'en aligne beaucoup ! Ju : Pour toi il n y a pas d'équivalent en français ? Tu :Non! non ça alors là VRAIMENT, c'est un des rares mots où vraiment c'est je crois que si je devais en choisir un ce serait vraiment celui là qui veut dire énormément en arabe et qui qui n'existe pas en français. Et même chez les gens tu le trouves pas le kif, et chez les français tu vas trouver de la plénitude, de la joie ou du machin, mais les gens qui savent se créer des moments où ils ressentent tout ça à la fois sont RARES ! Mo : (…) tout ça c'est génial, super, hyper, ça traduit pas du tout ça. Si l'on est tenté à la lecture du corpus, qui met en présence une enquêtée tunisienne et une enquêtrice suisse, d'attribuer cette difficulté de traduction à la différence culturelle, la lecture d'autres corpus où l'enquêtrice est algérienne, on constate que les enquêtés se heurtent à la même difficulté explicative. Aussi, vont-ils lui donner d'autres équivalents en arabe qui renvoient plus ou moins au même expérientiel. En faisant cela, ils présument que ces sortes de synonymes viennent clarifier la notion, mais aussi que le "signifié" kif excède les explications fournies. Pourtant "le langage lieu principal par où nous sont présentes des altérités, même celles que nous ne pouvons pas rencontrer dans la vie réelle" (François 2003 : séminaire), semble ici échouer à remplir cette fonction. Ce qui montre qu'il ne s'agit pas seulement d'une difficulté à traduire la notion, mais d'une difficulté inhérente à la notion7. Orientation et attribution d'un schème interprétatif En comparant les entretiens, on voit que face à la difficulté de compréhension des enquêtrices, les tentatives de clarifications de cette notion ne conduisent pas les enquêtés à 7 On relève ici deux types d'orientations justificatives 1- Le kif est tunisien, tu n'es pas tunisienne, donc tu ne peux pas comprendre (interprétation naïve).2- Si tu ne comprends pas, c'est qu'il est difficile d'expliquer cette notion (interprétation érudite). Herméneutique du kif 11 actualiser les mêmes thématiques. Dans l'entretien où l'enquêtrice est suisse, la référence à la différence culturelle, à l'étrangeté, est sans cesse évoquée pour expliquer pourquoi l'autre ne peut comprendre8. Alors que dans les entretiens où l'enquêtrice est algérienne, alors même que celle-ci exprime avec insistance sa difficulté à saisir ce dont on lui parle (cf. extrait ci-après) cela ne conduit pas pour autant les enquêtés à évoquer la question de la différence culturelle comme obstacle à la compréhension. Extrait 3 A : Quand je dis j'entends les mots, je les comprends, mais j'ai envie de savoir comment vous ressentez ça. Je sais que tu me parles d'un plaisir IMMENSE, mais j'ai l'impression que je n'ai pas accès à ce dont tu me parles. Pourtant je suis arabophone, je suis maghrébine, je suis très proche, bon ! On peut dire, je suis dans une distance+ moins grande culturellement et pourtant je peux te dire que ce dont tu me parles c'est un effet un peu++ je me dis, mais de quoi elle me parle là bon ! culturellement j'ai du mal, je saisis plein d'aspects, mais j'ai du mal = Mo : = à dire quoi ? à le définir ? A : je sais pas, je sais pas… Mo : Je ne sais pas moi, c'est un état d'esprit, c'est peut-être culturel, je n'en sais fichtrement rien ! mais heu++ ça c'est difficile ! Qu'est-ce je peux dire ? C'est vraiment ça, c'est prendre du plaisir dans les choses les plus simples de la vie et les exprimer. Cette différence interprétative qui, selon le cas, met ou non en avant la différence culturelle, est d'une grande importance pour nous. Elle signifie à quel point nos enquêtés viennent aussi manifester, dans l'espace dialogique de l'entretien, des schèmes interprétatifs sédimentés (Schütz 1987) et à leur aune orienter leurs interprétations. Ce qui apparaît alors, c'est que la prétendue naïveté du sens commun est déjà entourée du halo d'une herméneutique de second degré, que la réflexivité de l'entretien met à jour. 8 Dans les relevés du web, discours ouvert à quiconque a accès à la page, les participants évoquent souvent, comme dans un défi, la difficulté, pour celui qui ne serait pas tunisien, de comprendre cette expression. Herméneutique du kif 12 Altérité et subjectivité : le "difficile à dire" kif, "un si petit mot et de si simples petites choses, MAIS…!!! Quand les locuteurs essayent d'expliquer ou de définir la notion de kif, ils sont souvent conduits à relater des faits — objets ou circonstances qui procurent le kif — qu'ils présentent et évaluent comme étant les choses les plus simples de la vie, un presque rien. Extrait 4 Ju : oui, mais qu'est que tu mets derrière "kif" ? Tu : ça peut être une chose extrêmement ténue, ça peut être une lumière, une saveur, une odeur (…). C'est tous ces petits plaisirs simples. (…) Ça peut être des choses extrêmement ténues. C'est un grand registre le kif et c'est une façon de vivre. Relevé web : le kif c'est de savoir encore kiffer les choses les plus simples de la vie, kiffer son quotidien quoi. (Voir aussi ci-dessus, Extrait 3, Mo2) Et quand ils portent leur attention sur l'unité linguistique elle-même et non à ce à quoi elle renvoie, c'est une évaluation analogue qui est exprimée. Relevé web : Le kif c'est un bien petit mot qui en veut dire tellement !! Relevé web : Un mot tout petit mais… ! Où encore lorsqu'un locuteur propose plus explicitement Relevé web : kif : terme mathématique kif en est le symbole. Dans tous les entretiens et dans au moins 200 interventions du web, les locuteurs donnent comme exemple, pour expliquer l'immense ressenti du plaisir du kif, quelque chose qui est à boire ou à manger, ou un "repas en bonne compagnie". Et les Tunisiens arabophones, disent systématiquement " Ce syntagme donné en arabe comme un figement, montre qu'il est une forme langagière habituelle comme l'est l'énoncé "un repas en bonne compagnie". Cette référence au plaisir "du repas en bonne compagnie", comme référence typique de l'expérience du kif, est étonnement Herméneutique du kif 13 l'exemple même que choisit Kant dans Anthropologie d'un point de vue pragmatique pour aborder la question de l'affect. Mais on est encore plus étonné, lorsqu'on retrouve une similitude entre ce qu'il y développe théoriquement et les propos de nos interlocuteurs. Extrait 5 Ha : (…) ça peut être une soirée, ça englobe tout : le manger, la compagnie " (elle le dit avec délectation) Mo : Entre tunisiens si tu veux, les gens c'est ça c'est des kiffeurs, ils vont prendre le temps de déguster ils vont te faire des machins, décortiquer et le PLAISIR de ce que tu as éprouvé pendant que tu prépares, il est AMPLIFIE au moment où les gens sont là et se régalent etc… Et donc tout le monde le dit, et on le partage au moment où on l'éprouve, et le moment devient un BONHEUR tu vois, et c'est vrai, ici t'as beau faire t'essaies de donner TOUT le contexte pour que les gens éprouvent du kif, et ça n' marche pas ! Donc tu es frustré dans ton kif, pasque tu es seule à éprouver, tu n'arrives pas malgré ton effort. (…) Là où en Tunisie les gens vont entrer vite avec toi. En fait, quand tu le dis et tu l'éprouves, en le partageant tu l'augmentes ! Un commentaire de F. Marty (Marty,1991 : 9-33). paraphrasant les propos de Kant sur l'affect, peut tenir lieu d'analyse de cet extrait. "L'affect, nous dit-il, est un sentiment de plaisir ou de peine, qui a comme caractéristique de se produire dans l'état présent, de telle sorte qu'il ne laisse pas surgir une réflexion, qui débattrait s'il convient ou non de suivre ce sentiment. C'est un présent que l'on découvre comme étant aussi le présent d'autres personnes. C'est sur une idée de durée qu'aboutit le moment de l'affect, durée que demandent les rapports de société"9. L'évocation de l'inter-relation entre le "mot" et "la chose" Un des aspects sur lequel les interlocuteurs ne cessent de revenir pour expliquer ce que signifie le kif /"faire un kif" est l'inséparabilité du vécu du kif comme ressenti, traduisant un affect, et l'énonciation même de l'expression idiomatique ". Il apparaît dans cette communauté de parole, une 9 "Raison pure, raison affectée, à propos de l'affectivité chez Kant", F. Marty. 14 Herméneutique du kif importance extrême accordée à l'effet interactif entre la dimension langagière de l'expression proférée et le ressenti vécu intersubjectivement pour soi et avec autrui dans une communauté identitaire. L'expérience vivante échappe, d'une certaine manière, au monde de la perception immédiate : le vécu affectif et émotionnel bien qu'ayant une cause assignable, n'est partagé et socialisé intersubjectivement que grâce à la formule qui l'accompagne. C'est bien l'expression linguistique comme formule symbolique, projetée vers l'extérieur qui produit l'échoïsation et la résonance de la communauté et non l'objet qui la procure. C'est ce qu'exprime cette enquêtée : Extrait 6 Mo : Le kif est beaucoup plus intense, odorat, goût, ça avoir avec les sens. Mais ça peut être carrément intellectuel, un bouquin de philo… et le mot, c'est pasque SI TU ENLEVES CE MOT LA Y A PLUS RIEN !! c'est bien simple ! donc le mot est très très important! Il est collé à la chose, tu vois, il est collé à la chose, et en plus de ça on le PARTAGE. C'est fou ! pasque des sentiments, c'est très difficile, bon, on peut dire j'éprouve du bonheur mais ce kif là on a l'impression que ce kif là on a l'impression que tout le monde sait ce que c'est par ce mot++ par le fait de dire ; j'ai l'impression qu'on arrive à savoir ce que peut ressentir l'autre. Donc quand je le dis, j'ai l'impression de renvoyer le signal à l'autre pour qu'il ait le même sentiment que moi tu vois, c'est pour ça qu'on éprouve le plaisir de le dire de l'exprimer. Pour que l'autre détecte déjà en moi ce que je ressens à cet instant là et que je provoque en lui ce sentiment là, parce que il est UNIQUE ! En général, on a du mal à savoir ce que peut ressentir l'autre, et c'est ça, dans cette situation en utilisant le mot là y a un écho : le mot et ce qu'il désigne C ' EST la même chose! (…) donc on ne va pas se planter ! où tu l'éprouves et t'es avec moi ou tu l'éprouve pas et tu dégages (grand rire!!) c'est ça ou C'est aussi simple que ça ! c'est pas des degrés des machins où les mots ne sont pas collés complètement au sens ou de l'à peu près, NON! celui là, il est VRAIMENT ÇA! si tu dis " l'autre il doit savoir EXACTEMENT ce que tu ressens : effectivement tu déclenches chez l'autre ce sentiment là. Et là on est en harmonie ! Relevé web : Le kif, c'est lorsque l'on est en train de kiffer de prendre conscience de son kif et de prononcer les mots .Quel kif !! Ce dont rendent compte ici les enquêtés c'est bien de la valeur performative de l'expression . L'énonciation est ici action. Herméneutique du kif 15 L'énoncation de la formule comme processus d'objectivation et de validation Grâce au retour réflexif qu'offre le cadre de l'entretien, les enquêtés attribuent de multiples rôles à l'actualisation du syntagme : identifier, rendre palpable, donner forme, ancrer dans le réel, prolonger, partager, amplifier, faire résonner. Ce tissu préconceptuel qu'ils élaborent, autorise le chercheur à interpréter ce syntagme comme une forme symbolique qui raconte, figure et représente. Car ce que dessine l'ensemble de ces rôles que joue l'expression est une sorte d'objectivation et de validation de l'expérience subjective vécue du kif. La sédimentation donnée par la formule de ce vécu subjectif, contribue à la perpétuation de cette pratique culturelle. La désignation et l'identification du phénomène du kif à travers le langage opère comme une schématisation, une re-présentation vivante. Et c'est parce que cette formule schématise, qu'il devient possible pour chaque membre de cette communauté culturelle de pouvoir s'en servir et l'appliquer à tant de pratiques différentes. L'ouverture est totale. La perception d'autrui dans une conscience passive D'abord des exemples Extrait 7 Tu : le kif est partagé entre tunisiens et on le sent, je veux dire, heu+ on sent quand un kif est partagé. Quand c'est un kif et qu'il est partagé c'est quelque chose qui qui n'a pas besoin d'être expliqué c'est évident pour tout le monde (…) Le kif c'est ce qui passe quand tout le monde ressent ÇA , et tout le monde va le ressentir. Tu : (…) prendre une bonne douche quand il fait chaud c'est mettre une jubba, puis aller… ça pour moi, ça fait partie des moments où j'ai vu kiffer mes parents. Tu : Parce que pour le kif, il faut que tu sois centré heu sur toi-même pour le ressentir toi-même / mais également sur les autres, sur le paysage, sur les odeurs, sur les goûts, enfin bref, sur sur une espèce d'exacerbation des sens heu qui qui te permet comme si tu avais des millions d'antennes dans tous les coins de tout percevoir en même temps et que ce soit bon ! 16 Herméneutique du kif Relevé web : le kif veut aussi dire Cheykhât, en un mot jouir de son esprit sans mettre en jeu son intelligence ou sa mémoire. Dans tous ces passages, on voit que le ressenti du plaisir du kif repose d'abord sur l'importance de la perception de soi, des objets et de l'autre et dans ce que "l'indication" des expressions corporelles et des sens en éveil donnent à voir. C'est cette perception même qui provoque l'actualisation de la locution verbale en direction de l'autre. En outre, cette expression idiomatique est souvent accompagnée d'un geste. Ce geste que nous avons observé lors des entretiens, consiste à faire se rejoindre le pouce et l'index de la main droite, en la portant vers le front, juste au-dessus des yeux. Ce geste, synchronisé à la parole, est accompagné d'une mimique du visage et d'une montée de l'intensité vocale qui semble manifester le ressenti du plaisir éprouvé. Les locuteurs expliquent que dans l'expérience vécue du kif "l'indication", "l'expression" et le ressenti intersubjectif qui en découle constituent une même entité. Ils sont l'expérience et le produit d'un ressenti co-partagé dans le moment présent, une résonance du moment. Et il s'agit bien pour eux d'expliquer que, lors de ce moment vécu du kif, le ressenti co-partagé se fait comme le disent les phénoménologues abordant la question de "l'appréhension d'autrui", "non pas par un raisonnement par analogie, mais par une opération immédiate passive de la conscience". Ce "voyage des sentiments partagés" pour reprendre l'expression de Stern, "renvoie à l'expérience comme d'un moment de rencontre" et, ajoute Stern, "chacun reconnaît qu'il fait ce voyage avec l'autre et que celui-ci est partagé". Ce phénomène d'intersubjectivité énoncé comme tel par Stern est celui dont rendent compte les locuteurs en rappelant sans cesse la dimension dialogique et communicative de cette résonance partagée et dont les significations culturelles sont en quelque sorte prédonnées (je sais que l'autre sait que je fais le même kif que lui). Cette sorte de connaissance passive relève d'une sédimentation culturelle. Herméneutique du kif 17 Perte et sommeil du kif par l'absence de la pratique partagée A partir de l'architecture sémantique élaborée par les enquêtés, le kif s'érige pour le chercheur comme un paradigme d'une intersubjectivité affectivisée, acquise dans la passivité du vécu. Ceci peut être étayé par les propos des locuteurs qui indiquent que, lorsqu'il y a manque de pratique par absence d'une communauté partagée, le kif peut se perdre, mais ne meure pas, il reste là et sommeille ressurgissant dès qu'un contexte le permet. Les extraits suivants fonctionnent en quelque sorte dans le discours comme "la preuve" que le kif ne peut être vécu que dans l'altérité. Une locutrice explique spontanément, sans que la question ne lui soit posée, que le manque d'occasions de faire des kifs ou même seulement le manque de voir les autres faire des kifs — en l'occurrence ici ses parents — entraîne, une atténuation, voire une perte du kif. Extrait 8 Tu : Ce sont des choses que j'ai prises et vécues et apprises là-bas. Et heu+ vivre avec la notion de kif, c'est bon, et heu avoir du mal à la retrouver c'est dur et c'est sans doute ce qui m'a manqué le plus je dirais en France; c'est que les parents sont devenus moins kiffeurs, parce qu'ils étaient stressés, fatigués, épuisés, inquiets, anxieux… Dans l'extrait suivant l'enquêtrice pose explicitement la question. L'interlocutrice explique que le partage, l'altérité sont ce qui accentue et fait vivre le kif, sinon il sommeille où il se perd. A : Est-ce que tu penses qu'on peut perdre la notion du kif ? Soit en Tunisie pour des raisons x, soit par la coupure ? Mo : heu++ non je crois qu'il reste toujours là ! Dès que l'occasion se présente il refait surface mais il est heu+ oui il sommeille quelque part oui pasque j'ai pas l'occasion de le dire ! Faut-il que l'autre comprenne ce que je dis par là (rit) je dis bon je ne l'utilise pas, sauf si y a un tunisien je lui dit " ?" il m'dit kif ! Sinon je ne l'emploie pas, si je n'ai pas l'occasion de mettre des mots et l'occasion de le partager et de l'amplifier++ et ça, ça ne se fait qu'avec des Tunisiens pour l'instant tu vois (…). Tu fais un truc, je ne sais pas trop quoi les gens vont entrer vite avec toi quand tu le dis et tu l'éprouves, en le partageant tu l'augmentes avec le kif y a rien à faire en fait, c'est pas inné c'est quand même c'est une culture on le dit on le redit on le fait vivre. Herméneutique du kif 18 La temporalité du kif Le vécu-éprouvé du kif comme phénoménologie du "moment présent" expérience d'une A travers les faits narrés et les tentatives d'explications de l'expérience du vécu éprouvé du kif, les locuteurs produisent un parcours interprétatif qui constitue une sorte de paradigme de ce que les phénoménologues appellent "le moment présent" et qu'un auteur comme Stern a particulièrement étudié pour montrer comment se construit la matrice intersubjective et la conscience intersubjective sociale. En effet, Stern (Stern 2004 : 25) annonce pour introduire son étude sur le moment présent, je cite :"Ce livre se penche sur les événements affectifs petits mais significatifs qui se déploient dans les secondes qui constituent le maintenant" et il ajoute (p. 79) : "Le moment présent en tant qu'histoire vécue peut également être partagé. Quand cela se produit, l'intersubjectivité commence à prendre corps. Dès que quelqu'un participe à l'histoire vécue d'un autre, on peut créer une histoire vécue commune, un nouveau genre de contact humain naît. On ne peut qu'être frappé par la similitude entre ce que dit Stern et ce qu'expriment nos interlocuteurs (cf. les extraits donnés ci-dessus). La globalité du kif vécue comme une "Gestalt" 10 Si la communauté du ressenti et l'intersubjectivation de la conscience se fait sur la base des perceptions du corps d'autrui et de son discours, elle implique aussi une certaine relation au 10 Le verbe gestalten signifie "mettre en forme, donner une structure signifiante". Le résultat, la "Gestalt", est donc une forme structurée, complète et prenant sens pour nous. La Gestalt théorie repose sur le concept de la forme : la forme percevante permet d'unifier les contenus perçus. Avec le courant de pensée de la Gestalt théorie, l'objectivité a perdu un peu de sa prégnance, et la subjectivité a commencé à intéresser les chercheurs. Pour une "ré-appropriation" de cette notion dans la conception du temps, on peut consulter les travaux de V. Rosenthal et Y-M. Visetti. Herméneutique du kif 19 temps. Dans le laps de temps partagé d'un kif, il y a résonance du moment vécu, disent les locuteurs. Mais l'appréciation de ce temps qui est un moment, un instant bref, fugace, trouve une épaisseur temporelle, une durée grâce à la parole proférée ". Extrait 9 Tu : Un kiffeur c'est quelqu'un qui savoure heu, sur le plan du goût, tu vois, c'est plus le++ mais qui tu vois, il y a une espèce de durée qui ne correspond pas à la durée réelle du moment, si tu veux… So : Le moment du kif ça se dilate plus sur le temps Ba : (…) c'est un moment fugace en fait, mais avec le mot on le prolonge dans l'instant ou on le prolonge après quand on en parle dans le passé et on le prolonge quand on anticipe déjà, et on se fait tout un truc un schéma qu'on a dans la tête et on a envie de se procurer CE PLAISIR LA. Ha : (…) ça peut être un moment à la plage (…) et là on prend, et on savoure ce moment là CONSCIEMMENT. Donc on est là, et on prend le temps de++ c'est ça le kif c'est prendre ce temps là et se dire je suis bien et on l'entend. A : En fait le véritable vécu du kif est quand tu le vis ? Mo : Oui, mais quand tu anticipes dans ta tête tu le vis tu sais que cette bouteille . Bon, maintenant est-ce que tu vas réaliser ça dans le futur ou pas, ça ca dépend du contexte, mais dans ta tête tu imagines déjà, c'est présent dans ta tête, tu sais que cette bouteille ou ce film ou ce bouquin là il va te procurer ce plaisir là, c'est le moment dans ta tête (…) -ce plaisir tu peux aussi en parler ou le garder pour toi, mais c'est vrai que c'est un instant mais un instant qu'on prolonge en utilisant des mots. A : Et du point de vue du temps, du ressenti du temps qu'est-ce que tu peux penser du temps du kif ? Ra : c'est un moment, c'est un moment A : c'est un moment = Ra := c'est un moment et généralement BREF , un instant de bonheur simple c'est des moments, vraiment, ça peut être une brise, le crépuscule, ç'est vraiment des moments comme ça des petits bonheurs. Si l'on regarde les faits narrés qui procurent les plaisirs du kif : manger, boire, écouter un morceau de musique, lire, etc. on voit bien que ce sont des pratiques qui demandent du temps et qui se déroulent sur une durée. Pourtant les locuteurs insistent beaucoup sur l'aspect fugace du vécu-ressenti du kif, sur le fait qu'il corresponde à un moment, qu'il se passe dans 20 Herméneutique du kif l'instant. On éprouve alors une grande difficulté à saisir ce que développent les locuteurs sur la question de la temporalité du kif. Ce n'est qu'en prenant en compte l'importance du lien qu'ils disent établir entre l'expérience vécue et la formule idiomatique qui l'accompagne et lui donne forme, que l'on peut saisir le sens de leur discours sur la temporalité du kif. En effet, tout se passe comme si c'était le temps, effectivement minime, de l'énonciation de l'expression elle-même ", qui condenserait cette dimension temporelle. L'expression fonctionne alors comme le "clic" d'un appareil photographique qui saisit une globalité : celle de l'objet source du kif, du ressenti que procure le kif, et du co-partage du kif. Le mot kif serait une Gestalt. Cette globalité, cette gestalt interprétation du chercheur apparaît aussi dans le discours des enquêtés : Extrait 10 Mo : là je je je suis presque obligé pour donner forme, pour donner oui, donner forme à cet état de d'excitation par le mot kif, tu vois, je le rends REEL, je le rends PALPABLE, là où il ne l'est pas (…) souvent d'ailleurs, pour justement, là où quelque chose qui n'est pas palpable on lui met un kif. On se fait tout un truc un schéma qu'on a dans la tête. Tu : et de le vivre maintenant et intensément et dans tous ses aspects (…) le kif tu vois c'est très complet le kif en fait. (voir aussi ci-dessus, Extrait 2, Tu2) On pourrait dire que la forme langagière qui condense cette expérience vécue comme "une globalité, un tout, un schéma", est ressentie intuitivement par les locuteurs comme ayant une fonction de schématisation, au sens kantien du terme11. Et Marty (Marty 1991 : 16) en abordant la question de l'affect, nous dit : "Si la théorie de l'affect et de l'être affecté rejoint le schématisme, c'est sans doute du fait de leur appartenance à la 11 C'est ce sens que mobilise Grize lorsqu'il nous dit : "Si dans une situation donnée un locuteur A adresse un discours à un locuteur virtuel B, dans une langue naturelle, je dirai que A propose une schématisation à B et qu'il construit un micro-univers devant B univers qui se veut vraisemblable pour B" (1982 P : 72). Herméneutique du kif 21 sensibilité. (…) Plus décisif est encore un rapport au temps, intrinsèque, à l'affectivité". Sans fournir explicitement une interprétation qui dit le lien entre forme, structure et fonction, les locuteurs en nous faisant entendre la place qu'ils accordent à la valeur de l'effet de l'énonciation de la locution, nous orientent vers cette interprétation du schématisme. Et "c'est la mise en forme qui fait la mise en sens", nous dit Meyerson car "sur l'informe l'esprit n'a pas de prise" (Meyerson 19 :102-108) 12. En figeant l'expérience hétérogène et fluctuante par la mise en forme langagière, les acteurs du kif participent à une "inscription" sémantique de leur pratique et à une sorte de "textualisation" (Ricœur 1986 : 205-236). Intrication entre "expérience vive" et interprétation : la construction d'un symbole En mettant des mots sur l'expérience vécue du moment par le syntagme " ", la communauté des "kiffeurs" ravive continûment, comme dans une sorte de vérification, son altérité identitaire. "En disant quelque chose sur quelque chose" ils construisent, comme le dit Geertz, une "sémantique discursive à travers la sémantique culturelle", et du coup le discours luimême devient culturellement marqué. Mo : Tu vois, avec le kif y a rien, à faire en fait, je sais pas moi++ c'est des petits moments (…) et tu vois c'est pas inné c'est quand même c'est une culture! On le dit, on le redit, on le fait vivre. Dans le renouvellement constant du plaisir du kif à travers les faits rapportés, l'émotion évoquée comme relevant de la subjectivité du sujet et de l'intersubjectivité du groupe, semble être un "toujours-déjà-là" : elle renvoie à un affect existentiel dont la temporalité excède celle du moment présent. Il s'agit en fait de renvoyer à un fait symbolique. La fabrication même de 12 "C'est parce que la vie produit des formes et s'extériorise dans des configurations stables [et "des œuvres" selon Meyerson (c'est moi qui ajoute)] que la connaissance d'autrui est possible." (Ricœur 1986 : 92) Herméneutique du kif 22 ce symbole est une action sociale. C'est pourquoi, on peut voir dans la formule langagière qui accompagne les multiples expériences vécues du kif comme un commentaire métasocial doté d'une fonction interprétative. Dans la communication, la subjectivité propre du sujet devient une subjectivité allocentré : ce qui est indexicalisé, ce n'est pas le fait de manger ou de boire, ni l'énoncé ou le geste qui l'accompagne, c'est l'interprétation accordée à ce fait. En affirmant le ressenti du kif comme une singularité individuelle, éprouvé par soi et vécu dans l'altérité, les locuteurs conceptualisent la notion même de l'intersubjectivité. Par leur positionnement énonciatif, ils ne définissent pas la notion comme leur étant extérieure, c'est d'eux-mêmes qu'ils parlent. Ils semblent dire : nous sommes ce que nous disons, éprouvons et ressentons. Cette manifestation du soi intersubjectif se manifeste à la fois à travers l'expérience vécue du kif, l'expression idiomatique sociolectale qui l'atteste, mais aussi dans l'activité réflexive lors de l'enquête. En conclusion Au-delà de ce que les interlocuteurs nous ont appris sur la sémantique culturelle de l'expérience vécue du kîf et de l'expression idiomatique qui l'accompagne, ils ont surtout contribué à orienter, par leurs mouvements interprétatifs, les interprétations que nous avons élaborées théoriquement. En actualisant dans le même espace dialogique une architecture thématique, les enquêtés ont établi "intuitivement" des interprétations, matériau d'analyse pour le chercheur. Le travail discursif donné par les mouvements explicatifs et narratifs dans le cadre de l'enquête a contribué à reconfigurer et à transformer l'expérience vive en objet théorique. On a tenté de montrer que le plus intéressant dans cet objet, n'est finalement pas le kîf comme fait spécifique, mais son énonciation réflexive. S'y révèle l'élaboration d'un rapport paradigmatique entre une phénoménologie du moment présent, une intersubjectivation sociale des affects et la constitution d'une altérité et d'une Herméneutique du kif 23 identité communautaire. L'interprétation du chercheur met à jour l'interprétation des acteurs. Mais il émerge une troisième sorte d'herméneutique, intermédiaire entre l'herméneutique du sens commun lors des pratiques sociales quotidiennes, et celle du chercheur lors de son analyse des données. Cette "herméneutique de la suspension" est spécifique des enquêtes dont le matériau est purement discursif et réflexif (Bensalah : a et b). Et en cela, le corpus recueilli sur le net est exemplaire. En effet, les explications et les interprétations que fournit "l'enquêté" ne ressemblent ni à ce qu'il élabore dans sa pratique ordinaire, ni à celles de la théorisation du chercheur : elles appartiennent à un espace intermédiaire de pensée. Car la spécificité de l'enquête est de faire produire un type de discours qui n'est pas observable hors ce cadre13. Ce discours est le produit d'une interaction où tout agir avec les semblables est suspendu. La confrontation de ce discours réflexif, lors de l'enquête, et du discours théorique du chercheur contribue à l'édification d'une formation discursive propre aux sciences sociales. Bibliographie B ENSALAH A. (2004) (a), "L’évaluation comme médiation de la cointerprétation dans des entretiens de recherche ", Actes du Colloque international : La médiation : marquages en langue et en discours, Des discours aux acteurs sociaux, Vol II, Publications de l'Université de Rouen, ESA CNRS 6065 DYALANG, pp. 121-132. 13 J'ai eu l'occasion de donner à lire à l'une des enquêtées notre entretien ainsi que mon article et elle a été très surprise de voir la façon qu'elle a eu de développer certaines notions, en particulier, celles relatives au temps vécu du kif et à la dimension de l'altérité et de l'intersubjectivation donnée par l'importance de l'actualisation de l'expression idiomatique. Par sa réaction, j'avais le sentiment qu'elle se trouvait en face d'un discours (le corpus) qui n'était pas le sien. Elle a été également frappée par la communauté de discours des différents enquêtés. 24 Herméneutique du kif B ENSALAH, A. (coll. de Leber-Marin J.) (b)., 2001, "Des préconstruits et des "représentations attribuées" aux pré-construits montrés en discours : le cas des entretiens de recherche", Communications interculturelles et processus référentiels, Ouvrage collectif, sous la dir. de Ch. Charnet, Publication de l'Université de Montpellier III, pp 19-42. BERMAN A., 1984, L'épreuve de l'étranger, Paris, Gallimard C ADIOT, P. et VISETTI Y-M.2001-2, "Motifs, profils, thèmes : une approche globale de la polysémie", Cahiers de Lexicologie 79, p. 5-46. C ADIOT, P. et VISETTI Y-M., 2001, Pour une théorie des formes sémantiques, Motifs, profils, thèmes, Paris, PUF. FRANÇOIS F. (2003), "Interprétation, intersubjectivité, genres et monde", Séminaire et groupe de réflexion, Sorbonne, Paris V. GEERTZ, C.,1983-1986, Savoir local, savoir global : les lieux du savoir, Paris, PUF. GRIZE , J-B.,1982, De la logique à l'argumentation, Paris, Librairie Droz. 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